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Fin de partie - Page 57

  • Au coeur de Ténèbres - 14 - Espaces vides

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    « Nulle éloquence n'aurait été si destructrice de la confiance qu'on pouvait garder à l'homme que son explosion dernière de sincérité. Il subissait une lutte intérieure : je le voyais ; je l'entendais. Je voyais l'inconcevable mystère d'une âme qui ne connaissait contrainte ni foi ni crainte, et qui pourtant luttait à l'aveugle avec elle-même. »
    J. Conrad, Au coeur des ténèbres.


    L’espace filmique de Ténèbres est largement déterminé par la série des flash-back dont il reproduit, par effet de contamination, les couleurs (blanc, rouge) et l’atmosphère (menaçante). Erotisé, noyauté par le trauma originel, il n’en exprime pas moins l’imperceptible tristesse de « l’omniprésence de l’absence » qui n’est que la traduction, nous l’avons vu, de l’angoisse de castration et de sa conséquence directe : le meurtre de la jeune femme interprétée par Eva Robbins, transsexuelle. La triple séquence des événements (ou des fantasmes) de Rhode Island – le premier fragment tout particulièrement – évoquent fortement, par leur contenu et par leur esthétique, l’impressionnant récit d’Elizabeth Taylor dans Soudain l’été dernier / Suddenly last summer [Joseph L. Mankiewicz, Etats-Unis, 1959], point culminant de la vague de thrillers psychanalytiques hollywoodiens. L’épisode traumatisant à l’origine du mutisme pathologique de la jeune femme y était montré dans une séquence très blanche et surexposée.Rappelons les faits : le personnage joué par Liz Taylor servait d’appât à son frère pour attirer et « rabattre » sur lui de beaux et jeunes hommes. Celui-ci paya de sa vie son attirance incontrôlée pour les éphèbes : il finit atrocement – dans la séquence en question –, dévoré par les indigènes… On retrouve dans Ténèbres la même inquiétude, la même surexposition, la même obscénité. Mais tandis que Mankiewicz privilégiait la parole outrageusement explicite dans son évocation de la folie, et la suggestivité plastique dans son flash-back – faisant écho au silence de Liz Taylor –, Argento renverse l’équilibre : Ténèbres, explicite dans sa violence – au point d’être parfois considéré comme un film « gore » –, se montre beaucoup plus retenu dans la représentation de la démence de l’écrivain – du moins si l’on oublie le plan, à mon sens inutile, d’une silhouette d’homme hurlant, serrant sa tête dans ses mains, qui précède le premier flash-back – : les meurtres y sont horribles, et montrés comme tels – c’est alors à l’univers spatial et esthétique d’exprimer pleinement cette psychose.
    L’érotisme obscène de la scène traumatisante est figuré dans l’espace filmique tant par le maquillage des femmes – dont le plus parfait exemple, curieusement, est sans conteste celui de Daria Nicolodi (Anne) dont le visage est d’une pâleur rien moins que cadavérique et les lèvres, rubescentes –, que par l’artifice de décors lisses, clinquants, transparents – ceux-là mêmes tournés en dérision par Jacques Tati dans Playtime [France, 1967] –, architecture froide, aseptisée, profondément antonionienne parce qu’elle isole les personnages, parce qu’elle les enclot dans ses lignes écrasantes et ses surfaces réfléchissantes. Et si Antonioni filme hiératiquement ses décors vides de sens, urbains ou sauvages, pour mieux souligner la vacuité des rapports sociaux (L’Avventura [Italie, 1960], La Nuit / La Notte [Italie, 1961], L’Eclipse / L’eclisse [Italie, 1962]), Dario Argento y concentre les fétiches de Peter Neal, en fait le reflet plastique de son inconscient. Que Ténèbres soit ici considéré, au même titre que La Notte, comme un regard critique sur la société de son époque, ne doit pas étonner : nous avons écrit plus haut, au travers des relations entre Peter Neal et Cristiano Berti, que Dario Argento y formulait une virulente critique du puritanisme et d’une télévision à l’exhibitionnisme et à l’esthétique totalitaires… Antonioni et Argento tendent tous deux vers une certaine abstraction et recherchent l’expression psychologique (et non spirituelle ou mystique comme Carl T. Dreyer) par des moyens plastiques. Pensez à l’admirable utilisation des couleurs dans Le Désert rouge / Deserto rosso [Italie, 1964] par exemple (le premier film d’Antonioni en couleurs). Dans ce chef d’œuvre trop méconnu où comme dans Ténèbres le rouge et le blanc dominent, figure une séquence onirique sur une plage très blanche inondée par la lumière du soleil et piquetée du rouge des bateaux, qu’évoque encore la série de flash-back du giallo. Il s’agit, dans ce cas précis, de la traduction plastique d’un conte dit à son enfant par Monica Vitti. Et comme Ténèbres, Le Désert rouge est construit subjectivement, comme s’il était effectivement cet espace intermédiaire entre le travail du réalisateur et l’inconscient de son personnage [51]
    Dès les premières images succédant au générique, Peter Neal roule à vélo sur un pont, avec, en arrière plan, un New York embrumé, pâle, presque fantomatique, comme le seront par la suite tous les décors du film – blancs lisses, sans âme [52]. Cette rigidité moderne qui rappelle les concepts architecturaux du Bauhaus, traduit à l’évidence un manque – physique. L’appartement d’Elsa Manni est trop blanc, trop uni – le tueur va combler ce vide avec son rasoir phallique, ajoutant le rouge à la palette visuelle extrêmement réduite des lieux. Idem pour la maison de Tilda, bloc d’architecture très moderne, peint en blanc à l’extérieur comme à l’intérieur : l’assassin comble à nouveau le vide spatial par le rouge du sang.L’exemple le plus éclatant survient cependant à la fin du film, lorsque le bras tranché de Jane macule le mur blanc qui semblait n’attendre que cela, comme s’il s’était agi d’une page vierge à laquelle manquait le verbe créateur de l’écrivain.
    On peut d’ailleurs observer dans Ténèbres une multiplication discrète, au point d’en devenir transparente, des espaces vides. Lors du voyage aérien de l’écrivain, un plan (déjà mentionné) nous montre l’avion en vol, qui sort du champ – image patente de castration. Le film propose de nombreux exemples d’entrées dans le champ, ou de sorties du champ – dans tous les cas, le temps d’un instant, le champ est bel et bien vide. Les exemples les plus intéressants, de notre point de vue, sont indubitablement les scènes qui s’ouvrent sur un plan d’intérieur, suivi par l’entrée des personnages dans la pièce : l’espace vierge, ici, est bien cette toile sur laquelle l’artiste – le tueur – projette ses fantasmes inconscients.
    Le manque, dont il faut se souvenir qu’il est dans Ténèbres d’origine psychopathologique, est donc représenté à la fois par les entrées dans le champ (un vide qu’il faut combler) et par les sorties du champ (l’angoisse de la séparation, de la solitude). L’emploi de la caméra subjective décuple naturellement ce sentiment, même s’il est vrai qu’il suppose obligatoirement la présence hors champ d’un personnage. Les plans en caméra subjective s’attardent en effet avec insistance sur ces décors aseptisés et impersonnels, comme pour en souligner l’absurdité. Le long plan à la Louma en particulier, qui enlace avec une sensualité reptilienne les parois de la demeure de Tilda, glisse pendant deux minutes trente sur des surfaces vides, s’arrête devant des fenêtres donnant sur des pièces ou couloirs non moins vides, à la recherche d’un modèle – d’une victime.

