
« Nulle éloquence n'aurait été si destructrice de la confiance qu'on pouvait garder à l'homme que son explosion dernière de sincérité. Il subissait une lutte intérieure : je le voyais ; je l'entendais. Je voyais l'inconcevable mystère d'une âme qui ne connaissait contrainte ni foi ni crainte, et qui pourtant luttait à l'aveugle avec elle-même. »
J. Conrad, Au coeur des ténèbres.
L’espace filmique de Ténèbres est largement déterminé par la série des flash-back dont il reproduit, par effet de contamination, les couleurs (blanc, rouge) et l’atmosphère (menaçante). Erotisé, noyauté par le trauma originel, il n’en exprime pas moins l’imperceptible tristesse de « l’omniprésence de l’absence » qui n’est que la traduction, nous l’avons vu, de l’angoisse de castration et de sa conséquence directe : le meurtre de la jeune femme interprétée par Eva Robbins, transsexuelle. La triple séquence des événements (ou des fantasmes) de Rhode Island – le premier fragment tout particulièrement – évoquent fortement, par leur contenu et par leur esthétique, l’impressionnant récit d’Elizabeth Taylor dans Soudain l’été dernier / Suddenly last summer [Joseph L. Mankiewicz, Etats-Unis, 1959], point culminant de la vague de thrillers psychanalytiques hollywoodiens. L’épisode traumatisant à l’origine du mutisme pathologique de la jeune femme y était montré dans une séquence très blanche et surexposée.
Rappelons les faits : le personnage joué par Liz Taylor servait d’appât à son frère pour attirer et « rabattre » sur lui de beaux et jeunes hommes. Celui-ci paya de sa vie son attirance incontrôlée pour les éphèbes : il finit atrocement – dans la séquence en question –, dévoré par les indigènes… On retrouve dans Ténèbres la même inquiétude, la même surexposition, la même obscénité. Mais tandis que Mankiewicz privilégiait la parole outrageusement explicite dans son évocation de la folie, et la suggestivité plastique dans son flash-back – faisant écho au silence de Liz Taylor –, Argento renverse l’équilibre : Ténèbres, explicite dans sa violence – au point d’être parfois considéré comme un film « gore » –, se montre beaucoup plus retenu dans la représentation de la démence de l’écrivain – du moins si l’on oublie le plan, à mon sens inutile, d’une silhouette d’homme hurlant, serrant sa tête dans ses mains, qui précède le premier flash-back – : les meurtres y sont horribles, et montrés comme tels – c’est alors à l’univers spatial et esthétique d’exprimer pleinement cette psychose.L’érotisme obscène de la scène traumatisante est figuré dans l’espace filmique tant par le maquillage des femmes – dont le plus parfait exemple, curieusement, est sans conteste celui de Daria Nicolodi (Anne) dont le visage est d’une pâleur rien moins que cadavérique et les lèvres, rubescentes –, que par l’artifice de décors lisses, clinquants, transparents – ceux-là mêmes tournés en dérision par Jacques Tati dans Playtime [France, 1967] –, architecture froide, aseptisée, profondément antonionienne parce qu’elle isole les personnages, parce qu’elle les enclot dans ses lignes écrasantes et ses surfaces réfléchissantes. Et si Antonioni filme hiératiquement ses décors vides de sens, urbains ou sauvages, pour mieux souligner la vacuité des rapports sociaux (L’Avventura [Italie, 1960], La Nuit / La Notte [Italie, 1961], L’Eclipse / L’eclisse [Italie, 1962]), Dario Argento y concentre les fétiches de Peter Neal, en fait le reflet plastique de son inconscient. Que Ténèbres soit ici considéré, au même titre que La Notte, comme un regard critique sur la société de son époque, ne doit pas étonner : nous avons écrit plus haut, au travers des relations entre Peter Neal et Cristiano Berti, que Dario Argento y formulait une virulente critique du puritanisme et d’une télévision à l’exhibitionnisme et à l’esthétique totalitaires… Antonioni et Argento tendent tous deux vers une certaine abstraction et recherchent l’expression psychologique (et non spirituelle ou mystique comme Carl T. Dreyer) par des moyens plastiques. Pensez à l’admirable utilisation des couleurs dans Le Désert rouge / Deserto rosso [Italie, 1964] par exemple (le premier film d’Antonioni en couleurs).
