Au coeur de Ténèbres - 14 - Espaces vides (05/07/2005)

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« Nulle éloquence n'aurait été si destructrice de la confiance qu'on pouvait garder à l'homme que son explosion dernière de sincérité. Il subissait une lutte intérieure : je le voyais ; je l'entendais. Je voyais l'inconcevable mystère d'une âme qui ne connaissait contrainte ni foi ni crainte, et qui pourtant luttait à l'aveugle avec elle-même. »
J. Conrad, Au coeur des ténèbres.


L’espace filmique de Ténèbres est largement déterminé par la série des flash-back dont il reproduit, par effet de contamination, les couleurs (blanc, rouge) et l’atmosphère (menaçante). Erotisé, noyauté par le trauma originel, il n’en exprime pas moins l’imperceptible tristesse de « l’omniprésence de l’absence » qui n’est que la traduction, nous l’avons vu, de l’angoisse de castration et de sa conséquence directe : le meurtre de la jeune femme interprétée par Eva Robbins, transsexuelle. La triple séquence des événements (ou des fantasmes) de Rhode Island – le premier fragment tout particulièrement – évoquent fortement, par leur contenu et par leur esthétique, l’impressionnant récit d’Elizabeth Taylor dans Soudain l’été dernier / Suddenly last summer [Joseph L. Mankiewicz, Etats-Unis, 1959], point culminant de la vague de thrillers psychanalytiques hollywoodiens. L’épisode traumatisant à l’origine du mutisme pathologique de la jeune femme y était montré dans une séquence très blanche et surexposée.Rappelons les faits : le personnage joué par Liz Taylor servait d’appât à son frère pour attirer et « rabattre » sur lui de beaux et jeunes hommes. Celui-ci paya de sa vie son attirance incontrôlée pour les éphèbes : il finit atrocement – dans la séquence en question –, dévoré par les indigènes… On retrouve dans Ténèbres la même inquiétude, la même surexposition, la même obscénité. Mais tandis que Mankiewicz privilégiait la parole outrageusement explicite dans son évocation de la folie, et la suggestivité plastique dans son flash-back – faisant écho au silence de Liz Taylor –, Argento renverse l’équilibre : Ténèbres, explicite dans sa violence – au point d’être parfois considéré comme un film « gore » –, se montre beaucoup plus retenu dans la représentation de la démence de l’écrivain – du moins si l’on oublie le plan, à mon sens inutile, d’une silhouette d’homme hurlant, serrant sa tête dans ses mains, qui précède le premier flash-back – : les meurtres y sont horribles, et montrés comme tels – c’est alors à l’univers spatial et esthétique d’exprimer pleinement cette psychose.
L’érotisme obscène de la scène traumatisante est figuré dans l’espace filmique tant par le maquillage des femmes – dont le plus parfait exemple, curieusement, est sans conteste celui de Daria Nicolodi (Anne) dont le visage est d’une pâleur rien moins que cadavérique et les lèvres, rubescentes –, que par l’artifice de décors lisses, clinquants, transparents – ceux-là mêmes tournés en dérision par Jacques Tati dans Playtime [France, 1967] –, architecture froide, aseptisée, profondément antonionienne parce qu’elle isole les personnages, parce qu’elle les enclot dans ses lignes écrasantes et ses surfaces réfléchissantes. Et si Antonioni filme hiératiquement ses décors vides de sens, urbains ou sauvages, pour mieux souligner la vacuité des rapports sociaux (L’Avventura [Italie, 1960], La Nuit / La Notte [Italie, 1961], L’Eclipse / L’eclisse [Italie, 1962]), Dario Argento y concentre les fétiches de Peter Neal, en fait le reflet plastique de son inconscient. Que Ténèbres soit ici considéré, au même titre que La Notte, comme un regard critique sur la société de son époque, ne doit pas étonner : nous avons écrit plus haut, au travers des relations entre Peter Neal et Cristiano Berti, que Dario Argento y formulait une virulente critique du puritanisme et d’une télévision à l’exhibitionnisme et à l’esthétique totalitaires… Antonioni et Argento tendent tous deux vers une certaine abstraction et recherchent l’expression psychologique (et non spirituelle ou mystique comme Carl T. Dreyer) par des moyens plastiques. Pensez