
Voici le prologue d'un texte en cours (un roman ?) intitulé Et Expecto, qui finirait sans doute par crever dans les limbes de mon ordinateur, et même, sans doute, par disparaître, si ce blog n'était susceptible de lui redonner vie.
« Le corps est le corps
Il est seul
Et n’a pas besoin d’organe
Le corps n’est jamais un organisme
Les organismes sont les ennemis du corps »
Antonin Artaud
Prologue : Ground Zero
Univers indéterminé, Voie Lactée, Système Solaire, Planète Terre, Continent Européen, France, Île-de-France, Ville Lumière.
L’aube se lève sur Nécropolis-Centre.
Paris ouvre les yeux, monstre crayeux et malveillant éclairé au sodium, champ de tous les possibles, de bataille comme d’expérimentation, corps sans organe spectral et chaotique dont la surface constellée de pics, de crevasses et de protubérances en béton armé n’est pas sans évoquer un insecte observé au microscope, image saisissante de la nature fractale de l’univers dont les structures se répètent aussi inlassablement que des mantras scandés par des moines ascétiques.
La mégapole pourrissante réclamera aujourd’hui son tribut de vies humaines, comme chaque jour, charriant à l’insu de ses hôtes d’interminables mais invisibles convois de cadavres. Enfants ou vieillards, corps intacts ou déchiquetés, hommes ou femmes emportés par le cancer, par le feu, par un accident ou par l’étreinte anesthésiante du froid, peu lui importe. Pour elle, ils ne sont rien d’autre que des unités, des chiffres finis dans un univers infini. De l’information à transmettre. Du code, rien que du code.
Paris ouvre les yeux et l’air glacial de l’hiver urbain, azote oxygène hydrogène dioxyde de carbone hydrocarbures, prend une autre consistance, déployant négligemment des nuances infinies de gris et de bleus polaires en haute définition. La juxtaposition conjoncturelle d’une multitude de nappes sonores tisse une trame de plus en plus complexe, bruit de fond d’apocalypse aux décibels exponentiels. L’inquiétante clarté de l’aurore aux doigts de givre est pervertie par une orgie de gaz toxiques, bouillonnement moléculaire hautement cancérigène. Le semblant de ténèbres, vestige de la nuit moribonde, se retire à reculons au profit d’un simulacre de lumière, et les oiseaux de nuit bombardés de photons pâles mais agressifs regagnent leurs aires pendant que les craintifs animaux diurnes émergent lentement de leurs tanières verticales, effarouchés, encore captifs d’un demi-sommeil favorable à l’apparition des spectres et des songes.
Paris ouvre les yeux, Ville-Fantôme ectoplasmique et hautaine, et un million d’êtres distincts, tous doués de conscience et de libre arbitre, reproduisent les mêmes gestes ancestraux, les mêmes réflexes pavloviens, les mêmes schémas idiosyncrasiques, fruits uniformes de leur génotype, de leur éducation et de leur culture – ou de ce qui en tient lieu. Les légions masculines en costume trois pièces et gabardine sont sur le pied de guerre, les cohortes féminines en jupe, tailleur et doudoune partent en campagne. Les unités mobiles de cette armée silencieuse et acéphale savent déjà de quoi leur journée sera faite, marionnettes périssables d’un Kriegspiel supérieur, téléguidées par un vaste programme cosmique consigné dans un registre non pas écrit à l’avance mais dont chaque mot, chaque caractère sont déterminés par ce qui les précède et, logiquement, par ce qui les suit. Rien n’échappe à leur agenda, pas même les heures supplémentaires qu’ils devront effectuer, désormais gérées par intranet et modulables à l’envi – ou à merci. Ils sont au sommet de l’évolution.
Ils sont des dieux.
