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Fin de partie - Page 60

  • Et Expecto, prologue : Ground Zero

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    Voici le prologue d'un texte en cours (un roman ?) intitulé Et Expecto, qui finirait sans doute par crever dans les limbes de mon ordinateur, et même, sans doute, par disparaître, si ce blog n'était susceptible de lui redonner vie.



    « Le corps est le corps
    Il est seul
    Et n’a pas besoin d’organe
    Le corps n’est jamais un organisme
    Les organismes sont les ennemis du corps »
    Antonin Artaud




    Prologue : Ground Zero



    Univers indéterminé, Voie Lactée, Système Solaire, Planète Terre, Continent Européen, France, Île-de-France, Ville Lumière.
    L’aube se lève sur Nécropolis-Centre.

    Paris ouvre les yeux, monstre crayeux et malveillant éclairé au sodium, champ de tous les possibles, de bataille comme d’expérimentation, corps sans organe spectral et chaotique dont la surface constellée de pics, de crevasses et de protubérances en béton armé n’est pas sans évoquer un insecte observé au microscope, image saisissante de la nature fractale de l’univers dont les structures se répètent aussi inlassablement que des mantras scandés par des moines ascétiques.
    La mégapole pourrissante réclamera aujourd’hui son tribut de vies humaines, comme chaque jour, charriant à l’insu de ses hôtes d’interminables mais invisibles convois de cadavres. Enfants ou vieillards, corps intacts ou déchiquetés, hommes ou femmes emportés par le cancer, par le feu, par un accident ou par l’étreinte anesthésiante du froid, peu lui importe. Pour elle, ils ne sont rien d’autre que des unités, des chiffres finis dans un univers infini. De l’information à transmettre. Du code, rien que du code.
    Paris ouvre les yeux et l’air glacial de l’hiver urbain, azote oxygène hydrogène dioxyde de carbone hydrocarbures, prend une autre consistance, déployant négligemment des nuances infinies de gris et de bleus polaires en haute définition. La juxtaposition conjoncturelle d’une multitude de nappes sonores tisse une trame de plus en plus complexe, bruit de fond d’apocalypse aux décibels exponentiels. L’inquiétante clarté de l’aurore aux doigts de givre est pervertie par une orgie de gaz toxiques, bouillonnement moléculaire hautement cancérigène. Le semblant de ténèbres, vestige de la nuit moribonde, se retire à reculons au profit d’un simulacre de lumière, et les oiseaux de nuit bombardés de photons pâles mais agressifs regagnent leurs aires pendant que les craintifs animaux diurnes émergent lentement de leurs tanières verticales, effarouchés, encore captifs d’un demi-sommeil favorable à l’apparition des spectres et des songes.
    Paris ouvre les yeux, Ville-Fantôme ectoplasmique et hautaine, et un million d’êtres distincts, tous doués de conscience et de libre arbitre, reproduisent les mêmes gestes ancestraux, les mêmes réflexes pavloviens, les mêmes schémas idiosyncrasiques, fruits uniformes de leur génotype, de leur éducation et de leur culture – ou de ce qui en tient lieu. Les légions masculines en costume trois pièces et gabardine sont sur le pied de guerre, les cohortes féminines en jupe, tailleur et doudoune partent en campagne. Les unités mobiles de cette armée silencieuse et acéphale savent déjà de quoi leur journée sera faite, marionnettes périssables d’un Kriegspiel supérieur, téléguidées par un vaste programme cosmique consigné dans un registre non pas écrit à l’avance mais dont chaque mot, chaque caractère sont déterminés par ce qui les précède et, logiquement, par ce qui les suit. Rien n’échappe à leur agenda, pas même les heures supplémentaires qu’ils devront effectuer, désormais gérées par intranet et modulables à l’envi – ou à merci. Ils sont au sommet de l’évolution.
    Ils sont des dieux.
    Mais certains électrons libres, créatures nuisibles dont la machine sociale doit se débarrasser proprement et dans les plus brefs délais, sont dans l’expectative, comme dans l’attente d’un verdict auquel ils ne sont pourtant pas préparés. Rien ne les distingue, en apparence, des soldats ordinaires. Parce qu’une poussière s’est infiltrée dans le mécanisme, faisant tressauter un rouage quelconque, ils ont été dépossédés de leurs coordonnées géométriques stables. Or dans un espace à deux, trois ou n dimensions, un point précis n’a que deux statuts possibles : ou il fait partie intégrante de la figure, auquel cas il est soumis aux lois qui sous-tendent cette dernière, ou il en est exclu, auquel cas il n’est rien d’autre qu’une donnée théorique que la figure tend à occulter. Le principe d’incertitude d’Heisenberg érigé en pattern social ; le non-point n’est rien d’autre qu’une métastase, un carcinome malin que la Machine auto-immune, à défaut de craindre, traque inlassablement à l’aide de ses gènes tueurs, ses OGM formés pour détruire. Son armada hygiénique.
    Pour ces proies désignées, l’aube est synonyme de peur. Chaque heure de la journée qui s’annonce les confrontera à une nouvelle épreuve dont ils sortiront presque tous perdants, tels des gladiateurs tombant au combat les uns après les autres. A l’indifférence générale.
    Pourtant, il ne s’agit pas tant d’adversité barbare que de régulation systémique, mathématique et quasiment génétique : l’espèce ne peut faire l’économie d’une purge pragmatique de ses éléments parasitaires. La compassion est son ennemie. Solution chimique.
    Voyez cet homme assis, seul et nu sur son lit king size, dans cette chambre tapissée de couleurs chaudes qu’on dirait peinte par Edward Hopper, la tête encastrée dans l’étau de ses larges mains, les joues hérissées d’épais barbelés, le corps taillé dans le roc – viril mais très différent de l’image néofasciste de l’homme moderne et de sa plastique d’athlète androgyne et aseptisé –, les cheveux coiffés par la foudre, semblables à un jardin japonais défiguré par une mine antipersonnelle, un goût métallique dans la bouche, la vessie insistante et le sexe à moitié turgescent, souvenir parcellaire d’un coït seulement onirique : que fait-il dans cette position ? Réfléchit-il à quelque problème mathématique de haute volée ? Pose-t-il pour un Rodin imaginaire ?
    Non.
    Il hurle. Il s’égosille en silence, passager impuissant de l’express temporel qui fonce à vitesse subluminique et qui refuse de ralentir un instant malgré ses appels de plus en plus pressants : Kronos est dédaigneux envers les membres du cheptel humain, ces touristes de l’existence dont la vie n’est rien d’autre en définitive qu’un utopique voyage organisé frustrant et superficiel.
    Il s’époumone à la simple évocation de la mort parce que depuis sa naissance, il ne s’est écoulé que quelques lignes d’encre, même pas de quoi remplir une page, à peine un haïku.
    Dans trente minutes, cet homme-paragraphe sera habillé, rasé, peigné, désireux d’oublier l’étrange anomalie physiologique apparue au réveil sous son aisselle, cette excroissance charnelle oblongue et sensible surgie de nulle part.
    Désireux d'oublier son obus miniaturisé, son greffon garanti cent pour cent compatible.
    Désireux d'oublier son arme du troisième type, son Smith & Wesson organique calé dans son holster naturel.
    Sa chose.
    Paré de son camouflage de guérillero post-moderne, une tasse de Nescafé à proximité de la main gauche, une paire de lentilles de contact en guise de binoculaires de combat, une Marlboro légère incandescente lovée entre le majeur et l’index de la main droite, il consultera sa messagerie électronique vierge de tout courrier personnel – mais saturée de spams et de mails vérolés – en prenant garde à ne pas laisser les cendres choir sur le clavier de son ordinateur portable, objet platiné aussi délicat qu’un ventre de femme, avant d’abandonner son studio à ses fantômes.
    Une fois dehors il ne voit pas, les yeux vissés au trottoir verglacé, le ciel de cobalt de la capitale façonner une chape implacable autour de lui.
    Il ne voit pas qu’il est le centre gravitationnel de ce dôme terrifiant et irisé.
    Il arpente l’asphalte.
    Il entre dans l’arène.