    [51] Décidément ces flash-back tissent un vrai fil d’Ariane cinéphilique : nous avons déjà cité Zabriskie point, Le Désert rouge, Soudain l’été dernier, La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (pour la musique) et Les chaussons rouges, mais nous pourrions aussi bien évoquer Cris et chuchotements / Viskningar och rop [Suède, 1973] d’Ingmar Bergman, somptueux requiem en rouge et blanc où le sang vermeil contraste crûment avec la blancheur des linges et des peaux.

    [52] Ici sans doute réside la supériorité artistique d’Antonioni qui contrairement aux idées reçues n’a jamais réduit ses décors – comme le fait Argento dans Ténèbres – à des monstres déshumanisés, causes ou même symptômes de nos propres échecs : d’une grande beauté, échos du silence de Dieu, ils nous demeurent inaccessibles.

  • La littérature à contre-vent, chez le Stalker

    medium_la_horde_du_contrevent.jpgAujourd'hui Juan Asensio, alias le Stalker, m'a cordialement ouvert les portes de sa Zone avec un texte intitulé «La littérature à contre-vent» en hommage à son livre, La littérature à contre-nuit (A Contrario, 2005), ainsi qu'au magnifique roman d'Alain Damasio, La Horde du contrevent (La Volte, 2004). Qu'il en soit ici vivement remercié.

