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science-fiction - Page 12

  • La Zone du Dehors d’Alain Damasio - 2 - Du Dehors et des écarts

     

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    Jackson Pollock, Number 1, 1948 

     

     

    « Les hommes aiment bâtir et se tracer des chemins, d’accord. Mais pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le chaos ? Ça, dites-le moi un peu. J’ai envie de déclarer deux mots moi-même à ce sujet. N’est-ce pas, peut-être que s’ils aiment tant la destruction et le chaos (et il est indéniable qu’il leur arrive d’aimer ça très fort, la chose est là), c’est qu’ils craignent eux-mêmes instinctivement d’atteindre leur but et d’achever le bâtiment qu’ils sont en train de construire ? »

    Fédor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol.

      

    « La puissance du dehors est constituée par un rayonnement cosmique d’ondes, de messages, de musiques que l’écrivain reçoit et répercute comme un “écho sonore”. Dans ce cas, il se sent médium des voix émises dans l’univers, et c’est évidemment la phénomène médiumnique qui caractérise particulièrement la relation avec les puissances du dehors. »

    E. Morin, Le vif du sujet.

     

     

    Reconquérir le Je, disions-nous – ou le Soi, si l’on préfère. Celui-ci, cependant, a besoin pour exister de se différencier de l’autre, et, dans l’ontologie damasienne, d’être lié aux autres, or le système cerclonien, qui encourage le narcissisme et l’individualisme, disjoint plus qu’il ne lie :

     

    « Connectés à nous-mêmes, nous plongeons en apnée dans notre intériorité pour trouver à nos problèmes une solution qui n’existe qu’hors de nous, à l’air libre, dans ce qui nous arrache et nous excentre. L’individualisme ne fait qu’amplifier ce repli maladif, cette peur du mal connu, du “pas de chez nous” puis du “pas comme moi”, de l’étrange puis de l’étranger, jusqu’à redouter le tout proche, avec lequel on n’ose désormais partager ses désirs et ses flux. » (p. 97)

     

    Le lien, donc. Il y a déjà, dans La Zone, une belle tentative de narration polyphonique. Les changements de narrateur sont introduits par le signe  « > », nous rappelant les échanges sur les messageries instantanées, et donnant l’impression de passer d’un champ de vision à un autre, au travers, par exemple, d’un écran de télésurveillance… L’inflexible engagement de Capt, la révolte humaniste de Kamio, le radicalisme de Slift, donnent une vision plurielle de la Volte, qu’on peut dès lors considérer, selon le point de vue, comme un mouvement politique, comme un idéal utopique ou comme une organisation terroriste – elle est tout cela. Et comme La Horde, La Zone est entièrement écrit à la première personne, comme si l’usage du Je était pour Alain Damasio le seul moyen, absolument le seul, d’établir un lien charnel entre son lecteur d’une part, et l’univers, les personnages par lui créés d’autre part. Mais Capt en reste le principal protagoniste, en même temps que le premier narrateur. Il capte – naturellement ! – l’attention, au détriment des autres voltés ou simples Cercloniens qui donnent alors l’impression de graviter autour de lui. La Zone du Dehors réussit à nous faire appréhender le mouvement volutionnaire sous différents angles, incarnés par ses leaders, mais peine à le faire vivre pleinement, autrement que comme une extension de Capt lui-même. Ici le mouvement, ou nomadisme – autre grand thème damasien – l’emporte largement sur le lien.

     

    Le Je doit également – c’est l’enjeu de ce roman – pouvoir s’articuler avec un ailleurs : en l’occurrence, le Dehors (« Les mêmes mouvements lient le plus profond de ton ventre au plus lointain des forces qui font l’univers et qui, puisque tu vis à corps ouvert, peuvent te traverser – et toi les capter, te composer avec, accroître ta puissance d’être libre. Ton corps vit, échange. », disait un passage de la première édition du livre, supprimé de la version éditée par la Volte en 2007). Que signifie vraiment ce titre, la « Zone du Dehors » ?… Puissance de la métaphore. Prenons d’abord connaissance des réflexions de Capt, le principal intéressé.

     

    « Qui pouvait dire “Mon Dehors” ? Personne. Sauf à rire. […] Trop immense, trop changeant, trop violent : ingérable. Une vraie sauvagerie de rocs, d’éclats d’aérolithes et de cratères brisés à coups de météores, avec des dalles saignées au sable sec, des collines brutes striées au râteau des vents cosmiques et, face au ciel, les crêtes, déchiquetées d’ammoniac et de gel. Espaces perdus… […] La définition la plus claire que les pouvoirs avaient finalement donnée au Dehors tenait en ce mot : Zone. Et ce mot était le grand sac qui enveloppait tout, qui ne cherchait surtout pas à décomposer cette complexité mouvante de formes et de forces qui, au reste, faisait peur.La Zone du Dehors, c’était simplement ce qui n’était pas Cerclon : un non-Cerclon, si l’on voulait. Un non-lieu… un non-lieu pour tous les délinquants, les tueurs et les fous furieux. Pour tous les voltés dont j’étais. » (p. 24)

     

    On reconnaît là une allusion – comme tout le roman sans doute, mais nous laisserons les philosophes de formation se pencher sérieusement sur la question – à la « pensée du dehors » de Foucault (initialement réservée à la littérature et à Blanchot), dont Deleuze a fait une pensée nomade. Le Dehors : un monde chaotique, instable et sans sujet, non-lieu purement hors norme, tempétueux, tordu par ses potentialités, qui précéderait le savoir. Le Dehors, qui est l’en-dehors des normes, crée un écart au sein de la société de contrôle, et c’est cet écart, plus que le Dehors lui-même, qui est au cœur du roman (sans doute pourrait-on rapprocher le Dehors de Damasio, qu’on ne peut théoriquement pas nommer puisqu’il est en-dehors de toute connaissance, de la « différance » de Jacques Derrida). Capt poursuit :

     

    « Le Dehors, c’est l’intime vent, court, vif, qui flue au fond de nos tripes. Il circule en nous, il serpente entre tous nos atomes de matière, accélère, décélère, jaillit, donne du rythme, agite ! Et la matière cherche à le calmer, à le mettre en cellule, veut le bloquer, le fait buter. Elle fixe. Elle assigne. Si elle bouge, c’est comme le sang, par les réseaux établis. Alors que le Dehors, qui vient de nulle part, eh bien va partout, court-circuite les réseaux, il lie ce qui ne l’a jamais été : les reins aux seins, la bouche aux mains, les mains au monde… Il nous aère. » (p. 30)

     

    Métaphoriquement, le Dehors serait donc voisin de l’âme, de ce qui fait que nous ne sommes pas des machines de chair, mais des êtres (Damasio développera cette idée dans La Horde du contrevent, avec l’invention des « vifs »). Le Dehors anime ce qui, sans lui – mais ceci, comprenez-le bien, est pure vue de l’esprit, car il n’y a pas de « sans lui » – resterait inanimé. Dans le roman, on le voit, cohabitent deux visions antagonistes d’une même réalité. À première vue, la « Zone » et le « Dehors » désignent un même territoire parfaitement localisé, tout simplement l’extérieur de Cerclon, désert, à l’abandon, néfaste pour l’organisme. Mais si la Zone inquiète, symbolise l’autre, l’étranger, le milieu hostile – elle est le point de vue des normés –, en revanche le Dehors (qui en science-fiction comme en fantasy a déjà trouvé d’innombrables formes) attire, il symbolise pour les voltés un espoir, un idéal – nous allons y revenir dans un instant.