  • Au coeur de Ténèbres - 10 - Histoire de l'oeil

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    « Le dispositif cinématographique s’envisage comme un miroir dont le reflet emprisonne irrémédiablement celui qui s’y mire. »
    Didier Truffot, « Le Champ terrifiant » in Simulacres n°1, Automne 1999.

    « La force éjaculatrice de l’œil. »
    Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.


    Dans la représentation subjective de l’univers mental de Peter Neal, la caméra joue un rôle essentiel. L’appareil d’enregistrement du Réel n’est pas seulement un témoin, un simple relais entre l’action diégétique et le spectateur, il ne participe pas, comme dans Le Projet Blair Witch / The Blair Witch Project [Etats-Unis, 1999] [35] de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, à l’identification totale du spectateur aux personnages : la caméra subjective, dans Ténèbres comme dans les autres gialli, est utilisée dans les séquences de meurtre afin que le spectateur s’identifie à l’assassin (et non plus à la victime), sans que l’identité du coupable ne soit révélée – elle est l’œil du réalisateur, celui du tueur, et celui, nous y reviendrons, du spectateur. Dans Profondo Rosso déjà, Argento brouillait les codes standards de l’usage du procédé : comme dans Ténèbres, la caméra semblait autonome, animée d’une volonté propre – pas un actant véritable : la représentation filmique de l’univers diégétique, la « projection » du meurtre sur la toile de l’écran. Sensuelle, menaçante, la caméra devient sexe [36] , se fait arme : nous pouvons alors, nous inspirant des travaux de Raymond Bellour (il définissait Norman Bates, dans Psychose, au moyen de la chaîne « phallus-oiseau-fétiche-mère-œil-couteau-caméra » [37] ), la considérer comme une entité tricéphale, chaîne similaire mais réduite à l’essentiel, « phallus-couteau-caméra », qui s’avère d’ailleurs opérante dans de nombreux films, de Murder a la Mod [Etats-Unis, 1967] de Brian de Palma à Opera. Nous pourrions développer la chaîne de Ténèbres à la façon de Raymond Bellour (elle serait alors « phallus-escarpins-fétiche-Eva-œil-couteau-caméra » mais ici nous nous intéressons avant tout au caractère phallique et létal de la caméra. « Il se met en scène dans la peau du sadique, se servant de l’appareil de prise de vue comme d’une arme, toujours substitut phallique […] qui pénètre les autres ou qu’il embrasse lui-même. » écrit Patrice Peyras à propos du réalisateur de giallo. Dario Argento ne décrit-il pas lui-même sa Louma (caméra expérimentale utilisée dans le film pour le long plan tournoyant autour de la maison de Tilda) comme « une machine qui monte en l’air, entre dans les pièces et en sort, se tourne, se tortille…C’est invraisemblable où elle peut se faufiler…Pratiquement c’est une canne à expansion qui se dirige à distance. » [38] ?
    Le spectre tutélaire du Voyeur / Peeping Tom [Grande-Bretagne, 1959] de Michael Powell, plane sur l’ensemble du film : la caméra de Mark / Karl-Heinz Böhm est en effet diégétiquement à la fois sexe (le pied-épée, dressé en direction des jeunes femmes, simule l’érection) et arme (le pied-épée transperce ses victimes tandis que la caméra filme leur agonie), Peeping Tom déployant son dispositif de mise en abyme du processus filmique – le cinéma comme voyeurisme, comme nous le verrons – voire de la cinéphilie – manifestation particulière des névroses et perversions freudiennes. La caméra d’Argento est un phallus protéiforme capable de suivre le trajet d’un comprimé dans le tube digestif d’un personnage (Le Syndrôme de Stendhal), de s’infiltrer dans un canal vasculaire pour nous montrer les « pulsations » ( ? ) symboliques d’un cerveau malade (Opera), de s’introduire avec obscénité dans la large bouche d’une cantatrice (Le Fantôme de l’Opéra) et ainsi obtenir un gros plan évoquant un sexe féminin béant (avec la glotte en guise de clitoris disproportionné ; a-t-on jamais vu image plus crue, comme une pénétration en caméra subjective-pénis ?...), ou encore de zigzaguer (grâce à l’emploi d’une autre caméra spéciale, la « Snorkel », qui fonctionne sur le principe de l’endoscopie) entre de petits objets dans une séquence très abstraite de Profondo rosso. La caméra se fait également arme lorsqu’elle déchire les chairs : ainsi dans Suspiria une force démoniaque, comme activée par la caméra – zooms rehaussés par une bande-son incantatoire –, prend possession du chien d’un aveugle et le pousse à égorger son maître (Miss Tanner est sans doute l’instigatrice de ce forfait, mais la caméra, élément pourtant extradiégétique, semble être sa seule arme). C’est encore la caméra qui étrangle Gianni dans Ténèbres, autant que la corde : avant de mourir le jeune homme plonge son regard dans l’objectif, comme pour connaître, avant de pousser son dernier souffle, l’identité de son assassin. Nous avons déjà évoqué le plan qui annonçait ce meurtre, montrant Anne dans sa voiture ; un autre, plus éloquent encore, augure ironiquement de la suite : sur le point de se rendre à l’aéroport, encore sur le palier, Neal se retourne dans l’embrasure de la porte et fixe la caméra comme si, profitant de l’absence de sa secrétaire, il pouvait enfin se saisir de son arme, comme un chasseur son fusil. Nous avons également évoqué, plus haut, un autre plan : Anne, quittant le même appartement, ferme la porte ; la caméra s’attarde dans la pénombre de la pièce déserte, la musique que l’on identifie rapidement comme celle qui accompagne les séquences de meurtre commence, l’image panoramique pour s’arrêter sur une lame scintillante, à l’origine indéterminée : le regard-caméra de Peter Neal confirmera que cette lame n’est autre que celle de l’appareil de prise de vue, réminiscence du Voyeur.
    Avant le premier meurtre du film – celui d’Elsa Manni – la caméra suit les mouvements de la jeune fille dans une boutique, se mouvant en travelling latéral derrière les rayonnages, comme s’il s’agissait du point de vue subjectif de quelqu’un qui voudrait voir sans être vu – ce qui est le cas, soit dit en passant, du réalisateur… De la même manière, son « entretien » avec le surveillant du magasin s’ouvre, et se clôt, par un plan du bureau vu de l’extérieur, à travers la paroi vitrée. La scène se referme sur un travelling arrière, quand Elsa sort, comme si la caméra voulait éviter une nouvelle fois d’être remarquée. S’il n’est pas exclu que ces plans subjectifs correspondent effectivement au regard du tueur, il est néanmoins permis d’en douter sérieusement, si l’on considère l’épisode du clochard ; il est très probable en effet que l’assassin attendait déjà sa victime à son domicile (dans le cas contraire il aurait été gêné par la présence du clochard devant la maison). Qui épie la jeune femme dans la boutique, sinon la caméra elle-même, qui se joue du spectateur et ne se contente pas de tuer puisqu’elle abandonne des indices trompeurs, fausses pistes comme ce plan qui annonce, à tort, la mort imminente de l’angélique Anne, ou comme cet autre plan, en caméra subjective, de la tondeuse à gazon qui happe les photographies des différentes victimes du maniaque et qui s’immobilise aux pieds du cadavre de Maria Alboretto : qui se cache derrière ce plan ? Ce ne peut être, en toute logique, que l’assassin Cristiano Berti – le plan, sinon, n’a aucune utilité narrative – ; on apprend cependant un peu plus tard que le corps a été retrouvé à proximité de la résidence de Berti, et non chez lui… Comme si l’unique fondement du plan était de désorienter le spectateur.

