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Fin de partie - Page 61

  • Au coeur de Ténèbres - 8 - The Red shoes

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    « Le réel arrivé à l’esprit n’est déjà plus du réel. Notre œil trop pensant, trop intelligent.
    Deux sortes de réel : 1° Le réel brut enregistré tel quel par la caméra ; 2° ce que nous appelons réel et que nous voyons déformé par notre mémoire et de faux calculs.
    Problème : Faire voir ce que tu vois, par l’entremise d’une machine qui ne le voit pas comme tu le vois.
    (Et faire entendre ce que tu entends par l’entremise d’une autre machine qui ne l’entend pas comme tu l’entends) »
    R. Bresson, Notes sur le cinématographe.

    « Un excédent d’agressivité sexuelle fait d’un amoureux un meurtrier sadique. »
    Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse.


    La série de flash-back condense, ou plutôt sécrète toute cette matière psychosexuelle filmique – le premier en particulier, qui survient dès la 22e minute, exsude violence et désir non sans provoquer chez le spectateur un profond malaise causé aussi bien par la bande son que par la situation représentée – : sur une plage, une femme (qui en est le centre d’attraction) paraît s’offrir à quatre jeunes hommes – leurs visages ne sont jamais cadrés : la pulsion scopique de celui par qui nous voyons, se confond avec la nôtre (dans Ténèbres, la violence sexuelle est intimement liée au regard du spectateur) – ; vêtue d’une courte et légère robe blanche, elle s’agenouille sur le sable et découvre ses seins ; trois garçons la rejoignent, à qui elle témoigne de ses gestes lascifs un désir non dissimulé ; le quatrième se plante devant elle et, confronté à son regard provocateur, la gifle et s’enfuit, vite rattrapé et plaqué au sol par ses camarades tandis que la fille – dont Argento ne cadre alors que les jambes chaussées d’escarpins rouge vif – s’approche du groupe ; elle domine le jeune homme – la lèvre de la fille est blessée, le sang vermeil se mêle à l’intense rouge à lèvres – ; elle roue de violents coups de pieds l’auteur de la gifle puis, non sans lui avoir craché au visage – caméra subjective du malheureux –, enfonce son talon dans sa bouche ; la dernière image, un plan très large du groupe isolé sur une plage déserte, évoque inévitablement une orgie sexuelle, en même temps qu’une meute de prédateurs se disputant une charogne... Mais elle en évoque d’autres, telles que les images insulaires, ontologiquement incertaines (« […] la vérité est toujours hors d’atteinte » [21]), révélées à la fin de Solaris [URSS, 1972] de Tarkovski, et l’étreinte onirique de Daria et Mark dans le désert de Zabriskie Point [Etats-Unis, 1970] de Michelangelo Antonioni : au coeur des dunes les deux amants se mêlent à d’autres couples et célèbrent l’amour en un inextricable enchevêtrement de corps sous un soleil blanc, aveuglant – peu après le jeune rebelle sera abattu par les forces de l’ordre – Eva, la fille de la plage, sera tuée au bort d’une piscine.

