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science-fiction - Page 14

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 3 - La mort impensable

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    « Un instant, j’ai cru être mort : j’ai eu ce flash du moment où on n’existe plus, la seconde précise où on devient une absence. »

    Narathan, dans La Mémoire du vautour.

     

     

    La mémoire du vautour s’ouvre et se ferme sur William Tyron. Celui-ci, apprenons-nous dans l’épilogue – nous l’avions deviné bien avant, l’auteur ayant disséminé de nombreux indices (y compris sous formes de notes biographiques ressemblant beaucoup à des fiches de personnages, dans le chapitre Io-Tancrède…) –, est censé avoir été tué au Golden Gate Bridge, dans un accident de voiture en 2002, celui-là même dont il prétend avoir réchappé [« Un choc dantesque. Je ne comprends pas comment je m’en suis sorti. Je conduisais une Porsche à l’époque. Quand ils l’ont récupérée, elle avait diminué de moitié. […] Moi, entier. Hôpital, sédatifs, journalistes. Mais entier. Un miracle. » (30)][1]. Avec cette révélation, c’est toute la chaîne narrative du roman qui paraît s’écrouler. En effet, si Bill est décédé en 2002, comment peut-il rencontrer Sarah Greaves cinq ans plus tard, en 2007 (elle-même étant probablement morte dans un crash aérien, bien que le livre prétende le contraire) ? Les cinq récits ne sont ni indépendants, ni liés par une causalité directe, mais fragilement reliés par des éléments épars, par réminiscence, par prescience, par la récurrence de certains mots (par ex. : tigre) ou nombre (par ex. : cinquante) ou encore par la voix de D_Member. Nous verrons plus loin que ces cinq incarnations sont très étroitement liées, parce que quelqu’un se cache derrière eux, en eux. Pourtant la mort de Tyron ne fait guère de doutes. Ainsi commence le roman : « Cette nuit, j’ai rêvé que mon esprit explosait et que la déflagration libérait une énergie intense, un monde, un univers parfait. J’étais mort, mais cela ne changeait rien. Une phrase d’Alan Watts tournoyait dans mon esprit : Et Dieu contempla la solidité de ses fondations, et Dieu se dit à lui-même : “Perds-toi.” » (7) Un « mort » donc, William Tyron, se croit vivant, et rêve qu’il est mort (le nom de son groupe de rock, les Informers, titre original de Zombies de Bret Easton Ellis, n’est qu’un indice parmi d’autres)… Et ce rêve englobe le reste du roman : « Ce processus, c’est un homme qui l’a enclenché. La mort d’un homme. Sans cette mort, rien n’existerait. » (282), dit Io-Tancrède, parlant sans doute aucun de Bill Tyron. Notre analyse ne devra jamais perdre de vue ce fait simple : la mort de Tyron enchâsse le roman dans sa réalité – tandis que l’entité connue sous le faux nom de D_Member semble habiter une Autre-Réalité. La mort de Tyron est le point de départ du roman, comme son arrivée. Comment l’expliquer ? Sommes-nous donc dans un récit ouvertement fantastique ? Est-ce vraiment irrationnel ? Et d’abord, Bill est-il effectivement déjà mort, auquel cas il serait un esprit, ou est-il plutôt interminablement sur-le-point-de-mourir ou, à la rigueur, indéfiniment en-train-de-mourir ? La réponse à cette dernière question est-elle la même si l’on se place du point de vue de Bill, ou de celui de tout autre endroit de la diégèse ?... Il nous semble que cette situation paradoxale procède d’une tentative poétique : non pas briser l’impensable de la mort, ce qui, nous allons le voir, est impossible, mais imaginer la tangente qui fait s’approcher infiniment, mais jamais se rejoindre, la ligne de l’encore-vivant et celle du non-être, du néant, de la mort (être ou ne pas être)[2] ; autrement dit, faisant fi de son caractère aporétique, de proposer, sous forme de métaphores, une expérience phénoménologique de la mort – mais en poète, non en intellectuel – : encore une fois, que se passe-t-il quand on meurt, c’est-à-dire, non après la mort (comme l’écrivait Nietzsche dans Aurore, la vie après la mort « ne nous regarde plus ! »), mais au moment même où l’on passe de vie à trépas ?...

    Il ne faut certainement pas négliger, pour mieux saisir les enjeux du roman, la référence à Alan Watts, dès la quatrième ligne du roman. Alan Watts (1915-1973) est considéré comme une figure importante de la contre-culture. Surtout connu pour ses ouvrages sur le bouddhisme (Le bouddhisme zen, Payot, 1969), il s’est inspiré des philosophies et religions d’orient comme d’occident, pour proposer une « nouvelle manière de vivre », notamment dans Amour et connaissance (Denoël/Gonthier, 1958). Watts, qui fait logiquement suite dans la galerie colinienne – même s’il n’apparaît que sous forme de statue et de citation –, au Gurdjieff de Kathleen, vécut entre autres à Sausalito, où se déroule le récit de La Mémoire du vautour. « Qui mieux que lui parlait de la lumière qui s’étiole, les soirs de brise surtout, quand la frontière entre ciel et eau devient floue et que règne sur la baie ce calme d’un gris bleu perle ? » (21), se demande Bill Tyron. Alan Watts, qui s’intéressait aussi à la science, ne croyait pas en la dualité du corps et de l’esprit. Il disait « Je suis un corps », pas « J’ai un corps ». Prendre conscience de notre insignifiance (« nous serons poussière dans moins de cent ans ! ») nous permet selon lui de faire sens. Pour Watts, « la fascination qu'exerce la certitude de la mort peut nous laisser figés de stupeur, jusqu'au moment où une illumination nous révèle que ce n'est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire. S'ouvrir à cette vérité, c'est s'ouvrir à un singulier sentiment de solidarité – d'identité – avec les autres créatures et commencer à comprendre le sens de la compassion. Le Moi lutte sans relâche contre la dissolution qui serait justement sa délivrance. »[3] Ce n’est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire… Il nous a semblé découvrir, dans cette pensée spirituelle, une clé fondamentale de compréhension, ou plutôt, d’appréhension, de La Mémoire du vautour. La conscience n’est plus, quand la mémoire est vide. Effacer la mémoire, c’est ouvrir une brèche, irrémédiable : « Si on oublie l’impact, si on ne laisse qu’un trou béant, alors tout peut s’engouffrer. Et vous vacillez pour finir. Voilà ce que je voudrais leur dire. Vous vacillez, c’est irrémédiable. » (107) dit Sarah, peu avant son exérèse. Le souvenir manquant agit comme un cancer sur la mémoire. La leucémie de Sarah n’est-elle pas la réification de cette idée ? Le corps de Sarah compense en effet les trous de sa mémoire par cette prolifération incontrôlée de cellules myéloïdes immatures…

    Mais revenons à Watts. « Considérée de cette façon, la complexité déconcertante de la nature devient une danse, sans autre but que les figures exécutées. Pris dans l'illusion du temps et de la finalité, la danse et le rythme extatique des choses sont masqués, et apparaissent comme une chasse éperdue, une lutte contre le retard et l'obstacle. Une fois reconnu le non-sens ultime de cette chasse, l'esprit s'apaise et perçoit le rythme du cosmos; il découvre que l'intentionnalité (intemporelle) du processus atteint sa fin à chaque instant. » Par ailleurs, comme Raymond Abellio, Watts croit à l’interdépendance, à « l’idée d’un monde unitaire sans le moindre raccord, tissu d’interactions mutuelles, où une chose ne se comprend que rapportée à une autre et réciproquement. Il est impossible dans cette perspective de considérer l’homme isolément de la nature. » Cette dernière notion est essentielle, et nous y reviendrons en temps voulu. À tort ou à raison, il nous apparaît que d’une certaine manière, pour Watts, la mort n’est la fin que d’une vie linéaire, pas d’une vie intérieure – l’âme pouvant prétendre, de son vivant, à l’immortalité par l’illumination. Mais dans La Mémoire du vautour, cette illumination ne se produit que lorsque survient la mort. À cela, il y a une raison, en définitive fort simple, et qui a à voir avec l’idée de cycle, d’Ouroboros, comme le pressent Tyron : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. » (45) Mais n’allons pas trop vite en besogne…