    Puisque j'en suis réduit à m'adonner sans honte à l'autopromotion, je vous invite également à jeter un oeil au roboratif quatorzième Journal de la culture où vous pourrez lire un dossier consacré à Bernanos avec des contributions remarquables de Jacques de Guillebon et de Juan Asensio, encore lui ; un texte sur Steiner déjà publié ici, et légèrement remanié ; une rubrique cinéma étoffée, avec des articles de Marc Alpozzo, d'Hubert de Campris – réjouissante critique du «bonus» de DVD – et de Ludovic Maubreuil – curieux article sur Walerian Borowczyk, cinéaste qui ne m'inspire à dire vrai qu'ennui et sarcasmes... –, auquel s'ajoute ma lecture de Gerry, le beau film de Gus Van Sant.

  • Et Expecto - 3 - Yucca boy

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    Je suis né à onze heures trente du matin, le six janvier 1970, date aléatoire désignée par la Grande Roulette Céleste – et accessoirement par l’activité sexuelle de mes parents, elle-même déterminée par leurs pulsions encodées dans leurs ADN respectifs. 1970 est l’année où David Cooper, le co-fondateur de l’antipsychiatrie avec Ronald Laing, publie Psychiatrie et antipsychiatrie, l’année où la biologie s’approprie le darwinisme sous l’impulsion du prix Nobel Jacques Monod, l’année où apparaît le magnétoscope VHS, l’année où une faction terroriste redistribue le fruit du pillage du magasin Fauchon dans des bidonvilles franciliens, l’année où la vermine peut enfin se repaître du corps sans vie de Charles de Gaulle à Colombey les Deux Eglises, l’année de l’inauguration du premier tronçon ouest du RER (Défense – Etoile), l’année où Jack Barron et l’éternité est publié en France.
    Le début d’une nouvelle décennie.
    Lorsque le docteur Aloysius, chirurgien et gynécologue émérite, arrache Hugo du vagin de sa mère au forceps, dans le sang, la douleur et les pleurs, l’enfant ignore que sa venue au monde coïncide avec l’invention de ces mêmes Kickers pointure quarante-quatre qui foulent aujourd’hui les couloirs du réseau suburbain, solidement arrimées à ses chevilles, symbole de la spiritualité de la France du vingtième siècle finissant dont la publicité est la plus haute expression.
    Il n’a en effet que deux semaines à peine, hurlant dans son berceau jusqu’à ce que ma mère consente à lui offrir un sein lourd et nourrissant, quand trois kilomètres plus au nord, un certain Daniel Raufast, président de la société Raufast & Fils alors au bord de la faillite, était sur le point d’inventer les Kickers, contemplant l’affiche psychédélique de la comédie musicale à la gloire de la sodomie : Hair.
    Ce jour-là, Daniel Raufast aurait peut-être mieux fait de rester chez lui, ou de changer d’itinéraire. Je le maudis pour avoir inventé des chaussures dont la semelle est foutue après seulement trois mois d’utilisation modérée.
    Fichues Kickers. Au moins, toutefois, les apparences sont-elles sauves.



    En ce mois de janvier drapé dans sa cape de froid meurtrier, Je regarde à mon tour une affiche publicitaire aussi glaciale que la température extérieure. Une femme dans une posture indécente, pour une enseigne de grands magasins.
    Contrairement à monsieur Kickers, je ne suis pas terrassé par la Révélation Divine.
    Pas de déclic métaphysique.
    Je suis un peu déçu.
    Afin de vaincre l’engourdissement, je frotte mes épaules, les bras en croix, et je pense encore à l’excroissance sous mon aisselle gauche, mon arme secrète. Mon obsession fatale.
    Ma chose venue d’un autre monde.
    Je vérifie que personne ne m’observe. Les voyageurs commencent à s’impatienter. Obsédés par leur métro qui n’arrive pas, ils se soucient de mes gestes comme d’une guigne.
    Ma bombe thermonucléaire portable.
    Lentement, ma main descend le long de mon bras comme une araignée à cinq pattes prudente mais décidée, elle bifurque, plonge, recule, plonge à nouveau. Elle est toujours là, assoupie, aussi immobile qu’une nymphe, minuscule, omniprésente, rassurante, bien plus concrète que le corps anamorphosé de la femme impudique de l’affiche qui troue l’étincelante faïence blanche de la station, et qu’aucune illumination ne viendra jamais transcender, icône aussi sensuelle qu’un couloir du métro.