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    Mais si la séquence de Zabriskie Point exprime le désir du personnage de s’épanouir hors des schémas d’une société trop rigide et répressive, celle de Ténèbres insiste sur les dangers du refoulement [22] dans cette même société – ce qui n’était qu’épanchement de tendresse, fût-elle orgiaque, chez Antonioni, se pare ici d’un troublant érotisme morbide. Le talon que le transsexuel introduit de force dans la bouche du jeune homme est éminemment phallique ; il ne s’agit pas tant cependant de jouer gratuitement la carte de l’ambiguïté sexuelle en tant que telle, que d’enraciner le film dans une sphère de désir, de sexe et de mort – la célèbre union d'Eros et de Thanatos.
    La série des flash-back, on l’a dit, possède sa musique propre, une sorte de comptine étrange, instrumentale, comme déformée, éthérée, qui exacerbe l’atmosphère vaporeuse des images – elle s’inspire sans doute de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz de Luis Bunuel ; cette similitude, comme le signale Jean-Baptiste Thoret, renvoie bien sûr à la problématique d’Archibald, c’est-à-dire cette causalité imaginaire entre deux événements indépendants (la boîte à musique, et la mort) ; or dans Ténèbres, les premiers meurtres ne sont pas commis par Peter Neal, et cependant paraissent continuer les flash-back, comme s’ils en étaient la conséquence directe – n’oublions pas que Berti, spécialiste des romans de l’écrivain, partage son univers mental. Ainsi Peter Neal « donne un corps au réel d’Archibald de la Cruz » [23]. Mais nous ne sommes jamais vraiment certains que ces fantasmes (ou rêves, ou souvenirs, cf. Solaris) soient effectivement ceux de Peter Neal, même si la révélation finale de l’inspecteur Giermani nous éclaire quelque peu : adolescent, Peter Neal a été soupçonné du meurtre d’une jeune femme à Rhode Island, avant d’être acquitté faute de preuve…
    Cette première séquence de flash-back, clé essentielle de la compréhension du sous-texte du film, motive à la fois les actes de Cristiano Berti, ceux de Peter Neal et la mise en scène elle-même. Son érotisme mortifère innerve jusqu’à l’esthétique filmique : omniprésence oppressante du blanc – qui reproduit l’espace de la scène traumatisante –, et son corollaire, le rouge des lèvres et des escarpins, dont le film multiplie les images rémanentes au travers d’objets divers mais aussi des lèvres des personnages féminins, sans oublier les escarpins, en tous points similaires aux premiers, envoyés par Peter Neal à Jane McKerrow – et surtout, le talon rouge est renouvelé par le sang.

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    Les deux autres fragments mnésiques nous font suivre en caméra subjective le meurtre d’Eva (la fille de la plage). Le deuxième nous montre la fille de la plage se promener en compagnie d’un jeune homme puis, après que ce dernier s’est éloigné, se faire poignarder (la séquence s’arrête après seulement deux coups de couteau dans l’abdomen), et le troisième, qui poursuit le deuxième, ne prend fin qu’après que les mains du tueur – il faut remarquer combien les bras de ce dernier paraissent trop mûrs (épais, poilus), peut-être, pour appartenir à ceux de l’adolescent qu’était alors Peter Neal, ce qui laisse entier le mystère de la séquence… – ont récupéré les escarpins rouges sur le cadavre (nous reviendrons cette référence explicite aux Chaussons rouges / The Red shoes [Grande-Bretagne, 1948] de Powell & Pressburger). C’est avec son talon/phallus que la femme lascive « viole » symboliquement le jeune homme ; c’est avec un couteau, autre symbole phallique, qu’elle est assassinée. Or dans Ténèbres le sexe, dès lors qu’il contrevient à la plus stricte morale catholique (homosexualité, adultère, racolage…) est puni par son expression la plus agressive et la plus radicale : le meurtre, qui ponctue définitivement la promesse de l’étreinte. Peu importe alors que les flash-back appartiennent ou non à Peter Neal – en assassinant les « pervertis », Berti, l’autre tueur, donne corps à l’inconscient de l’écrivain. « C’est une vision très personnelle, c’est un réalisme rêvé, c’est-à-dire quand on rêve de choses réelles, que tu traverses une rue et que tu vois comment elle est faite, mais il y a quelque chose de bizarre […]. Tout est ainsi, réel à te donner des frissons, mais en même temps déformé, même le choix des lieux suit cette ligne. » [24] : l’espace filmique de Ténèbres, sa diégèse même, sont purement subjectifs : ni totalement imaginaires, ni tout à fait réels.
    Nous avons vu, dans le chapitre « Autopsie d’un meurtre » que dans Ténèbres les victimes sont châtiées pour avoir commis des péchés véniels : Elsa Manni a usé de ses charmes (et malgré elle, excité un clochard) – elle sera égorgée et tailladée – ; Tilda, lesbienne, et son amie bisexuelle subiront le même sort ; Jane McKerrow, pour avoir trompé Peter Neal, sera atrocement mutilée et massacrée à la hache ; son amant Bullmer, autre incarnation de la fille de la plage, sera poignardé.
    Il était donc logique que Cristiano Berti et Peter Neal, pour avoir eux-mêmes joui de la chair par le meurtre, soient châtiés à leur tour. Dans Ténèbres le désir même est dangereux : il s’agit d’ailleurs d’une constante du giallo et du cinéma d’épouvante en général, en particulier depuis la date fondatrice de 1960, avec Psychose / Psycho d’Alfred Hitchcock. Marion Crane est nue lorsqu’elle est assassinée sous une douche apparemment délicieuse – dont certains ont déjà noté le caractère éminemment orgasmique –, quelques heures seulement après avoir couché avec son amant. Et c’est bien pour des raisons morales que la « mère » de Norman Bates, ulcérée par la lascivité de le jeune femme – et par le désir de Norman – commet son crime. De nombreux films ont depuis lors, parés de l’alibi du genre, véhiculé des idées réactionnaires. Vendredi 13 / Friday the 13th [Etats-Unis, 1979] de Sean Cunningham en est le plus édifiant – et médiocre – exemple : toute tentative de nouer une relation sexuelle y conduit à la mort violente des intéressés, toujours par arme blanche – le « slasher » systématise ce que son modèle Halloween / La Nuit des masques [Etats-Unis, 1978] de John Carpenter utilisait parcimonieusement et sans arrière-goût puritain. Dans La Baie sanglante de Mario Bava, un couple en train de faire l’amour est même carrément empalé par une sagaie (scène d’ailleurs copiée sans vergogne dans Vendredi 13) !