     

    À propos, qu’est-ce, au juste, qu’une « zone » ?... Le terme désigne généralement un territoire soumis à l’armée ou à un régime particulier, sur le plan administratif, économique ou légal, ou bien, par extension, un faubourg caractérisé par un habitat misérable, une banlieue industrielle, mal aménagée, d'une grande agglomération urbaine, ou encore un périmètre de « non-droit ». Elle évoque donc les marginaux, les délinquants, un « non-lieu » aux franges de la civilisation, un espace dangereux, ou menaçant… Mais la zone, c’est aussi un domaine abstrait à l'intérieur duquel se développe une activité mentale ou psychologique : zones sombres, zones claires de la conscience ; zone de rêve, de tristesse ; zone floue de la mémoire… Enfin, la zone peut désigner une classe, une catégorie (par exemple : « une œuvre “de seconde zone” »), et donc, chez Damasio, faire référence au Clastre évoqué plus haut, habile fusion de « classe », de « caste », et, bien entendu, du verbe « castrer » (sans oublier le cadastre déjà évoqué) : les clastrés, pour les voltés, ne sont-ils pas émasculés, désespérément mous, amorphes, aussi mornes que normés, maintenus artificiellement en vie comme les larves humaines exploitées par les machines dans Matrix ?...

     

    Maintenant, revenons à notre Dehors, autour duquel s’orbite le roman. Pour dire les choses le plus simplement possible, le Dehors, c’est l’extérieur, c’est l’Autre – perçu non plus comme un alien mais comme une richesse potentielle –, le voyage, le rêve, lafolie. N’en restons pas aux lieux communs. Le Dehors : ce qui n’est pas , mais qui rend tout possible. Ce n’est pas tant un lieu en effet, comme l’expliquait Capt plus haut, qu’un non-lieu où alimenter ses désirs. Pour les héros damasiens, l’« autre côté  », le Dehors de La Zone (ou l’Extrême-Amont de La Horde), c’est l’espace de l’imagination, de la liberté, la terra incognita qui échappe, ou pas, disons qui peut échapper à la raison, et confère un sens renouvelé à la vie (on ne croit d’ailleurs pas si bien dire : la suite du poème de Paul Éluard cité dans la Tour d’Ær de La Horde, « la Terre est bleue comme une orange », aurait révélé à Oroshi que les mots ne mentent pas…). Ce Dehors, ici opposé à la société de contrôle panoptique de Cerclon, n’est rien de moins que l’en-dehors des normes – et qui, en un sens, les contient –, et l’écart qu’il crée avec l’empire du Normal devient l’excès pur, la subversion, seule susceptible d’ouvrir la voie au changement radical du « Dedans » (car bien entendu, tout dehors suppose un Dedans, qui n’est toutefois que celui du Dehors ou, selon Deleuze, son pli, « comme si le navire était un plissement de la mer », comme l’écrit celui-ci dans son Foucault…). Si Capt, conduit devant le Président, refuse la tentation du pouvoir, ce n’est pas par quelque faiblesse congénitale de la pensée de gauche (étant bien entendu que la social-démocratie n’a rien à voir avec la gauche) qui piquerait des deux dès qu’il s’agirait de se prendre le réel en pleine poire, c’est plutôt qu’il ne saurait se satisfaire de la subrogation d’une norme par une autre, d’un ordre par un autre, quels qu’ils soient. La pensée du dehors est une pensée des écarts. Au temps de l’aboulie généralisée, le Dehors est cet espace de liberté qui subsiste au-dessus de la social-démocratie et de ses lois, innombrables, de ses statistiques et de ses règles sociologiques qui régentent la vie des citoyens – à ce titre, et en tant que pur Dehors comme « hors norme », il est toujours la cible du pouvoir (le remplacement des noms personnels pour des codes n’en est qu’une des manifestations les plus visibles), en même temps que son moteur : chaque nouvelle loi suppose sa transgression, un écart que vient combler une nouvelle loi, qui elle-même crée un nouvel écart, et ainsi de suite... Autrement dit si le Dehors est un non-lieu, il a en revanche toujours lieu, sous la forme de l’Écart. La Zone du Dehors est alors la confrontation d’une peur, d’une mise au ban – symbolisée par le Cube, sorte de dedans du Dedans –, et d’un espoir, d’un idéal du hors-norme dont la réalisation, d’ailleurs impossible, importe moins que le mouvement qu’il suscite – l’Écart. Dans Stalker d’Andrei Tarkovski, la Zone n’est-elle précisément ce non-lieu où le désir, la quête d’un idéal, valent davantage que leur assouvissement, leur achèvement ? La Zone du Dehors, c’est donc la conquête des marges, le creusement des écarts, contre les forces nihilistes des sociétés sécuritaires.

     

    Ce que nous dit le roman, son ontologie, très simple au fond, au-delà même de son discours politique, c’est que le sujet ne peut se construire, ne peut être, que si son univers visible, son Dedans, s’articule à un Dehors absolu. Vivre, c’est être en mouvement, c’est « vagabondir », opérer des écarts. Les voltés cherchent avant tout à se prouver qu’ils ne sont pas de simples goupilles d’orgue, mais bien des hommes doués de déraison. Jusque là, tout va bien. Mais sans doute touchons-nous là à leur tragique erreur, celle qui a suscité tant de commentaires : le Dehors, non-lieu abstrait sans lequel le Dedans serait un lieu mort et routinier seulement peuplé d’automates, ne saurait être investi, de quelque manière que ce soit. Rappelons l’évidence : le Dehors est toujours dehors. La difficulté d’interprétation du roman est que le Dehors cerclonien, cette zone inhospitalière, existe physiquement mais ne se superpose pas au concept qu’il métaphorise. Y fonder une Anarkhia, à cet égard, est absurde : même à l’extérieur de Cerclon, les voltés sont toujours au-dedans – ils en font d’ailleurs rapidement l’expérience, rattrapés par les anciens diagrammes. La construction d’Anarkhia n’a de sens que si elle n’impose aucun ordre nouveau, que si elle est sans cesse remodelée par un Dehors souverain – et c’est ainsi que la conçoit Capt, trop naïf pour comprendre que telle entreprise est vouée à un effondrement semblable à celui de Cerclon. Le parallèle est discrètement suggéré par l’auteur lui-même, « Anarkhia I » renvoyant inévitablement à « Cerclon I » par leur chiffre, mais aussi par leur histoire (Cerclon aussi a été conçu comme une utopie, en réaction au désastre terrien).

     

    *

     

    Voyons à présent comment cette dialectique du Dehors est interprétée en termes politiques. La Volte, donc, veut libérer le peuple du joug de sa mollesse universelle, libérer l’énergie des hommes, où qu’elle se trouve. Sa profession de foi se décline en quatre points fondamentaux :

     

    1. La liberté inconditionnelle des forces de vie ;

    2. La volonté de créer ;

    3. L’exaltation de la multiplicité des pensées, des perceptions et des sentiments donc du non-conforme, du hors-norme et du subversif qui en sont la condition ;

    4. La vitalité.

     