    Durant toute mon adolescence j’ai rongé mon frein, incapable de comprendre pourquoi mon père ne m’accordait pas plus d’attention qu’à un Yucca qu’on arrose quand on y pense, un dimanche par-ci un dimanche par-là, mais qu’on oublie le reste du temps. Il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour en pousser certains au suicide – les ados sont sans cesse sur la corde raide.
    Et la mienne, tressée en fibres poreuses, s’effilochait dangereusement.
    Mais le frêle, l’insignifiant Hugo, avec sa silhouette dégingandée, s’était malgré tout construit une véritable force de caractère au fil de ses lectures solitaires et de ses méditations, emmurant brique par brique ses démons intérieurs trop envahissants. J’aurais pu me contenter – paresseux conformisme – de haïr mon paternel, comme tant d’autres, encouragé par la pression des magazines qui, par dizaines, par centaines, remettaient en cause cette image archaïque, disaient-ils, du Père Traditionnel.
    J’ai bien vite compris cependant que la voie du ressentiment était sans issue. Alors j’appris à pardonner.
    Parce que le pardon est plus commode.
    Parce que le pardon permet de penser à autre chose.
    Le pardon est l’arme des lâches.

  • Au cœur de Ténèbres - 13 - Frustration

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    « Le désir du spectateur est le ressort principal de Ténèbres. Au cours des projections, quand Daria sort de la voiture pour retourner à la maison où tout semblait être fini, j’ai constaté que le public devenait hystérique. Il crie, bat des mains, hurle qu’elle va être tuée. En fait il ne cherche pas à la prévenir. Il désire ardemment ce qui va suivre… »
    Dario Argento in Starfix n°5, juin 1983.


    Dario Argento, nous l’avons vu, a sciemment construit son film comme une « messe d’un rite antique », comme un spectacle cathartique. Le spectateur y projette ses désirs et le film devient alors l’accomplissement, ou plutôt la représentation de l’accomplissement, de ces désirs. Or en vérité, le phénomène psychique le plus apte – le plus naturel du moins – à réaliser cette tâche, a priori, n’est pas le cinéma mais le rêve. Avant d’étudier la place du désir dans Ténèbres, il convient donc de rappeler avec concision ce que Freud entendait par le « travail du rêve » dans sa Traumdeutung [49]. Rappelons que le rêve a toujours été une abondante source d’inspiration pour Argento, qui avoue en tirer certains thèmes ou motifs de ses films – avec Bertolucci, Fellini et d’autres, les années soixante-dix ont vu naître un intérêt certain pour l’onirisme. C’est avec Suspiria en 1977 et surtout Inferno en 1980 que Dario Argento expérimente au plus près le « film-rêve » : incohérence apparente du récit, leur hypnotisme lancinant, évident rôle d’exutoire… Jean-Pierre Putters a parlé de « caméra automatique » pour décrire le processus filmique à l’œuvre dans ces deux films, qui s’adressent directement à l’inconscient. A cet égard Ténèbres, qui jouit de l’expérience du réalisateur en la matière, est à mon sens son film le plus abouti.