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    Chez Argento cependant, les deux tueurs sont explicitement présentés comme catholiques, et Berti ne cache pas ses idées réactionnaires. Par ses lettres, par ses déclarations, Berti justifie ses crimes par la nécessité de « purifier » la société de toutes ses perversions. Ténèbres est donc un aussi un film politique contre la répression morale, un film d’horreur tiraillé entre progressisme et réaction, où sexe et mort sont intimement unis. Maitland McDonagh a montré dans son livre Broken mirrors / Broken minds que l’approche du sexe dans les précédents gialli du réalisateur était basée sur « la folie et la corruption spirituelle révélées à travers la déviation sexuelle. L’identification transsexuelle de Monica Ranieri avec un tueur sadique [dans L’Oiseau au plumage de cristal] la transforme à son tour en tueuse ; la faillite morale des professeurs Terzi et Braun ainsi que d’Anna Terzi [dans Le Chat à neuf queues] est incarnée par leurs orientations sexuelles décadentes ; la folie vengeresse de Nina Tobias [dans Quatre mouches de velours gris] se manifeste par son androgynie mortelle ; et Marta et Carlo [dans Profondo Rosso] sont empêtrés dans un filet de culpabilité incestueuse dont les origines remontent au meurtre du père de Carlo. » [25] . Dans Ténèbres, selon Maitland McDonagh, l’angoisse, par nature sexuelle, n’est pas provoquée par un acte spécifique de transgression (viol, meurtre oedipien, etc.). Autrement dit l’intrigue du film n’obéit plus à un schéma psychanalytique grossier : elle déplie plutôt les méandres tortueux d’un labyrinthe mental. Nous pouvons ainsi considérer la scène du premier flash-back comme un viol symbolique (le talon/phallus) dont nous ne connaissons cependant pas les circonstances exactes – en vérité Maitland McDonagh n’a pas tort : ce n’est pas l’acte lui-même, quel qu’il soit, qui détermine l’érotisation de l’espace filmique, mais bien sa représentation.

    [21] A. Tarkovski, Le Temps scellé (éd. des Cahiers du cinéma, « Petite biliothèque », 2004) p. 230.
    [22]Dario Argento se déclare puritain, mais il ne l’est manifestement pas au sens où nous l’entendons d’ordinaire. Sa conception de la morale, autant que l’on puisse en juger d’après les entretiens accordés à la presse, serait plutôt fondée sur la responsabilité individuelle, sur une idée un peu désuète mais non moins noble des choses de l’amour et du sexe (voire romantique : cf. Le Fantôme de l’Opéra). Le cinéaste est d’ailleurs constamment confronté à la censure infligée par des institutions et médias effectivement réactionnaires…
    [23] J.-B. Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002) p. 133.
    [24] Mad Movies n°25, janvier 1983.
    [25] M. McDonagh, Broken mirrors / Broken minds, the dark dreams of Dario Argento (A Citadel Press Book, 1994) pp. 175-176.