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    C’est aussi la caméra elle-même qui poignarde la fille de la plage, c’est elle encore qui égorge Elsa, Tilda et son amante. Le plan de deux minutes trente qui précède le meurtre des lesbiennes est instructif : la Louma se faufile partout, glisse le long des parois et espionne les deux jeunes femmes à moitié nues, puis adopte, durant quelques secondes, le point de vue du tueur qui tente de forcer un volet, le tout dans le même plan, c’est-à-dire sans le moindre décrochage formel. Caméra et assassin, censés appartenir à deux niveaux de réalité différents (la première extra-diégétique, le second diégétique) et bien distincts dans un premier temps, fusionnent donc dans un même mouvement, sans coupure, comme s’ils ne faisaient qu’un. Tilda et sa compagne seront finalement éliminées puis photographiées (par l’appareil du tueur et par la caméra du réalisateur) – la photographie figure le caractère létal de l’appareil de prise de vue, en fixant définitivement l’image des victimes. Le vrai tueur du film : la caméra. Elle rôde autour de ses victimes et les achève avec la complicité du personnage-tueur, s’attachant à saisir leur beauté dans la mort, assimilant la pulsion du meurtrier à une recherche esthétique filmique.
    Ainsi dans Ténèbres toute rencontre s’avère dangereuse, de par la présence même de la caméra, qui ne désire rien de moins – comme le spectateur – que la mort violente, spectaculaire, sexuée, de personnages qui ont cru pouvoir impunément être vus (au-delà des mobiles réactionnaires déjà notés, tout est en effet une histoire de regards) : la séquence du doberman par exemple, d’une gratuité exemplaire, n’est déterminée que par le sadisme intrinsèque de la caméra comme prolongement de l’œil du spectateur (nous y reviendrons).
    Nous l’avons vu, désir meurtrier et désir sexuel sont intimement mêlés dans Ténèbres. En plus de tuer, la caméra viole ses victimes : si le couteau (ou le rasoir, ou la hache) est le substitut phallique de l’assassin littéralement impuissant, la caméra est celui, non moins patent, du réalisateur – et par extension celui, qu’il le veuille ou non, du spectateur. Avec elle nous déchirons les chairs, nous les pénétrons, nous y jouissons ; le sang qui jaillit n’est que le point d’orgue d’un simulacre sexuel, notre orgasme ; les derniers râles des victimes, immédiatement précédés d’ultimes spasmes, marquent l’apaisement. Du moignon de Jane McKerrow – Neal lui a tranché un bras – s’épanche un geyser de sang qui, par la faveur d’un mouvement de la victime, gicle sur le mur blanc en obscènes arabesques à la Jason Pollock, à la fois body-art et action-painting – les hurlements de la victime sont aussi les nôtres. Plaisir inavoué du voyeur, déformé par le travail filmique.
    Cette particularité de la caméra, son autonomie relative, tranchante et sexuée, atteint bien sûr son paroxysme lors des séquences de meurtres. Mais même dans les moments creux (ceux qu’évoque Peter Neal à propos de ses propres livres ?) la caméra se fait pressante, inquisitrice, libidineuse : n’est-ce elle, plutôt que Jane – vraisemblablement coupable du délit – qui saccage le contenu du sac de sport de l’écrivain à l’aéroport de New York ? Dans l’avion, l’insistance de la caméra sur ce bagage révèle le désir, les pulsions – fétichistes, scopiques… – consubstantiels à l’acte cinématographique.

    [35] Le Projet Blair Witch est entièrement tourné en caméra subjective. Mais contrairement aux essais de Robert Montgomery (La Dame du lac / Lady in the lake, Etats-Unis, 1947) ou Philippe Harel (La Femme défendue, France, 1997), le procédé trouve ici une légitimation dramatique : les images sont soi-disant filmées par les protagonistes eux-mêmes, au moyen d’une caméra vidéo et d’une caméra 16mm. Le film est donc censé être un montage réalisé à partir de ces images retrouvées par la police, dans la forêt…
    [36] Jean-Pierre Putters écrit dans Mad Movies n°24, septembre 1982 : « Il utilise sa caméra avec une force virile. » p. 11.
    [37] R. Bellour, « Psychose, névrose, perversion » in L’Analyse du film (Albatros, 1979).
    [38] Mad Movies n°25, 1983.

  • Une certaine idée de l'Europe

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    « La folie des nationalités est cause que les peuples européens sont devenus de plus en plus étrangers les uns aux autres, et cette pathologique ignorance réciproque dure encore aujourd’hui ; elle a porté au pinacle des politiciens à la courte vue et à la main leste, qui ne se doutent même pas combien leur politique de désunion ne peut être nécessairement qu’un intermède. – C’est pour cela et pour d’autres raisons qu’il est aujourd’hui tout à fait impossible d’exprimer, qu’on feint de ne pas voir – à moins qu’on en donne une interprétation arbitraire et mensongère – les signes qui annoncent avec le plus d’évidence que l’Europe veut s’unifier. Chez tous les êtres vastes et profonds de ce siècle, la véritable tendance générale du travail mystérieux de leur âme a été de préparer la voie à cette nouvelle synthèse et d’essayer de réaliser en eux, par anticipation, l’Européen de l’avenir : ce n’est que par leurs façades, ou à leurs heures de faiblesse, par exemple en leur vieillesse, qu’ils ont appartenu à des « patries » ; – en devenant des « patriotes » ils ne faisaient que se reposer d’eux-mêmes. »
    F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.