    Sigmund Freud a tenté, dans L’Interprétation des rêves, de décomposer les différentes phases du processus du rêve. Il distingue d’abord entre le contenu manifeste du rêve et son contenu latent. Le contenu manifeste, pour simplifier, est l’histoire vécue en songe telle qu’on peut la raconter au réveil – il est souvent composé de scènes absurdes où l’on retrouve des éléments des jours précédents ou des souvenirs très anciens. Le contenu latent est le discours « réel » du rêve, celui qui se dissimule derrière les apparences. Freud soutient que tout rêve, même un cauchemar, est l’accomplissement d’un désir. Selon lui chaque élément manifeste masque un ou plusieurs éléments latents en rapport direct avec le désir inconscient du rêveur.
    Ces désirs inconscients, selon le psychanalyste viennois, ne sont jamais très « moraux » puisque, libérés des barrières et tabous de l’éveil, ils n’obéissent à aucune convention sociale. Ainsi pour atteindre le domaine conscient – nous percevons en effet consciemment le contenu manifeste du rêve –, ces désirs doivent contourner « l’instance de censure », appareil psychique gardien de la conscience. Pour cela, ils sont soumis au « déplacement » des intensités psychiques, c’est-à-dire une transformation de l’idée initiale qui la rend alors acceptable aux yeux de la censure, avant de subir une « condensation », opération qui permet au rêve de concentrer ses idées pour les rendre plus fortes (la condensation ne serait alors que la conséquence du déplacement).
    Selon Freud le rêve, accomplissant les désirs inconscients du rêveur, jouerait le rôle de soupape de sécurité empêchant à la fois le refoulement perpétuel (qui conduirait à la folie), et la réalisation matérielle de ces désirs le plus souvent amoraux. La similitude avec la sublimation artistique ne vous aura pas échappé : c’est dire combien l’art et le rêve sont inextricablement liés (voir les films de Bergman, Buñuel et consort).
    Argento reproduit pourtant scrupuleusement avec Ténèbres, au moyen du seul langage cinématographique, le schéma résumé ci-dessus du travail du rêve. Il est certes difficile d’exhumer le désir inconscient à l’origine de la forme du film, puisqu’il s’agit de celui d’un personnage fictif, mais on a vu que le complexe de castration pouvait être considéré comme fortement impliqué dans le comportement des tueurs : on peut alors penser que le désir latent du film « rêvé » par Neal découle directement de cette angoisse [50] – je ne confonds pas le film, évidemment, avec un rêve qu’il n’est pas : je cherche seulement à déterminer selon quelle logique, selon quelle structure, quel système, le cinéaste a construit son film.
    Si l’on s’en tient strictement au récit – c’est-à-dire aux actions et non à leur représentation esthétique –, le complexe de castration est surtout visible lors des scènes de meurtre : l’égorgement d’Elsa Manni, de Tilda et de son amante, l’étranglement de Gianni, le démembrement de Jane McKerrow, et l’auto-égorgement factice de Peter Neal, qui finit empalé par un cône métallique. L’assassin, par son acte, tente désespérément de recouvrer quelque chose (pénis ? puissance sexuelle ?).
    Les rapports non liés dans le sang véhiculent néanmoins le même désir, la quête d’un objet perdu. Elsa Manni fait des avances au surveillant pour échapper à son ire, mais celui-ci sera finalement frustré puisque la jeune fille meurt peu après – le clochard vicieux aux tendances agressives et scoptophiles verra également ses espoirs misérables anéantis. Le cadeau promis à Anne par l’écrivain a été détruit à New York – Anne ne l’aura pas – ; quant à leur supposée nuit d’amour, nous avons vu qu’elle n’était sans doute que pure virtualité. Tilda et sa compagne nouent des relations assez tendues en raison de désaccords sexuels : Tilda est lesbienne et son amie bisexuelle : aux yeux de cette dernière, il manque à Tilda un pénis, et inversement, Tilda se trouve impuissante face à ce vide qu’elle ne peut combler. En photographiant ses victimes, Berti veut conserver cet instant fugace de beauté, lorsque le sang est encore vif et les yeux brillants. Jane McKerrow elle-même est une figure du manque : Neal ignore si elle se trouve à New York ou bien à Rome, et leurs rapports restent très obscurs… Elle le trompe d’ailleurs avec Bullmer, l’agent de l’écrivain...
    Ténèbres n’est ainsi fait que de frustrations, de désirs inassouvis, interrompus ou aliénés. L’inspecteur Giermani, dont le désir premier est bien entendu de résoudre l’enquête, est lui-même frustré plus qu’à son tour : il découvre trop tard la réalité de la culpabilité de Peter Neal et se fait berner par le faux suicide ; même son assistante voit son espoir déçu lorsqu’elle apprend avec humour que l’homme qui vient de lui signer un autographe n’est pas… Yves Montand ! Comme tous les autres – à l’exception notable d’Anne –, l’inspecteur Altieri finira assassinée…


    [49] S. Freud, L’Interprétation des rêves (PUF, 1987).
    [50] Il est d’ailleurs écrit dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, à propos du complexe de castration, que « […] ses modalités sont repérées dans l’ensemble des structures psychopathologiques, en particulier dans les perversions (homosexualité, fétichisme). » (p.75.).

  • Eric Bénier-Bürckel, un prof bien sous tout rapport

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    « Paradoxalement, c’est dans la dissolution de mon inconsistance ontique que je parviens à l’être, c’est dans la perte brutale de l’unité indifférenciée de ma personne que je gagne l’unité atomique de ma nature véritable… C’est au sein de cette brèche ouverte au plus profond de moi que je peux coïncider avec la vie et son élan vital explosif, sa volonté de puissance dynamique et électrique… Tuer tue mon moi, le rend à la durée pure, le régénère… Mais surtout, le meurtre éradique pour un temps l’angoisse et les troubles que suscite en mon tréfonds le sentiment de mon inconsistance, car, l’espace d’un instant, il me confère la consistance qui fait en temps normal si cruellement défaut à mon existence… Autrement dit, en tuant, j’acquiers une consistance, puisque celle qui souffre et agonise sous mes yeux est bien la preuve vivante et tangible que j’existe : elle souffre, elle meurt, parce que je la fais la souffrir, parce que je la mets à mort ; la cause efficiente de ses cris et de ses convulsions, c’est moi, rien que MOI ! »

    « – Je vais maintenant t’arracher l’os du fémur, après quoi, je te subtiliserai le tibia et le péroné, puis je te briserai les hanches à coups de marteau ! je crie en saisissant l’os de la cuisse.
    Je le fais craquer en le déboîtant, j’essaie de l’arracher au bassin et au genou. Je le casse en deux, je le dégarnis méticuleusement. »