    Mais si La Zone du Dehors est bien le récit d’un combat, l’affirmation d’une volonté – celle de semer la révolte –, celle-ci reste néanmoins négative, ou du moins dirigée contre la perfection empoisonnée du système – symbolisée par le cercle de Cerclon, et par le terrible Cube, cette incroyable déchetterie cosmique –, contre la narcose sociale. Comment, en vérité, pourrait-il en être autrement, étant donné qu’elle se situe par rapport au Dehors, dont nous avons dit qu’il n’est, par nature, jamais atteignable ? La Volte prétend certes encourager les forces de vie, la création. L’Écart. Capt, comme Alain Damasio, veut surtout « inventer ce que vivre peut être ». Vivre : c’est-à-dire métamorphoser le Dedans par le Dehors – rompre la routine mortifère. Les armes de la Volte ? La parole. Le contact direct avec les habitants, pourtant assez hostiles à leur égard – mais trop mous pour leur tenir tête – ; les « Clameurs », ces petites boules enregistreuses, dissimulées dans le paysage urbain, qui diffusent bribes poétiques ou messages politiques à l’approche des passants ; ou encore, le « concerto philosophique » cité plus haut, sans doute irréalisable car sa forme même, qui suppose la participation à parts égales du professeur et des élèves, exige de ces derniers la connaissance préalable de son contenu… Cet épisode résume à lui seul la limite du système damasien, qui fait mine de croire qu’il est possible de bâtir quelque chose en faisant table rase des fondations (et en oubliant que la nature humaine n’obéit jamais aux schèmes préétablis). C’est, encore une fois, négliger le fait que le Dehors n’a de sens que combiné avec le Dedans – aller de l’avant, faire bouger les lignes, oui, mais sans pour autant détruire ce qui fut construit. La philosophie des marges, ou philosophie du Dehors défendue par Capt n’est pas sans rappeler la « littérature des poubelles » (ou des réseaux, ou des filières) d’Antoine Volodine (cf. Lisbonne dernière marge, éditions de Minuit), qui s’oppose bien évidemment, dans son univers post-exotique, à la littérature officielle. Ah ! S’il ne s’était agi que de littérature (mais pour Foucault, la littérature a cessé d’être subversive depuis Blanchot)… Les actions les plus spectaculaires de la Volte, cependant, éloignée de toute expérience poétique, sont incontestablement concrètes, et violentes : il y a d’abord ces lames acérées qui, placées sur des portes automatiques, déchiquettent les jambes d’une petite fille (le fait qu’elle soit bourgeoise excuse-t-il cet acte odieux ?) ; il y a ensuite le sabotage, à grande échelle, d’une immense fête où tous les porteurs d’implants cérébraux sont durement touchés ; il y a, enfin, la désastreuse prise d’assaut de la tour d’holovision. La Volte est certes animée par des forces positives – puiser au Dehors de quoi transformer les rapports de force –, elle voudrait construire, mais elle ne sait que déconstruire. Son dessein avoué : « intellectrocuter » les masses, réveiller les consciences, fonder une communauté anarchiste « à côté » des pouvoirs. Creuser les écarts. Capt (« Sartre » en russe, nous apprend Damasio dans notre entretien pour Galaxies !) est l’écrivain engagé, à la fois poète et prosateur, pour qui la parole est action, celui par qui souffle enfin, sur Cerclon, le contrevent de la révolte (la « rêve-volte »), ou plutôt, de la volte, et de la liberté individuelle. Capt et ses compagnons ne se veulent pas tant ré-volutionnaires – avec ce que cela comporte de réaction à une situation subie –, que « volutionnaires ». Ils souhaitent s’affranchir d’un système, ne plus lutter contre lui (leur V n’est pas celui de Vendetta), non plus détruire, mais proposer un nouveau monde. Mais construire en-dehors des pouvoirs et des normes, n’est-ce pas simplement en créer de nouveaux ? N’est-ce pas rester au-dedans, toujours aussi loin du Dehors qu’auparavant ? Capt :

     

    « Il n’y a pas d’aliénation ! Ce n’est pas le critère qui décide de la valeur des vies qu’on mène. Le vrai critère, c’est la vitalité. C’est être capable de bondir, de s’arracher sans cesse à soi-même pour créer, s’accroître, devenir autre, et autre qu’autre, sans cesse. Sentir le neuf. “Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant”, a dit Artaud. Je voudrais bâtir un monde qui sente la bombe cuite et le vertige de vivre – et que vous le bâtissiez avec nous… » (p. 448. Notons que le « nous » était initialement un « moi », dans l’ancienne version…)

     

    Voilà qui est gênant. S’agit-il, une fois pour toutes, de s’installer ailleurs, ou bien, où que l’on soit, de sentir la bombe cuite et le vertige comprimé ? S’agit-il de se donner l’illusion d’habiter un Dehors, ou bien, par un combat de tous les instants, de créer des écarts avec Cerclon ? Même si Capt finit par fonder Anarkhia, nous avons vu plus haut qu’il n’a, au fond, jamais cessé de lutter contre un système jugé – non sans raison ! – oppressant, et qu’il lui importe moins de fonder une société idéale, que de ruer dans les brancards. La désintégration finale du symbole du pouvoir cerclonien par les voltés n’est évidemment pas fortuite, à la fois signe fort adressé aux Cercloniens, et confirmation de la nature destructrice du groupuscule. La Zone du Dehors s’achève ainsi par un anéantissement (tandis que La Horde, nous le verrons, beaucoup plus subtile, ouvre sur une (re)naissance). Au-delà des utopies en effet, « Le monde a une réalité. C’est d’elle qu’il faut partir, non d’un modèle idéal qu’il s’agirait d’approcher au plus près. Le monde est. Le monde est ce qu’il est. » (p. 292) C’est que, en bon deleuzien, Alain Damasio ne conçoit pas la gauche comme autre chose qu’un permanent « devenir minoritaire », pour reprendre la formule du philosophe, une force d’opposition et non de pouvoir. Repensez à ce que nous écrivions plus haut, à propos du Dehors. Anarkhia, qui est à Capt ce que l’Eldorado était à Aguirre, est une aberration : le Dehors ne saurait être habité – il est toujours, par nature, au-dehors de tout. Cette confusion pourrait bien être à l’origine du malaise provoqué, à la lecture, par les agissements de la Volte. Affirmons-le : la Volte, bien qu’elle s’en défende, est assurément un groupe terroriste, qui à un nihilisme en oppose un autre.

     

    Quoi qu’il en dise, Capt, dont l’idéal d’autodétermination et d’autodifférenciation s’incarnera en Caracole dans La Horde, se perçoit malgré tout comme un aliéné par la faute de ses serviles concitoyens. Mais aliéné, il l’est seulement au sens où l’entendait Artaud, c’est-à-dire (et Capt, comme Damasio, n’ignore pas ces mots) « un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain » (Vang Gogh le suicidé de la société). D’une idée supérieure de l’honneur humain à une opposition entre hommes supérieurs et sous-hommes, il n’y a qu’un pas qui, s’il est franchi, peut mener à de meurtrières extrémités – au terrorisme. Dans Généalogie de la morale, Nietzsche écrit :

     

    « […] et nous trouverons que le fruit le plus mûr de l’arbre est l’individu souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même, l’individu affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supra-moral (car “autonome” et “moral” s’excluent), bref l’homme à la volonté propre, indépendante et persistante, l’homme qui a le droit de promettre, – celui qui possède en lui-même la conscience fière et vibrante de ce qu’il a enfin atteint par là, de ce qui s’est incorporé en lui, une véritable conscience de la liberté et de la puissance, le sentiment d’être arrivé à la perfection de l’homme. » (F. Nietzsche, Généalogie de la morale, deuxième dissertation – La « faute », la « mauvaise conscience » et ce qui leur ressemble, in Œuvres, R. Laffont, « Bouquins », 1993, pp. 804-805)

     

    Voilà qui ferait une épitaphe idéale pour Capt – l’existentialiste, le captain, celui qui devient malgré lui le héros de « Capturez Captp », un programme de « virtue » (un jeu en réalité virtuelle, un peu l’inverse de la virevolte), où celui-ci est désigné comme l’ennemi numéro un – qui, comme Nietzsche, témoigne d’une haute conception de l’homme, si haute en vérité, si noble qu’elle en devient littéralement dangereuse – jusqu’au terrorisme. Et en effet, Capt et la Volte (séparée de ses éléments les plus modérés, que les voltés appellent la Molte) adoptent une posture d’authentiques terroristes, certes moins aveugles, moins nihilistes que les djihadistes d’Al-Qaida, mais néanmoins violents, fermement décidés à imposer au troupeau leur point de vue de moutons noirs… On trouve en effet dans La Zone l’idée extrêmement dérangeante, liée ici à l’interprétation damasienne du Surhomme nietzschéen – nous y reviendrons posément à propos de La Horde –, que le terrorisme serait plus vivant, plus vif, que les zombies de la société de consommation. Mais par chance Alain Damasio prend soin de ne jamais faire de Capt un messie qu’on suivrait aveuglément. Au moins ses personnages, loin de se prononcer en faveur de « tous les fanatismes » comme a pu le faire un Nabe, gardent-ils en toute circonstance leur indépendance d’esprit. Ne pas oublier : si l’individu est effectivement conscience constituante du monde, il n’en fait pas moins partie intégrante… On n’est jamais vraiment dehors.

