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littérature - Page 7

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXIII

     

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    Naufrage

     

    Quand Villon sombre avec le vaisseau, quand le Déchronologue fusionne avec le George Washington et leurs états successifs dans le temps, quand le capitaine se dédouble, se démultiplie et réalise enfin son désir d'anéantissement dans le Corps sans Organes schizophrénique, quand le poids immense de sa culpabilité se disperse en myriades infinies, alors disparaissent comme par enchantement tempêtes temporelles, fusions, apocalypses terrestres, Targui et « ceux de Florès ». La mort, dans cet espace du moins, l'a délivré du mal.

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment IX

     

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    Lucian Freud, Portrait of Francis Bacon

     

     

    Réduits à leur fonction, les matelots se succèdent comme les navires. Pas de nom, mais un surnom pittoresque. Le Toujours-Debout remplace le Chronos, et deviendra le Déchronologue. Le Cierge fait place à Gobe-la-mouche... « C'est une tradition des gens de mer, pour ne pas confondre les trois Paul, les deux Simon et les quatre Jean qui ne manquent jamais de se trouver à bord de chaque navire. Et peut-être aussi parce que ici plus qu'ailleurs, ceux qui s'enrôlent ont grande envie de changer de peau, d'oublier qui ils étaient ou ce qu'ils ont fait. » (65) Oublier. Voilà l'enjeu (sans espoir) du Déchronologue. Et voilà ce qui est refusé à Henri Villon.

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XX

     

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    Cheng et Eng Bunker

     

     

    Au cours d'une violente tempête temporelle, la Centinela « se croisa elle-même, quelque part au cœur des temps contradictoires mugissants. Cela ne dura que quelques secondes, peut-être moins, durant lesquelles chaque homme à bord fut dédoublé et fractionné, jusqu'à se retrouver face à lui-même. Face à une infinité de lui-même. C'est aussi ce que ressentit le commodore Mendoza, avec une touche supplémentaire d'horreur dans son cas, cependant : durant cette fraction d'éternité qui leur avait fait croiser leurs décalques, à l'instant oscillant entre la séparation et la disparition du phénomène, il fusionna réellement avec son double. Il se sentit se glisser dans l'enveloppe de son propre corps comme on enfile une culotte serrée, il sentit ses poumons respirer l'air de son alter ego et ses yeux regarder par les yeux de l'autre. Pour la durée d'une infime poussière de temps conjugués, il fut eux et leurs souvenirs, et leurs pensées, et leurs corps. Pendant ce bref instant, ils hurlèrent de terreur commune. Puis la sensation se volatilisa et les décalques se dissipèrent sans plus aucune matérialité. En quelque sorte, ils avaient évité de justesse la collision temporelle et avaient survécu. Mais pour Mendoza, il était resté une atroce sensation de déchirement, en même temps que la trace du visage de son autre lui-même hurlant de terreur, apparue sur son corps à l'instant de la séparation. » (118-119)

    Le commodore Alejandro Mendoza [1] de Acosta a la trace du visage de son double imprimé dans sa chair, comme un rappel de ses crimes de possédé. Villon, pour qui Mendoza devient intouchable, comprend alors que lui aussi devra se décentrer, mais sans fuir la collision, jusqu'à la fusion complète de ses propres doubles. Et le George Washington sera l'instrument de sa fragmentation.

     

    [1] L'on pourrait s'amuser à trouver quelque sens caché dans le nom du commodore. Si l'on isole le Z, lettre de la fin et du recommencement, surgissent alors une improbable « madone », une « monade » à l'unité bafouée, un « nomade » des plus convaincants et un effrayant « daemon » (programme chargé d'une mission pour les informaticiens ; révolutionnaires et fanatiques pour Dostoïevski ; double de la raison pour Socrate). N'est-ce pas troublant ?

