Hou Hsiao-hsien - 2 - Les Fleurs de Shanghai (1998) (03/03/2006)
Avec Les Fleurs de Shanghai – adapté d’un roman de Han Ziyun –, Hou Hsiao-hsien réalisait un chef d’œuvre fascinant, très différent de ses autres films, immergeant le spectateur dans les fumées opiacées des intérieurs chinois de maisons closes de la fin du XIXe siècle. En trente-huit plans-séquences d’une stupéfiante beauté, systématiquement séparés par de lents fondus au noir, Les Fleurs de Shanghai entrelace trois intrigues se déroulant dans quatre « maisons de fleurs », riches établissements de prostitution sis dans les enclaves internationales de Shanghai. Rubis (Michiko Hada), courtisane de l’enclave Hufang, reproche à M. Wang (Tony Leung Chiu-wai) de la tromper avec la douce Jasmin (Hsiao-Hui Wei), qui officie dans l’enclave Hexing de l’est de Shanghai ; dans l’enclave Gongyang, Perle (Carina Lau) arbitre les querelles et jalousies de ses cadettes et tente d’arranger un mariage entre Jade (Shuan Fang) et le jeune M. Zhu ; enfin Emeraude (Michelle Reis), de l’enclave Shangren, négocie âprement, avec sa patronne, les conditions de sa « libération », c’est-à-dire de son union avec M. Luo (Jack Kao).
L’apparente complexité de ce récit plus qu’elliptique – voire lacunaire –, est atténuée par l’utilisation de noms aisément mémorisables – Perle, Rubis, Jade… –, étroitement liés aux dominantes chromatiques de chaque appartement que nous visitons au gré des fréquentations des personnages masculins. De cette façon, le spectateur n’est jamais rejeté à l’extérieur du film, comme dans les œuvres précédentes de Hou qui imposaient une forte distanciation ; il est au contraire happé par son unité esthétique, captif de son ambiance feutrée, terriblement dépaysante et cependant immédiatement confortable – aux antipodes cependant du confort uniforme, formaté du cinéma dominant. Entièrement tourné en intérieurs, Les Fleurs de Shanghai brille en effet de prime abord par la splendeur et l’opulence de ses décors, par l’élégance de ses costumes et par la picturalité de sa photographie, mis en valeur par la profondeur de champ. En dépit de la subtile et quasi constante mobilité de la caméra, les plans paraissent ainsi toujours parfaitement composés, jouant à merveille des foyers lumineux – le plus souvent des lampes à huile, parfois une fenêtre filtrant la lumière déclinante du soir – et de tous les éléments à l’intérieur du cadre – y compris les acteurs eux-mêmes, modèles dont les états d’âme, enfouis sous un épais vernis social, nous émeuvent moins que leur présence miraculeuse. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que chaque image du film est semblable à un tableau de grand peintre, même si, comme nous allons le voir, c’est le film dans son ensemble, exploitant toutes les possibilités du cinématographe, qui finit par composer une œuvre exceptionnelle.
Mais c’est par sa mise en scène, moins dictée, en dépit des apparences, par un quelconque formalisme que par une cohérence interne, que le film réussit pleinement à maintenir notre immersion dans cette bulle d'espace-temps. Peu importe d’ailleurs, à cet égard, que la reconstitution soit fidèle : Les Fleurs de Shanghai ressemble plutôt à un rêve langoureux, réminiscence d’un passé pour nous exotique, filmé comme une fresque naturaliste – en plans-séquences. Alain Bergala, dans l’ouvrage que les Cahiers du cinéma ont consacré au réalisateur, a très justement identifié le clivage à l’origine de ce charme (au sens de sort de magie) qu’opère le film sur le spectateur, et qui selon lui « tient à ce rêve d’une société où sur chacune des trois scènes de l’argent, des mots et des sentiments, nous pourrions jouer un rôle qui n’ait aucune obligation de cohérence avec ceux que nous jouons sur les deux autres. Cet allégement de l’obligation de coïncider avec soi-même, ce film nous en procure, comme par l’effet d’une drogue ou de l’hypnose, une image-milieu dans laquelle nous immerger : l’écrin est en fait un bocal rempli d’une solution de densité inconnue dans laquelle le je du spectateur peut faire l’expérience délicieuse d’un état d’allègement de soi et de flottaison inouïe du langage ». La théâtralité de l’intrigue est altérée par son traitement purement cinématographique : tandis qu’au théâtre textes et scénographie sont inextricablement liés, ils sont ici partiellement dissociés – les personnages sont tous prisonniers des conventions sociales, quand leur parole reste outrageusement libre.