    Que savons-nous, au juste, sur le passage de vie à trépas ? Dans son essai La Mort , Vladimir Jankélévitch a démontré l’impossibilité d’un discours sur la mort en tant qu’événement qui certes advient, mais qui n’advient qu’une fois, hapax « littéralement unique dans l’histoire du monde »[4], selon le philosophe, pour qui la pensée sur la mort serait alors une pensée du rien, autant dire un rien de pensée, ou ne saurait donner lieu qu’à une pseudo-pensée, à une « forme de rêverie » (et l’on entrevoir dès à présent la brèche où peut s’engouffrer la littérature – où Colin s’engouffre allègrement !). La pensée de la mort présuppose sa connaissance profonde. « La mort, à cet égard, est aussi peu “pensable” que Dieu, le temps, la liberté ou le mystère musical. On ne pense pas le temps ni le devenir, mais on pense des contenus temporels déterminés qui deviennent dans le temps […]. De la même manière, on ne pense jamais la mort (en tant que la mort est accusatif de l’acte pensant, en tant que la mort est l’objet immédiat d’une visée et le complément direct d’une opération transitive appelée Pensée), car la mort est proprement impensable »[5]. Impensable en effet, parce que personne n’est en mesure de faire l’expérience de la mort pour en témoigner ensuite (il n’y a pas d’ensuite). « On peut certes concevoir une espèce de simultanéité-éclair, une coïncidence ponctuelle de la conscience-de-soi avec l’article létal : mais cette simultanéité est parfaitement inutilisable, puisque, l’instant d’après, ou mieux à l’instant même, il n’y a ni conscience ni être conscient. […] Non, d’aucune façon l’instant mortel n’est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement ; d’aucune manière la simultanéité fulgurante, qui est contemporanéité resserrée aux dimensions de l’instant, et finalement annulée, n’est vécue dans une expérience psychologique et consciente – puisque toute conscience est soit anticipatrice soit retardataire ; d’aucune manière la coupe instantanée de la mort n’est une chose, Res, car si elle était “quelque chose”, sa masse serait l’objet de vision ou de discours ; mais elle ne serait plus l’instant. »[6] Pire : il n’y aurait même « rien à raconter dans cet instant insécable, nulle extension discursive à dérouler, nulle profondeur compréhensive à inventorier »[7] puisque la narration est une suite d’événements descriptibles, et que l’instant mortel, qui n’est pas progressif mais soudain, qui n’est pas plein mais vide – une béance – est de l’ordre de l’infiniment petit. On/off… Quid, alors, de l’ambition de La Mémoire du vautour ? Nous verrons qu’en dépit de l’apparente cyclicité du roman, Fabrice Colin n’entend surtout pas dire l’indicible, il reste dans l’en-deçà, mais le plus proche possible de l’Instant ; il sait que cet Instant est inaccessible : l’instant d’avant, il y a l’être, souffrant peut-être, diminué peut-être, mais il y a l’être – l’instant d’après, il n’y a plus rien[8]. Pour Jankélévitch encore, « l’intuition de l’instant mortel chez le mourant, si elle existait, ressemblerait bien plus à une impondérable tangence qu’à un contact »[9]. Nous y sommes. Le « paysage avec vautour » de Fabrice Colin serait ainsi situé « au point de tangence de l’en-deçà et de l’au-delà »[10] ! En enchâssant son récit dans la mort de Tyron, l’énonciateur de La Mémoire du vautour fait ainsi comme si cette intuition de l’instant mortel existait, comme si Tyron en faisait l’expérience, au moment même de son tragique accident, comme s’il n’en finissait pas de mourir. Comme si, en somme, le pénultième instant de la mort ouvrait sur une forme perverse d’immortalité dans le temps et dans l’espace… Pourquoi perverse ? Nous verrons plus loin que dans La Mémoire du vautour, cette immortalité repliée sur elle-même s’apparente à une psychose – la schizophrénie. Et surtout, nous verrons quel sens accorder à celle-ci, qui s’avèrera n’être qu’une grande – et belle – métaphore…

     

    À suivre.

     

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

     

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

     

    À lire aussi :

    Kathleen

    Sayonara baby

    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     



    [1] Les chiffres entre parenthèses renverront toujours aux pages de La Mémoire du vautour. Les autres références seront précisées en notes de bas de page.

    [2] « Être ou n’être pas ? Entre ces deux extrêmes incompatibles, Hamlet n’a pas trouvé de troisième solution qui cumulerait les avantages de l’existence et le repos de l’inexistence, qui éviterait les douleurs de la vie et l’horreur du néant. », écrit Vladimir Jankélévitch dans La Mort, Paris, Flammarion, « Champs » (1977), 1999, p. 265.

    [3] Toutes les citations d’Alan Watts, extraites de son ouvrage Amour et connaissance, proviennent de la page suivante : http://www.syti.net/AlanWatts.html. Amour et connaissance, épuisé, doit être réédité en septembre. Nous vérifierons alors l’exactitude des citations.

    [4] V. Jankélévitch, op. cit., p. 29.

    [5] Ibid., p. 42.

    [6] Ibid., pp. 220-221.

    [7] Ibid., p. 223.

    [8] Ainsi la critique d’Éric Holstein, qui reprochait à l’auteur de s’approcher de l’abîme, sans oser « regarder au fond », est-elle invalide. Fabrice Colin est allé, avec La Mémoire du vautour, aussi loin qu’il lui était possible. C’est l’abîme qui se refuse au regard, et non l’inverse.

    [9] V. Jankélévitch, op. cit.., p. 220.

    [10] Ibid., p. 254.

     

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 2 - Résumé

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    « Je vais partir ; j’aurai un fils, mon fils était mort ; quelqu’un le mange. »

    Le vautour de La Mémoire du vautour.

     

     

    La Mémoire du vautour est composé de cinq récits, correspondant à cinq narrateurs (Bill / Sarah / Reeltoy / Narathan / Io-Tancrède), tous rédigés à la première personne du singulier, suivis d’un épilogue venant achever – à la troisième personne – le récit de Bill. Avant toute considération d’ordre herméneutique, voici, par souci de clarté – le but n’est pas de vous éviter la lecture du livre ! –, un résumé non exhaustif, mais relativement complet, de ce que nous nommerons, faute de mieux, l’intrigue d’un roman dont le sens ne réside manifestement pas moins, comme nous le verrons, dans le récit manifeste, que dans les forces sous-jacentes qui le traversent de part en part.

     

     

    Premier chapitre : Bill.

    William Tyron, ex-musicien du groupe Informers et rescapé d’un terrible accident de Porsche au Golden Gate Bridge, vit de petits boulots à Sausalito, dans la banlieue nord de San Francisco. C’est dans sa salle de bain, dont les dimensions, inexplicablement, augmentent de jour en jour, que Bill passe le plus clair de son temps. Il reçoit un appel téléphonique de la société D_Member qui l’embauche immédiatement : pour mille dollars par semaine, Bill doit « observer » une femme de Sausalito et fournir un rapport hebdomadaire à D_Member, par mail. La femme en question, Sarah Daniel Greaves, aurait subi un « rééquilibrage mémoriel » après un grave traumatisme.

    Bill fait alors la connaissance de Sarah, vétérante militaire de la guerre du Golfe et de Somalie, atteinte d’une leucémie myéloblastique, et qui souffre bel et bien d’un « trou noir », qui couvre la période du 16 septembre au 4 octobre 1997. Son traumatisme : le crash d’un Boeing à Buah Nabar, en Indonésie, le 26 septembre1997. Bill et Sarah ont une liaison.

    Sarah disparaît. Bill se retranche alors dans son étrange salle de bain et se coupe du réel. Par ailleurs il poursuit ses recherches : le crash aérien de Buah Nabar aurait été provoqué par les services secrets américains. Suharto devenu gênant, la CIA incendie les forêts indonésiennes et reçoit l’ordre de provoquer un crash « en piratant le système de radioguidage de l’aéroport de Medan ».

     

    Deuxième chapitre : Sarah

    Sarah Daniel Greaves est à Medan, en Indonésie, en compagnie d’un certain Jack Williamson. Elle se dit impliquée dans le crash, qui a eu lieu la veille.

