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double

  • Fragments. Resurrectionem Speculorum

    sébastien coulombel, k, miroirs

    © Sébastien Coulombel, 2011

     

     

    « Je marchais le long d'une immense place déserte, dans une ville inconnue mais familière. Je pouvais en observer chaque détail ; de près, en contre-plongée – ces hautes bâtisses néoclassiques à colonnades et bas-reliefs, qui me dominaient – ou de loin, en plan large – féérique pont de pierre qui se découpait sur un ciel numérique incarnat, zébré de jaune, surplombant les bas-quartiers ; de l'autre côté, une forêt de dômes, flèches et coupoles, baignées d'une chaude lumière orangée. Je m'arrêtai devant un vieux cinéma au fronton triangulaire décoré de rideaux de pourpre velours. Pas d'affiche, aucune mention du programme, seulement cette petite porte en bois, noircie par les années, et ce nom à demi-visible seulement, peint jadis sur le petit frontispice : HADÈS. Comme je me perdais dans la contemplation du mur décrépit, un reflet cristallin attira mon attention à la périphérie de mon champ de vision – et je levai les yeux sur ma propre image. Intérieur sombre, tissus pourpres, tentures d'ombres mais pas de miroir – j'étais moi-même et mon propre double, comme si j'assistais à la projection d'un film dont j'étais à la fois l'acteur, la caméra et le spectateur. Dans ma main, paume ouverte, reposait une chose que je savais être la moitié droite de l'intérieur de ma bouche. La douce chair rose, enroulée sur elle-même, exhibait sa couronne de dents obscènes et nous fixait de son oeil latéral, non sans esquisser, au moyen de fines ridules, l'imitation d'un sourire de toute évidence moqueur. Bien que sa forme évoquât celle d'un embryon humain, je ne ressentais aucune nervosité – quelque inavouable transport, peut-être. Je la pressai un peu entre mes doigts : elle se mit à pousser d'indécents petits couinements télépathiques.

    – Mon Dieu. Alors, qu'as-tu fait ?

    – Je prolongeai un temps ma caresse. La chose et moi ne faisions qu'un. Puis, mû par une confiance absolue en mon instinct, je portai à mes lèvres grandes ouvertes la moitiédroitedel'intérieurdemabouche, qui se raidit instantanément en un vain effort pour entraver la dévoration. Je forçai calmement le passage, sans hâte. Il ne me fallut ensuite qu'une poignée de secondes pour replacer la chose sur les mâchoires idoines – comme s'il s'eût agi d'une simple prothèse dentaire...

    – Et ton double ?

    – Quand je levai les yeux vers lui, je vis que mon visage, notre visage, n'était plus tout à fait celui dont j'avais souvenir. Cheveux courts, très bruns, des traits plus secs. J'acceptai la métamorphose. Puis je me réveillai. Ana dormait encore.

    – C'est merveilleux !

    – Si on veut. Tu en penses quoi ?

    – Ton inconscient essaie de te dire quelque chose.

    – D'accord. Mais à quel propos ?

    – Ça, c'est à toi de le dire. Essaie de te rappeler tes premières pensées à ton réveil. Note toutes tes associations d'idées, même celles qui te paraissent impudiques ou absurdes, ou sans lien avec ton rêve. N'omets rien et surtout ne te censure pas. Et reviens me voir dans quelques jours. Alors, nous saurons. »

     

     

    Mais si tu es dans ce monde et que tu sais excéder ce corps, si tu te sais être spirituel, alors le monde mort n’est pas digne de toi. Et la vie éternelle – au-delà de la pauvre chair – t’es promise. [...] « Je leur ai donné ta parole et le monde les as haïs parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. » Jn 17,14.