Dès le premier plan-séquence, admirable, Hou Hsiao-hsien annonce la couleur. Après une ouverture au noir, la caméra plane nonchalamment, durant sept minutes et quarante-cinq secondes, entre les convives d’un repas animé et bien arrosé ; notre attention est d’emblée comme engourdie par les notes traînantes et mélancoliques d’une musique extra-diégétique. Déjà, nous sommes plongés dans un état proche de l’hypnose. Les convives, riches clients de ces lieux – une maison close, évidemment –, boivent, mangent, jouent à ce qui nous semble être une variante de « pierre, feuille, ciseaux », se chambrent les uns les autres et s’amusent des rivalités des courtisanes. Parmi eux, légèrement en retrait, l’air soucieux, M. Wang / Tony Leung Chiu-wai, reste muet. Après un long moment (cinq minutes et trente secondes), ce dernier quitte la table. L’un des convives (M. Hong, que nous retrouverons dans la plupart des scènes, tirant les fils des différentes intrigues, tel un maître de marionnettes) explique alors la situation délicate de M. Wang, partagé entre ses « obligations » envers Rubis – qui en raison de l’attachement exclusif de ses services à celui-ci, a contracté de nombreuses dettes –, et ses inclinations pour Jasmin. Les clients reprennent leurs jeux et leurs discussions animées : fondu au noir.
Le film alterne ensuite les scènes plus ou moins intimes, où s’expriment les désirs et frustrations des individus, et les scènes de groupe comme celle que nous venons de décrire. Il n’est cependant plus question, comme dans Goodbye South, Goodbye, de distinguer avec netteté tensions sociales et évasion : dans Les Fleurs de Shanghai, où l’extérieur reste invisible, tout n’est qu’apparences, codes et attitudes. L’action proprement dite, l’expression des passions n’y sont jamais montrées, si l’on excepte une chaste étreinte de réconciliation entre Rubis et M. Wang, une séquence plus violente dans laquelle M. Wang, ivre, casse et renverse les meubles de l’appartement de Rubis, et une autre dans laquelle nous assistons à une tentative d’empoisonnement. A l’exception de ces rares scènes « dramatiques » donc, faux paroxysmes qui ne rompent nullement le rythme lancinant du film, tous les faits importants (disputes, infidélités, etc.) demeurent hors-cadre et sont commentés par des tiers, tandis que chacun obéit aux obligations de sa condition – les hommes bavardent et fument l’opium ; les femmes, oppressées par ce terrible entrelacs de codes et de rituels, n’ont d’autre choix, pour exister en tant qu'individus à part entière, que d’intriguer entre elles ou de préparer le rachat de leur liberté par leurs « amants ». La microsociété dépeinte par le film, dominée par les puissantes tenancières des maisons, est extrêmement codifiée, soumise à des contraintes économiques et à des règles aussi rigides qu’innombrables, qui enferment les personnages dans des rôles étroits et apparemment immuables d’où tout libre-arbitre paraît exclu. Le cadre évoque La Rue de la honte (1956) ou Femmes de la nuit (1948) de Kenji Mizoguchi, mais le décalage hors-champ des émotions et le filmage frontal, rappellent plutôt les dernières oeuvres de Yasujiro Ozu, de Voyage à Tokyo (1953) au Goût du saké (1962), dont la mise en scène dépouillée reflète les carcans sociaux dans lesquels évoluent les personnages.