  • Au coeur de Ténèbres - 7 - Gorge profonde

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    « Il y a, en pathologie générale, un principe qui nous rappelle que tout processus contient les germes d'une disposition pathologique, en tant qu'il peut être inhibé, retardé ou entravé dans son cours. - Il en est de même pour le développement si compliqué de la fonction sexuelle. Tous les individus ne le supportent pas sans encombre ; il laisse après lui des anomalies ou des dispositions à des maladies ultérieures par régression. Il peut arriver que les instincts partiels ne se soumettent pas tous à la domination des « zones génitales » ; un instinct qui reste indépendant forme ce que l'on appelle une perversion et substitue au but sexuel normal sa finalité particulière. Comme nous l'avons déjà signalé il arrive très souvent que l'auto-érotisme ne soit pas complètement surmonté, ce que démontrent les troubles les plus divers qu'on peut voir apparaître au cours de la vie. L'équivalence primitive des deux sexes comme objets sexuels peut persister, d'où il résultera dans la vie de l'homme adulte un penchant à l'homosexualité, qui, à l'occasion, pourra aller jusqu'à l'homosexualité exclusive. Cette série de troubles correspond à un arrêt du développement des fonctions sexuelles ; elle comprend les perversions et l'infantilisme général, assez fréquent, de la vie sexuelle. »
    Sigmund Freud, Cinq leçons de psychanalyse (quatrième leçon).


    Ténèbres est le premier film de Dario Argento à présenter un aspect aussi ouvertement érotique ; bien qu’on n’y trouve aucune scène d’amour (nous y reviendrons), le sexe est violemment omniprésent – tandis que dans son Œuvre, le sexe n’était jusqu’alors qu’un élément négligeable. D’aucuns pourraient prétendre qu’il s’agit d’une vulgaire opération commerciale – ce qui serait d’ailleurs tout à fait plausible si ne s’imposait cette évidence : il n’y a rien dans Ténèbres (décor, personnages, scénario, montage…) qui ne soit sciemment sexualisé (il ne s’agit pas d’exhiber simplement quelques jolies filles en tenue légère…), voire « pornographisé ». La scène pivot du film, qui en détermine jusqu’à la mise en scène, est évidemment la série de flash-back oniriques à l’érotisme ostentatoire.

    Surfaces attirantes

    Intéressons-nous en premier lieu aux éléments diégétiques : décor, personnages, symboles.
    L’action du film est essentiellement située à Rome (seule la séquence de l’aéroport de New York y est extérieure), mais la capitale apparaît très inhabituelle, nimbée d’une « inquiétante étrangeté » toute freudienne, et dénuée de tout passé historique ou artistique : c’est une Rome ultra-moderne, presque futuriste, sans statues, sans ruines et sans tableaux de maîtres qui nous est donnée à voir – même le cinéma n’existe pas. Les décors, extérieurs comme intérieurs – leur transparence, pour Jean-Baptiste Thoret, vaut comme « prolongement plastique d’une frontière mouvante autour de laquelle le film se déploie » [18] – de facture avant-gardiste, sont en effet lisses, brillants, faits de verre, de béton, de plastique ou de métal, et baignent dans une lumière crue. A propos de son film, Dario Argento évoque un « manifeste surréaliste » où l’ombre et la nuit sont anéanties par l’œil inquisiteur des néons.
    Les personnages eux-mêmes sont souvent de blanc vêtus – les femmes en particulier : si Peter Neal porte régulièrement une veste écrue, voire dans l’intimité un peignoir d’une blancheur éclatante, si Gianni est habillé en bleu et blanc, les toilettes des personnages féminins surtout attirent notre attention : Jane d’abord, à chacune de ses apparitions, est parée de blanc ; Elsa Manni, la première victime, est vêtue de couleurs pâles avant de se déshabiller pour ne conserver qu’une courte chemise blanche ; Tilda ne porte que du blanc à l’exception d’une veste vert pâle (qu’elle ôte avant de se faire assassiner) ; Anne, la secrétaire de l’écrivain, n’échappe pas à la règle puisque lors de sa première apparition – nous avons vu qu’elle est un Ange –, elle est habillée en blanc de la tête (son visage est visiblement fardé) aux pieds (ses chaussures) ; et l’amie de Tilda, nous l’avons vu, n’est couverte que d’une serviette de bains blanche au moment de sa mort.
    Cette surdétermination du blanc permet l’élaboration d’un espace « séduisant » [19] et racoleur – conforme, on le comprend, à l’esprit d’une époque où toutes les valeurs sont prostituées, sacrifiées sur l’autel nihiliste de l’apparence [20] – au même titre que les femmes fardées qui y évoluent (le maquillage : appât sexuel). Et sur cette page au blanc virginal tranche le rouge du sang, rémanence de la série des trois flash-back (matrice indubitable de ce système bichromatique, comme du système d’érotisation du film). Ainsi les personnages féminins ont-elles toutes les lèvres maquillées. Les icônes pourpres – véhicules, passants, fleurs, meubles isolés – dont sont constellés les décors blancs, froidement cliniques, troublent la transparence uniforme des lieux.