     

    *

     

    L’échec majeur de cet impressionnant premier roman réside dans son excès de discours. À trop vouloir parler du Dehors, Alain Damasio a omis de s’y confronter lui-même. La Zone du Dehors ressemble trop à un essai avorté, mis en fiction, pour que la magie opère. C’est brillant, intellectuellement riche, et ambigü à souhait, mais lui manque ce supplément d’âme qui fait d’une œuvre comme La Horde du contrevent une fenêtre ouverte sur l’invisible. Restent tout de même quelques passages, superbes, ayant tous trait soit au Dehors, soit au Cube, les deux grandes métaphores de ce roman. Ne revenons pas sur le Dehors, largement évoqué en ces pages. Le Cube, lui, déchetterie ultime de la Radzone où Capt, plongé dans un enfer radioactif où le temps semble aboli, purge sa peine – avant d’en sortir en Christ ressuscité –, est un anti-dehors, lieu sans horizon, avec lequel nul ne peut composer. L’autre Cube, à Cerclon, où siègent les ministres, en est le reflet lisse, poli, imperméable aux tourments du monde extérieur, sans la moindre connexion avec le Dehors : le désir, l’imprévu, y sont exclus, remplacés par le Terminor et ses toutes-puissantes statistiques. Les espaces inhospitaliers mais ouverts du Dehors d’un côté, l’espace clos des deux Cubes de l’autre, constituent les deux pôles dialectiques du livre (désir, devenirs / raison du plus grand nombre, empire de la division), tels que nous les avons précédemment explorés. Quand au discours se substitue l’image poétique, quand l’idée est métamorphosée, quand Alain Damasio quitte enfin le domaine balisé de l’explicite et de ses slogans pour s’ouvrir à l’infini de la création d’univers, alors le texte déploie une autre dimension.

     

     

    « Bon, et la volonté, le diable sait de quoi… »

    Fédor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol

     

     

    Pour lire la première partie, cliquez ici

     

  • La Zone du Dehors d’Alain Damasio - 1 - Surveiller et punir

     

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    « Believe me when I tell you we know who you are - information, (in formation), violation !

    Just do as I say don't question don't make wave - information, (in formation), violation ! »

     

    Pitchshifter, Gatherer of data

     

     

    Au printemps 2007 paraissait non sans mal, et au compte-goutte, l’ultime numéro de la défunte revue Galaxies (bonne nouvelle : le premier numéro de la nouvelle revue – qui conserve le même nom – doit sortir en mai 2008 sous la direction de Pierre Gévart). Or ce numéro 42, que seuls quelques abonnés ont pu parcourir, proposait un dossier central consacré à l’auteur de La Horde du contrevent, Alain Damasio, dont je ne cesse, depuis plusieurs années (par exemple ici, chez le Stalker), de louer un talent et une ambition hors du commun. Outre la nouvelle déjà commentée en ces pages, « So phare away » (lire aussi le texte de Bruno Gaultier sur Systar), ce dossier comprenait aussi une interview de l’auteur par votre serviteur, ainsi qu’un article dont je vous propose à partir d’aujourd’hui une version in extenso, remaniée et scindée en deux textes (l’un pour la très foucaldo-deleuzienne Zone du Dehors, l’autre pour la fort deleuzo-nietzschéenne Horde du contrevent), eux-mêmes divisés en deux parties afin d’en faciliter la lecture. Quatre billets, donc, pour arpenter comme jamais l’univers singulier du hordier, Alain Damasio.

     

     

     

    « Ici régnait l’espace, le désert minéral sans bordure, une immensité qui ne prenait humaine dimension que par la trace, précaire, des pas – et le mouvement. Arpenter. Vagabonder, bondir, vagabondir pour exister ! »

    Alain Damasio, La Zone du Dehors

     

    « un dehors plus lointain que tout monde extérieur [...] dès lors infiniment plus proche »

    Gilles Deleuze, Foucault

     

     

    « Voilà le grand paradoxe : la recherche du fondement de l'imaginaire conduit au réel, mais la recherche des fondements du réel conduit à l'imaginaire. » remarquait Edgar Morin dans Le Vif du sujet (Seuil, 1969, p. 347). Ce « grand paradoxe » pourrait être celui d’Alain Damasio, dont La Horde du contrevent, son deuxième roman et – déjà – son chef-d’œuvre, est une véritable parabole– de quoi, nous le verrons –, subtil tressage de concepts philosophiques, spirituels, métamorphosés en grand récit d’aventures, en fictions qui, pourtant, renvoient souterrainement à notre expérience du quotidien. Mais Alain Damasio n’y verrait sans doute aucun paradoxe, lui qui dans une interview en ligne affirmait que « l’Imaginaire amène au fond une chair qui finit toujours par produire ses propres os. » De quoi cette chair est-elle faite ? Quelle « qualité d’os » peut-elle bien produire ?... Comment y faire fluer un sang neuf, sans cesse renouvelé ? C’est ce que nous allons nous efforcer ici de comprendre, de La Zone du Dehors, son premier roman, à La Horde du contrevent. Face aux livres d’Alain Damasio, à leur souffle inouï qui n’a rien à envier à ceux du Seigneur des Anneaux ou d’Hypérion, l’exégète est tenté de s’effacer, de laisser parler la voix de cet auteur unique, sans équivalent dans la littérature française contemporaine. A contrario, chaque page de La Zone du Dehors, et à plus forte raison de La Horde du contrevent, pourrait faire l’objet de passionnantes analyses thématiques ou structuralistes. Plus modestement, sans nous interdire – autant vous prévenir – de déroger à la règle qui voudrait que ne soit pas déflorée l’intrigue d’une œuvre, nous allons nous contenter d’indiquer des pistes de lecture, de livrer quelques interprétations – parfois très personnelles –, de mettre en lumière sa singularité, bref, de montrer en quoi l’œuvre d’Alain Damasio, grand créateur d’univers, est l’une des plus excitantes que la littérature française nous ait données depuis bien longtemps.

     

    Avant de nous plonger au beau milieu des voltés et autres hordiers, une petite précision s’impose. Si La Zone du Dehors est un authentique roman d’anticipation, La Horde du contrevent en revanche ne relève pas de la science-fiction stricto sensu... S’agit-il, pour autant, de fantasy ? Pas exactement, puisque nous nous trouvons plutôt dans une réinterprétation de notre monde, une transposition poétique, métaphorique, avec les armes de l’imaginaire, de questions philosophiques essentielles de notre temps, à savoir : qu’est-ce que vivre ? Comment, aujourd’hui, rester vivant ?...

     

    *

     

    En juin 1999 paraissait aux éditions CyLibris, en deux tomes (Les Clameurs et La Volte), un remarquable roman de politique-fiction, La Zone du Dehors. Rééditée en 2007 dans une version révisée par l’auteur aux éditions la Volte (dont le nom est tiré du livre), cette œuvre explosive, très largement inspirée par Surveiller et punir (pour l’organisation de Cerclon) et par le Foucault de Gilles Deleuze (pour la pensée du dehors des voltés), était déjà, cinq ans avant La Horde, d’une grande richesse thématique – même si le discours (politique, philosophique) se fait parfois trop envahissant –, et témoignait de l’intérêt majeur que porte Alain Damasio au style, pour lui primordial (le style – autant dire la voix singulière de l’auteur –, trop souvent relégué au second plan, en science-fiction comme ailleurs, – comme si raconter une histoire ou extrapoler les découvertes scientifiques ne nécessitait pas la même attention formelle, ou comme si nos auteurs se contentaient du talent, oubliant leur aspiration au génie), comme il s’en explique dans notre entretien (cf. Galaxies n° 42).