    23 septembre 1997. Sarah est avec Marcus Altenheimer, qu’elle a fréquenté pendant un an. Elle est en Indonésie sur sa demande, sans qu’elle sache pourquoi. Marcus lui explique la situation. Sarah, choisie parce qu’elle connaît bien la région, est chargée d’entrer en contact avec Purnadi, ancien médecin de l’armée, et de le convaincre de trouver un montage financier pour certaines opérations.

    24 septembre 1997. Sarah refuse la mission. Le soir du même jour, Marcus lui laisse un message lui demandant de se rendre à Medan dès le lendemain. Elle devra au moins faire semblant, pour tromper les supérieurs de Marcus qui le surveillent.

    26 septembre. Sarah s’introduit dans la chambre de Marcus pendant son absence, et subtilise une mallette, avant de se rendre à l’aéroport. Dans l’avion, elle ouvre la mallette, et découvre que la CIA a programmé le crash de son avion... Alerté, l’équipage ne la prend pas au sérieux. Sarah s’enferme alors dans un container. L’avion s’écrase. Elle est la seule survivante. Un vautour l’observe. Sarah est finalement trouvée par trois hommes, et conduite dans le village de Buah Nabar. Elle se fait appeler Helen Clermont. Trois hommes de la Croix Rouge lui donnent un anxiolytique et se chargent de la ramener à Medan. Quand une milice armée arrête leur véhicule, Sarah comprend que les trois hommes travaillent en fait pour la CIA. Ils lui révèlent leur projet : lui faire subir une exérèse mémorielle. Sarah s’enfuit.

    Nous sommes de nouveau avec Sarah et Jack Williamson. Sarah se met à rédiger une liste de crashs aériens pas encore advenus…

    Sarah a dix-neuf ans. Elle part à Bangkok, puis, avec Simon et Ian-le-tigre, à Goa dans une communauté hippie qui ne tarde pas à se déliter. Sarah y rencontre Nigel, zoologiste américain, et  Patrick, ami français de Nigel. Ils partent tous trois à Jakarta rejoindre Regina, qui s’occupe « d’un programme de réinsertion d’orangs-outans en milieu naturel » près du village de Bukit Lawang à Sumatra. Sarah tombe enceinte de Patrick. Nigel le prend mal et rentre à Sacramento. Sarah rencontre Harry, chauffeur militariste du Kansas, et fait la connaissance de Socrate, un orang-outan qui connaît une centaine de mots en langage des signes.

    Patrick se drogue sans arrêt. Sarah veut appeler son enfant Narathan. Harry lui présente son fils, Jack. Jack Williamson. Socrate fait deux signes à Sarah. « La mort ». « Je ne sais pas » (ou « je ne connais pas »). Socrate meurt, mais auparavant, il « parle » de Sarah à Monika (la collègue de Regina). Il lui a dit, par signes : « le cycle, l’histoire ». Le soir même, Sarah accouche de Narathan. Patrick regagne l’occident au bout de deux semaines, lui arrachant Narathan.

    Nous sommes de nouveau en 1997. 29 septembre. Sarah est avec Jack. Jack la trahit. Les services secrets arrivent chez Jack, pour emmener Sarah et lui faire subir l’exérèse mémorielle.

     

    Troisième chapitre : Reeltoy

    Le chapitre Reeltoy est lui-même divisé en cinq parties, toutes narrées à la première personne.

    Ø      Nous suivons d’abord le vautour qu’a rencontré Sarah après le crash. Sa compagne meurt empoisonnée. Dans une grotte, un humain lui parle, et lui ordonne de s’envoler. Il se retrouve sur les lieux du crash. Il dévore un bébé, aperçoit « la femme vivante », la suit un moment puis, quand arrivent d’autres humains, il s’enfuit. Il est blessé par une femelle pour un morceau de carcasse. Sa blessure attire un tigre, qui l’attaque.

    Ø      Le tigre prend le relais. Tueur qui n’a d’autre but que de tuer pour manger – et « délivrer [ses] proies du fardeau de la vie ». Mais abattu par un homme armé, il s’enfuit et tombe sur autre homme, apeuré, qui l’achève.

    Ø      Cet homme, c’est Setyo, un pirate indonésien complètement shooté à l’herbe. Il a participé à un acte de piratage maritime. Mais tous ses compagnons se sont fait massacrer – lui a réussi à s’enfuir. Il est non loin de Medan. Il a vu les vautours, et a entendu parler du crash. Il rencontre le tigre, le tue, et le mange. En mangeant la chair du tigre, Setyo croit devenir le tigre, devenir la mort. À Medan, il est pris par d’autres pirates, se bat et tombe à l’eau. Il finit tué par un requin.

    Ø      Le requin, se décrit comme pur instinct, ne connaît pas la peur, et cite le Phédon. La mort est son domaine.

    Ø      Un pirate assiste à la prise du requin. Lui et ses compagnons détiennent deux femmes hollandaises, une mère et sa fille. La mère est violée, puis abattue. L’homme mange la cervelle du requin, puis aide la fille à s’enfuir.

     

    Quatrième chapitre : Narathan.

    Narathan est avec Reeltoy, qui a terminé son récit. Ce dernier prétend avoir reconnu Sarah en Narathan. Narathan est né en février 1979 et travaille comme journaliste dans un magazine de jeux vidéo. Il habite à Paris, dans le vingtième arrondissement, et voit régulièrement un psychologue.

    Pour Narathan, il y a trois niveaux d’implication dans le jeu : « joueur, personnage, intelligence artificielle » Lui occuperait une position à part : « celle de l’observateur, du type qui regarde de haut ». Mais il découvre une cinquième posture : « le concepteur qui maîtrise tous les codes, celui qui éteint la lumière si ça lui chante et fait disparaître le ghost in the shell. »

    Narathan part à Hampi pour rejoindre Maxime, un DJ tribal. Il y rencontre Nel, une hollandaise, avec qui il part en Thaïlande. Il achète un DVD, Nók ráeng, mais quand il essaie de le visionner, la télé explose. Narathan est sous l’influence de psychotropes. Il visite Nel à l’hôpital, mais la poignarde « accidentellement » au scalpel. Nel s’enfuit, Narathan s’esquive et se retrouve à la morgue, où il rencontre un autre ( ?) Reeltoy, qui le remet sur pied.

    À Patang, dans une boîte de nuit (le Tiger), Reeltoy et Narathan évoquent les trois mots prononcés par Sarah à l’adresse du vautour.

    Le lendemain, le tsunami s’abat sur l’Indonésie. Narathan, sur qui déferle la vague, sort son appareil numérique et s’apprête à immortaliser l’événement.

     

    Cinquième chapitre : Io-Tancrède.

    Io-Tancrède Violas est artiste, et professeur de philosophie grecque dans une école d’art à San Francisco. Il est schizophrène, et n’hésite pas à coucher avec ses étudiantes. Ses auteurs préférés : Epicure, Epictète, Platon (ainsi qu’Eschyle et Archiloque). Il a conçu une installation plastique autour du tsunami, soi-disant hébergée au SFMoma Center : des hommes-projecteurs en résine sont immergés régulièrement dans une solution colorée, et projettent des films de vacances, baptêmes, mariages, etc. L’installation s’avère n’être que virtuelle.

    Io-tancrède reçoit des appels étranges, d’une entité qu’il appelle « IL », ou « LUI » : « Invoque-moi », lui dit la voix, « fais-moi apparaître pour de bon ». Il reçoit aussi des mails de Narathan, qui s’intéresse à son travail. À ses élèves, il envoie des textes envoyés par N. dont ils doivent s’inspirer pour réaliser leurs créations pour une exposition exceptionnelle financée par un mystérieux commanditaire. Pour Io-Tancrède il existe cinq catégories d’artistes : l’avion furtif, le manipulateur, le locataire, l’intelligence et, enfin, le raconteur. Chacun des projets devra illustrer l’une de ces cinq catégories – Io-Tancrède se réserve le raconteur.

    Il reçoit un mail, sans doute envoyé par LUI, qui reprend, sous forme absconse, des éléments de la biographie de Bill Tyron.