à l’admirable utilisation des couleurs dans Le Désert rouge / Deserto rosso [Italie, 1964] par exemple (le premier film d’Antonioni en couleurs). Dans ce chef d’œuvre trop méconnu où comme dans Ténèbres le rouge et le blanc dominent, figure une séquence onirique sur une plage très blanche inondée par la lumière du soleil et piquetée du rouge des bateaux, qu’évoque encore la série de flash-back du giallo. Il s’agit, dans ce cas précis, de la traduction plastique d’un conte dit à son enfant par Monica Vitti. Et comme Ténèbres, Le Désert rouge est construit subjectivement, comme s’il était effectivement cet espace intermédiaire entre le travail du réalisateur et l’inconscient de son personnage [51]
Dès les premières images succédant au générique, Peter Neal roule à vélo sur un pont, avec, en arrière plan, un New York embrumé, pâle, presque fantomatique, comme le seront par la suite tous les décors du film – blancs lisses, sans âme [52]. Cette rigidité moderne qui rappelle les concepts architecturaux du Bauhaus, traduit à l’évidence un manque – physique. L’appartement d’Elsa Manni est trop blanc, trop uni – le tueur va combler ce vide avec son rasoir phallique, ajoutant le rouge à la palette visuelle extrêmement réduite des lieux. Idem pour la maison de Tilda, bloc d’architecture très moderne, peint en blanc à l’extérieur comme à l’intérieur : l’assassin comble à nouveau le vide spatial par le rouge du sang.L’exemple le plus éclatant survient cependant à la fin du film, lorsque le bras tranché de Jane macule le mur blanc qui semblait n’attendre que cela, comme s’il s’était agi d’une page vierge à laquelle manquait le verbe créateur de l’écrivain.
On peut d’ailleurs observer dans Ténèbres une multiplication discrète, au point d’en devenir transparente, des espaces vides. Lors du voyage aérien de l’écrivain, un plan (déjà mentionné) nous montre l’avion en vol, qui sort du champ – image patente de castration. Le film propose de nombreux exemples d’entrées dans le champ, ou de sorties du champ – dans tous les cas, le temps d’un instant, le champ est bel et bien vide. Les exemples les plus intéressants, de notre point de vue, sont indubitablement les scènes qui s’ouvrent sur un plan d’intérieur, suivi par l’entrée des personnages dans la pièce : l’espace vierge, ici, est bien cette toile sur laquelle l’artiste – le tueur – projette ses fantasmes inconscients.
Le manque, dont il faut se souvenir qu’il est dans Ténèbres d’origine psychopathologique, est donc représenté à la fois par les entrées dans le champ (un vide qu’il faut combler) et par les sorties du champ (l’angoisse de la séparation, de la solitude). L’emploi de la caméra subjective décuple naturellement ce sentiment, même s’il est vrai qu’il suppose obligatoirement la présence hors champ d’un personnage. Les plans en caméra subjective s’attardent en effet avec insistance sur ces décors aseptisés et impersonnels, comme pour en souligner l’absurdité. Le long plan à la Louma en particulier, qui enlace avec une sensualité reptilienne les parois de la demeure de Tilda, glisse pendant deux minutes trente sur des surfaces vides, s’arrête devant des fenêtres donnant sur des pièces ou couloirs non moins vides, à la recherche d’un modèle – d’une victime.

[51] Décidément ces flash-back tissent un vrai fil d’Ariane cinéphilique : nous avons déjà cité Zabriskie point, Le Désert rouge, Soudain l’été dernier, La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (pour la musique) et Les chaussons rouges, mais nous pourrions aussi bien évoquer Cris et chuchotements / Viskningar och rop [Suède, 1973] d’Ingmar Bergman, somptueux requiem en rouge et blanc où le sang vermeil contraste crûment avec la blancheur des linges et des peaux.

[52] Ici sans doute réside la supériorité artistique d’Antonioni qui contrairement aux idées reçues n’a jamais réduit ses décors – comme le fait Argento dans Ténèbres – à des monstres déshumanisés, causes ou même symptômes de nos propres échecs : d’une grande beauté, échos du silence de Dieu, ils nous demeurent inaccessibles.

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