    Pervers polymorphes

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    Voyons à présent comment se manifeste cette érotisation de l’espace filmique.
    Le prologue nous montre deux mains gantées de cuir noir qui tournent les pages d’un livre, Tenebrae, tandis qu’en arrière plan brûle un feu. Ou plutôt : ces mains semblent caresser les pages, du moins se dégage-t-il de l’image une authentique sensation tactile ; cet homme, qu’on identifie immédiatement comme le coupable des meurtres à venir, manie le roman non sans une certaine sensualité – quant au feu, si l’on oublie un instant sa fonction purificatrice, ne symbolise-t-il pas la passion, c’est-à-dire l’incandescence des cœurs et de l’âme, l’ennemi de l’amour véritable : l’Enfer ?... ;
    Le comportement d’Elsa Manni, la première victime du film, ne laisse aucun doute quant à son « impureté » – la jeune femme (voleuse, menteuse) propose une rencontre plus « privée » au surveillant du magasin ; plus loin, dans la rue, elle est agressée par un clochard lubrique, vraisemblablement excité par sa mini-jupe : Elsa parvient encore à s’échapper mais se fait sauvagement assassiner quelques minutes plus tard, non s’en s’être préalablement dévêtue. Nous avons vu que la motivation du tueur – à ce stade du récit : Cristiano Berti – était manifestement d’ordre moral – puritain. Or dans Ténèbres ce qui relève du désir, du sexe, du plaisir, est considéré comme impur : avant d’égorger Elsa Manni, L’assassin la traite de « perverse » et de « sale voleuse »… ;
    La journaliste Tilda est lesbienne – ce que Bullmer (John Saxon) s’empresse d’ailleurs de confier à Peter Neal –, et sa compagne, qui la trompe avec un homme – et qui prétend y avoir pris plaisir – sont à leur tour assassinées, et insultées (« perverse », « sale gouine vicieuse »). Enfin les deux femmes sont à moitié nues lorsqu’elles se font tuer ;
    L’inspecteur Giermani, exposant à Peter Neal les circonstances du premier meurtre (celui d’Elsa Manni), insiste imperceptiblement sur les parties mutilées du corps de la jeune victime : « gorge », « poitrine », « bouche » ont un caractère sexuel évident. Les organes génitaux, en revanche, semblent épargnés – marque ostensible de puritanisme. L’assassin s’en prend donc précisément aux parties « suggestives » de ses victimes ; il veut éliminer la perversion, la « corruption » de la société, aussi s’en prend-il à leurs icônes, les seules qu’il soit possible de montrer ou même de nommer à la télévision (n’oublions pas que Berti est animateur TV) : les seins, la bouche, mais aussi la gorge : l’égorgement n’est rien moins qu’une décapitation inachevée, or on sait que la décapitation, en psychanalyse, symbolise la castration. En d’autres termes, lorsqu’il égorge sa victime, le tueur « l’émascule » – nous approfondirons la question ultérieurement. Notons encore que la carte de police qu’exhibe Giermani est de couleur rouge ;
    L’appartement de Peter Neal à Rome recèle un bien étrange tableau, projection blanchâtre sur fond couleur chair. Ce dessin évoque une tache de sperme, aussi bien que les éclaboussures de sang à venir – dans Ténèbres la distinction est inopérante ;
    Le médecin légiste dit à l’inspecteur, d’un ton léger, que l’homme avec qui l’amante de Tilda avait eu des relations sexuelles est sans doute le coupable ;
    Cristiano Berti, quelques minutes avant l’interview, dit : « Monsieur Neal, j’ai très envie de passer une demi-heure avec vous ! » : la réaction mi amusée mi étonnée de l’écrivain confère rétrospectivement à ces mots anodins de Berti une couleur sexuelle inattendue ;
    Le tueur (Berti, toujours), avant de s’apercevoir qu’il avait oublié ses clés, projetait de jeter son dévolu sur une prostituée. Au même moment, près du domicile de celui-ci, Maria Alboretto est agressée par un doberman après avoir refusé les avances (qu’on devine sexuelles) d’un jeune homme. Le chien semble excité par la tenue légère de Maria (une mini-jupe) et exprime, peut-être, la rage du malheureux éconduit – le caractère apparemment gratuit de la scène renforce cette impression. Auparavant, la jeune fille frôle le torse de Peter Neal (seulement vêtu d’un peignoir) avec sa poitrine de manière plus ou moins fortuite, en passant dans l’embrasure d’une porte : ce frôlement, appuyé par un geste de l’écrivain (il pose la main à l’endroit où Maria l’a effleuré, paraissant retenir son souffle), exprime un érotisme surprenant ;
    Peter Neal et sa secrétaire Anne, le temps d’une courte séquence, manifestent explicitement leur attirance mutuelle par un baiser – la scène d’amour n’est que suggérée (si elle a lieu, nous y reviendrons…) mais l’important est que le spectateur imagine qu’elle a effectivement lieu ;
    L’autre baiser du film est celui de Bullmer et Jane McKerrow, dans le bureau de l’agent. La fougue, la passion qui animent ce baiser suffisent à figurer l’adultère – le spectateur se doute évidemment que les deux amants ne se contentent sans doute pas de chastes baisers... ;
    Nous avons déjà noté combien les corps des victimes étaient, dans leur mort même, érotisés (uniquement les victimes féminines : n’y voyons pas tant une quelconque misogynie que l’expression sans hypocrisie des désirs d’un mâle hétérosexuel : le cinéaste). Ces jeunes femmes dénudées semblent poser, modèles sensuels et macabres d’un artiste hanté par une matrice originelle – la série de flash-back oniriques –, fantasme qu’il ne cesse de vouloir reproduire.