     

  • À propos de W.O.M.B. (courrier express méta-utérin)

     

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    « Je suis l'alpha et l'oméga. Et j'arracherai vos têtes de mes propres mains, comme j'ai arraché la mienne. »

    (« Channel Chain Schizoid »)

     

     

    « Je suis observé. Je n'ose sortir : mes déplacements sont pistés via monitoring, mes mouvements contrôlés par des galvanomètres. »

    (« Untitled ou l'Intercession »)

     

     

    Voici une lettre adressée à nos bien-aimés lecteurs par Sébastien Wojewodka, co-auteur de W.O.M.B., (éditions ActuSF, juin 2009), recueil de textes dont nous vous proposerons prochainement un extrait. Certes, le présent courrier (annoté par mes soins) ne manquera pas de nous attirer quelques ennuis avec les autorités médicales (la littérature considérée comme Père-version, l'appert-version, la paire-version, peut-être même l'amère-version...). Mais, bien qu'en pareille situation la méfiance soit toujours de rigueur (on n'est jamais assez trop prudent), la petite voix de ma conscience (bizarrement crachotante ces temps-ci, à la manière d'un vieux transistor) me commande dans son si singulier langage de vous adresser quelques paroles bienveillantes et rassurantes (je ne puis hélas vous retranscrire ses propos exacts sans leur désobéir). Pour ce faire, qu'il me soit donc permis, s'il vous plaît, de paraphraser le temps d'une demi-phrase notre sémillant préfacier Kalaazar pour vous délivrer notre message, qui vaut aussi profession de foi : nul n'est besoin de se poser en plantureux formaliste pour jouir des plis et replis secrets de nos facétieux récits. À l'instar du héros décapité du script dont les lignes inquiétantes hantent « Channel Chain Schizoid », notre désir le plus ardent, apprenez-le dès à présent, est de faire de vous des Bienheureux.

     

    Laissons maintenant la parole à mon frère d'encre qui, je me dois de le souligner, parle ici en nos deux noms (voire trois) avec mon entière bénédiction.

     

    T. Becker

     

     

     

    « Chers amis,

     

    Quelques considérations relatives à l'ouvrage W.O.M.B., apéritifs qui, nous l'espérons, susciteront votre intérêt en vue d'une hypothétique lecture. Womb signifie en anglais « utérus », ou « matrice », mais c'est aussi un acronyme, un sigle, une enseigne (projetant une assez spectrale lumière) : Wilderness Of Mirrors Broken, que l'on pourrait d'élégante manière traduire par Désert (au sens biblique) de miroirs ébréchés. Notons que le terme Wilderness of mirrors apparaît dans un poème de T. S. Eliot, Gerontion ["I have lost my passion : why should I need to keep it / Since what is kept must be adulterated ? / I have lost my sight, smell, hearing, taste and touch : How should I use them for your closer contact ? / These with a thousand small deliberations / Protract the profit of their chilled delirium, / Excite the membrane, when the sense has cooled, / With pungent sauces, multiply variety / In a wilderness of mirrors."], et qu'il recouvre également la problématique de l'agent double, dans l'idiome ou jargon relatif à l'espionnage. Votre serviteur pour un court moment unifié (Sébastien Wojewodka), sous le patronyme de Joseph Kalaazar, ouvre les hostilités - le terme est humoristique, le lecteur tant désiré répondant à l'aimable invite de nos songes - ouverture, murmurais-je, sous la forme d'une intrigante préface, visant à présenter quelques traits saillants de la personnalité de mon cher ami Thomas Becker, qui sollicitera une attention particulière dans une fugitive minute. [À l'instant même, en fait. L'on ne saurait faire plus prompt. Note de Thomas Becker]. Cette préface se trouve placée sous les auspices d'une théologie spéculative, telle qu'on la trouve dans l'illustre exemple de Dostoïevski ; elle n'est pas sans faire l'emprunt des curieuses manies et tourments mystiques du Président Schreber - mais n'en disons pas davantage. Thomas Becker, étrange personnage l'on en conviendra, est donc l'auteur de « Channel Chain Schizoid » : homophonie translinguistique charmante entre Channel et Chain : double chaîne schizoïde, anneaux infernaux d'un elliptique complexe métamérisé. [Mais ta mère disait ?... Si je puis m'immiscer un instant dans la polyphrénique missive de Sébastien, j'ajouterai à propos de ma novelette : « excitable (mais increvable) membrane wombilicale qui n'incube jamais qu'une conscience sans image flottant dans les eaux transparentes d'un temps plat et immobile. » À rapprocher en particulier des impressionnantes nouvelles « Le Testament d'un enfant mort » et « Journal contaminé » qui figurent au sommaire de L'Homme qui s'arrêta, recueil de Philippe Curval aux éditions la Volte (2009). Note de Thomas Becker]. Dans une tentative de conciliation - ou peut-être de coalescence du binaire et du ternaire, votre locuteur dévoué réapparaît (cette fois sans l'usage commode d'un sobriquet, repentance on le verra mille fois déniée par la suite), pour le texte « Untitled ou l'Intercession » : sans titre, parce que l'aliénation et le trépas n'en portent pas ; Intercession d'un labyrinthique jeu de miroirs (nabokovien totalement assumé), sans apparente finalité, sinon celle de s'auto-consumer (aux deux sens du terme : se nourrir de sa propre substance - et détruire son propre être - ou sa création). [Dès lors mes amis, notre titre acronymique prend tout son sens : promesse indéfiniment ajournée de l'accouchement dans « Channel Chain Schizoid », enfantements gigognes dans « Untitled ou l'Intercession ». Note de Thomas Becker]. Dans l'expectative d'une entrée prochaine en notre souterrain royaume, n'abandonnez pas pour autant tout espoir, et sachez, une fois encore, que nous sommes