    E. Bénier-Bürckel, Un prof bien sous tout rapport.


    Il y a quelques mois, Eric Bénier-Bürckel faisait scandale avec son viscéral Pogrom, (lire aussi ce texte magnifique du Stalker) à moitié réussi seulement mais écrit avec tant de rage et d’obstination qu’il m’a remué les tripes au point qu’une fois le livre refermé, je fus incapable d’entreprendre la lecture d’un autre roman sans avoir la désagréable impression de voir les mots glisser à la lisière de ma conscience, parce qu’incolores, fades, ou simplement, dénués de cette puissance de haine qui animait son prédécesseur. J’ai souvent éprouvé un choc de ce type, confronté à des œuvres hors normes, visiblement écrites en lettres de sang. Il est pourtant un livre monstrueux, terrible, maléfique, un Necronomicon moderne, à côté duquel même les chefs d’œuvre les plus éprouvants – Monsieur Ouine de Bernanos –, même les romans touchés par la grâce et l’intelligence – Les Yeux d’Ezechiel sont ouverts, de Raymond Abellio – sont relégués au rang de vulgaires produits médicamenteux, c’est-à-dire de littérature : je veux parler ici du premier roman d’Eric Bénier-Bürckel, le plus insoutenable de l’histoire littéraire, Un prof bien sous tout rapport, paru aux éditions Pétrelle en 2000. Reproduire le passage de désossement cité plus haut suffit encore, des années après ma première – et sans doute ultime – lecture, à me plonger dans un indescriptible malaise, car j’ai alors la conviction quasi lovecraftienne d’être en présence du Mal, l’inébranlable conviction que dans ce livre sont tapis de véritables démons, voire la Mort elle-même ! Oubliez le titre idiot. Faites abstraction de la couverture, plutôt laide. Et immergez-vous dans la nuit de l’âme d’un monstre enfanté par le nihilisme contemporain.
    Baptiste Bucadal, le narrateur, est comme Bénier-Bürckel professeur de philosophie en banlieue parisienne, aux alentours de Cergy. Il a des allures de boys band, il ressemble à Ricky Martin, il a tout lu ou presque – alors que curieusement, il ne lit jamais, trop occupé à violer ou à torturer –, il est cultivé, ses élèves l'adorent. Seulement Baptiste Bucadal n'aime que deux choses dans la vie : baiser les filles à gros seins, et tuer ces mêmes filles à gros seins – et même, accessoirement, les manger… Nous sommes dans la tête de Baptiste, nous suivons son quotidien le plus trivial – en utilisant un vocabulaire incroyablement cru et violent, l’auteur renvoie dos-à-dos puritains et exhibitionnistes –, entre ses cours au Lycée, ses collègues minables, ses sorties en boîte, ses viols et autres meurtres atroces ; si le roman est à ce point insoutenable – au point que, souvent, j’ai dû le refermer quelques minutes, le temps de reprendre pied, de m’extirper de cet Enfer fait d’encre et de papier –, c'est qu'il parvient, par sa maîtrise formelle, à un degré effarant de réalisme. Bénier-Bürckel, qui apparaît d'ailleurs dans son propre livre pour expliquer sa démarche (un grand moment d'autodérision), emploie un style psalmodique, radical, clinique, minimaliste, hypnotique, il ancre son récit dans un Réel authentique : Bucadal évolue au sein de notre monde, qui d’ailleurs est aussi le mien : il écoute les mêmes disques, a lu les mêmes livres, regarde les mêmes films d'horreur, hante les mêmes lieux emblématique parisiens (rue de Rennes, Champs-Elysées...) ; pire : Bucadal est soumis aux mêmes impératifs biologiques que nous, et rien – mais sans insistance, sans complaisance aucune – ne nous est épargné de ses habitudes les plus intimes. Ce faisant, Bénier-Bürckel subvertit totalement la littérature du néant que symbolise à lui seul Philippe Delerm : dans la vie, il y a certes la première gorgée de bière, mais il y a aussi, nous prévient Bucadal, le reniflage digital après grattage anal… Bucadal, donc, est trivialement banal. Seulement, vous l’avez deviné, il est également fou. Complètement cinglé. Rejeton monstrueux d'une société nihiliste abandonnée par le sens et les valeurs, il n'existe que par l’intermédiaire du corps, le sien et celui de ses malheureuses victimes – que l’auteur, un brin sadique, nous présente comme des poufs sans autre attrait, il faut bien l'avouer, que purement sexuel. Bucadal n’existe que par la chair, par le sexe, la torture, le meurtre, l'équarrissage, la nécrophilie, le cannibalisme... Plus il baise cependant, plus il tue, plus il dépèce, plus il se débarrasse de ses dernières inhibitions pour réaliser pleinement ses pulsions les plus violentes, et plus il a l'impression, la sensation, de ne pas exister vraiment : pour retrouver son existence, pour se prouver qu'il est bien réel, Bucadal doit toujours surenchérir, plonger plus avant dans l'horreur. Il est malade, mais également très intelligent : il pense sans arrêt, sans cesse, il théorise, fort de son expérience unique il élabore une philosophie de l'ignoble, certes grotesque, inacceptable, inhumaine, mais parfaitement cohérente, du moins de son point de vue ; il commente sa déchéance mentale, témoin averti de son propre délitement ontologique. S'il énumère si souvent ses lectures littéraires et philosophiques, c'est pour mieux nous dire combien celles-ci, de Céline à Dostoïveski, de Matzneff à Styron, de Kafka à Faulkner, sont vaines, inutiles, du vent.