    L’exposition est enfin inaugurée :

    Projet 1 : Maquette d’une ville stylisée, et sons du bombardement de Dresde, et Lucky de Radiohead en bande sonore. Texte de N. fragmenté sur la maquette.

    Projet 2 : Un mur de vingt-cinq écrans TV avec une main en gros plan (une qui joue aux dés, une autre qui masturbe un sexe d’homme, une qui fait des signes du langage des sourds-muets, etc. Une TV à part grésille. Quand on touche un rayon lumineux, cinq écrans coupent la vidéo de la main et diffusent des fragments du texte de N.

    Projet 3 : Cinq personnages cagoulés, du nain au géant, chargés de ne pas dire un mot, tendent aux visiteurs des cartes de visite noires et vierges de toute inscription. Parfois, l’un d’eux disparaît, dans un nuage de fumée. On trouve alors des signes de sa présence, jusqu’à sa réapparition. Chaque personnage porte un attaché-case avec des pages du troisième texte de N, distribuées aléatoirement aux visiteurs.

    Projet 4 : Collage à la Rauschenberg de cinq mètres sur cinq incluant des pages de N, des notices nécrologiques, des CV refusés, des lettres renvoyées, des photos de cimetières, des clichés de catastrophes naturelles, etc. Toutes les cinq minutes, de la peinture est projetée sur la toile, et des étudiants recollent d’autres éléments par-dessus la peinture. « Les visiteurs sont invités à revêtir eux aussi des blouses blanches (étiquette portant la mention « l’art se fige dans nos veines ») et à prêter main-forte aux « sauveteurs ».

    Projet 5 : Une vieille femme assise sur une chaise au centre d’un cercle tracé à la craie. Elle lit à voix basse un livre aux pages vierges. Les visiteurs doivent poser des questions à l’oracle et consigner les réponses dans un autre livre vierge. La vieille est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Io-Tancrède, dans un coin, noircit un troisième livre de ses propres observations.

    Io-Tancrède reçoit un nouveau mail de LUI, avec d’autres éléments de la vie du personnage Tyron : « La. Voiture. Explose. Ggate : RIP. »

    IL l’appelle. Quand Io-Tancrède raccroche, ses étudiants sont ébahis : il semble qu’il ait réussi, sans le savoir, une « disparition stroboscopique ». Selon Io-Tancrède, IL vivrait dans un monde stable ; contrairement à lui. Narathan l’appelle à son tour. Il veut lui parler de réincarnation, mais Io-Tancrède raccroche. L’oracle se penche vers Io-Tancrède : « Vous n’êtes pas là, dit-elle. Ceci n’est pas en train d’arriver. »

    Io-Tancrède LE voit. Et devient invisible aux yeux des autres visiteurs. IL lui dit d’aller à la Transamerica Pyramid , au vingt-cinquième étage. IL lui donne un nom, un numéro de téléphone. Io-Tancrède disparaît, et se rend sur place. Là-bas, il téléphone à Tyron et lui dit : « C’est terminé. »

     

    (Épilogue)

    Nous retrouvons Bill Tyron. La salle de bain semble se perdre à l’infini. Il en ressort. Les rues sont vides. Il passe devant une statue de femme en glace de dix mètres de haut, en train d’être sculptée. Une petite fille lui fait signe. Il croit la reconnaître. Elle lui montre le ciel, et Bill réalise qu’il n’a jamais vécu ici. La ville est gagnée par le blanc, un blanc qui « s’avance partout », qui « mange les images et dévore le mouvement. […] Il n’y a plus rien après ça. ».

    Puis l’accident est décrit. Porche 911 Carrera noire. « Sa tête a heurté le pare-brise et il est mort sur le coup ». Le 22 août 2002.

    Enfin, Bill s’enfonce dans le grand blanc.

     

     

    Dans notre troisième partie – mise en ligne dès demain –, où nous entrerons (enfin !) dans le vif du sujet, nous nous intéresserons à l’impensable de la mort et à son évitement par l’auteur – car il ne s’agit que de cela en définitive, ainsi que Fabrice Colin le rappelait lui-même lors de notre entretien de juin 2006 :

    « Le roman comme forme idéale de spiritualité ? Je reprends cette belle phrase de Slothorp, à propos de Thomas Pynchon : “Il m'arrive même parfois de ne souhaiter plus qu’être un personnage de ses romans. Ce serait une belle façon de disparaître.” Voilà le cœur de ma thématique. Quelles vies en-dehors de la vie ? Ne pas mourir, qu’est-ce que c’est ? J’ai récemment assisté aux funérailles d’un proche. Le samedi, il allait faire son tiercé. Le jeudi suivant, on versait ses cendres dans un petit trou de terre. Terminé. La question : quand je serai mort, aurai-je plus ou moins existé qu’Anna Karénine ? On peut finir par se trouver à force de se perdre. C’est ce que racontent mes trois romans : ils brouillent les cartes, tirent le tapis sous le pied du lecteur, élaborent des stratégies de contournement. La mort est une montagne, inattaquable de face ; un roman est souvent la solution d’un problème par lui et à lui seul posé. »

     

    À suivre.

     

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre 

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

     

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  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 1 - Introduction

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    « Je crois que nous perdons l'immortalité parce que notre résistance à la mort n'a pas évolué ; nous insistons sur l'idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la conscience. »

    Bioy Casares, L’invention de Morel

     

     

    Le nouveau roman de Fabrice Colin paru en avril dernier est un véritable casse-tête pour la critique. La raison en est très simple : La Mémoire du vautour invite ses lecteurs à l’envisager, et à envisager le monde, non pas de manière froidement rationnelle, mais de manière holistique, intuitive, expérimentale. La référence à David Lynch en quatrième de couverture est, pour une fois, plutôt pertinente : comme Inland Empire, le dernier film du cinéaste américain, La Mémoire du vautour ne se laisse appréhender – et apprécier – qui si l’on veut bien abandonner, le temps de quelques heures, le mode de pensée analytique de l’homme occidental, pour arpenter, à la manière du rêveur, des territoires étranges à la temporalité altérée. La Mémoire du vautour n’a jamais besoin d’être compris, il doit avant tout être vécu – il veut s’immiscer dans les zones les plus reculées de notre cerveau, et s’y répandre, comme un virus. Il ne s’agit pourtant pas d’une littérature « ambient » comme celle qu’appelle David Calvo de ses vœux – une littérature plastique, littéralement stupéfiante, que nous devons sentir pour connaître l’extase –, mais bien plutôt d’une forme d’inconscience-fiction, littérature qui, comme le rêve, nous submerge de métaphores et d’images symboliques dont la puissance est avant tout souterraine – cette prose n’est donc pas sans rapport avec la forme particulière du récit poétique. L’émotion nous étreint sans que nous sachions d’abord pourquoi – il serait sans doute exagéré d’en imputer les responsabilité à la seule beauté de certains passages ou à la surdétermination thanatique. Pendant que nous essayons de le plier à notre réalité, ce paysage avec vautour[1] se diffuse dans notre inconscient.

    Néanmoins, le critique – qui par son propre désir d’écriture réactive le désir à l’origine de l’œuvre – ne saurait se contenter d’une approche intuitive : quel que soit le projet original, l’œuvre achevée possède une structure, des idées, un réseau de symboles, toujours interprétables. C’est donc au critique qu’il incombe de comprendre pourquoi naît – en lui – cette émotion, c’est à lui de « tirer au clair les potentialités mal élucidées »[2] recélées dans la situation de désorientation provoquée par la stratégie de défamiliarisation[3] du roman. En effet La Mémoire du vautour, comme Inland Empire, n’obéit pas vraiment aux codes narratifs en vigueur, et la plupart des commentateurs ont été déroutés[4], comme on dit d’un programme informatique, par le double jeu d’une œuvre qui ne fait appel au répertoire du familier que pour mieux nous surprendre, pour mieux frustrer notre « attente d’une configuration immédiatement lisible »[5]. Nous perdre, pour que nous nous cherchions. Ces deux œuvres, Inland Empire et La Mémoire du vautour, résistent aux grilles d’analyse trop rigides mais n’en sont pas moins savamment construites, et nous projettent dans des univers singuliers où ce qui importe est moins une certaine idée de cohérence rationnelle, qu’une authentique cohésion souterraine, celle-là même que nous allons tenter ici de mettre en lumière.