     

    Vos humbles et dévoués serviteurs,

     

    Thomas Becker et Sébastien Wojewodka. »

     

    Se procurer W.O.M.B.

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XXI

     

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    Psilocybe Mexicana

     

     

    Villon rêve de se dédoubler, de fusionner avec la terre entière, comme Mendoza à Santa Marta qui, avec l'absorption de champignons hallucinogènes, les teonanacátl, la « chair de Dieu » ou « champignon divin », ne cherche qu'à s'anéantir dans l'unité cosmique (cf. p. 298, Hoc est enim corpus meum, « en vérité ceci est mon corps »).

     

     

  • La Déchronique du Déchronologue. Fragment XX

     

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    Cheng et Eng Bunker

     

     

    Au cours d'une violente tempête temporelle, la Centinela « se croisa elle-même, quelque part au cœur des temps contradictoires mugissants. Cela ne dura que quelques secondes, peut-être moins, durant lesquelles chaque homme à bord fut dédoublé et fractionné, jusqu'à se retrouver face à lui-même. Face à une infinité de lui-même. C'est aussi ce que ressentit le commodore Mendoza, avec une touche supplémentaire d'horreur dans son cas, cependant : durant cette fraction d'éternité qui leur avait fait croiser leurs décalques, à l'instant oscillant entre la séparation et la disparition du phénomène, il fusionna réellement avec son double. Il se sentit se glisser dans l'enveloppe de son propre corps comme on enfile une culotte serrée, il sentit ses poumons respirer l'air de son alter ego et ses yeux regarder par les yeux de l'autre. Pour la durée d'une infime poussière de temps conjugués, il fut eux et leurs souvenirs, et leurs pensées, et leurs corps. Pendant ce bref instant, ils hurlèrent de terreur commune. Puis la sensation se volatilisa et les décalques se dissipèrent sans plus aucune matérialité. En quelque sorte, ils avaient évité de justesse la collision temporelle et avaient survécu. Mais pour Mendoza, il était resté une atroce sensation de déchirement, en même temps que la trace du visage de son autre lui-même hurlant de terreur, apparue sur son corps à l'instant de la séparation. » (118-119)

    Le commodore Alejandro Mendoza [1] de Acosta a la trace du visage de son double imprimé dans sa chair, comme un rappel de ses crimes de possédé. Villon, pour qui Mendoza devient intouchable, comprend alors que lui aussi devra se décentrer, mais sans fuir la collision, jusqu'à la fusion complète de ses propres doubles. Et le George Washington sera l'instrument de sa fragmentation.

     

    [1] L'on pourrait s'amuser à trouver quelque sens caché dans le nom du commodore. Si l'on isole le Z, lettre de la fin et du recommencement, surgissent alors une improbable « madone », une « monade » à l'unité bafouée, un « nomade » des plus convaincants et un effrayant « daemon » (programme chargé d'une mission pour les informaticiens ; révolutionnaires et fanatiques pour Dostoïevski ; double de la raison pour Socrate). N'est-ce pas troublant ?