Hou Hsiao-hsien - 1 - Goodbye South, Goodbye (1996) (25/02/2006)

 

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J’inaugure aujourd’hui, dans Fin de partie, une série d’articles consacrés à l’œuvre du cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, à partir de Goodbye South, Goodbye – son treizième film, mais le premier que j’ai vu –, jusqu’à Three times, son dernier long-métrage.

 

Dans Goodbye South, Goodbye, Hou Hsiao-hsien, l’austère réalisateur du Maître de marionnettes (1993), proposait une réponse esthétique au désoeuvrement moderne de ses personnages. Je me souviens que dans la salle nancéienne où je vis pour la première fois cette œuvre envoûtante, les deux tiers des spectateurs – hélas peu nombreux – étaient partis en cours de projection, incapables ce jour-là de trouver la beauté dans la composition des plans, dans cette façon qu’avaient les protagonistes de n’exister, malgré eux, que par leur inscription plastique dans l’image cinématographique, c’est-à-dire en tant que points lumineux. Goodbye South, Goodbye, film résolument moderne en dépit d’une ouverture très classique (un voyage en train, censé transporter en douceur le spectateur du monde réel au monde diégétique), donne à voir et à entendre le drame de la jeunesse contemporaine. Eternels adolescents, les petites frappes emmenées par Jack Kao au-delà d’un « sud » métaphorique dont on ne s’échappe pas, paraissent condamnés à errer sans but dans une réalité qu’ils n’habitent plus que comme des fantômes. Leur « ivresse sans contenu », leur « ennui sans repos », pour reprendre les termes d’Emmanuel Burdeau[1], n’avaient jamais été exprimés avec une telle adéquation formelle – et s’ils sont sans doute représentatifs d’une génération taïwanaise, ils sont aussi universels. Seven invisible men, le dernier film de Sharunas Bartas, réussit lui aussi, dans ses meilleurs moments (la danse d’une fillette en plan séquence ; le désastre final), à figurer cette absence de perspectives. A Taïwan comme en Crimée, l’illégalité, l’alcool et l’oisiveté sont venus combler le vide laissé par la dissolution des traditions.

Voués à l’oubli, angoissés par leur insignifiance et par la menace de leur disparition physique, Kao, Patachou et « Tête d’obus » se démènent pour se faire une place, pour simplement exister. Leur peur de l'éloignement du réel, de n’être que des ratés sans importance, d’être morts, se manifeste à l’image par leur disparition plastique dans le plan. Parfois, ils ne s'effacent pas mais sont visuellement oppressés, écrasés par des cadres dans le cadre ou prisonnier, comme Kao dans un bar, derrière des barreaux métaphoriques symbolisés par les lignes verticales d’un élément du décor – procédés typiques de la modernité. Même si la caméra est plus mobile dans Goodbye South, Goodbye que dans ses précédents films, Hou Hsiao-hsien n’hésite pas une fois de plus à considérer le plan comme un espace semi-ouvert, vase clos pour la caméra – comme dans ce plan-séquence magnifique nous invitant (au sens propre puisque la caméra est introduite par les hôtes du geste et du regard) à une fête aux tons dorés – mais où les personnages principaux aussi bien que secondaires vont et viennent à leur guise, indifférenciés de leur environnement et des objets qui les entourent – d’où une grande profondeur de champ, qui encourage l’œil à voleter d’un point à un autre – ce que facilite également le format 1.85. Mais ici, pour la première fois dans l’œuvre de Hou, les personnages se fondent littéralement dans l’image – solution formelle très cohérente de leur situation. Biam, alias « Tête d’obus », est souvent victime de ces disparitions, dérobé à notre vue derrière une vitre, dans l’éclat d’une lampe ou encore derrière un autre personnage. Les corps de Biam, Kao et Patachou, ivres ou alanguis, sont comme des ombres aspirées par la lumière.

Le plus souvent, la caméra – annonçant la flottaison fascinante des Fleurs de Shanghai – paraît irrésistiblement attirée par les foyers lumineux du décor, comme un insecte, qu’il s’agisse du soleil, des lampes d’un bar moderne, de fenêtres, d’écrans de télévision ou d’ordinateurs, du feu d’une gazinière ou des phares d’une voiture dans la nuit d’une route de campagne. L’énonciateur – que nous ne confondrons pas avec le cinéaste, dont les sentiments nous sont sinon inconnus, du moins de peu d’utilité pour notre esquisse d’analyse – ne manifeste aucune compassion envers Kao et ses jeunes compagnons, pas plus qu’il ne les juge. Au début du film, Kao participe avec une dizaine de personnes à un jeu d’argent, autour d’une table. La caméra, se déplaçant mollement dans les airs à proximité de la lampe qui surplombe la table de jeu, observe en plongée leur ballet, pour nous, occidentaux, incompréhensible, plus attirée à l’évidence par les voix et par les mouvements des mains, que par le sens même des enjeux et des dialogues. La caméra de Hou filme les modèles en plan-séquences comme si elle était des leurs, mais en léger retrait, point de vue extérieur injecté au coeur des choses.