    Il convient cependant de préciser, en guise de précaution, que cette étude de La Mémoire du vautour ne prétend certainement pas expliquer le roman une fois pour toutes, mais seulement en donner une interprétation, sachant que d’autres sont sans doute possibles[6]. Un texte, surtout de fiction, n’est jamais fermé sur lui-même. Lire, écrivait Paul Ricœur, « c’est, en toute hypothèse, enchaîner un discours nouveau au discours du texte. »[7]. Le critique s’approprie le texte, mêle intimement l’interprétation du texte et l’interprétation de soi. Par ailleurs, et nous nous contentons de paraphraser Ricœur, cette interprétation réflexive n’est jamais qu’une actualisation d’un texte dont le monde est toujours celui du lecteur. Il n’a jamais été question, pour nous, de retrouver une intention originelle, celle de l’auteur, qui, par nature, nous est dissimulée. L’interprétation réussie est alors celle qui nous met « dans le sens » du texte, dans sa direction.

    Le sujet de La Mémoire du vautour, à l’évidence, à la fois omniprésent et insaisissable, c’est la mort. Il nous semble toutefois pouvoir dégager deux grands axes de réflexion, que nous nous proposons de développer. Premièrement, la mort en première personne, comme expérience intérieure, impensée car impensable, mais irrémédiablement, et irrévocablement presque vécue : que se passe-t-il, en soi, quand on meurt ? Et deuxièmement, la mort en troisième personne, comme événement universel : que signifie la mort de l’individu en tant qu’elle est un principe du vivant ? La mort a-t-elle un sens ? À ces questions implicites, à ces problèmes ontologiquement insolubles (on ne revient pas de cette ultime expérience, et le sens de la mort – événement dont la quoddité est pourtant absolue – nous demeure à jamais inaccessible), Fabrice Colin ne répond, bien sûr, jamais directement, mais seulement par métaphores. En poète. Mais il y répond : la mort est un processeur d’histoires

     

    À suivre.

     

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

     

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    [1] Paysage avec vautour devait être le titre du roman. L’éditeur lui a préféré La Mémoire du vautour.

    [2] P. Ricœur, Temps et récit 3, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais » (1985), 1991, pp. 304-309, cité dans P. Ricœur, Anthologie, textes choisis et présentés par M. Fœssel et F. Lamouche, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 2007, pp. 100-101.

    [3] Ibid.

    [4] La seule critique qui ait tenté, à défaut de réussir vraiment, de donner une interprétation de La Mémoire du vautour, est celle de Nathalie Ruas sur le site ActuSF (en bas de page, à la suite du compte-rendu d’Éric Holstein). En dépit de trop nombreuses coquilles, son texte ressemble plus ou moins à ce qu’on est en droit d’attendre d’une critique destinée au grand public – à ce détail près que Nathalie Ruas se contente trop souvent de signaler des occurrences, sans forcément chercher à en déterminer le sens (par exemple, elle signale bien le découpage du roman en cinq parties, corrélé avec les cinq maillons de la chaîne Reeltoy, mais sans donner la moindre explication à ce chiffre. Pourquoi pas six ? Ou sept ? Ou vingt-sept ? Nous donnerons plus loin notre propre interprétation).

    Mieux écrite, la critique du même livre, sur la même page, par Éric Holstein, s’avère pourtant moins pertinente, voyant de « l’affectation » où nous ne trouvons, quant à nous, que structures et éléments signifiants. Éric Holstein a bien vu que le roman « se propose de s’interroger sur la mémoire et – surtout – la finitude », mais il considère que « Fabrice Colin s’approche de l’abîme primal, mais refuse de regarder au fond », sans comprendre que précisément, comme nous le verrons plus loin, La Mémoire du vautour se situe, dans l’espace comme dans le temps, dans le territoire circulaire de la mort.

    Avec Mr C., du Cafard Cosmique, les choses se compliquent sérieusement (si je puis dire). Certes, pour lui, le roman comporte bien des « clés », « mais des clés qui n’ouvrent que des portes qui donnent sur des couloirs sombres, dont les portes sont, à leur tour, fermées à clé. », ce qui n’est qu’une manière de dire qu’il n’a rien compris au roman. La suite le confirme : « Alors je dois être con, parce que j’ai pas tout trouvé. Ou alors, je suis encore plus con, parce que je crois qu’il y a un truc à trouver, et il y en a pas. C’est un truc d’émotion. Mais l’émotion, ben, ça me l’a fait qu’à moitié. Pasque j’étais un peu à l’ouest au milieu de tout ça, à essayer de comprendre. Alors que, peut-être, faut pas. […] “La mémoire du vautour” de Fabrice COLIN, c’est pas désagréable, mais c’est pas vraiment réussi. Mais c’est pas vraiment raté. Je sais, ça fait dégonflé de botter en touche comme ça, on dirait un centriste. C’est juste que c’est exactement ce que je pense. Je n’ai rien à ajouter. Si, tiens : je vais lire un truc simple maintenant. » En fait, si l’on enlève la vaine paraphrase, l’emballage « cool » pour teenagers et l’aveu d’impuissance, il ne reste rien, absolument rien.

    La lecture de La Mémoire du vautour par Patrick Imbert dans Bifrost n° 47 (juillet 2007) s’avère du même tonneau.

    Signalons tout de même ces quelques lignes de Claro, sur son blog : « Dan Brown et ses sosies-laquais peuvent aller jouer avec Dantec et consorts. Pendant ce temps, Colin, lui, écrit. »

    [5] P. Ricœur, Anthologie, op. cit., p. 98.

    [6] Nous esquisserons d’ailleurs, plus loin, une tout autre interprétation, plus simple, peut-être plus proche de l’intention de l’auteur, mais, à bien des égards, moins séduisante…

    [7] P. Ricœur, Du texte à l’action, « De l’herméneutique des textes à celle de l’action », Paris, éd. du Seuil, 1986, pp. 151-156, cité dans P. Ricœur, Anthologie, textes choisis et présentés par M. Fœssel et F. Lamouche, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », 2007, p. 88.

     

  • Millenium People de J.G. Ballard, Kirinyaga de Mike Resnick

     

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    En attendant mon texte sur La Mémoire du vautour de Fabrice Colin, où je me perds corps et âme, et pour que ce blog ne se fige pas pour l’éternité sur la pourtant belle nouvelle d’Alain Damasio, voici, alors que son dernier livre, Que notre règne arrive, est en librairie depuis quelques mois, ma critique de Millenium People de J. G. Ballard parue dans Galaxies n°36, revue, corrigée, et mise en relation avec Kirinyaga, une utopie africaine, le cycle de nouvelles de Mike Resnick.

     

    Depuis ses premiers romans, Ballard a fait subir les pires outrages à notre société de consommation, prenant un plaisir sadique à la détruire par des catastrophes naturelles (Le Vent de nulle part, Le Monde englouti…) ou à lui inventer de « nouvelles psychopathologies » : accidents automobiles comme stimulants sexuels dans Crash !, ou violence organisée et désinhibée dans La Face cachée du soleil et Super-Cannes… Dans ces deux derniers textes déjà, des classes privilégiées se rebellaient contre leur habitus déshumanisé. Millenium People semble radicaliser – politiser ? – sa démarche : faire éclater les schémas sociétaux contemporains sous les coups de boutoir d’une discrète révolution. L’échappatoire à la zombification générale, pour Ballard, serait-elle donc l’insurrection ? Rien n’est moins sûr, vous allez le voir…

    Le pessimisme terminal de Millenium People, adouci par un humour désabusé, rend le roman rétif aux enthousiasmes spontanés en dépit d’une thématique qui a pourtant déjà donné naissance à plusieurs chefs d’œuvre ; tandis que dans Crash ! ou IGH, Ballard jouait l’entomologiste sur un échantillon soumis à des conditions extrêmes, nous ménageant ainsi quelque espoir, il prétend cette fois étendre son observation clinique à la « Middle Class » dans toute sa normalité, même s’il concentre l’action sur un quartier résidentiel, la Marina de Chelsea, où, sous l’impulsion d’un psychiatre exalté, les riverains organisent la révolution (ils refusent de payer leurs factures, incendient des voitures…) et forment une cellule terroriste qu’infiltre le psychologue David Markham, sur la piste des assassins de son ex-femme tuée dans un attentat.