    Dans Une certaine idée de l’Europe (Actes Sud, « Un endroit où aller », 2005), George Steiner, non sans se présenter humblement (imitant le Bernanos de « L’Esprit européen et le monde des machines ») comme un non-spécialiste dont l’opinion est ainsi quasi illégitime, écrit : « L’Europe occidentale et la Russie occidentale devinrent la maison de la mort, la scène d’une brutalité sans précédent, que ce fût celle d’Auschwitz ou celle du Goulag. Plus récemment, le génocide et la torture ont réapparu dans les Balkans. A la lumière – devrait-on dire : dans les ténèbres ? – d’une telle réalité, croire à la fin de l’idée européenne et des lieux qu’elle habite est presque une obligation morale. De quel droit survivrions-nous à notre inhumanité suicidaire ? ». L’Europe qui, selon lui, se serait « suicidée en tuant ses Juifs », est-elle donc vraiment morte, pourrissante, déjà, comme la Baleine de Paul Gadenne, ou seulement endormie ? Ou alors peut-elle, symboliquement, ressusciter ? Est-il possible que sous les cendres des victimes des camps couve encore un feu prométhéen, un résidu culturel aussi ténu que persistant, susceptible en fin de compte de réanimer l’Europe en son Corps, en son Esprit ? La vraie foi, dit la jeune Odile dans la nouvelle de Gadenne, « cela doit ressembler aux atomes : il suffit qu’il y en ait un qui éclate… » La foi évoquée ici, de mon point de vue, n’est nullement celle, pour moi aussi étrangère que les pratiques sexuelles d’une race extraterrestre, en un dieu quelconque, mais plutôt la certitude que des entrailles de ce sombre cadavre peut éclore un nouvel empire dont il ne tient qu’à nous de conférer un visage lumineux.
    Il se pourrait toutefois que cette « conscience » de l’Europe – ses langues spécifiques, ses arts, ses valeurs philosophiques et, évidemment, chrétiennes –, il se pourrait que ce fameux « esprit européen », ne soit pas concerné, ou seulement de loin (de haut ?), par le projet de Constitution européenne qui n’a pas pour objet, il convient de le rappeler, de ratifier une Idée, d’institutionnaliser une eschatologie ou de reproduire les erreurs des Lumières en imposant des valeurs universelles, mais bien d’accomplir un nouveau pas vers l’unification d’états qui, jusque dans un passé récent, n’ont cessé de s’entretuer, de suivre la voie d’une barbarie dont le christianisme lui-même est le complice deux fois millénaire : « D’autres facteurs ont certes joué leur rôle [écrit encore George Steiner], mais il est absolument impossible de dissocier de la chute de l’Europe dans l’inhumanité, de la Shoah, la désignation par les chrétiens du Juif comme déicide, comme héritier direct de Judas. C’est au nom d’une sainte revanche sur le Golgotha que les premiers pogroms ont embrasé la Rhénanie à l’orée du Moyen Age. De ces massacres à l’Holocauste, l’enchaînement est complexe, assurément, et parfois souterrain, mais incontestable aussi. […] Des crucifix tournent en dérision le périmètre d’Auschwitz. […] La vérité brutale, c’est que l’Europe a, jusqu’à présent, refusé de reconnaître ou d’analyser, sans même parler de le désavouer, le rôle multiple du christianisme dans la nuit noire de l’histoire. » Comment dès lors ne pas envisager sans regret l’absence de cet héritage dans un texte censé définir non une Idée, je le répète, mais une organisation, des principes d’échanges et de coopération entre Etats ? Comme George Steiner je crois qu’une « Europe postchrétienne pourrait émerger », une Europe de raison qui opposerait au nihilisme économique américain sa culture d’une richesse que nul ne lui conteste. Je dirais même qu’elle doit émerger, courant sinon le risque d’achever sa néantisation ou, et le résultat serait identique, de rester impuissante face aux ennemis qui, immanquablement, finiront par échouer sur ses rivages déserts.
    Mais pour cela, l’Europe doit inévitablement cesser de dévorer ses propres entrailles. Sans doute devra-t-elle sacrifier, à plus ou moins long terme, ici une langue, là une tradition, mais qu’importe : c’est unies, fortes de leurs différences réconciliées, et non pas fondues en un amas informe, boursouflé, que les nations européennes pourront peut-être, à condition de ne pas céder à l’uniformisation générale, s’imposer comme une nouvelle puissance (plutôt qu’un territoire) dans les veines de laquelle coulerait le génie dans les domaines des arts, des sciences, des idées – autant dire l’essentiel –, en ne reniant rien de leur passé, aussi imposant soit-il, aussi terrifiant soit-il. Or la fin des conflits, la sauvegarde d’un environnement propice à l’émergence d’œuvres et d’idées dignes de survivre à nos organismes, exige que l’Europe se dote d’infrastructures adaptées au nouvel ordre mondial, à ses nouvelles possibilités comme à ses nouvelles menaces, dont le terrorisme est la manifestation le plus évidente : la haine d’une partie de l’Islam envers les occidentaux – et pas seulement contre les Etats-Unis – relève d’un véritable renversement des rapports de force entre massacreurs et massacrés, comme si, écrit Peter Sloterdijk dans son dialogue avec Alain Finkielkraut (Les Battements du monde, Pauvert, 2003), « après tous les massacres commis par les Européens, c’était maintenant le tour des non-Européens. » L’Europe, si elle veut sortir du cercle d’expiation qui la frappe – combien de Français, combien d’Européens, ont-ils ressenti les attentats du 11 septembre comme un châtiment mérité ?... Et combien, plus nombreux encore, se sentent responsables de la déportation des Juifs, au point qu’on parle volontiers de « devoir de mémoire », comme si nous devions, par quelque étrange anomalie génétique, porter l’Holocauste au plus profond de notre être ?... –, l’Europe, donc, n’a d’autre choix que de fonder son avenir sur de nouvelles bases, enfin débarrassée de sa culpabilité : elle doit non pas faire bloc – sachons éviter le repli autarcique tel que dépeint dans le surréaliste Cette chère humanité de Philippe Curval – mais plutôt partager les compétences, réaliser des économies d’échelles, organiser les réseaux de défense et de renseignement, bref : exister autrement que sous sa forme utopique, idéalisée, telle que la défendent les opposants à la Constitution. L’Europe actuelle s’est d’ailleurs construite, n’ayons pas la mémoire courte, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, dans le but avoué d’éviter que de telles abominations ne se reproduisent.
    La pérennisation de cet état de paix suppose que les états concernés soient interdépendants, c’est-à-dire qu’ils s’agglomèrent en système, en véritable organisme où chaque atome soutient l’ensemble, où l’ensemble dépend de chaque atome. Les jeunes européens que nous sommes sont tellement habitués à vivre dans un contexte de paix qu’ils en oublient combien l’Europe organisée en est, pour partie, responsable – ils en oublient surtout combien eux-mêmes, individus citoyens, en portent la lourde responsabilité. Seulement aujourd’hui l’Europe présente un nouveau visage, plus étendu : elle compte désormais vingt-cinq états-membres. Cet agrandissement, ce remodelage géographique, politique, économique, nécessitent évidemment que l’Europe révise ses institutions actuelles, mal adaptées au nouveau contexte. Il n’est pas difficile de comprendre que les vingt-cinq états, trop différents les uns des autres, trop attachés à leurs héritages respectifs, ne pouvaient faire mieux que de produire un texte consensuel – ceci pour répondre à l’objection de Serge Rivron qui, en pointant les nombreuses zones d’ombres du projet de Traité Constitutionnel, ne réclame rien de moins qu’un texte répondant aux seules exigences françaises (lire la « disputatio » dans la Zone du Stalker, où les arguments de Francis Moury font mouche) –, ménageant aussi bien les ambitions des plus libéraux que les revendications des Européens les plus attachés aux acquis sociaux – ce qui laisse entendre, notez-le bien, que ces états conservent encore suffisamment de particularités pour ne pas entendre s’en séparer, ce qui devrait rassurer, pour un temps, les Cassandre d’une Europe en voie d’orwellisation avancée ; pour un temps seulement : l’homme ne pourra sans doute pas échapper à « l'épouvantable ennui d' une vie mécanisée sans âme » prophétisé par le polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, l’auteur de L’Inassouvissement (L’Age d’Homme, « Classiques Slaves », 1970) hélas beaucoup moins connu que certain compatriote récemment célébré...
    Le paradoxe auquel l’électeur est aujourd’hui confronté, et c’est là que réside la réelle difficulté de ce référendum, est que son vote n’exprimera pas sa volonté d’améliorer l’Europe dans telle ou telle direction : devant le constat de paralysie du système actuel, vous devez spéculer sur la réussite – ou l’échec – d’un nouveau système qui n’existe pas encore. Autrement dit, cette constitution – sans laquelle l’Europe, soyons clairs, ne disposera pas d’une défense commune, ce qu’elle attend pourtant depuis plus de quarante ans… – sera sans nul doute révisée, mais le seul moyen d’en connaître les pierres d’achoppement et de les contourner, est de l’adopter, c’est-à-dire qu’à moins de camper sur des positions nationalistes – « Cette névrose nationale, dont l’Europe est malade » écrit Nietzsche dans Ecce Homo –, les Européens devront bien soumettre leurs velléités d’union à l’épreuve du Réel : répondre « Non » – céder à la peur – équivaut à refuser l’Europe en tant que réalité concrète, à ne l’envisager que comme une entité abstraite, purement philosophique, à laquelle la France n’aurait rien à concéder, et rien à gagner...
    J’attire ici votre attention sur le fait, j’y viens enfin, que ces deux appréhensions de l’Europe ne sont nullement incompatibles ! L’adoption par la France du projet de Traité Constitutionnel – qui ne garantit pas que les vingt-quatre autres états-membres la suivront sur cette voie – et sa ratification éventuelle n’empêcheraient pas, jusqu’à preuve du contraire, l’émergence d’une Noosphère métaphysique, d’une Europe de l’esprit guidée par ses élites, d’une Europe, enfin, seule capable peut-être, comme le suggère Steiner, de restituer les « indispensables fondements du savoir ». Le véritable enjeu de ce référendum, au-delà des simplistes propagandes partisanes, n’oppose donc pas une plongée en apnée dans l’obscur inconnu d’une nouvelle Europe au frileux statu quo de l’Europe actuelle, comme voudraient nous le faire croire les uns et les autres, mais un choix, aux conséquences certes imprévisibles quels qu’en soient les termes, entre une reprise des bases du Traité de Nice d’une part – qui conçoit l’Europe d’abord comme espace économique – et l’adoption d’un nouveau texte d’autre part, très imparfait mais plus actuel, qui peut servir de base à une construction européenne plus libérale ou plus sociale selon les choix qui seront faits ultérieurement. Car le monde, le contexte, eux, que vous le vouliez ou non, évoluent… Vous laisserez-vous donc gagner par la peur, par la tentation réactionnaire de prolonger l’agonie du monstre, ou saurez-vous, comme l’héroïne de Gadenne, croire encore à sa réanimation ? Saurez-vous, mes amis, donner corps au rêve nietzschéen, saurez-vous, par-delà le bien et le mal, quand bien même le risque serait grand, accomplir un nouveau pas vers votre lointain, en même temps que vers la TRANSHUMANITE ?