     

    2084, tout juste un siècle après le déroulement du plus célèbre roman de George Orwell. À Cerclon, parcelle rendue artificiellement habitable d’un satellite de Saturne, la vie des colons rescapés des guerres nucléaires qui ont ravagé la Terre est parfaitement réglée par le totalitarisme soft de l’idéal démocratique... Cerclon (Enfer climatisé constitué de sept secteurs circulaires entourant un disque central) est un modèle d’utopie et de société des loisirs, où égalité des chances, confort matériel, sécurité et bonheur sont garantis par le Clastre, un système transparent de classement des citoyens selon leur personnalité, leur exemplarité civique et leurs compétences (on pense à l’évaluation des habitants par leurs voisins dans Simulacres de Philip K. Dick). Du résultat des tests, renouvelés tous les deux ans, dépend non seulement votre emploi, votre rémunération, mais aussi votre identité même : chacun se voit attribuer un code, le plus souvent imprononçable, de une à cinq lettres, qui remplace son nom aux yeux omniprésents de l’administration et, par extension, des administrés… L’autre grande innovation de Cerclon est architecturale et technologique : d’innombrables drones et caméras, la transparence des murs et les tours panoptiques assurent préventivement la surveillance et la sécurité. La première conséquence de cette organisation, paradis de la norme et du politiquement correct, est l’annihilation des énergies et des volontés. Bénéficiant de tous les conforts domestiques, d’injections de bonheurs artificiels et d’une totale prise en main de leur vie par les pouvoirs publics, les Cercloniens deviennent, à tous points de vue, des faibles, des mous, des assistés – un troupeau aveugle. Cerclon est une gigantesque unité de soins palliatifs dirigée par un président cynique et, surtout, gérée par le Terminor, un puissant ordinateur central. Cette apathie, cet endormissement des sens et de l’intellect, écoeure la poignée d’opposants réunis sous le nom de la Volte. Leur but : par tous les moyens, électriser les consciences !... Redonner souffle et vitalité aux Cercloniens !... Briser leur servitude volontaire !... En un mot : résister ! Les voltés luttent, parfois à mort, pour promouvoir leur conception libertaire du monde – symbolisée par les grands espaces hostiles du Dehors, surface plus ou moins inhabitable et bombardée d’astéroïdes qui entoure Cerclon. Qualifiés de terroristes au moindre incident, l’universitaire Captp (dit Capt), lecteur assidu de Nietzsche et Foucault, sa petite amie Bdcht (dite Boule de Chat), Kamio le peintre, Slift le fonceur (alias le Snake) et leurs compagnons du Bosquet – les cinq meneurs du mouvement – vont radicaliser leur action pour saborder un pouvoir démocratique mais froidement ubuesque et, enfin, donner corps à leurs idéaux. Bravant le risque d’être condamnés au Cube, monstrueux jumeau du cœur du pouvoir politique, effroyable bloc où sont compactés tous les déchets, y compris radioactifs, des sept millions de Cercloniens, où chacun projette ses rêves et ses peurs (une Zone dans la Radzone…), les voltés n’hésiteront pas, pour parvenir à leurs fins, à recourir à la violence…

     

    Cerclon, c’est zéropolis – « la nullité qui fait nombre », écrivait le philosophe Bruce Bégout à propos de Las Vegas. C’est l’État Unique de Nous autres de Ievgueni Zamiatine dont D503, le narrateur, constatait : « L’idéal […] sera atteint lorsque rien n’arrivera plus ; malheureusement… » (Gallimard, « L'Imaginaire », 1971, p. 36), c’est donc un peu la fin de l’histoire humaine, de ses horreurs comme de ses beautés. Cerclon, c’est une société dévitalisée, désenchantée (ou aux enchantements rigoureusement encadrés), sans valeurs transcendantes, où le « bonheur », tel que défini et imposé par la social-démocratie – un bonheur de boy-scouts, lisse, hygiénique, aimable –, est méticuleusement normé. Cerclon, c’est la version moderne, bien-pensante, soi-disant libérale, moins policière que policée, de l’asservissement du peuple par Big Brother dans 1984 – dont il ne faut jamais oublier qu’il ne sert qu’à masquer l’horrible vérité : il n’y a pas d’aliénés, seulement – insistons – des esclaves volontaires, des. C’est Le Meilleur des mondes sans l’eugénisme, soma compris, ou Révolte sur la lune sans autres chaînes à briser que l’inertie des habitants. C’est le cauchemar climatisé du Marcom de Philippe Curval. Une « société de consensus massif » (p. 59). Cerclon, c’est encore, cinq ans avant Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec, l’empire du nombre, le diktat des statistiques et des médias, l’univers du Terminor et de « l’orœil qui a tari l’énergie du toucher, du goût et de l’odeur » (p. 196), l’orœil, ce monstre symbolique enfanté – selon Kamio – par « l’œil et l’oreille copulant » (ibid.). On peut toujours s’en contenter. On peut bander pour les monades urbaines. Absorber les chaînes d’information comme une éponge. Attendre la mort sous perfusion. Mais l’alternative, pour Damasio, existe. Elle a pour nom : vivre.

     

    Capt, le captain et héros du roman, se montre parfois d’une intolérable exigence (certains diraient fanatisme) mais reste animé d’un feu intérieur que nul ne peut éteindre, pas même les déferlements radioactifs du Cube. Capt vomit les tièdes comme il abhorre la soumission de ses concitoyens à l’épais vernis de règles et de lois qui phagocyte tout désir de vivre.

     

    « Ce système n’avait qu’une exigence, qui relevait plus d’un goût supérieur et subconscient que d’un principe : ne se laisser faiblir par aucune de ces considérations morales et pudibondes qu’on appelait “les droits de l’homme”, “les droits de la femme”, “les droits de l’enfant”, “Le respect de la propriété”, “la liberté réciproque”… En clair, tout ce que trois millénaires de judéo-christianisme avaient cumulé dans la conscience clapotante des femmelettes, des retraités et des impotents, qui tous votaient, et qui, trois cents ans après l’invention du robinet en était encore à croire à l’eau sainte des bénitiers et à l’innocence des confessions. » (pp. 47-48, avec une faute au passage…)

     

    Car bien entendu, les Cercloniens sont des êtres civilisés. Ils votent. Ils l’ont choisie, leur sécurité. Ils nous ressemblent !… Mais pour les Voltés, « La démocratie est une médiocratie… – Relayée par une médiacratie… » (p. 439) Médiocratie en effet, tant les talents sont étouffés par le poids des normes officielles. Les dirigeants ne sont pas des forts, mais plutôt les meilleurs d’entre les faibles – les plus « méritants » selon l’ordre mathématique du Clastre. Et médiacratie, puisque toute décision politique – voir le procès de Capt, dont le sort est scellé en direct par les holospectateurs – est motivée par l’impact présumé de sa mise en œuvre sur les médias… Autant dire que la chasse aux voix ne diffère aucunement d’une vulgaire campagne publicitaire. « Mais en quoi faire vendre serait-il différent de faire voter ? » se demande Capt. « Et même de gouverner ? Ne s’agit-il pas toujours, à partir d’une liberté présupposée, d’orienter ses choix ? » (p. 284) Le capitalisme et la démocratie, main dans la main, ont besoin d’une « sociologie des comportements qui soit capable de dégager les principales chaînes émotives ; d’en dresser une typologie fouillée ; d’examiner la mécanique intime des schèmes stimuli/réaction ; de segmenter les tendances sentimentales par âge, sexe, plasticité, réseau relationnel, sociostyles, etc. – tout cela en fonction des stratégies d’impact et des cibles visées. […] Pour finir, d’une gestion probabilitaire qui détermine non seulement les effets prévisibles des stratégies menées […] »  (pp. 284-285) L’homme divisé, l’homme segmenté, l’homme machinisé... La chair, l’âme, traduites en nombres !…

     