Mais certains électrons libres, créatures nuisibles dont la machine sociale doit se débarrasser proprement et dans les plus brefs délais, sont dans l’expectative, comme dans l’attente d’un verdict auquel ils ne sont pourtant pas préparés. Rien ne les distingue, en apparence, des soldats ordinaires. Parce qu’une poussière s’est infiltrée dans le mécanisme, faisant tressauter un rouage quelconque, ils ont été dépossédés de leurs coordonnées géométriques stables. Or dans un espace à deux, trois ou n dimensions, un point précis n’a que deux statuts possibles : ou il fait partie intégrante de la figure, auquel cas il est soumis aux lois qui sous-tendent cette dernière, ou il en est exclu, auquel cas il n’est rien d’autre qu’une donnée théorique que la figure tend à occulter. Le principe d’incertitude d’Heisenberg érigé en pattern social ; le non-point n’est rien d’autre qu’une métastase, un carcinome malin que la Machine auto-immune, à défaut de craindre, traque inlassablement à l’aide de ses gènes tueurs, ses OGM formés pour détruire. Son armada hygiénique.
Pour ces proies désignées, l’aube est synonyme de peur. Chaque heure de la journée qui s’annonce les confrontera à une nouvelle épreuve dont ils sortiront presque tous perdants, tels des gladiateurs tombant au combat les uns après les autres. A l’indifférence générale.
Pourtant, il ne s’agit pas tant d’adversité barbare que de régulation systémique, mathématique et quasiment génétique : l’espèce ne peut faire l’économie d’une purge pragmatique de ses éléments parasitaires. La compassion est son ennemie. Solution chimique.
Voyez cet homme assis, seul et nu sur son lit king size, dans cette chambre tapissée de couleurs chaudes qu’on dirait peinte par Edward Hopper, la tête encastrée dans l’étau de ses larges mains, les joues hérissées d’épais barbelés, le corps taillé dans le roc – viril mais très différent de l’image néofasciste de l’homme moderne et de sa plastique d’athlète androgyne et aseptisé –, les cheveux coiffés par la foudre, semblables à un jardin japonais défiguré par une mine antipersonnelle, un goût métallique dans la bouche, la vessie insistante et le sexe à moitié turgescent, souvenir parcellaire d’un coït seulement onirique : que fait-il dans cette position ? Réfléchit-il à quelque problème mathématique de haute volée ? Pose-t-il pour un Rodin imaginaire ?
Non.
Il hurle. Il s’égosille en silence, passager impuissant de l’express temporel qui fonce à vitesse subluminique et qui refuse de ralentir un instant malgré ses appels de plus en plus pressants : Kronos est dédaigneux envers les membres du cheptel humain, ces touristes de l’existence dont la vie n’est rien d’autre en définitive qu’un utopique voyage organisé frustrant et superficiel.
Il s’époumone à la simple évocation de la mort parce que depuis sa naissance, il ne s’est écoulé que quelques lignes d’encre, même pas de quoi remplir une page, à peine un haïku.
Dans trente minutes, cet homme-paragraphe sera habillé, rasé, peigné, désireux d’oublier l’étrange anomalie physiologique apparue au réveil sous son aisselle, cette excroissance charnelle oblongue et sensible surgie de nulle part.
Désireux d'oublier son obus miniaturisé, son greffon garanti cent pour cent compatible.
Désireux d'oublier son arme du troisième type, son Smith & Wesson organique calé dans son holster naturel.
Sa chose.
Paré de son camouflage de guérillero post-moderne, une tasse de Nescafé à proximité de la main gauche, une paire de lentilles de contact en guise de binoculaires de combat, une Marlboro légère incandescente lovée entre le majeur et l’index de la main droite, il consultera sa messagerie électronique vierge de tout courrier personnel – mais saturée de spams et de mails vérolés – en prenant garde à ne pas laisser les cendres choir sur le clavier de son ordinateur portable, objet platiné aussi délicat qu’un ventre de femme, avant d’abandonner son studio à ses fantômes.
Une fois dehors il ne voit pas, les yeux vissés au trottoir verglacé, le ciel de cobalt de la capitale façonner une chape implacable autour de lui.