  • Pogrom, le supplice

    « […] dépecer et désosser le langage, intercepter les chocs et les collisions qui se déchaînent dans ses épaisseurs, atteindre en plein cœur le vent qui souffle sans bruit dans le bruit du monde, donner à palper ses irradiations fuyantes, ses volte-face et ses soubresauts retentissants. »
    Eric Bénier-Bürckel, Pogrom.


    L’agonie de certain forum consacré à la littérature, agonie causée par les coups de boutoir hystériques d’une castratrice ennemie du Verbe, serait sans intérêt – ledit forum valait surtout pour l’incandescence de certaines interventions – si elle ne révélait un enjeu autrement plus crucial que ce stupide caviardage de la parole, je veux parler bien sûr de cette détumescence de la pensée évoquée par Eric Bénier-Bürckel dans Pogrom. Deux conceptions de la littérature s’affrontent ici – il n’y en a pas d’autres : le reste n’est qu’affaire de nuances. Pour les uns – cette Critique qui nivelle par le bas les réactions esthétiques, comme l’écrivait Julien Gracq –, écrire est un foutu passe-temps, un « violon d’Ingres » mondain qui ne se distinguerait guère d’une partie de football ou d’un hamster, pour eux le livre n’est qu’un vulgaire neuroleptique – délivré par quelque fonctionnaire de la phrase –, enjolivé peut-être, ensulpicié d’arabesques et d’écoeurantes dorures peut-être, mais assurément captif de son rôle étroit de loisir, de divertissement ; pour ceux-là la littérature est une minuscule pilule rose, blanche ou noire, selon le genre, dont l’unique fonction est de vous ramollir le cerveau, elle n’est rien de plus qu’un soin palliatif, accompagnement de fin de vie, drogue ni dure ni douce, seulement inodore, incolore, étrangère à toute transcendance, à tout élan mystique, philosophique ou esthétique, elle a pour frères de vacuité la télévision, le cinéma – que j’oppose, selon les termes de Bresson, au cinématographe –, le jeu ; elle vous tue. Pour les autres, dont je suis, la littérature « est l’essentiel, ou n’est rien » selon les mots de Bataille, elle est un Royaume obscur et lumineux où même l’athée le plus matérialiste qui soit entre en communion avec une sphère métaphysique – la Noosphère teilhardienne ? – d’essence quasi religieuse ; pour eux, pour nous, la littérature est une arme lourde, comme chez Raymond Abellio (La Fosse de Babel) ou Maurice G. Dantec (Villa Vortex), elle est une arme meurtrière dirigée non plus contre soi, suicide à petit feu, mais contre l’Ombre qui recouvre le monde ; elle est une béance par laquelle nous nous engouffrons dans les entrailles de l’être, elle est une guerre, comme pour Antoine Volodine (Lisbonne, dernière marge), menée contre les Adversaires – ces ennemis de la Parole Majuscule –, contre la pensée industrialisée, prostituée, conchiée, elle est une guerre de l’Homme contre la médiocrité érigée en valeur universelle, contre l’extension du domaine de l’empire relativiste ; la littérature, pour nous, n’appartient pas au champ des beaux-arts mais à celui de la nuit, elle est un crime nécessaire, c’est-à-dire, en vérité, une damnation !
    Or au royaume des damnés, Eric Bénier-Bürckel fait figure de démon hideux, de Kraken difforme, Chthulu enragé, monstrueux, incontrôlable, prédateur à abattre. Bénier-Bürckel, infréquentable, n’écrit pas : il tue, il dépèce, il saigne, il massacre, il éventre. La peur, le dégoût qui coulent dans ses veines, souverains, empoisonnés, se muent en haine, en rage meurtrière, en holocauste verbal par une sorte d’alchimie littéraire dont une formule aurait été mal interprétée. « Un homme inqualifiable exploite une riche héritière pour devenir écrivain. Ils s’entredétruisent. » Ainsi se trouve résumée en quatrième de couverture l’intrigue de Pogrom, son troisième roman. Les cent trente ou cent quarante premières pages, une accumulation d’aigreur, de rancœur et de haine misanthropique, se réduisent en effet à cette vie de couple pathétique, misérable, affreusement triviale, d’où tout amour est banni, où toute empathie est rendue impossible. Bénier-Bürckel y ressasse les mêmes motifs, jusqu’à l’écoeurement, déjà rencontrés dans Maniac et surtout dans son premier roman, Un prof bien sous tout rapport, sommet inégalé de violence barbare, odyssée nihiliste d’un Moloch violeur, tueur et dévoreur d’étudiantes à gros seins – son seul livre, sans doute, à s’imposer comme une œuvre indispensable, irréductible à toute polémique ou à ses influences évidentes (Bret Easton Ellis évidemment, sans qui son premier roman n’aurait jamais vu le jour, Michel Houellebecq aussi, le premier à avoir restitué dans ses livres la rapide réification du monde, ou Maurice G. Dantec pourquoi pas, qu’il raille sans doute à mots couverts mais qu’on retrouve, quand même, au détour d’une phrase : « […] laboratoire idéal pour mener à bien en toute impunité vos expériences de catastrophe générale. »…). Pour Bénier-Bürckel, « une langue sans corps est une langue morte ». C’est au contact de la chair qu’elle prend vraiment forme, qu’elle surmonte sa pathétique trivialité pour plonger son spectateur dans un univers ténébreux, infernal, mais très physique, réel jusqu’au creux des veines, univers qui lui est propre et qui, usant du Verbe non pas comme d'un scalpel mais comme d'une machette frénétique de tonton macoute, acquiert une force de frappe inouïe qui n’épargne rien ni personne – et certainement pas l’auteur lui-même, qui se livre à une sorte d’autodissection peu commune, à mille lieues des atermoiements mondains d’une certaine littérature de salons branchés. La langue de l’inqualifiable – celle de Bénier-Bürckel –, quasiment inerte, animée seulement d’une vie artificielle par ses gimmicks céliniens ou, déjà, bénier-bürckeliens, soubresaute enfin avec ce terrible cauchemar où l’inqualifiable, incapable en réalité de satisfaire les besoins sexuels de « l’hôtesse » qu’il ne perçoit que comme de la viande tout juste bonne à le faire vivre, mutile sa partenaire : « il perfore son utérus. Il gratte jusqu’à l’estomac. Ça lui fait des soubresauts sur toute la gamme des muscles et des tendons à l’hôtesse, de la grande musique dodécaphonique qui lui reflue par tous les pores. L’inqualifiable poursuit jusqu’à l’œsophage. Son bras se coule dans un conduit glouglouteux. Il se tortille dans sa graisse, lui torture tout le dedans, l’évase, l’écartèle, le cisèle en cathédrale, lui fabrique de l’infini dans les artères. ». De fait, tirons un trait sur la littérature à l’estomac : Bénier-Bürckel inaugure la littérature aux entrailles, la littérature aux viscères, la littérature aux intestins, celle qui vous asperge de sang et de sanie, de merde et de sperme (« Respirez bien, c’est votre odeur »), celle qui vous remue. Dès lors, il faut attendre ces quatre pages ahurissantes de logorrhée antisémite (proférée, il convient de le préciser, par un Arabe dont les chiens répondent aux noms de Drumont, Pétain et Brasillach), où l’auteur ne fait rien de plus que de donner corps à une haine bien réelle, une haine qui mêle racisme abject et arguments dieudonnesques (« Avec la Shoah, les tenants de la race supérieure ont gagné dix mille ans d’immunité politique »), pour qu’enfin sa langue prenne vie, pour qu’elle soit enfin autre chose qu’un morne inventaire des lâchetés quotidiennes. Je ne m’étendrai pas sur ce passage tant controversé – au point que certains journalistes d’une lâcheté sans borne ont cru bon, dans « Lire », « Le Monde » ou « Le Nouvel observateur », de taxer le livre et son auteur d’antisémitisme, imbéciles au point de pas savoir distinguer entre le réel et sa représentation, entre un personnage, un narrateur, et son créateur – sinon pour signaler combien l’auteur lui-même (dont le but, avec ce livre, était justement de cogner le politiquement correct jusqu’à le réduire en une bouillie sanguinolente), affublé, sur la photographie de la quatrième, de vêtements sombres et d’un crâne soigneusement rasé, autant dire d’un look résolument skinhead (ce dont il aurait pu se passer), n’est sans doute pas étranger à la lamentable polémique dont son roman fait aujourd’hui l’objet.