    « C’est un lieu commun, écrit Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne expliquée aux enfants, que nous ne sommes pas en 1984 dans la situation promise par Orwell. Le déni est hâtif. On a raison, du moins pour l’Occident, si l’on entend cette situation en un sens étroitement politologique ou sociologique. Mais si l’on fait attention à la généralisation des langages binaires, à l’effacement de la différence entre ici-maintenant et là-bas-alors, qui résulte de l’extension des télérelations, concomitant à l’hégémonie du négoce, on trouvera que les menaces qui pèsent du fait de cette situation, la nôtre, sur l’écriture, sur l’amour, sur la singularité sont, dans leur nature profonde, parentes de celles décrites par Orwell. » Sans parler des réseaux de plus en plus denses de caméras de surveillance, dont certaines, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, rappellent à l’ordre les contrevenants via des hauts parleurs. Ça n’est pas anecdotique ! La Zone, c’est ici, c’est maintenant. Est moins visée par La Zone du Dehors une dictature de type communiste ou fasciste comme l’étaient Nous autres et 1984, que l’évolution présente de nos sociétés « intellectueuses », en lesquelles Alain Damasio voit sans doute la surpuissante expression du biopouvoir selon Michel Foucault, auteur que Capt enseigne d’ailleurs à ses étudiants, à qui il fait lire Surveiller et punir bien sûr, mais aussi La volonté de savoir qui s’intéresse à la « mise en discours » de la sexualité (c’est-à-dire moins à sa prétendue répression, qui pour Foucault n’est qu’une hypothèse, qu’au fait que la société ne cesse de parler de la sexualité et de sa répression ), avant d’étudier – en reprenant les thèses de Surveiller et punir – les liens qui existent entre cette mise en discours et la mise en place de mécanismes de pouvoir propres à la bourgeoisie. Capt et ses amis « volutionnaires », seraient donc animés par la volonté de savoir, tandis que La Horde ferait le récit de la quête d’une volonté pure ou plutôt d’une souveraine volonté de puissance… Les voltés adressent un formidable « Non ! » au monde postmoderne (le « Deviens ce que tu es ! » de la première version du roman s’est d’ailleurs mué aux éditions la Volte en un « Deviens ce que tu hais ! », p. 203, assez sibyllin au premier abord, mais qui nous semble souligner, non sans brutalité, la posture défensive, voire destructrice, de la Volte – car haïr, comme aimer, c’est être encore vivant, c’est déjà agir, c’est toujours devenir…).

     

    *

     

    Les murs cercloniens sont transparents, laissant les intérieurs accessibles aux regards de tous, notamment ceux à ceux des voyeurs et autres délateurs nichés dans les postes d’observation des tours panoptiques de trente étages qui dominent chaque secteur. Alain Damasio hérisse ses textes de tours : La Horde du contrevent a sa Tour d’Ær et les flèches d’Alticcio, les Altermondialistes de la nouvelle « Les Hauts Parleurs » vivent dans la Tour de Leuze, la Tour Borgès, la Tour Guattari, etc., sans oublier les phares de « So Phare Away ». La tour, chez Damasio, peut être métaphore de l’accumulation babélienne, ou tour de guet, ou de résistance, comme en Gondor. Mais revenons à notre Panoptique. Au prétexte du principe de transparence,que nous connaissons bien sans toujours en mesurer la portée, l’intimité n’échappe plus au contrôle. Le pouvoir, cependant, disparaît derrière le Cube, une architecture silencieuse, elle-même dissuasive (« cent mètres d’arête, vingt-six étages au-dessus du sol (un par Ministre), le Terminor et son réseau câblé en dessous, quatre façades de miroirs fumés et un astroport sur le toit »). À l’évidence, tout a été conçu dès l’origine pour que les forces du COP (Code de l’Ordre Public) n’aient pas à intervenir. Prenons les tours panoptiques. Prélevée de son contexte carcéral initial pour être replacée dans un cadre urbain, biopolitique, l’invention du philosophe utilitariste Jeremy Bentham contribue fortement à nous faire considérer la ville (la vie) elle-même comme une prison : celui qui se sait observé – ou plutôt, et c’est là tout le génie du système, celui qui se sait susceptible d’être observé (sous-entendu, par l’œreil) – se sent coupable, tel le pécheur sous le regard de Dieu, et n’a pas d’autre choix que de faire profil bas ! Tout citoyen est un délinquant potentiel qu’il s’agit de débusquer au plus tôt (il suffit d’un œil ou d’une main à découvert sur une image vidéo pour que l’entreprise Défordre identifie vos empreintes rétiniennes ou digitales). Rien de plus simple (et de plus économique !) : le travail du pouvoir « carcéviscéral » est facilité par le zèle de son troupeau et par ses certitudes satisfaites… Capt le théoricien en est évidemment conscient : « Notre démocratie, peut-être que c’est réussi en cela : tout le monde un peu flic, il n’y a plus de monopole réel du flicage. Mais tout le monde si modestement, si petitement, que personne n’est vraiment à abattre – mais personne ne sent vraiment bon non plus. » (p. 31). Quant à ces « délinquants », il ne s’agit jamais que d’individus fichés, surveillés pour leurs activités légèrement différentes de la norme – et qui dit fichés, dit peu enclins à récidiver…

     

    Mais la peur, la culpabilisation et l’inévitable nouvel ordre moral qui s’instaure inévitablement ne sont pas les seules conséquences de la social-démocratie panoptique. À un niveau plus symbolique, c’est l’individu qui est menacé dans son indivisibilité même (le « crime parfait » selon Jean Baudrillard), comme Capt et ses élèves le prétendent au cours d’un beau et naïf concerto philosophique (avec contrepoint critique, relanceur, vulgarisateur…), dont Maurice G. Dantec s’est peut-être souvenu au moment d’écrire Cosmos Incorporated et Grande Jonction. Clastre rime opportunément avec cadastre : le peuple devient panel, l’individu simple unité cadastrale. Et nos voltés se battent avec ardeur pour reconquérir leur corps, leur âme… Leur Je !

     

     

    Pour lire la seconde partie, cliquez ici.

     

  • Neuromancien et autres dérives du réseau de William Gibson

     

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    2046 de Wong Kar Wai (photographie : Christopher Doyle)

     

     

    « D'une tempe à l'autre
         le sang de mon suicide virtuel
         s'écoule

         noir, vitriolant et silencieux
         
         Comme si je m'étais réellement suicidé

         les balles traversent jour et nuit
         mon cerveau »

     

    Ghérasim Luca, L’Inventeur de l’amour

     

     

    À l’occasion de la sortie de son nouveau roman Code source (Spook Country, éd. Au Diable Vauvert), suite annoncée d’Identification des schémas, je suis revenu pour le site ActuSF sur les premières œuvres de William Gibson, rééditées par J’ai lu en grand format en octobre dernier. Dès Neuromancien, le lecteur de Gibson est confronté à un style dont la poésie elle-même, certes indéniable – surtout en anglais –, est phagocytée par l’emprise de la technique, toute puissante. Son écriture n’est en effet que le reflet d’un monde réifié, d’où Dieu a été chassé. Désenchanté, donc. Ectoplasmique. Et c’est cette contradiction fondamentale – entre fascination et résistance – qui est à l’origine de l’esthétique gibsonienne.

     

    Lire l’article : « Neuromancien et autres dérives du réseau – Note sur la poésie des cyberdécombres »

  • La route de Cormac McCarthy

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    « et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. »

    (Jean 1:5)

     

    En attendant la fin sans cesse ajournée des articles sur La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin et L’Enchâssement de Ian Watson, voici la preuve que je ne me la coule pas douce, avec le site ActuSF, qui regroupe quelques excellentes plumes critiques comme Bruno Gaultier, Éric Holstein ou Jérôme Lavadou. Je reviendrai sur les précédentes chroniques que j’y ai moi-même publiées ; je voudrais aujourd’hui attirer votre attention sur un livre d’exception, dont vous avez forcément entendu parler : La route de Cormac McCarthy. Si les critiques, dans leur immense majorité, ont su communiquer leur enthousiasme et leur vive émotion, ils furent en revanche peu nombreux (citons tout de même Alina Reyes, Juan Asensio…) à tenter d’analyser les véritables enjeux de cette Énéide post-apocalyptique qui doit autant à l’ascétisme littéraire de Samuel Beckett qu’aux grands mythes chrétiens.

     

    Mon article, La route de Cormac McCarthy – Évangile pour la fin des temps, est en ligne depuis quelques jours.

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  • L’Enchâssement de Ian Watson - 2 - Les expériences de Chris Sole

     

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    Illustration : Pierre Clayette (revue Planète N°10 - mai/juin 1963)

     

     

    Le roman de Ian Watson entrelace – enchâsse – trois fils narratifs distincts. D’abord, au Centre Haddon, des enfants sont élevés dans des conditions très particulières, dans le but de décupler leurs capacités à comprendre et à produire des langages artificiels. Ensuite, un anthropologue français relate ses observations au cours d’un séjour chez des indiens amazoniens, les Xemahoa, qui à l’aide de l’absorption d’une drogue locale enchâssent leurs mythes dans un langage spécifique, incompréhensible dans d’autres conditions. Enfin, arrivent sur Terre les Sp’thra, extraterrestres linguistes qui poursuivent une inlassable quête encyclopédique et spirituelle, à la recherche de l’Autre-Réalité. Ils se nomment eux-mêmes les Changeurs de Signes.