    À première vue, le roman paraît souffrir d’une forme minimaliste un style transparent, fantomatique, ayant supplanté la froide poésie urbaine de Crash ! , au point qu’on s’ennuierait presque. Et pourtant, Millenium People (dont la pertinence, à défaut du génie, ne se révèle qu’après-coup et revient railler nos « molles complaisances » quotidiennes…) ne saurait être jugé sur sa seule incapacité à « divertir » : si Ballard se fait aujourd’hui volontiers cynique – semblant ricaner que lui est vivant et nous, morts , il n’en reste pas moins prophétique : « Pour la première fois dans l’histoire humaine, un ennui féroce régnait sur le monde, scandé par des actes de violence dénués de sens » Ennui, violence gratuite : les clés d’un monde-parc à thème nihiliste « où tout est transformé en spectacle. » Markham lui-même est plus agi qu’agissant, acteur-spectateur d’un son et lumière à l’intention du « nouveau prolétariat ».

    Par certains aspects, Millenium People peut être rapproché d’Identification des schémas de William Gibson. Ces deux auteurs, ça ne surprendra personne, sont en train d’inventer sous nos yeux la science-fiction post-11 septembre, la SF de l’ère de la mondialisation (ou du simulacre, dirait Baudrillard), où le spécifique, l’individu sont gommés par la standardisation généralisée, victimes du désenchantement du monde qui contamine d’ailleurs jusqu’au style lui-même Millenium People souffre de dialogues démonstratifs et, nous l’avons dit, d’un certain effacement formel, comme si Ballard avait voulu, par l’écriture, simuler cet aplatissement du réel.

    Dès lors, la violence seule, comme dans Crash !, semble à même de redonner corps au monde, voire de l’érotiser. Les attentats du World Trade Center constituent logiquement, pour Ballard, une « courageuse tentative de libérer l’Amérique du XXe siècle ». Courageuse, mais inutile ; de même une bombe meurtrière ravive un temps l’ardeur sensuelle de Markham. Le terrorisme n’est pas tant ici la marque d’un choc des civilisations que celle d’une guerre du sens, ce qui nous vaut d’ailleurs les plus belles pages du roman, où Ballard retrouve son art de la métaphore et sa scansion prophétique : « Une bombe terroriste […] produisait une violente déchirure dans le temps et l’espace, brisant la logique qui maintenait le monde en place. » Le monde moderne selon Ballard ressemble à une banlieue sans fin, à un centre commercial peuplé de morts-vivants, cadavre du 20ème siècle que seule une secousse de l’ampleur du 11 septembre 2001 pourrait ranimer. C’est pourquoi les résidents de la Marina , s’en prennent d’abord à des symboles la Cinémathèque , la Tate Gallery (du « Walt Disney pour classes moyennes » !) avant de leur préférer des cibles totalement gratuites. Ils cherchent à nous faire réintégrer le réel à coups de bombes incendiaires, sans se rendre compte qu’ils sont eux-mêmes partie intégrante du spectacle ! Comme le narrateur de Glamorama de Bret Easton Ellis (roman halluciné dans lequel des people s’improvisent poseurs de bombes…), Markham ne cesse de s’interroger sur son identité sociale, incapable de trouver un sens à ses actes. Et comme chez Ellis encore, ces derniers paraissent mis en scène, joués dans un décor factice : Londres prend ici des allures de cliché hollywoodien, signe que la bataille est déjà perdue.

    De manière générale, l’homme occidental ballardien est un être privé de désir. La société de consommation prévoit tout, anticipe tout, absorbe tout. Le monde nous refuse en tant qu’individu de chair, de sang et de pulsions, si bien que le monde entier devient son ennemi. Mais depuis Crash ! et sa réappropriation érotique du monde, la Machine s’est étendue. Les actes des personnages de La Face cachée du soleil, de Super-Cannes et de Millenium People sont désespérés. Ils me font penser aux Kikuyus suicidaires de la nouvelle « Le lotus et la lance » de Mike Resnick, qui s’insère dans le magnifique cycle de Kirinyaga (Denoël, 1998). Dans cette « utopie africaine » qui regroupe une dizaine de textes, un peuple kenyan, les Kikuyus, s’est créé un monde pour lui seul sur un planétoïde terraformée, où les Anciens perpétuent les traditions ancestrales, à l’abri des ingérences, sous l’œil sévère de leur sorcier narrateur, Koriba, le mundumugu. Ce dernier est un jour confronté aux suicides rapprochés de trois jeunes hommes célibataires. Au mundumugu, qui ne comprend pas le désespoir de certains membres de son peuple, l’un d’entre eux répond ceci :

    « Vois-tu cette chèvre, Koriba ? Sa vie est plus riche que la mienne.

            Ne dis pas de bêtise.

            Je suis sérieux. Elle donne du lait au village tous les jours, elle fait un petit par an, et quand elle mourra, ce sera certainement en sacrifice à Ngai. Sa vie a un but.

            La nôtre aussi. »

    Il secoua la tête. « Ce n’est pas vrai, Koriba.

            Tu t’ennuies ?

            Si le voyage à travers la vie peut se comparer à un voyage sur une large rivière, je suis comme à la dérive et sans terre en vue.

    Puis, plus loin :

            […] Tout homme a un rêve. Que faudrait-il pour que tu sois heureux ?

            Franchement ?

            Franchement.

            Que les Masaïs viennent sur Kirinyaga, ou les Wakambas, ou les Luos. […] Donne-moi une raison de porter ma lance, de marcher sans entrave devant ma femme quand son dos plie sous son fardeau. […] N’attendons pas d’être assez vieux pour qu’on nous donne de nouvelles terres à cultiver ; disputons-nous avec les autres tribus.

            Ce que tu demandes, c’est la guerre.

            Non, c’est une raison d’être.

    Il s’avère donc que les malheureux ne pouvaient pas supporter la vie toute tracée, faite d’oisiveté et de bavardages, qui les attendait. À quoi bon porter la lance, si aucun guerrier Masaï ne menace les siens ? Quel est le sens des traditions dans un monde clos, coupé du reste de l’univers, alors qu’elles se sont précisément construites en rapport direct avec lui ? Le mundumugu finit par trouver une parade, ô combien illusoire, au désespoir de ce jeune homme : il le bannit du territoire des Kikuyus. Il lui offre un ennemi (une raison d’être) : son peuple.

    Les classes moyennes occidentales – par classe moyenne, entendez plutôt les classes relativement aisées – sont semblables aux Kikuyus. La majorité se contente du prêt-à-vivre qu’on lui impose, et s’en trouve heureux, mais les éléments discordants se multiplient. On ne compte plus les actes nihilistes commis par des hommes auxquels le sens de leur vie (de leurs actes, de leurs habitudes, des conventions sociales) échappe totalement. Malaise dans la civilisation… Et cependant Ballard, maître de l’anticipation sociale, a toujours une longueur d’avance sur nous. Ces déviants, que Resnick identifie en superbes paraboles, l’auteur de Fièvre guerrière les met en scène depuis plus de trente ans. Ballard se situe au-delà du lotus et de lance. Pour les figurants de Millenium People, la révolution, certes motivée par le même désespoir qui pousse certains habitants de Kirinyaga à se jeter en pâture aux hyènes, n’est qu’une nouvelle lubie, à peine plus excitante que les autres. Tout est rapidement digéré. L’avenir ballardien est sombre. Tellement sombre, en vérité, que l’écrivain a décidé d’en rire. Même Crash !, devenu fétiche socioculturel, est parodié (par l’entremise de la femme de Markham, qui simule un handicap) et les soubresauts sexuels du héros, plus absent que jamais, ne sont rien de plus qu’un réflexe post-mortem.

     

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    Millenium People de J.G. Ballard

    Traduit par Philippe Delamare

    Denoël, Denoël & D’Ailleurs, 2005, 22 €, puis Gallimard, Folio, 2006, 7,70 €.