Bien que la totalité du film se déroule dans des maisons closes, le sexe y est remarquablement absent, de même que toute forme d’érotisme, même suggéré. La pudeur chinoise revendiquée par le réalisateur n’y est sans doute pas étrangère, mais concrètement, et pour nous en tenir à une lecture textuelle, ce jeu d'étiquettes, d'obligations et de conventions interdit toute sensualité, ou du moins la repousse en ses alcôves, dans la plus stricte intimité – c’est-à-dire hors-cadre – dont on se demande d’ailleurs, à constater la présence constante de tierces personnes (amis, courtisanes, serviteurs…) si elle existe vraiment... Se retrouver seul à seul, pour la courtisane et son amant, relève de la gageure. Cette inhibition des passions, dont nous ne voyons que l’écume, ce refoulement des désirs sexuels et des rapports charnels, contribuent grandement à nous maintenir sous le charme. Nous avons en effet l’impression, dès les premières images, d’être introduits en des lieux magiques, secrets, clos, où le temps paraît suspendu, et d’où toute action dramatique, nous l’avons vu, est irrémédiablement bannie. On mange, on boit, on fume, on parle. Les passions, littéralement indicibles dans le contexte ultra-codifié des maisons closes, sont refoulées hors du jeu social – et donc, hors de l’image puisque la caméra, jamais inquisitrice, n’est que l’œil d’un invisible observateur opiomane. L’usage systématique du plan-séquence – refus de découper l’espace et le temps – et du fondu au noir – refus de rompre brutalement l’harmonie –, renforcent cette impression tenace. Prisonnière des couleurs chaudes des maisons de prostitution, la caméra, discrète, indolente, ne cesse de se mouvoir en lentes volutes autour des modèles, d’un foyer lumineux à un autre – comme M. Wang, ballotté entre Rubis et Jasmin ; comme le spectateur, dont l’attention est clivée – dans un espace conçu comme un aquarium.
La bande-son, enfin, n’est pas moins remarquable. Les voix des personnages nous parviennent ouatées, comme murmurées à l’oreille, seules au monde comme la voix de l’hypnotiseur, indépendamment de la place des acteurs par rapport à la caméra. La musique surtout, presque omniprésente mais le plus souvent dissimulée en arrière-fond, parfois inaudible, parachève l’œuvre du maître. « La musique, répétitive et lancinante, écrit Alain Bergala dans son excellente analyse, participe à ce décollage du spectateur, convié à se dédoubler entre le je qui voit et le je qui entend, et qui a compris dès le début du film qu’il n’a plus qu’à se laisser bercer par le roulis narratif, à attendre passivement le retour de ces figures qui tissent très lentement quelques fils d’une histoire sans commencement ni fin, dont M. Hong, à la fois omniprésent et hors-jeu, serait la navette ».
Le secret des Fleurs de Shanghai réside dans la rigoureuse cohérence des choix de mises en scène de son réalisateur. Il ne s’agit pas avec ce film de réaliser une fresque historique naturaliste, ni même d’assurer une quelconque fonction édifiante de l’art – les luttes et rivalités des protagonistes nous demeurent étrangers, propres à une époque, à une contrée, à une situation données –, mais de figurer, avec les moyens du cinéma, les enjeux d’une société strictement codifiée. D’une certaine manière – éloignons-nous, rien qu’un instant, de notre approche structuraliste –, le chef d’œuvre de Hou Hsiao-hsien n’est rien de moins qu’une réponse allégorique cinglante, virtuose et inflexible, au dogme du cinéma spectaculaire, pas moins ritualisé que les maisons closes du film. Au montage cut frénétique et quasi grammatical des productions hollywoodiennes, Hou oppose des plans-séquences parfois très longs mais rarement statiques, et de doux fondus au noir ; à l’outrancière dramatisation des fictions les plus prisées des (télé)spectateurs, il oppose l’éradication radicale de toute action ; à la progression classique de l’intrigue, le modernisme d’une histoire sans commencement ni fin ; au jeu artificiel des acteurs professionnels, l’abandon bressionnien de tous les gimmicks au profit d’un vérisme qui jaillit des corps, des voix et des situations ; au « mickeymousing[1] » des blockbusters d’orient et d’occident, il oppose un nappage musical discret et déconnecté d'éventuels rebondissements.
Les décors et les costumes de toute beauté, une musique hypnotique, une caméra tantôt planante, tantôt pendulaire, qui se meut placide dans l’espace comme un poisson dans un aquarium, moins guidée, du moins en apparence, par la narration que par la lumière, par les couleurs, par les mouvements et par les sons, la retenue magistrale de Tony Leung Chiu-wai, font des Fleurs de Shanghai l’un des films les plus ensorcelants de l’histoire du cinéma.
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