    Qu’on me permette ici une courte digression. Il y a quelques jours, j’ai eu la chance, à l’occasion d’un festival des « littératures de l’imaginaire » à Epinal, de dîner en compagnie de Francis Berthelot, d’Alain Damasio – dont je vous parlerai très prochainement –, de l’éditeur de ce dernier, et d’Antoine Volodine. Or ce dernier – à mon sens le meilleur écrivain français de ces dernières décennies – avouait, de sa diction très étrange, très propice à une confrontation musicale (il nous confiait également éprouver les plus grandes peines du monde à réunir les droits pour enfin diffuser son CD « Vociférations » qui devrait reléguer, prenons les paris, l’expérience Schizotrope de Dantec et Pinhas au rang de maquette adolescente), que la littérature, désormais, ne servait plus à rien. Et de nous citer cet extraordinaire roman chinois, que je me suis procuré depuis, Le Pays de l’alcool de Mo Yan, plongée éthylique et visionnaire dans une Chine étrange dont le pouvoir n’est pas épargné : ce même pouvoir, a-t-il ajouté, n’est pas le moins du monde gêné par ce roman, puisque l’auteur est dans les meilleurs termes avec les instances militaires ! Dont acte. Bénier-Bürckel n'écrit pas de roman, il ne cherche pas le beau style : il prête son corps au diable, sa voix est celle du Mal, celle-là même qui, dans Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr, parle par la bouche du Prince, exhortant ses adeptes à la ruine du monde.