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XIX

     

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    Source : Encyclopirate


     

    Villon souffre d'être organisé selon ses machines désirantes, que nous avons vu se manifester sous forme de maravillas (mais qui ne leur sont pas réductibles) : désir de monde nouveau, désir de bien (et d'effacement du mal), désir de perfection, désir de subversion. Villon sait qu'aucun de ces désirs n'est vraiment réalisable dans l'espace politique et social. Aux mots et aux maux, l'infortuné capitaine oppose alors le cri, l'inarticulé, l'innommable, sous forme de synthèses disjonctives dont le système de permutations possibles reviendrait toujours au même. Je peux être ici, ou là, maintenant, ou plus tôt, ou plus tard, sans qu'aucun de ces possibles ne prévale. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une volonté, d'un processus conscient et rationnel, mais de réification de désirs. Or nous savons que son désir le plus puissant est celui de l'oubli. Mais nous savons aussi, grâce à son dialogue avec Brieuc sur la complexité de la trame des événements, qu'il est animé d'un certain « sentiment océanique », du désir areligieux de ne faire qu'un avec le monde.

    Ces images de fusion de la matière au cours des tempêtes temporelles ou des attaques du Déchronologue, nous renvoient alors directement à ce désir d'annihilation de tout lien de causalité, auquel le sentiment océanique fournit un cadre idéal. Et le meilleur moyen, pour effacer les erreurs passées, n'est-il pas de faire disparaître le passé lui-même, de faire coïncider très exactement cause et conséquence ? Au cours de ces épisodes infernaux, où la victime cohabite et fusionne avec ses autres lui-même en différents instants ramenés à un présent unique dans un espace unique, l'espace-temps local devient Corps sans Organes. Et le Corps sans Organes attire et s'approprie les machines désirantes. Le devenir-CsO du monde de Villon redéfinit les territoires, subvertit l'ordre de l'espace et du temps, fait du monde une table rase. Les images du désir s'anéantissent dans le cataclysme.

    Mais bien sûr, Villon lui-même ne sait rien. Il ignore, par exemple, que ses efforts insensés sont inutiles. Il ignore qu'il est au centre de tout. Qu'il est l'Œil panoptique du cyclone...

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XI

     

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    Les burbujas et autres maravillas : comme les chrones de La Horde du contrevent. Les maravillas, ces merveilles venues d'autres époques et qui fascinent Villon et ses contemporains, sont l'une des belles idées du roman. Par leur nature intrusive et anachronique, elles sont des pavés jetés à la face de l'ordre social, et leur désignation par une langue étrangère renforce la perception « magique » ou ésotérique qu'en ont les personnages. « Je voulais ses merveilles. Je voulais la magie. Plus que tout au monde » (107). Magie et subversion : les maravillas sont les instruments (provisoires) du nécessaire réenchantement d'un monde dramatiquement entaché par l'infamie. Conservas, Quinquina : les autres noms du désir. Villon, qui observe Arcadio manipuler une lampe-torche, se sent « dans la situation de l'enfant de chœur embarrassé de surprendre le chapelain en grand acte de pollution » (102). Les maravillas sont animées par Villon ; elles sont aussi ce qui l'anime.

    Il ne s'agit pas de fétichisme, de projection, ou d'un quelconque lien psychanalytique entre sujet et objet (encore que l''on pourrait sans doute faire une lecture kleinienne des maravillas comme objets partiels clivés en « bons » et « mauvais objets » ; Villon serait alors un psychotique qui ne parviendrait pas à regarder son monde comme un objet total). Ni « symboles », ni « métaphores » à proprement parler, les maravillas seraient plutôt les « désirs révolutionnaires » réifiés de Villon, l'expression matérielle, physique, tangible, spatiale et visuelle des machines désirantes du capitaine, investissements libidinaux de type révolutionnaire des grandes machines sociales de son temps. Villon voudrait faire le bien : les maravillas peuvent soigner, nourrir ou faire basculer l'ordre mondial – elles lui ouvrent opportunément des perspectives (si elles viennent essentiellement du futur, c'est précisément parce qu'elles annoncent ce qui n'est pas encore), celles d'un monde différent.

     

    La plus belle de ces merveilles, c'est évidemment Sévère, la Targui, sa bien-aimée venue d'un autre temps.

     

    Sévère, promesse intenable d'une beauté à venir.

     

    Sévère, anagramme de « rêvées ».