    Après ce court chapitre au terme duquel, après que l'inqualifiable a écouté les vomissements anti-Juifs de son copain Mourad, et baisé avec une Juive préalablement offerte au chien Brasillach, après cet acmé excrémentiel, simplement « inqualifiable » donc (mais évidente provocation), Pogrom bascule complètement et de roman, devient imprécation, d’incantation devient damnation, comme si cette explosion fangeuse avait libéré la bonde, ouvrant enfin sur un ailleurs, c’est-à-dire très précisément sur sa propre genèse. La fiction se délite, dilacérée par la déferlante d’un pogrom verbal dont l’objet n’est autre que la littérature – ou plutôt : l’écriture. L’inqualifiable en effet, dont les derniers liens avec les conventions d’usage ont été sectionnés par son séjour en Enfer – chez Mourad –, se complait soudain dans la guerre sadomasochiste qui l’oppose à l’hôtesse, il l’attise même, il la recherche car c’est bien cette haine, cette envie de meurtre, qui lui permettent enfin d’écrire. L’inqualifiable traîne sa condition de prof de province comme une malformation honteuse : il se prétend écrivain, mais n’a pas encore été publié – il est plus que probable qu’il soit alors l’alter ego de l’auteur à l’aurore de son premier roman, Un prof bien sous tout rapport dont le titre, croyez-moi, ne doit pas faire obstacle à la lecture. J’imagine combien les journalistes, ses collègues professeurs – l’auteur, comme l’inqualifiable, et comme Baptiste Bucadal, le « prof » en question, enseigne la philosophie… –, ses amis, sa famille, et qui sais-je encore, j’imagine combien ces gens, ces Français bien conditionnés pour la subversion d’apparat mais effarouchés au moindre écart, ont dû harceler l’auteur, le contraindre sous le nombre à répondre à cette question inévitable, pour lui mille fois maudite : comment peut-on écrire des choses pareilles ? Comment peut-on, professeur de lycée, et qui plus est professeur de philosophie, écrire des choses si ignobles, si insoutenables ? Avec Pogrom, en un sens, Bénier-Bürckel leur crache au visage à tous ces lâches, il leur excite les entrailles à ces éponges qui absorbent toute la merde qu’on leur fourgue, à ces trous noirs dont nulle lumière ne s’échappe : « Il s’abandonne en pacha au fil des jours. Ficelé dans les fadaises, il ressemble de plus en plus à ses collègues, et puis à la plupart des Français, à toute la clique des résignés et des soumis, à tous ceux qui ont renoncé à déborder, qui restent confinés à l’intérieur du périmètre de loisirs barbelé de stress et de contraintes dans lequel on les as enclôs comme du bétail, et qui, bouffés au-dedans par les vers, sont en avance sur la mort, moisis de paresse, suivant bêtement le programme qu’on leur a imposé, tout disposés à se laisser déporter dans le camp des amen à vau-l’eau et des éjaculations culturelles à la mode sans lever le petit doigt. […] L’aéroport de l’esprit que ça doit être, l’école de la République, un lieu d’envol pour ce qu’il y a soi-disant de plus grand et de plus exceptionnel en l’homme, n’est qu’un immense abattoir d’énergie, une boucherie de la pensée, qui ruine le goût et l’exception en vous apprenant à réciter le catéchisme dominant avec le reste de la chorale. » Comment peut-on décemment écrire de telles insanités ? On ne le peut pas. Pas décemment. Mais si par cette prose vous êtes choqué, n’est-ce pas plutôt parce que vous n’êtes que trop habitué à respirer l’odeur rance d’une littérature ripolinée ? Eric Bénier-Bürckel met en scène son ambition (« Pénétrer dans la nuit des morts ») en même temps que son impuissance à l’accomplir pleinement, douloureusement conscient de n’être pas Léon Bloy, de n’être pas doué du génie. Qu’importe : ce n’est pas avec son génie qu’on écrit, sous-entend l’auteur, mais avec sa chair, ses os, son sang et ses sécrétions : avec son corps et sa finitude, avec la mort comme horizon final – et non un prix, une manne ou une réputation. La littérature est pour lui, comme pour Bataille, l’expression du Mal – elle exige une « hypermorale » qu’ont oublié nos précieux ridicules de la Critique journalistique et d’un milieu littéraire parisien qui lui aussi est passé à la mitrailleuse, plus virulente, plus véhémente que sous la plume de Julien Gracq dans sa Littérature à l’estomac, mais pas moins efficace, pas moins précise, pas moins mortelle, de l’auteur : « Ils parlent un français dégueulasse d’élégance, moulé, lisse, fleuri, liquide, glissant comme de la merde. Ils croient être subversifs quand ils ne s’attaquent qu’à des moulins à vent, des simulacres vulgaires, ceux-là mêmes qu’ils ont érigés pour se distraire d’une existence sans écorchures : sexe, drogue, pédérastie, toutes les fioritures du libertinage qui n’a jamais eu autant le vent en poupe ; leurs escarmouches ne sont bonnes qu’à effrayer les vierges. » L’écrivain prend bien garde cependant de n’être pas assimilé à quelque mouvement, de n’être pas comparé à l’un ou l’autre de ses confrères : « Il y a des clans, comme partout. Les anciens réacs. Les nouveaux réacs. Les gauchos. Les ambidextres. Les retourneurs de veste. Les pour et les contre. Les puristes de la langue. Les inconditionnels du minimum. Les sumotoris de l’adjectif. Les champions de la contorsion. Les exaltés du silence. Les poseurs bavards. Les gicleurs de référence. Les gardiens de musée. Les prêcheurs de joie. Les Géotrouvetout de bonheur. Les boy-scouts de l’engagement. Les ayatollahs de la subversion. Les nietzschichiasseux. Les existenchialeurs. Les heideggerchiens. Les guydébordants. Toute la cavalerie des bouches calées dans l’art de donner le branle aux simulacres. » Bénier-Bürckel reprend donc les affaires où Gracq les avait laissées – j’avoue m’être senti moi-même visé, dans mes pratiques, mon langage critique, mes noumènes, mes lâches concessions au grand cirque littéraire. Qui donc aujourd’hui écrit en effet avec « ses couilles, son sang, ses tripes, sa mort » ? Qui vit encore « d’expériences sensibles, et non d’explications logiques » comme George Bataille dans L’Expérience intérieure ? Certainement pas ces petites bourgeoises qui croient frôler Dieu avec leurs pitoyables débauches sexuelles, certainement pas ces charlatans pour qui « raconter des histoires » est le meilleur moyen pour raboter nos consciences. La littérature, pour l’inqualifiable Bénier-Bürckel, n’est pas un tremplin vers la célébrité ou la reconnaissance, elle est de l’ordre de la pulsion et devrait, à ce titre, se révéler toujours sous un jour nouveau, ne jamais se contenter de singer des goûts, des opinions, des expériences déjà exprimés jusqu’à la nausée : « Un livre doit exploser entre les doigts, cracher des échardes dans l’œil des tabous, prendre les conventions et la censure à bras-le-corps et leur broyer les os, sans quoi il est bon pour la poubelle. » Eric Bénier-Bürckel traîne son livre comme un fardeau, plante sa rage de supplicié à coups de couteau dans la peau d’un monde, dans la chair d’une littérature en pleine décomposition, non comme s’il était le dernier homme, seulement pour autrui.