     

     

    L’Enchâssement commence donc avec Chris Sole, un linguiste. Sole travaille dans une unité spéciale du Centre Neurothérapique Haddon, hôpital spécialisé dans le traitement des enfants aphasiques. Sole et ses collègues ne soignent personne : ils explorent les limites linguistiques du cerveau humain. Ils ont isolé, dans trois « univers » clos et souterrains, des enfants, orphelins de guerre, auxquels ils ont également administré une drogue, l’ASP (Accélérateur de synthèse des protéines) qui modifie les facultés cérébrales et améliore les capacités d’apprentissage... Dans l’univers « étranger », les enfants sont soumis à de constantes illusions perceptives – comme s’ils étaient dans un tableau d’Escher – ; d’autres, dans un deuxième « univers », assimilent des « langages logiques » ;  dans celui dont il a la charge, Sole apprend à ses jeunes cobayes (car c’est bien de cela dont il s’agit) un langage « enchâssé », sur le modèle des Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel. À Tom Zwingler, mystérieux envoyé du gouvernement à qui les membres du Centre sont sommés de présenter leurs travaux, Chris Sole avance que « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde qui nous a produit. Nous enseignons donc trois langages “artificiels” destinés, en quelque sorte, à sonder les frontières de la pensée. » (p. 52)[1]

    Ici, Sole se réapproprie d’une part certains éléments de la théorie de la grammaire générative de Noam Chomsky, pour qui le cadre universel des structures syntaxiques de toutes les langues serait inscrit en nous dès la naissance (Chris Sole : « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde »), et d’autre part les théories relativistes (Benjamin Whorf) qui à la suite du behaviorisme postulent que le langage serait une (re)construction de la réalité par le sujet (Chris Sole : « qui nous a produit »), selon des mécanismes parfaitement analysables. Selon la perspective behavioriste, l’acquisition du langage s’opérerait par essais, erreurs, sélection, récompenses. Chomsky réfute ces théories :

     

    « […] les conditions taxinomiques de la structure linguistique sont inadéquates et […] l’on ne peut parvenir à la connaissance de la structure grammaticale en appliquant les divers types d’opérations inductives, procédant pas à pas (segmentation, classification, procédures de substitution, cases remplies dans une structure, association, etc.), qui ont pu être développées jusqu’à présent dans la linguistique, la psychologie ou la philosophie. […] Il semble évident que l’acquisition linguistique est fondée sur la découverte par l’enfant de ce qui, d’un point de vue formel, constitue une théorie profonde et abstraite – une grammaire générative de sa langue – dont les concepts et les principes ne sont reliés à l’expérience que de loin, par des chaînes longues et complexes d’étapes inconscientes de type quasiment déductif. Le caractère de la grammaire acquise, la qualité inférieure et l’étendue extrêmement limitée des données dont le sujet dispose, la frappante uniformité des grammaires obtenues, le fait qu’elles soient indépendantes de l’intelligence, de la motivation, de la situation émotionnelle, ces facteurs pouvant avoir une grande marge de variantes – tout cela ne permet pas d’espérer que la structure de la langue puisse être apprise par un organisme qui ne disposerait d’aucune information préalable sur son caractère général. »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 83-84.

     

    (Presque) chaque phrase que nous prononçons étant une combinaison nouvelle de mots, et non la répétition de phrases-types adaptées aux situations, il ne peut s’agir d’un système, aussi complexe soit-il, de réactions à des stimuli. En outre, l’enfant est très tôt capable de formuler spontanément des phrases cohérentes et pertinentes (et l’adulte passe sans difficulté majeure de sa langue maternelle à une autre, apprise plus tard). Par ailleurs, Chomsky postule l’existence d’universaux linguistiques, autrement dit l’ensemble des éléments phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques ou lexicaux, que l’on suppose communs à toutes les langues naturelles. Fort de ces constatations, le linguiste américain cherchera à mettre en lumière une « grammaire universelle », un ensemble restreint d’instructions abstraites différemment déclinées selon les langues, où nous puiserions la structure de nos phrases – non les phrases elles-mêmes, nous y reviendrons –, sans passer par une sélection aveugle parmi une infinité de combinaisons syntaxiquement indéterminées – ces dernières étant d’emblée, sans analyse, jugées incorrectes[2].

    Plus loin, Sole développe les enjeux de son propre projet :

    « – L’enchâssement est un cas spécial de ce que nous appelons les lois de récursivité, ensemble des règles qui permet d’effectuer la même opération plus d’une fois lorsqu’on construit une phrase, de façon à faire cette phrase de la forme et de la longueur qu’on désire. […] Chaque phrase que nous construisons est une création inédite. Cela est proprement le fait des règles de récursivité. Le chien et le chat et l’ours ont mangé. Ils ont mangé du pain et du fromage et des fruits, avidement et gloutonnement. Ces phrases, vous les entendez pour la première fois. Elles sont entièrement nouvelles, mais vous n’avez aucune difficulté à les comprendre. C’est grâce à cette compétence linguistique, à la fois créatrice et souple, inscrite dans notre cerveau. Mais l’enchâssement porte la pensée aux limites du cerveau, ce qui explique le rôle de sonde que nous lui faisons jouer à la lisière… » (pp. 53-54)

    Le principe de l’enchâssement, comme dans la comptine « La maison que Pierre a bâtie », est relativement simple à comprendre. Mais : « […] c’est autre chose d’appliquer l’enchâssement à l’intérieur d’une même phrase : c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Que c’est grammaticalement correct ? C’est vrai, mais on n’y comprend pratiquement rien. Qu’on pousse un peu plus loin l’enchâssement et on en arrive au poème de Raymond Roussel. Les surréalistes ont essayé de construire des machines à lire Roussel. Mais l’appareillage le plus docile, le plus sensé que nous ayons, que nous connaissions, pour le traitement du langage – notre propre cerveau – est, dans ce cas précis, impuissant. » (p. 56)

    Pour vous en convaincre, voici un extrait des Nouvelles impressions d’Afrique :

     

    « Traitement héroïque ! user avec la langue,

    Sans en rien rengainer qu’elle ne soit exsangue,

    Après mille autre fous, les flancs de ce pilier !

    Mais vers quoi ne courir, à quoi ne se plier,

    Fasciné par l’espoir, palpable ou chimérique

    (Espoir ! roi des leviers ! tout oncle d’Amérique

    ((Ce pays jeune encore, inépuisé, béni,

    − Si tard, de nos atlas, vierge il restera banni, –

    Où l’on rafle plus d’or, vingt fois, qu’en l’ancien monde,

    Soit que – l’appétissant a besoin de l’immonde –

    Par cent mille kilos on fabrique un engrais

    Pour ces champs infinis, où, gaillards, le nez frais

    (((Un jour, d’un chien souffrant fait un chien hydrophobe ;

    S’assurer que toujours ce liquide que gobe

    Même le mieux appris entre les nouveau-nés

    Sort de l’ami de l’homme et lui vernit le nez

    N’est pas, prenons-y garde, acte moins nécessaire

    Que : − lorsque l’ennemi se fend d’un émissaire,

    Sur les yeux de l’intrus appliquer un bandeau ;

    − Quand passe un roi, marquer autour de son landau

    Chaque point cardinal par un mouchard cycliste ;

    − Quand, chef de conjurés, des noms ont fait la liste,

    Tout ce qu’on a d’esprit le mettre à la chiffrer ;

    − Pour que l’oiseau pillard hésite à s’empiffrer,

    Meubler d’épouvantails les terres où l’on sème ;

    − Vieux ! ((((pendant notre hiver notre tignasse essaime,

    Tels les rayons plantés dans le soleil vernal

    S’en vont quand il se change en soleil hivernal ;)))),

    S’imposer de fuir l’air ou de porter calotte ;

    − Après avoir sombré de culotte en culotte,

    Mettre en sûr viager l’argent sauvé du club ;