     

    Kirinyaga de Mike Resnick

    Traduit par Olivier Deparis

    Denoël, Présences, 1999, 21,34 €, puis Gallimard, Folio SF, 7,20 €.

     

  • Alain Damasio, le repeupleur (So phare away)

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    À Sébastien.

     

    « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »

    Samuel Beckett, Le dépeupleur.

     

    « J’étais bien, abreuvé de noir et de calme, au pied des mortels, au fond du jour profond, s’il faisait jour. Mais la réalité, trop fatigué pour chercher le mot juste, ne tarda pas à se rétablir, la foule reflua, la lumière revint, et je n’avais pas besoin de lever la tête de l’asphalte pour savoir que je me retrouvais dans le même vide éblouissant que tout à l’heure. […] Je dis, la mer est à l’est, c’est vers l’ouest qu’il faut aller, à gauche du nord. Mais ce fut en vain que je levai sans espoir les yeux au ciel, pour y chercher les chariots. Car la lumière où je macérais aveuglait les étoiles, à supposer qu’elles fussent là, ce dont je doutais, me rappelant les nuages. »

    Samuel Beckett, « Le calmant » in Nouvelles et textes pour rien.

     

    Il est un passage de La Horde du contrevent, dans les toutes dernières pages, qui m’a ému aux larmes, viscéral à hurler :

     

    Je m’en sortis parce que je compris, du cœur de mon effondrement, que toute la Horde n’était encore debout sur la lande que par ma faculté active à la faire vivre. La solitude n’existe pas. Nul n’a jamais été seul pour naître. La solitude est cette ombre que projette la fatigue du lien chez qui ne parvient plus à avancer peuplé de ceux qu’il a aimés, qu’importe ce qui lui a été rendu. Alors j’ai avancé peuplé, avec ma horde aux boyaux, les vifs à un pas et une certitude : l’écroulement de toutes les structures qui m’avaient porté jusqu’ici – la recherche de l’origine du vent, les neufs formes, l’Extrême-Amont, les valeurs et les codes de ma Horde – ne m’enlevait pas, ne pourrait jamais m’arracher, pas même par leur mort, ce qui ne dépendait, authentiquement, que de moi : l’amour enfantin qui me nouait à eux.

     

    Ceux qui ont la chance de connaître – ou d’avoir connu – l’amitié authentique, indéfectible, celle qui vous lie irrémédiablement à l’autre, quoi qu’il arrive, par-delà même l’espace et le temps, sauront de quoi il est ici question. Comme Sov, nous avançons peuplés, avec nos hordes aux boyaux.

    Plus que son éloge du dépassement de soi, plus que sa philosophie du mouvement, c’est cette mise en actes du lien, rendue possible par un inouï travail formel, qui fait de La Horde du contrevent l’un des plus beaux livres qui soient, et ce, même si les recherches phonétiques d’Alain Damasio, uniques dans le domaine romanesque contemporain, ne lui ont pas encore permis de s’attaquer avec la même pugnacité aux structures syntaxiques, et d’égaler ainsi les maîtres du monologue intérieur, tels Joyce, Faulkner et Beckett. Mais une synthèse de ces trois singularités est-elle seulement envisageable ? Joyce, et l’expression automatique d’un courant de conscience (stream of consciousness), stupéfiante tentative de surmonter la barrière des langues (Finnegans wake). Beckett, dont les alter ego se meuvent à distance égale du ciel et de la terre, se trouvant « comme qui dirait sous cloche, tout en pouvant se déplacer à l’infini dans tous les sens » (Nouvelles et textes pour rien), prisonniers des espaces intérieurs de l’auteur ; Beckett, donc, et le ressassement solitaire et métatextuel. Et Faulkner, qui fait mine de capter les flux de pensée de ses personnages, et de les restituer, brutes, soumettant la syntaxe à leur phénoménologie propre. L’idéal damasien se situerait donc, en théorie, au point nodal de ces trois grands modèles – tout en ne quittant jamais le champ de l’Imaginaire. Damasio singularise ses différents narrateurs par le style, comme Faulkner dans Tandis que j’agonise. Il fait fondre et se tordre le verbe, fait jaillir des étincelles avec Caracole, comme Joyce dans Finnegans wake. Enfin, comme chez Beckett (dans L’Innommable par exemple), métaphores et matière métafictive sont omniprésentes : dans La Horde, des bribes du récit flottent dans l’air, dans le sillage des tempêtes, sous forme de chrones – des concepts vivants – couverts de glyphes ; et Sov, le scribe de la (dernière) bande, est un passeur entre l’univers du roman et son propre engendrement.

     

    Le texte-phare de la dernière livraison de la revue Galaxies (n°42), est une nouvelle d’une grande beauté, aussi abstraite que sensuelle, très poétique, et donc éminemment métaphorique, sur la déréliction du monde. « So phare away » d’Alain Damasio, rejoint en effet ces fictions, en si petit nombre, qui nous habitent, qui nous transforment durablement. La lecture, écrivait Sartre, « ne doit pas être une communion mystique non plus qu'une masturbation, mais un compagnonnage ». « So phare away », qui comme La Horde du contrevent nous accompagne, jamais à côté, mais au-dedans, est le récit tragique et visionnaire d’un dépeuplement.

     

    Coupée d’un monde qui a peut-être disparu, ou qui a éclaté en îlots isolés les uns des autres – nous n’en saurons rien –, une ville à la minéralité tantôt ferme, tantôt fluide, traversée au sol par un trafic dense, incessant, d’automobiles en mouvement perpétuel, et surmontée d’une épaisse chape de smog crevée de milliers de phares émetteurs, s’apprête à subir le choc d’une gigantesque houle d’asphalte, cataclysme cyclique qui la remodèle à sa guise, engloutissant des édifices, en faisant surgir de nouveaux. Les gardiens de phares communiquent par signaux lumineux, non pour préserver les navires des récifs – nul ne vient plus par la mer –, mais pour diffuser des informations privées, publicitaires ou gouvernementales aux cinq millions d’habitants, ou simplement pour la beauté du geste, pour se sentir exister. Certains phartistes composent des tableaux de lumière, d’autres clignotent de manière incompréhensible en un pseudo morse connu d’eux seuls, d’autres encore se contentent d’apposer sur la ville leur signature photonique. Et les trois phares suréquipés des diffuseurs officiels phagocytent l’espace lumineux, achevant de transformer l’espace en une cacophonie optique :

     

    Notre vide si moderne, la Nappe  : ce tissu lumineux entre les phares, toujours changeant. Cet écheveau de faisceaux et de rayons qui se cumulent, rivalisent et s’annulent. Rien de tout ça n’aurait acquis la moindre épaisseur s’il n’y avait la circulation éternelle des voitures au sol, le smog qui en résulte et la bruine. La lumière s’y colle, y prend corps et texture. Et ça donne la Nappe , oui, saturée et surinvestie, notre espace de communication.

     

    Comme l’écrit Bruno Gaultier, l’intuition fondamentale de la nouvelle « est que la surexposition à la lumière n’est pas révélation, mais négation ». Autrement dit, la lumière n’a de sens, ne fait sens, que si elle perce l’obscurité. La métaphore est splendide, ou plutôt : lumineuse… Sur la Toile, mais pas seulement, brillent en effet, comme les phares de Damasio, des feux solitaires dont nous percevons encore les insistants signaux, entre deux éblouissements. Mais l’entropie fait son œuvre. La prolifération métastatique des interconnexions, des hyperrelations, des flux d’information, auxquels contribuent d’ailleurs les phares qui nous sont chers, menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître. Quand la lumière aura tout enveloppé, ce sera la fin. Alain Damasio condense cette idée dans une fulgurante dernière phrase : « Quand l’étreinte n’a plus d’air, on dit qu’elle est éteinte ».