  • Au coeur de Ténèbres - 9 - Forclusion

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    « Le phallus est la lettre et le stylet qui la trace. »
    J. Lacan.


    Avec Ténèbres, Argento aborde donc de façon explicite « la nature sexuelle du crime » [26], c’est-à-dire celle, en vérité, de son cinéma. La « nature sexuelle du crime », c’est bien sûr le détournement de la libido au profit du meurtre, « dans une mécanique de défoulement / refoulement déjà décrite par Hitchcock dans Fenêtre sur cour » [27] [Rear window, Etats-Unis, 1954]. Une grande partie de l’Œuvre hitchockien pourrait d’ailleurs être pareillement invoquée, de L’Ombre d’un doute / Shadow of a doubt [Etats-Unis, 1943] à Frenzy, en passant par La Mort aux trousses, Vertigo [Etats-Unis, 1958] et Psychose – Raymond Bellour a bien montré l’ambiguïté des relations d’amour / mort dans L’Analyse du film [28], à propos de La Mort aux trousses. Dans Ténèbres ces relations sont donc explicites, les meurtres étant articulés comme de « véritables rapports amoureux » [29].
    Jean-Pierre Putters a noté dans Mad Movies que le contact entre la victime et l’instrument de mort est toujours « direct et donc physique, ce qui permet alors une érotisation du macabre », ce qui caractérise la plupart des gialli, de Six femmes pour l’assassin / Sei donne per l’assassino [Italie, 1964] de Mario Bava, à Opera – dans lequel même une balle de revolver, filmée en extrême ralenti, acquiert une matérialité très physique –, mais chez Argento plus qu’ailleurs sans doute l’arme blanche n’est qu’un sexe contondant – ainsi dans Opera encore, le tueur parcourt le corps de l’héroïne du plat de sa dague dont la lame se fait caresse. Dans Ténèbres le paradigme des armes est impressionnant : un rasoir, une hache, un poignard, une corde et enfin une sculpture moderne en métal, se succèdent pour accomplir leur sinistre fonction de phallus mortifère – l’arme, de par sa forme (allongée) et de par sa fonction (profaner la chair) est toujours substitut phallique. Freud, dans L’Interprétation des rêves, écrit que « Tous les objets allongés : bâtons, troncs d’arbres, parapluies (à cause du déploiement comparable à celui de l’érection), toutes les armes longues et légères : couteau, poignard, pique, représentent le membre viril. […] Dans les rêves des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu’elle est longue et qu’elle pend et qu’elle est particulière à l’homme, mais parce qu’on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l’homme. » [30] La corde utilisée par Peter Neal pour étrangler le jeune Gianni n’en est qu’une variante (on la passe autour du cou) – Hitchcock en était indubitablement conscient lorsqu’il tourna La Corde mais aussi Frenzy dans lequel l’assassin garrotte ses jolies victimes avec… une cravate ! Les gros plans qui composent la séquence du meurtre de Giani lui confère une apparence rien moins que pornographique – on ne voit que des épidermes tendus, deux corps étroitement unis en une étreinte fatale – ; l’étranglement, du reste, est un mode d’action éminemment sexuel – une technique amoureuse bien connue consiste à étrangler son partenaire pour augmenter l’érection et, partant, le plaisir (L’Empire des sens / Ai no corrida [Japon/France, 1976] de Nagisa Oshima en fait même son leitmotiv) mais aussi, symboliquement, castrateur – comme l’égorgement.
    Le rasoir, comme la cravate évoquée plus haut, est lui aussi un objet typiquement masculin, aisément assimilable au pénis – d’autant plus que sa lame se déplie en une parodie d’érection avant de graver son Verbe dans la chair. A quoi sert le rasoir du reste, sinon à purifier le corps, à le débarrasser de son système pileux afin de mieux correspondre aux conventions sociales. En tuant, nous l’avons vu, Cristiano Berti élimine les éléments pervertis de la société – ses cellules cancéreuses – : le rasoir était donc l’arme idéale, que Berti ne remplace par une hache, pour achever la malheureuse Maria Alboretto, que parce que son arme fétiche, dans l’action, est tombée au fond d’une piscine. La hache, instrument qui évoque par association la virilité du bûcheron, n’est pas moins phallique – la caméra pendant un temps, ne cadre d’ailleurs que son manche – : elle aussi sert à élaguer, à émonder – il n’est pas douteux cependant que s’il avait pu continuer sa sinistre besogne, Berti se serait à nouveau servi de son rasoir (c’est avec cette même hache que Neal le fait disparaître, signifiant ainsi sa supériorité virile en même temps que la violence de sa psychose, dont rend bien compte la brutalité d’une telle arme).
    Dans Ténèbres les crimes sont donc castrateurs, véritables simulacres d’émasculation. Selon la Traumdeutung freudienne la décapitation, dans un rêve – Ténèbres est un film-fantasme –symbolise souvent la castration. Freud considère en fait que toute séparation d’un membre ou d’une partie de notre corps (ainsi ce rêve fréquent d’arrachage de dents) est susceptible d’être interprété comme un symbole de castration. On comprend mieux pourquoi les films du cinéaste sont souvent peuplés de lézards, animaux à la queue sécable, particulièrement ceux (Profondo rosso, Trauma) dans lesquels les complexes de castration [31] et d’Œdipe [32] sont à l’origine de comportements néfastes. En tranchant la gorge (égorgement / décapitation / castration) de ses victimes, Cristiano Berti signe l’arrêt de leurs activités sexuelles déviantes. Le cas de Peter Neal est limpide : son « viol » symbolique par un transsexuel au moyen d’un talon d’escarpin motive tous ses actes futurs : il tue d’abord sa « violeuse » avec un couteau [33] (substitut phallique) en la frappant en bas du ventre (première castration), lui enlève ses escarpins (talons phalliques : autre castration), sans oublier que la fille de la plage, transsexuelle comme on l’a dit, a virtuellement, ou physiquement, perdu son pénis…
    Dès lors, Peter Neal refoulera ses fantasmes morbides par sublimation artistique, jusqu’à ce qu’un événement quelconque les exhume des profondeurs abyssales de son esprit. Je veux parler de Berti bien sûr, sa créature déhiscente, son excroissance mentale allotrope qu’il élimine à la hache (en lui fendant le crâne, comme pour récupérer ce qui lui appartient en propre) avant d’accomplir ses fantasmes castrateurs toujours inassouvis (car jamais effectifs) : étranglement de Gianni dans une étreinte mortelle, réitération du crime originel à l’encontre de Jane (résurgence des escarpins rouges, même blancheur provocante des vêtements, bras tranché à la hache – castration encore) – les inspecteurs Giermani et Altieri, en revanche, n’occupent qu’une place secondaire dans l’inconscient de l’écrivain ; victimes des circonstances, ils servent exclusivement ses desseins narratifs. Si l’égorgement peut être considéré comme une décapitation – une émasculation – symbolique, alors Peter Neal se livre, dans la scène du rasoir factice (Neal), à un simulacre d’autocastration ; fatalement, c’est donc un phallus symbolique, en l’occurrence un cône métallique arraché au flanc d’une sculpture moderne, qui empale l’auteur de Tenebrae, accidentellement, à cause du geste malencontreux de sa chère secrétaire, Anne, une femme – ultime castration qui délivre enfin l’écrivain de ses tourments intérieurs (la Femme est évidemment associée, dans nos sociétés phallocratiques, à la peur masculine de la castration).