Dans ce chef d’œuvre trop méconnu où comme dans Ténèbres le rouge et le blanc dominent, figure une séquence onirique sur une plage très blanche inondée par la lumière du soleil et piquetée du rouge des bateaux, qu’évoque encore la série de flash-back du giallo. Il s’agit, dans ce cas précis, de la traduction plastique d’un conte dit à son enfant par Monica Vitti. Et comme Ténèbres, Le Désert rouge est construit subjectivement, comme s’il était effectivement cet espace intermédiaire entre le travail du réalisateur et l’inconscient de son personnage [51]…Dès les premières images succédant au générique, Peter Neal roule à vélo sur un pont, avec, en arrière plan, un New York embrumé, pâle, presque fantomatique, comme le seront par la suite tous les décors du film – blancs lisses, sans âme [52]. Cette rigidité moderne qui rappelle les concepts architecturaux du Bauhaus, traduit à l’évidence un manque – physique. L’appartement d’Elsa Manni est trop blanc, trop uni – le tueur va combler ce vide avec son rasoir phallique, ajoutant le rouge à la palette visuelle extrêmement réduite des lieux. Idem pour la maison de Tilda, bloc d’architecture très moderne, peint en blanc à l’extérieur comme à l’intérieur : l’assassin comble à nouveau le vide spatial par le rouge du sang.
L’exemple le plus éclatant survient cependant à la fin du film, lorsque le bras tranché de Jane macule le mur blanc qui semblait n’attendre que cela, comme s’il s’était agi d’une page vierge à laquelle manquait le verbe créateur de l’écrivain.On peut d’ailleurs observer dans Ténèbres une multiplication discrète, au point d’en devenir transparente, des espaces vides. Lors du voyage aérien de l’écrivain, un plan (déjà mentionné) nous montre l’avion en vol, qui sort du champ – image patente de castration. Le film propose de nombreux exemples d’entrées dans le champ, ou de sorties du champ – dans tous les cas, le temps d’un instant, le champ est bel et bien vide. Les exemples les plus intéressants, de notre point de vue, sont indubitablement les scènes qui s’ouvrent sur un plan d’intérieur, suivi par l’entrée des personnages dans la pièce : l’espace vierge, ici, est bien cette toile sur laquelle l’artiste – le tueur – projette ses fantasmes inconscients.
Le manque, dont il faut se souvenir qu’il est dans Ténèbres d’origine psychopathologique, est donc représenté à la fois par les entrées dans le champ (un vide qu’il faut combler) et par les sorties du champ (l’angoisse de la séparation, de la solitude). L’emploi de la caméra subjective décuple naturellement ce sentiment, même s’il est vrai qu’il suppose obligatoirement la présence hors champ d’un personnage. Les plans en caméra subjective s’attardent en effet avec insistance sur ces décors aseptisés et impersonnels, comme pour en souligner l’absurdité. Le long plan à la Louma en particulier, qui enlace avec une sensualité reptilienne les parois de la demeure de Tilda, glisse pendant deux minutes trente sur des surfaces vides, s’arrête devant des fenêtres donnant sur des pièces ou couloirs non moins vides, à la recherche d’un modèle – d’une victime.
[51] Décidément ces flash-back tissent un vrai fil d’Ariane cinéphilique : nous avons déjà cité Zabriskie point, Le Désert rouge, Soudain l’été dernier, La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (pour la musique) et Les chaussons rouges, mais nous pourrions aussi bien évoquer Cris et chuchotements / Viskningar och rop [Suède, 1973] d’Ingmar Bergman, somptueux requiem en rouge et blanc où le sang vermeil contraste crûment avec la blancheur des linges et des peaux.
[52] Ici sans doute réside la supériorité artistique d’Antonioni qui contrairement aux idées reçues n’a jamais réduit ses décors – comme le fait Argento dans Ténèbres – à des monstres déshumanisés, causes ou même symptômes de nos propres échecs : d’une grande beauté, échos du silence de Dieu, ils nous demeurent inaccessibles.




