Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 16 - Chronique d’une mort annoncée (11/08/2006)

 

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« Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

 

S. Beckett, L’innommable

 

 

Le talon obscène de la fille de la plage, phallus d’un homme devenu femme, autrement dit, qui a littéralement perdu son pénis, est sinon la cause première, du moins l’objet symbolique du traumatisme subi par le personnage dont l’univers mental nous est projeté. Nous ne nous étonnerons donc pas qu’un autre substitut phallique, une sculpture, délivre Peter Neal de son angoisse et des désirs meurtriers qui en découlent : c’est en effet embroché par une œuvre plastique avant-gardiste, composée d’un assemblage de cônes métalliques acérés, que finit Peter Neal, cloué à la porte d’entrée de la maison d’Elsa. Mais avant cela, Ténèbres est parsemé de symboles phalliques et/ou de castration, dont nous allons citer quelques exemples. Lorsque Bullmer est assassiné, le gros plan montrant son chapeau tombé au sol n’est évidemment pas fortuit : la perte du couvre-chef est manifestement un simulacre de décapitation, dont on sait qu’elle est souvent une castration symbolique ; or Peter Neal avait de bonnes raisons, de son point de vue, de s’en prendre à la virilité de son agent. Autre exemple, le violent coup de genou qu’assène Elsa Manni dans les parties d’un clochard lubrique ; Peter Neal est certes étranger à cette scène, sur le plan strictement narratif, mais ne perdons pas de vue que l’espace filmique de Ténèbres n’est ni l’œil, ni le monde : seulement un entre-mondes esthétique, interzone qui à la manière détournée des rêves nous (re)présente le monde tel qu’il est perçu par l’écrivain psychotique, ou plutôt, tel qu’il serait perçu par lui si ce dernier était une caméra. L’inspecteur Giermani, quant à lui, avoue à son assistante Altieri, à la suite d’une course-poursuite avortée, qu’il aurait préféré bénéficier de la collaboration d’un collègue masculin, plus puissant, plus rapide : il souligne ainsi, en même temps que ses faiblesses la féminité même de la jeune femme, c’est-à-dire : son absence de pénis. Et pensons encore au cas, déjà étudié, des armes des assassins, éminemment phalliques et castratrices. Par ailleurs, le faux rasoir que Peter Neal utilise pour simuler son suicide peut être envisagé, par sa facticité même, comme l’aveu d’une impuissance sexuelle : le rasoir symbolise en effet le pénis, mais aussi son impuissance (puisqu’il est un substitut), par conséquent un rasoir factice, donc incapable de tuer, est un substitut lui-même inefficace, déficient – le substitut d’un substitut. En d’autres termes, la véritable raison d’être de la fameuse scène du faux suicide, est qu’elle annonce par son tour de passe-passe l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé Peter Neal et, bien sûr, sa mort imminente…

Cette impasse, du reste, était son objectif initial. Ténèbres est un monde de faux-semblants où chaque personnage est berné par l’illusion. L’espace diégétique lui-même, et non plus seulement le cadre, est subjectif (ni l’œil, ni le monde) : voilà qui explique pourquoi l’écrivain, un américain à Rome, s’approprie si bien la ville, contre toute logique (et surtout contre les lois régissant le giallo). Le héros est coupable mais aussi victime (Berti est assassiné, Neal fut humilié adolescent). Le texte lu en prologue, tiré du roman Tenebrae de Peter Neal, dit ceci : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il y avait une seule réponse à la violence qui le torturait. Alors il commit son premier meurtre. Il avait brisé le tabou le plus profondément enraciné en lui. Il ne se sentait ni coupable, ni angoissé, ni effrayé, il se sentait libre. (…) ». Neal, le véritable sujet de ces quelques lignes, ne se sentirait donc pas coupable – seulement libre. Les repères habituels du spectateur sont pervertis : si l’écrivain s’avère effectivement coupable, on ne peut en revanche affirmer avec certitude que les flash-back, qui constituent la matrice de l’univers esthétique du film, sont ses propres souvenirs. La dernière phrase du prologue, qui fait suite au passage mentionné ci-dessus, est la suivante : « Toutes les humiliations qu’il avait subi pouvaient être balayées par cet acte très simple d’annihilation : le MEURTRE ! ». L’annihilation en question n’est pas seulement celle de la société mais aussi, et surtout, celle de sa propre personne. Ténèbres est en effet le récit plastique d’un suicide, d’une tragique autodestruction.

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