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    Les armes possèdent donc un double statut, phalliques et castratrices, ce qui n’est nullement contradictoire : si la puissance sexuelle est transférée du pénis au couteau (ou au rasoir, ou à la hache), c’est que le pénis réel est tout bonnement incapable d’assurer ses fonctions. L’arme, substitut phallique, révèle l’impuissance du tueur – elle lui permet, en castrant symboliquement ses victimes, de retrouver une certaine puissance. Patrice Peyras, dans « Autopsie du giallo », note que l’impuissance latente – inséparable, dans le cas qui nous intéresse, de la misogynie du héros – des assassins dans de nombreux films se concrétise dans « l’infirmité patente de nombreux personnages. […] L’organe atteint, poursuit-il, la libido est détournée au profit du meurtre » [34] Egorgements, démembrements d’étranglements : autant de castrations symboliques qui font de l’impuissance de Peter Neal une hypothèse à considérer sérieusement. Ce dernier ne fait au demeurant que répéter inlassablement ce qu’il a subi jadis : il pénètre ses victimes de manière déviante (l’arme remplace le talon), pour les castrer (parce qu’il est impuissant à cause du trauma). Plusieurs éléments me semblent aller en ce sens : Neal est certes fiancé avec Jane McKerrow mais celle-ci, nous l’avons vu, a pris Bullmer comme amant – l’attitude de l’écrivain suggère d’ailleurs que leur relation n’est pas au beau fixe ; par ailleurs, il est très probable que l’acte d’amour supposé de Peter et Anne, suggéré par une ellipse, n’a en réalité jamais lieu – l’ellipse, par définition, n’est rien de plus qu’un sous-entendu par omission ; elle montre par ailleurs la jeune femme au lever du jour, se réveiller tout habillée, sur le sofa, comme si le baiser montré à l’écran n’avait pas eu la moindre conséquence – comme si, en définitive, rien n’existait hors du champ de la caméra, ce qui ne se conçoit que si l’on accorde quelque crédit à mon hypothèse générale du film comme miroir de l’inconscient du tueur. En outre, le baiser et le réveil de la secrétaire encadrent le deuxième flash-back du film, où l’on assiste au meurtre de la fille de la plage : Argento subvertit de cette façon le procédé conventionnel de la scène d’amour elliptique – exemple probant du montage des attractions selon Eisenstein : chez Argento le montage est avant tout dialectique.

    [26] S. du Mesnildot, « Dario Argento : sur le fil du rasoir » in L’Ecran Fantastique n°184, avril 1999, p.17.
    [27] Patrice Peyras dans « Autopsie du giallo », p.53
    [28] R. Bellour, L’Analyse du film (éd. Albatros, 1979).
    [29] J.-P. Putters, « Dario Argento ou le regard sur l’indicible » in Mad Movies n°24, septembre 1982, p.11
    [30] S. Freud, L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung, P.U.F., 1967) pp. 306-307.
    [31] « Complexe centré sur le fantasme de castration, celui-ci venant apporter une réponse à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique des sexes (présence ou absence du pénis) : cette différence est attribuée à un retranchement du pénis chez la fille.
    La structure et les effets du complexe de castration sont différents chez le garçon et la fille. Le garçon redoute la castration comme réalisation d’une
    menace paternelle en réponse à ses activités sexuelles ; il en résulte pour lui une intense angoisse de castration. Chez la fille, l’absence du pénis est ressentie comme un préjudice subi qu’elle cherche à nier, compenser ou réparer. Le complexe de castration est en étroite relation avec le complexe d’Œdipe et plus spécialement avec la fonction interdictrice et normative de celui-ci. »
    J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 74-75.
    [32] « Ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. Sous sa forme dite positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-Roi : désir de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage de sexe opposé. Sous sa forme négative, il se présente à l’inverse : amour pour le parent du même sexe et haine jalouse du parent opposé. En fait ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans la forme dite complète du complexe d’Œdipe.
    Selon Freud, le complexe d’Œdipe est vécu dans sa période d’acmé entre trois et cinq ans, lors de la phase phallique ; son déclin marque l’entrée dans la période de latence. Il connaît à la puberté une reviviscence et est surmonté avec plus ou moins de succès dans un type particulier de choix d’objet.
    Le complexe d’Œdipe joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l’orientation du désir humain.
    Les psychanalystes en font l’axe de référence majeur de la psychopathologie, cherchant pour chaque type pathologique à déterminer les modes de sa position et de sa résolution.
    L’anthropologie psychanalytique s’attache à retrouver la structure triangulaire du complexe d’Œdipe, dont elle affirme l’universalité, dans les cultures les plus diverses et pas seulement dans celles où prédomine la famille conjugale.
    »
    J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (P.U.F., 1984) pp. 79-80.
    [33] J’ai dit plus tôt que j’éprouvais quelques doutes quant à la culpabilité de Peter Neal. Elle reste toutefois l’hypothèse la plus plausible.
    [34] Cinémaction n°74, p.53