Baptiste Bucadal, le narrateur, est comme Bénier-Bürckel professeur de philosophie en banlieue parisienne, aux alentours de Cergy. Il a des allures de boys band, il ressemble à Ricky Martin, il a tout lu ou presque – alors que curieusement, il ne lit jamais, trop occupé à violer ou à torturer –, il est cultivé, ses élèves l'adorent. Seulement Baptiste Bucadal n'aime que deux choses dans la vie : baiser les filles à gros seins, et tuer ces mêmes filles à gros seins – et même, accessoirement, les manger… Nous sommes dans la tête de Baptiste, nous suivons son quotidien le plus trivial – en utilisant un vocabulaire incroyablement cru et violent, l’auteur renvoie dos-à-dos puritains et exhibitionnistes –, entre ses cours au Lycée, ses collègues minables, ses sorties en boîte, ses viols et autres meurtres atroces ; si le roman est à ce point insoutenable – au point que, souvent, j’ai dû le refermer quelques minutes, le temps de reprendre pied, de m’extirper de cet Enfer fait d’encre et de papier –, c'est qu'il parvient, par sa maîtrise formelle, à un degré effarant de réalisme. Bénier-Bürckel, qui apparaît d'ailleurs dans son propre livre pour expliquer sa démarche (un grand moment d'autodérision), emploie un style psalmodique, radical, clinique, minimaliste, hypnotique, il ancre son récit dans un Réel authentique : Bucadal évolue au sein de notre monde, qui d’ailleurs est aussi le mien : il écoute les mêmes disques, a lu les mêmes livres, regarde les mêmes films d'horreur, hante les mêmes lieux emblématique parisiens (rue de Rennes, Champs-Elysées...) ; pire : Bucadal est soumis aux mêmes impératifs biologiques que nous, et rien – mais sans insistance, sans complaisance aucune – ne nous est épargné de ses habitudes les plus intimes. Ce faisant, Bénier-Bürckel subvertit totalement la littérature du néant que symbolise à lui seul Philippe Delerm : dans la vie, il y a certes la première gorgée de bière, mais il y a aussi, nous prévient Bucadal, le reniflage digital après grattage anal… Bucadal, donc, est trivialement banal. Seulement, vous l’avez deviné, il est également fou. Complètement cinglé. Rejeton monstrueux d'une société nihiliste abandonnée par le sens et les valeurs, il n'existe que par l’intermédiaire du corps, le sien et celui de ses malheureuses victimes – que l’auteur, un brin sadique, nous présente comme des poufs sans autre attrait, il faut bien l'avouer, que purement sexuel. Bucadal n’existe que par la chair, par le sexe, la torture, le meurtre, l'équarrissage, la nécrophilie, le cannibalisme... Plus il baise cependant, plus il tue, plus il dépèce, plus il se débarrasse de ses dernières inhibitions pour réaliser pleinement ses pulsions les plus violentes, et plus il a l'impression, la sensation, de ne pas exister vraiment : pour retrouver son existence, pour se prouver qu'il est bien réel, Bucadal doit toujours surenchérir, plonger plus avant dans l'horreur. Il est malade, mais également très intelligent : il pense sans arrêt, sans cesse, il théorise, fort de son expérience unique il élabore une philosophie de l'ignoble, certes grotesque, inacceptable, inhumaine, mais parfaitement cohérente, du moins de son point de vue ; il commente sa déchéance mentale, témoin averti de son propre délitement ontologique. S'il énumère si souvent ses lectures littéraires et philosophiques, c'est pour mieux nous dire combien celles-ci, de Céline à Dostoïveski, de Matzneff à Styron, de Kafka à Faulkner, sont vaines, inutiles, du vent.