    −Engager le verrou quand c’est l’heure du tub ;

    −Avant de travailler sur une corde raide

    S’armer d’un balancier ;))) »

     

    Refermer les deux parenthèses encore ouvertes (au moins Raymond Roussel a-t-il la bonté de les distinguer par leur nombre !) nous obligerait presque à citer le texte in extenso, de nouvelles parenthèses s’ouvrant à nouveau à la suite de l’extrait… Le texte de Roussel pousse l’exercice jusqu’au cinquième degré (parenthèses à cinq branches). Sole dit vrai : on n’y comprend pratiquement rien – au point, d’ailleurs, que je suis, en ce qui me concerne, incapable de décider si l’enchâssement de Raymond Roussel est du type self-embedding, du type center-embedding[3] ou d’une articulation des deux, même si à première vue, cette « forêt concentrique de parenthèses », pour reprendre les mots de Foucault, ressemble fort à un self-embedding (comme, du reste, cette nouvelle série d’articles, enchâssée dans cette autre série consacrée à La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin, encore inachevée ((elle-même enchâssée dans mon travail au long cours sur Ténèbres de Dario Argento (((qu’heureusement n’enchâsse aucun autre texte))) qui n’attendait plus que ma (re)lecture d’Egard Allan Poe)) mais dont la mise en ligne ne devrait plus tarder) qui simplement excède nos capacités de mémorisation.

    Dès lors, la comparaison de Chris Sole pourrait bien être douteuse. Sole paraît en effet suggérer que nous devrions notre inaptitude à maîtriser un tel langage au fait que celui-ci échappe au cadre préétabli de la grammaire universelle. Cependant, notre objection est presque aussitôt relativisée. Selon Sole en effet, si nous sommes impuissants à appréhender le langage enchâssé, c’est en réalité parce que « […] le traitement du discours dépend du volume d’information que le cerveau peut emmagasiner à court terme. » (p. 56) Dont acte. Il n’est plus question de structure transcendante mais de mémorisation. L’adjonction d’ASP chez ses enfants-cobayes est donc, de ce point de vue, justifiée : en augmentant leurs capacités cérébrales, Sole entend ramener l’enchâssement dans le périmètre de leur entendement - ou plutôt étendre ce périmètre pour y circonscrire l'enchâssement. Poursuivons : « Mais cette forme permanente n’est pas fonctionnelle pour chaque mot isolé. Le souvenir de la signification essentielle suffit à nos besoins. On a ainsi un premier niveau d’information, celui des mots qu’on utilise effectivement, à la surface de l’esprit. Et un second niveau, permanent, profond où s’enchevêtrent, en associations d’idées, des concepts hautement abstraits, organisés en réseaux et en nœuds, comme un filet. Entre ces deux niveaux se trouve le plan du discours engendré par les idées. C’est là, dans cette zone intermédiaire, que sont inscrites les règles de ce que nous appelons la grammaire universelle. Nous la disons universelle parce que ce plan du discours est une pièce essentielle de la structure de l’esprit et parce que les mêmes règles peuvent traduire des idées dans n’importe quel langage humain, quel qu’il soit… […] Si, pour dégager les règles de la grammaire universelle, nous rassemblions tous ces aspects, nous obtiendrions une carte du territoire, du champ d’action possible de toute pensée humaine, de tout ce que, un jour, nous pourrions vouloir exprimer en tant qu’espèce. » (pp. 56-57)

    Pour une interprétation cohérente du roman, il convient de garder ce passage présent à l’esprit. Pour l’heure, retenez surtout qu’aux yeux de Chris Sole, l’enchâssement ne déborde pas du cadre de la grammaire universelle : simplement, il ne nous est pas accessible, dans l’organisation commune de notre pensée.

    Récapitulons. De la fameuse « hypothèse Sapir-Whorf (la réalité serait inconsciemment construite à partir des habitudes linguistiques du groupe) à la grammaire générative de Noam Chomsky, L’Enchâssement suggère donc que tous les êtres humains sont naturellement capables, dès leur naissance, d’acquérir n’importe quel langage (humain), mais aussi, et surtout, que tous nos langages sont structurellement apparentés, tous évoluant dans le champ de la grammaire universelle (qui, comme la Bibliothèque de Babel de Borges, contiendrait toutes les possibilités de notre pensée – y compris celles contenues dans les structures enchâssées). Les limites de notre mémoire à court terme restreignent fortement le nombre de combinaisons possibles. Avec l’ASP, Sole espère donc repousser ces limites, et découvrir, sans sacrifier les lois de récursivité, l’ensemble des possibilités du langage. Aveuglé par l’amorale ambition d’expérimentations scientifiques qui n’ont guère plus de raisons d’être que celles du Camp de concentration de Thomas Disch, Sole semble cependant oublier les grands principes de la représentation du monde exposés dans la Sémantique générale de Korzybski popularisée par Alfred Elton Van Vogt dans son cycle des non-A : non seulement la carte n’est pas le territoire, mais encore elle ne recouvre pas le territoire (autrement dit la mise en lumière hypothétique du « champ d’action possible de toute pensée humaine » ne saurait exprimer exactement cette pensée). En d’autres termes, le langage est interprétation du monde, plutôt que révélation. D’ailleurs, il ne s’agit de la part de Sole que d’une mauvaise interprétation de Chomsky, qui dans Aspects de la théorie syntaxique, écrivait ceci :

     

    « C’est une propriété essentielle du langage que de nous fournir le moyen d’exprimer un nombre indéfini de pensées et de réagir de façon appropriée dans une série indéfinie de situations nouvelles […]. La grammaire d’une langue particulière doit dès lors être complétée par une grammaire universelle qui rende compte de l’aspect créateur de l’acte linguistique et formule les régularités profondes qui, étant universelles, sont omises dans la grammaire elle-même ; il est, par conséquent, tout à fait normal qu’une grammaire ne traite en détail que des exceptions et des irrégularités »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 16-17.

     

    Cette créativité propre au langage humain, Sole, naïvement, n’en tient pas compte. In fine, la méthode et les postulats des scientifiques du Centre – et nous voici arrivés au troisième postulat de la Sémantique Générale – en disent plus long sur leur propre mode de pensée – et peut-être celui de l’auteur – que sur l’objet de leurs folles expériences, forcément vouées à l’échec…

     

     

    1 - SF et langage

    3 - Les indiens Xemahoa

    À suivre…



    [1] Les numéros de pages correspondent à l’édition Pocket « Science-fiction » n° 5211, 1985, illustration de Wojtek Siudmak, traduction de Didier Pemerle.

    [2] J’espère, n’étant point linguiste de formation, ne pas trop trahir les propos de Noam Chomsky…

    [3] Tenser, dit the Tensor, étudiant anglais en linguistique spécialisé en informatique, reproche sur son étonnant blog à L’Enchâssement de confondre deux structures différentes : d’une part le self-embedding (enchâssement qui consiste en une série de termes imbriqués les uns dans les autres à la manière des poupées russes ; reprenons l’exemple, utilisé par Watson, de la comptine « The house that Jack built », connue chez nous sous le titre « La maison que Pierre a bâtie » : « C’est le chien qui a étranglé le chat qui a attrapé le rat qui a mangé le riz qui est dans le grenier de la maison que Pierre a bâtie. ») et d’autre part le center-embedding, le seul à produire des phrases effectivement incompréhensibles (voir l’exemple cité dans l’extrait ci-dessus, qui reprend, en le tordant, la même comptine : « c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. »). Notons que le passage à la langue française entretient la confusion, puisque self-embedding et center-embedding se traduisent tous deux, si j’en crois le glossaire du SIL, par « auto-enchâssement » ou, plus simplement, par « enchâssement »… Une phrase construite sur de multiples center-embeddings (le rat (que le chat (que le chien a étranglé) a attrapé) qui a mangé le riz) est grammaticalement correcte, ou du moins acceptable, et donc parfaitement sensée, mais elle résiste à notre compréhension. Or, argumente Tenser, si elle est grammaticalement correcte dans une langue particulière, elle est forcément conforme à toute hypothétique « grammaire universelle ».