     

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    Pour Jean-Michel Truong, l’Internet, à l’intersection de la Technique et du Capitalisme, constitue l’embryon du « Successeur », intelligence totalement inhumaine, machinique, que nous croyons maîtriser alors que c’est elle, indubitablement, qui nous manipule – jusqu’à notre élimination mathématique pure et simple. Si la Nappe est une image, superbe, de l’excès d’information, la houle d’asphalte, cette vie minérale qui déferle sur la ville, est alors celle de la déhiscence de la Technique , qui remodèle l’environnement à sa guise. Il y a, chez Damasio, plus qu’une méfiance : une réaction viscérale à l’emprise de la Technique et du Marché qui disjoignent les êtres. C’était patent dans La Zone du Dehors et dans La Horde du contrevent, ça l’est plus encore dans « So phare away ». À la toute fin de la nouvelle, Farrago est trompé par le bruit blanc de la Nappe , voyant le message de Sofia déformé par des relais fantaisistes – du moins est-ce ainsi que j’interprète les dernières lignes...

    Comme souvent chez Damasio, un jeu de mot peut en cacher un autre (et peu importe l’intention supposée de l’auteur, qui n’a aucune importance).

     

    Le soir, je regarde les appartements s’éclairer et s’éteindre, sur la centaine d’ouvertures de la façade, c’est parfois joli, souvent dérisoire. Les fenêtres pourraient presque former un code, un code collectif inconscient sur une clef binaire, qui raconterait une histoire différente toutes les nuits, ou un récit évolutif. Une cuisine qui s’allume, une chambre qui s’éteint, et le sens de la phrase pourrait basculer. “Faible” qui devient “Fable” par exemple parce qu’un i saute. Tout sauf i. Tout Sofia… Son manque me troue.

     

    Tout sauf i, tout Sofia – mais pourquoi pas tout sauf I.A. ?... S’il n’a pas dans « So phare away » d’intelligence artificielle à proprement parler, la Nappe comme l’océan d’asphalte sont à l’évidence deux manifestations d’une Technique qui exclut l’homme de son horizon. La mort annoncée de Farrago en est, il me semble, le plus bel exemple. Les personnages damasiens pleurent l’humanité perdue.

     

    « So phare away » oppose la verticalité des phares (l’en haut) à l’horizontalité de l’asphalte (ici-bas). Dans La Zone du Dehors, le signe « > » indiquait un changement de narrateur. Dans La Horde, les glyphes des personnages jouaient le même rôle et permettaient d’identifier leurs voix. Cette fois, chaque changement est introduit par le nom du narrateur (Phareniente, Farrago, Lamproie, Sofia, Faramine…), disposé verticalement, ou horizontalement, selon qu’il se trouve dans un phare ou à l’extérieur (au sol, dans l’eau). Ainsi dans l’extrait qui suit, à un passage dans lequel Faramine parle du haut de son phare, succède le monologue de Sofia, sortie en expédition :

     

    F

    A

    R

    A

    M

    I

    N

    E

    n

    « Sors sur ton balcon et déshabille-toi. Si tu restes nue, éclairée par mon projecteur, pendant cinq minutes entières, je ferais un effort pour ton amie ». Le Régulateur m’a répondu. Je suis furibarde. Il accepte de couper le flux du périphérique dix secondes si je m’exécute. Ce type est un salace, un pervers frustré qui se masturbe dans sa tour en matant les nymphettes à la jumelle, je le sais. Il demande ça à toutes les filles qu’il drague et je ne lui traduis jamais ces messages-là ! Jamais !!! Qu’il aille se faire foutre ! Même pour Sofia, je ne lui cèderai pas ! Fumier ! Salopard de voyeur ! Sodomise-toi profond avec ton phare !

     

    — – - S O F I A - – —

    Avant d’étouffer, je me suis relevée. Mes cheveux dégoulinent de suie. Flot de voitures toujours aussi rapide et cruel, puant et bruyant. J’essaie de sentir flux et reflux, de viser, je traverse en pensée. Maintenant !… Là ! Je pouvais… Là je suis morte… Là peut-être… ? Non. Sofia, tu peux encore rentrer, reprendre le Giotto à l’envers : survivre.

     

    La version électronique de la nouvelle, sous fichier Word, figurait l’isolement des Liphares et autres Phartistes par des cadres qui entouraient le texte (cf. extrait ci-dessus). Ces cadres, bien sûr, qui renforçaient l’aspect géométrique de la ville, disparaissaient quand les personnages quittaient leur phare. Visuellement, l’effet était impressionnant – on ressentait physiquement la libération de Sofia ou de Farrago. La version imprimée dans Galaxies ne comporte plus les cadres. L’effet est donc moindre, mais reste sensible. Les murs, réels ou artificiels, ne tombent qu’avec la réunion des personnages, avec leur contact physique, leur communication proche, leurs dialogues de vive voix qu’aucune machine ne relaie plus. Tout sauf I.A.

     

    Le monde, dans « So phare away », est assez semblable au cylindre du Dépeupleur, l’un des plus étranges textes de Samuel Beckett. Les deux cents être humain – s’il s’agit bien d’hommes – du cylindre, les habitants de la ville sans nom de la nouvelle de Damasio se meuvent pareillement, selon des règles précises, dans un périmètre limité (là le cylindre, ici la ville), parcourent absurdement les voies qui leur sont réservées ou cherchent une impossible transcendance dans la pure verticalité (au sommet d’échelles réparties sur la paroi du cylindre chez Beckett, dans les phares chez Damasio). Rien ne nous est dit de l’origine du dépeupleur, et il semblerait bien que la clé de l’œuvre réside dans la forme même du discours, froidement scientifique, qui nous décrit cet enfer minimaliste de l’intérieur. Comme Le dépeupleur, « So phare away » est un récit de fin du monde, un Holocauste métaphorique. Il nous relate rien moins que l’extinction de l’homme, enseveli sous sa Créature, symbolisée par l’asphalte et la nappe lumineuse. Mais autant l’œuvre beckettienne est refermée sur elle-même, autant la prose damasienne est ouverte. Dans Le dépeupleur, la règle est absolue et ne saurait être enfreinte, à moins que l’infraction elle-même soit prévue et codifiée, car pour Beckett il n’y a rien à faire. Damasio, en revanche, dont nous connaissons l’engagement politique, croit encore, et avec conviction, à la résistance individuelle et collective. Les voltés de La Zone s’insurgent, les hordiers du contrevent écrivent leur propre trace, les altermondialistes des « Hauts® Parleurs® » contournent les pièges d’un effarant code de la propriété intellectuelle, et les phartistes de « So phare away », voyant leur voix noyée dans la Nappe, bravent les dangers de l’asphalte pour retrouver le contact. Tous échappent, d’une manière ou d’une autre, aux lignes tracées d’avance.

    Mais revenons un instant au rôle de la verticalité. Que ce soit dans La Zone (le Cube, la tour d’holovision), dans La Horde (les tours d’Alticcio, la tour d’Ær) ou dans « So phare away », la transcendance n’est jamais accomplie, on ne trouve le salut qu’au sol. L’ascension est en effet toujours suivie d’une chute, et vaut plus par elle-même que par ce qui nous attend au sommet. Ce n’est donc pas une opposition là-haut/ici(-bas) qui intéresse Damasio – sinon d’un point de vue social, avec les racleurs et les tourangeaux d’Alticcio –, mais le chemin qui mène de l’un à l’autre – qui les lie. Il n’y a pas d’Extrême-Amont, est-il répété dans La Horde… Il n’y a pas de jardin d’Éden, sinon son simulacre machinique : ici la lumière (qui n’éclaire plus mais aveugle) et la verticalité sont associées, mais ne mènent qu’aux phares géants de Surville, autant dire à une impasse. C’est la subversion, c’est le péché, qui font l’homme.

     

    Jamais propos plus politique, donc. Sur la Toile, à l’image de la Gouvernance de « So phare away », États et grands groupes commerciaux s’accaparent les meilleurs référencements, et profitent de la saturation pour s’accaparer les nouveaux espaces – nul n’ignore ce qu’est devenue la bande FM, qui regroupait jadis les « radios libres »… Comme dans Bandes alternées de Philippe Vasset, la seule voie est alors celle du hors-piste, de la furtivité. Échapper, à tout prix, aux yeux et aux oreilles de la Machine. Renouer les liens. Se repeupler. « So phare away » annonce vraisemblablement le prochain roman d’Alain Damasio, dont nous connaissons déjà le titre : Les furtifs

     

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