Or ce dernier – à mon sens le meilleur écrivain français de ces dernières décennies – avouait, de sa diction très étrange, très propice à une confrontation musicale (il nous confiait également éprouver les plus grandes peines du monde à réunir les droits pour enfin diffuser son CD « Vociférations » qui devrait reléguer, prenons les paris, l’expérience Schizotrope de Dantec et Pinhas au rang de maquette adolescente), que la littérature, désormais, ne servait plus à rien. Et de nous citer cet extraordinaire roman chinois, que je me suis procuré depuis, Le Pays de l’alcool de Mo Yan, plongée éthylique et visionnaire dans une Chine étrange dont le pouvoir n’est pas épargné : ce même pouvoir, a-t-il ajouté, n’est pas le moins du monde gêné par ce roman, puisque l’auteur est dans les meilleurs termes avec les instances militaires ! Dont acte. Bénier-Bürckel n'écrit pas de roman, il ne cherche pas le beau style : il prête son corps au diable, sa voix est celle du Mal, celle-là même qui, dans Les Harmonies Werckmeister de Béla Tarr, parle par la bouche du Prince, exhortant ses adeptes à la ruine du monde.
Le langage, je l’ai dit, est cru, extrême, violent. Pour le loup Bucadal les femmes, y compris – surtout ! – ses élèves à gros seins sont des « trous à bite » ; et dès la première page Bucadal, en plein cours, scande ses fantasmes archétypaux : « Et l’air de rien, continuant à débiter mon baratin sur Spinoza, je m’approche d’elle, promenant discrètement mon regard sur ses deux roberts monstrueux qui me narguent depuis le début du cours. Ils écrivent sous ma dictée, main écrasée sur le cahier, stylo qui court à toute vitesse sur le papier, ils ne me regardent pas, je suis tout près d’elle, je me penche légèrement. […] Hume son parfum, sucré, ambré, Trésor de Lancôme sans doute, ça daube, je ferme à moitié les yeux, je renifle, je soupire, je sens une vague érection m’étreindre la bite, je ne me rends même pas compte que j’ai cessé de parler, ils lèvent les yeux, ils me regardent comme si j’étais une bête curieuse, comme s’ils me voyaient pour la première fois, elle me regarde aussi, je souris vaguement, elle ne sourit pas, je pense : Salope… Salope… Je poursuis… baissent à nouveau les yeux… je me demande dans quelle position je pourrais la prendre… […] J’imagine ma bite gigotant entre ses gros nibards femement enlacés dans ses petites mains araignées, traçant un sillon de mouille translucide au beau milieu de sa chair compressée… ». Bénier-Bürckel ne nous épargne rien du quotidien du monstre, il érige même la trivialité – qui n'est souvent, dans la littérature contemporaine, qu'un simple agent provocateur – en principe actif : le trivial – les choses du corps – renforce ici l'ancrage du récit dans le Réel et détermine la chute ontologique du personnage, celle-là même, en vérité, qui inocule le malaise. J’ai été littéralement, physiquement ébranlé par la lecture d’Un prof bien sous tout rapport, comme par la vision en salles d’Irréversible, le film de Gaspar Noé – le seul film à envisager formellement, cinématographiquement, le viol autrement que comme un simple événement ponctuel, autrement que comme vulgaire élément scénaristique... Le livre de Bénier-Bürckel a ouvert une brèche en moi, il m’a renvoyé une image monstrueuse que je n’étais, sans doute, pas prêt à contempler sereinement. Mon malaise était de triple nature. Malaise métaphysique d'abord, parce que souvent, les réflexions cyniques de Bucadal font mouche, parce que philosophe malgré tout, il fait preuve d’une lucidité rare ; malaise viscéral ensuite, tant la description clinique des tortures m’a bouleversé les entrailles ; malaise ontologique enfin, à mon tour – le plus vertigineux –, car cet hyperréalisme halluciné a fini par m’aspirer au coeur de la diégèse, au cœur des ténèbres, et tandis que Bucadal sentait qu’il n’existait peut-être plus vraiment, j’avais quant à moi la sensation extrêmement dérangeante d’évoluer entre deux mondes, absent d’un Réel fantomatique, hanté par le spectre de ma propre folie potentielle, celle que je redoute plus que tout depuis ce jour maudit où j’ai senti, durant de trop longues minutes, vaciller ma raison, trembler mon emprise sur le monde, échapper mon corps au contrôle de mon esprit, déchirée mon âme entre deux pôles, entre deux maîtres, comme possédée.