Il ne voit pas qu’il est le centre gravitationnel de ce dôme terrifiant et irisé.
Il arpente l’asphalte.
Il entre dans l’arène.

Le spectre tutélaire du Voyeur / Peeping Tom [Grande-Bretagne, 1959] de Michael Powell, plane sur l’ensemble du film : la caméra de Mark / Karl-Heinz Böhm est en effet diégétiquement à la fois sexe (le pied-épée, dressé en direction des jeunes femmes, simule l’érection) et arme (le pied-épée transperce ses victimes tandis que la caméra filme leur agonie), Peeping Tom déployant son dispositif de mise en abyme du processus filmique – le cinéma comme voyeurisme, comme nous le verrons – voire de la cinéphilie – manifestation particulière des névroses et perversions freudiennes. La caméra d’Argento est un phallus protéiforme capable de suivre le trajet d’un comprimé dans le tube digestif d’un personnage (Le Syndrôme de Stendhal), de s’infiltrer dans un canal vasculaire pour nous montrer les « pulsations » ( ? ) symboliques d’un cerveau malade (Opera), de s’introduire avec obscénité dans la large bouche d’une cantatrice (Le Fantôme de l’Opéra) et ainsi obtenir un gros plan évoquant un sexe féminin béant (avec la glotte en guise de clitoris disproportionné ; a-t-on jamais vu image plus crue, comme une pénétration en caméra subjective-pénis ?...), ou encore de zigzaguer (grâce à l’emploi d’une autre caméra spéciale, la « Snorkel », qui fonctionne sur le principe de l’endoscopie) entre de petits objets dans une séquence très abstraite de Profondo rosso. La caméra se fait également arme lorsqu’elle déchire les chairs : ainsi dans Suspiria une force démoniaque, comme activée par la caméra – zooms rehaussés par une bande-son incantatoire –, prend possession du chien d’un aveugle et le pousse à égorger son maître (Miss Tanner est sans doute l’instigatrice de ce forfait, mais la caméra, élément pourtant extradiégétique, semble être sa seule arme). C’est encore la caméra qui étrangle Gianni dans Ténèbres, autant que la corde : avant de mourir le jeune homme plonge son regard dans l’objectif, comme pour connaître, avant de pousser son dernier souffle, l’identité de son assassin. Nous avons déjà évoqué le plan qui annonçait ce meurtre, montrant Anne dans sa voiture ; un autre, plus éloquent encore, augure ironiquement de la suite : sur le point de se rendre à l’aéroport, encore sur le palier, Neal se retourne dans l’embrasure de la porte et fixe la caméra comme si, profitant de l’absence de sa secrétaire, il pouvait enfin se saisir de son arme, comme un chasseur son fusil. Nous avons également évoqué, plus haut, un autre plan : Anne, quittant le même appartement, ferme la porte ; la caméra s’attarde dans la pénombre de la pièce déserte, la musique que l’on identifie rapidement comme celle qui accompagne les séquences de meurtre commence, l’image panoramique pour s’arrêter sur une lame scintillante, à l’origine indéterminée : le regard-caméra de Peter Neal confirmera que cette lame n’est autre que celle de l’appareil de prise de vue, réminiscence du Voyeur. 