Ce que nous pourrions aisément prendre pour de l’indifférence correspond en réalité à une manière très distanciée – sans doute spécifiquement orientale – d’envisager les personnages comme les parties d’un tout, et dont les actes sont déterminés non par une poignée de motifs, mais par un habitus complexe. Ainsi ce qu’ils disent n’a que peu d’importance : nous les entendons mais ne les écoutons pas vraiment – leurs communications sont vides, et ce, dès le premier plan (Kao, Biam et Patachou debout dans un train, oisifs ou au téléphone). Dans Taïwan en proie à la déréliction (où sont les familles ?), à la corruption (voir ce repas où le patron de Kao essaie de faire libérer ses employés enlevés par le cousin de Biam, avec l’arbitrage d’un député…) et à l’incommunicabilité de l’époque moderne, c’est naturellement à l’arrière-plan technologique, électrique, photonique, que disparaissent les personnages – jusqu’à devenir faisceaux lumineux, lorsque cherchant les clés de leur voiture dans un champ, ils ne sont reconnaissables qu’à leurs lampes torches. Autrement dit, ils n’existent plus qu’en tant que possibilité plastique du plan-séquence. Ainsi Biam, occupé à manger des nouilles sur une terrasse surplombant la voie ferroviaire, reste-t-il transparent aux yeux du spectateur avant de former l’une des pièces essentielles d’un émouvant triptyque pictural, avec la voiture rouge garée en contrebas (jusque là sans intérêt, comme Biam) lorsque passe un train de couleur bleue sur lequel s’attarde la caméra, faisant alors du spectateur non plus un froid entomologiste mais le pair du personnage – un insecte à son tour attiré par la lumière, le bruit, le mouvement. Distance, empathie. Il n’est guère étonnant, dès lors, qu’une panne d’électricité dans un bar (dans lequel des truands en emmènent un autre vers on ne sait quel sort) suffise à plonger l’écran dans le noir : privés d’énergie, les personnages cessent tout simplement d’exister…

Le spectateur, pris en étau entre l’enregistrement brut du réel qui caractérise le cinéma du réalisateur et cette sophistication plastique inouïe, saute fréquemment d’un régime scopique, frégéen (l’image comme reflet du monde) à un autre, saussurien (l’image comme assemblage abstrait de points lumineux sur un écran), sans jamais subir la moindre disruption. Ainsi cette superbe transition, après moins de vingt minutes, d’une image abstraite vue à travers le verre bombé d’une horloge-gadget à celle, concrète, de Kao en pleine activité manuelle à côté d’une femme tenant dans sa main ladite horloge.

Goodbye South, Goodbye alterne d’emblée des scènes plus ou moins statiques, dans lesquelles les personnages parlent, mangent ou ne font rien et où rien ne fait vraiment sens – séquences de l’inertie –, et des séquences de trajets routiers ou ferroviaires en rupture esthétique complète, d’une grande beauté, déréalisés – séquences cinétiques. Dans ces dernières l’objectif n’est plus focalisé sur quelque obsédante source lumineuse ; par des travellings arrière ou avant, nous dérivons en toute fluidité, légers, le long d’une voie de chemin de fer ou d’une route, au son du techno-rock de Lim Giong (qui joue Biam dans le film) ou d’une musique plus lancinante, qui supplante le son in de l’univers diégétique. Les personnages, enfin libres, loin des contingences, y sont absents (séquences du train, de la route vue au travers d’un filtre vert – sans doute les verres de lunettes teintées –, etc.), purs flux de lumière, champs lumineux ou électromagnétiques (Biam, dissous derrière son pare-brise par le crépitement de la pluie et les fluctuations de la lumière des phares de son véhicule) ou adolescents insouciants (la superbe séquence des deux-roues).

Cette insouciance aérienne du mouvement renforce, par contraste, l’enfermement mental des personnages, condamnés à poursuivre leurs petites combines jusqu’à l'engloutissement. S’ils sont en effet de petits truands, Kao, Biam et Patachou sont surtout de grands enfants, irresponsables... Kao, ivre, pleure de n’être pas à la hauteur des attentes de son père, qui voudrait le voir ouvrir un restaurant ; « Tête d’obus » se dissimule derrière ses écouteurs et ses verres colorés, et veut se venger de l’humiliation subie chez son frère ; Patachou joue la gamine mutine, armée d’un biberon et de vêtements fluo. Mais leur cool attitude ne leur est d’aucune aide – ils le savent bien. En figurant métaphoriquement l’effacement de ses protagonistes dans un environnement auquel ils ne peuvent échapper, Goodbye South, Goodbye témoigne non sans sévérité des conséquences du recul des valeurs traditionnelles. Sans autorité pour les guider, Kao, Biam et Patachou sont irrémédiablement perdus…

 

Goodbye South, Goodbye, un film de Hou Hsiao-hsien, 1h52, Japon/Taïwan, 1996.

 

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[1] E. Burdeau, « Goodbye South, Goodbye » in Hou Hsiao-hsien, ouvrage dirigé par Jean-Michel Frodon (éd. des Cahiers du Cinéma, « Auteurs », 2005.

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