    Baptiste Bucadal, donc, a cherché un temps la vérité dans les livres, mais en fait il n'y a pas de vérité, la vie n'a aucun sens ! Bucadal est en cela l'héritier direct du Patrick Bateman d'American Psycho – d'ailleurs cité plusieurs fois. Comme Bateman, son comportement est indissociable de son environnement social, économique, culturel. Pour lui comme pour ses amis – qui ressemblent à ceux que nous côtoyons –, rien n'a de valeur authentique, rien ne compte sinon le sexe – une performance –, l'alcool – un rituel viril –, la drogue – un défi... Ils croient vouloir « s’éclater », vivre en hédonistes, alors qu’ils ne sont que des automates réagissant à de basiques stimuli. Et l'apparence compte plus que tout : apparence sociale d'abord : Bucadal exhibe sa bibliothèque, possède un portable hors de prix et très mode, sa mère le méprise parce qu'il n'est qu'un minable prof de lycée – ce manque de valorisation est d’ailleurs source de dérèglement psychologique chez lui – ; apparence physique aussi : les seuls critères sociaux, pour Bucadal, en terme de sélection, sont la beauté (telle que définie par les normes du moment) et, pour les femmes, la taille des seins, qu’il aime imposants. Dans cette société qui impose ses canons esthétiques et leur voue un culte, Bucadal est un prince – un prince des ténèbres – : il n'est lui-même qu'apparence, et conscient de sa totale soumission aux exigences de représentations sociales, c'est pourquoi il tue, par nécessité, pour exister, pour échapper à cette machine déterministe. On essaie de nous faire croire – et, hélas, ça marche – qu'un beau corps est un corps de mannequin. Tous les jours, sur les magazines, dans les stations de métro, sur les abribus, partout s'exhibent ces hommes et ces femmes au corps soi-disant parfait, chant aux accents germaniques à la gloire du corps sain : c'est le triomphe moderne de Leni Riefenstahl, la victoire inattendue de tout un pan de l'idéologie nazie. Michel Houellebecq en explore dans ses romans le versant triste (misère sexuelle, rivalité sociale, etc.), tandis que Bénier-Bürckel, à la suite de Bret Easton Ellis, plonge en apnée au plus profond de la fosse de Babel, il observe, s’y incarnant, ce à quoi aboutit inéluctablement cet engloutissement du sens (dans Maniac, son deuxième roman, le plus triste sans doute, Bénier-Bürckel mettra en scène un schizophrène pour qui le monde entier, à commencer par lui-même, est condamné à la médiocrité). Dans un univers d'apparences et de simulacres comme le nôtre, le repère ultime auquel se rattacher est bien, comme l’ont compris nombre d’écrivains et de cinéastes – Palahniuk, Ballard, Cronenberg, Ellis… –, notre propre corps. Si vous comprenez cela, vous ne serez pas surpris lorsque vous découvrirez que Bucadal, parvenu à une forme psychotique de solipsisme, conscient que l’anthropophagie est aussi vaine que tout le reste, puisque rien n’existe vraiment qui ne soit pas lui, commence à prendre goût à ses propres sécrétions corporelles. Bénier-Bürckel ne donne cependant qu'un aperçu euphémique du stade ultérieur de la schizophrénie du narrateur, qui n’est autre, je le devine, que l’autocannibalisme.
    Le langage, je l’ai dit, est cru, extrême, violent. Pour le loup Bucadal les femmes, y compris – surtout ! – ses élèves à gros seins sont des « trous à bite » ; et dès la première page Bucadal, en plein cours, scande ses fantasmes archétypaux : « Et l’air de rien, continuant à débiter mon baratin sur Spinoza, je m’approche d’elle, promenant discrètement mon regard sur ses deux roberts monstrueux qui me narguent depuis le début du cours. Ils écrivent sous ma dictée, main écrasée sur le cahier, stylo qui court à toute vitesse sur le papier, ils ne me regardent pas, je suis tout près d’elle, je me penche légèrement. […] Hume son parfum, sucré, ambré, Trésor de Lancôme sans doute, ça daube, je ferme à moitié les yeux, je renifle, je soupire, je sens une vague érection m’étreindre la bite, je ne me rends même pas compte que j’ai cessé de parler, ils lèvent les yeux, ils me regardent comme si j’étais une bête curieuse, comme s’ils me voyaient pour la première fois, elle me regarde aussi, je souris vaguement, elle ne sourit pas, je pense : Salope… Salope… Je poursuis… baissent à nouveau les yeux… je me demande dans quelle position je pourrais la prendre… […] J’imagine ma bite gigotant entre ses gros nibards femement enlacés dans ses petites mains araignées, traçant un sillon de mouille translucide au beau milieu de sa chair compressée… ». Bénier-Bürckel ne nous épargne rien du quotidien du monstre, il érige même la trivialité – qui n'est souvent, dans la littérature contemporaine, qu'un simple agent provocateur – en principe actif : le trivial – les choses du corps – renforce ici l'ancrage du récit dans le Réel et détermine la chute ontologique du personnage, celle-là même, en vérité, qui inocule le malaise. J’ai été littéralement, physiquement ébranlé par la lecture d’Un prof bien sous tout rapport, comme par la vision en salles d’Irréversible, le film de Gaspar Noé – le seul film à envisager formellement, cinématographiquement, le viol autrement que comme un simple événement ponctuel, autrement que comme vulgaire élément scénaristique... Le livre de Bénier-Bürckel a ouvert une brèche en moi, il m’a renvoyé une image monstrueuse que je n’étais, sans doute, pas prêt à contempler sereinement. Mon malaise était de triple nature. Malaise métaphysique d'abord, parce que souvent, les réflexions cyniques de Bucadal font mouche, parce que philosophe malgré tout, il fait preuve d’une lucidité rare ; malaise viscéral ensuite, tant la description clinique des tortures m’a bouleversé les entrailles ; malaise ontologique enfin, à mon tour – le plus vertigineux –, car cet hyperréalisme halluciné a fini par m’aspirer au coeur de la diégèse, au cœur des ténèbres, et tandis que Bucadal sentait qu’il n’existait peut-être plus vraiment, j’avais quant à moi la sensation extrêmement dérangeante d’évoluer entre deux mondes, absent d’un Réel fantomatique, hanté par le spectre de ma propre folie potentielle, celle que je redoute plus que tout depuis ce jour maudit où j’ai senti, durant de trop longues minutes, vaciller ma raison, trembler mon emprise sur le monde, échapper mon corps au contrôle de mon esprit, déchirée mon âme entre deux pôles, entre deux maîtres, comme possédée.