Dans Une certaine idée de l’Europe (Actes Sud, « Un endroit où aller », 2005), George Steiner, non sans se présenter humblement (imitant le Bernanos de « L’Esprit européen et le monde des machines ») comme un non-spécialiste dont l’opinion est ainsi quasi illégitime, écrit : « L’Europe occidentale et la Russie occidentale devinrent la maison de la mort, la scène d’une brutalité sans précédent, que ce fût celle d’Auschwitz ou celle du Goulag. Plus récemment, le génocide et la torture ont réapparu dans les Balkans. A la lumière – devrait-on dire : dans les ténèbres ? – d’une telle réalité, croire à la fin de l’idée européenne et des lieux qu’elle habite est presque une obligation morale. De quel droit survivrions-nous à notre inhumanité suicidaire ? ». L’Europe qui, selon lui, se serait « suicidée en tuant ses Juifs », est-elle donc vraiment morte, pourrissante, déjà, comme la Baleine de Paul Gadenne, ou seulement endormie ? Ou alors peut-elle, symboliquement, ressusciter ? Est-il possible que sous les cendres des victimes des camps couve encore un feu prométhéen, un résidu culturel aussi ténu que persistant, susceptible en fin de compte de réanimer l’Europe en son Corps, en son Esprit ? La vraie foi, dit la jeune Odile dans la nouvelle de Gadenne, « cela doit ressembler aux atomes : il suffit qu’il y en ait un qui éclate… » La foi évoquée ici, de mon point de vue, n’est nullement celle, pour moi aussi étrangère que les pratiques sexuelles d’une race extraterrestre, en un dieu quelconque, mais plutôt la certitude que des entrailles de ce sombre cadavre peut éclore un nouvel empire dont il ne tient qu’à nous de conférer un visage lumineux.
L’agonie de certain forum consacré à la littérature, agonie causée par les coups de boutoir hystériques d’une castratrice ennemie du Verbe, serait sans intérêt – ledit forum valait surtout pour l’incandescence de certaines interventions – si elle ne révélait un enjeu autrement plus crucial que ce stupide caviardage de la parole, je veux parler bien sûr de cette détumescence de la pensée évoquée par Eric Bénier-Bürckel dans Pogrom. Deux conceptions de la littérature s’affrontent ici – il n’y en a pas d’autres : le reste n’est qu’affaire de nuances. Pour les uns – cette Critique qui nivelle par le bas les réactions esthétiques, comme l’écrivait Julien Gracq –, écrire est un foutu passe-temps, un « violon d’Ingres » mondain qui ne se distinguerait guère d’une partie de football ou d’un hamster, pour eux le livre n’est qu’un vulgaire neuroleptique – délivré par quelque fonctionnaire de la phrase –, enjolivé peut-être, ensulpicié d’arabesques et d’écoeurantes dorures peut-être, mais assurément captif de son rôle étroit de loisir, de divertissement ; pour ceux-là la littérature est une minuscule pilule rose, blanche ou noire, selon le genre, dont l’unique fonction est de vous ramollir le cerveau, elle n’est rien de plus qu’un soin palliatif, accompagnement de fin de vie, drogue ni dure ni douce, seulement inodore, incolore, étrangère à toute transcendance, à tout élan mystique, philosophique ou esthétique, elle a pour frères de vacuité la télévision, le cinéma – que j’oppose, selon les termes de Bresson, au cinématographe –, le jeu ; elle vous tue. Pour les autres, dont je suis, la littérature « est l’essentiel, ou n’est rien » selon les mots de Bataille, elle est un Royaume
Or au royaume des damnés, Eric Bénier-Bürckel fait figure de démon hideux, de Kraken difforme, Chthulu enragé, monstrueux, incontrôlable, prédateur à abattre. Bénier-Bürckel, infréquentable, n’écrit pas : il tue, il dépèce, il saigne, il massacre, il éventre. La peur, le dégoût qui coulent dans ses veines, souverains, empoisonnés, se muent en haine, en rage meurtrière, en holocauste verbal par une sorte d’alchimie littéraire dont une formule aurait été mal interprétée. « Un homme inqualifiable exploite une riche héritière pour devenir écrivain. Ils s’entredétruisent. » Ainsi se trouve résumée en quatrième de couverture l’intrigue de Pogrom, son troisième roman. Les cent trente ou cent quarante premières pages, une accumulation d’aigreur, de rancœur et de haine misanthropique, se réduisent en effet à cette vie de couple pathétique, misérable, affreusement triviale, d’où tout amour est banni, où toute empathie est rendue impossible. Bénier-Bürckel y ressasse les mêmes motifs, jusqu’à l’écoeurement, déjà rencontrés dans Maniac et surtout dans son premier roman, 