    [18] J.-B. Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002) p. 129.
    [19] La photographie, due à Luciano Tovoli (déjà employé pour Suspiria), est inspirée selon Dario Argento par les séries télévisées américaines comme Colombo et plus particulièrement par Possession, un film d'Andrzej Zulawski [France/R.F.A., 1981]. Propos lus dans Starfix n°1, janvier 1983, entretien de Christophe Gans et Dario Argento.
    [20] Ne faut-il pas voir, dans ce culte de l’apparence et de l’efficacité, la victoire larvée des idéaux Nazis ?...

  • Au coeur de Ténèbres - 6 - Autopsie d'un meurtre

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    « Rythmes.
    La toute-puissance des rythmes.
    N’est durable que ce qui est pris dans les rythmes. Plier le fond à la forme et le sens aux rythmes. »
    R. Bresson, Notes sur le cinématographe.


    Le meurtre – acte d’une extrême complexité ontologique (les motivations véritables – latentes – ne peuvent être réduites à quelque mobile officiel) –, pièce essentielle du film, contribue évidemment à l’avènement de ce royaume d’ambiguïté. Dans Ténèbres plus qu’ailleurs, et contrairement aux apparences, le meurtre n’est que le point de convergence d’un important faisceau d’idées et de pulsions. Il est bien difficile par exemple, d’un point de vue strictement psychologique, de justifier les crimes de Cristiano Berti. D’un point de vue psychanalytique et esthétique en revanche, nous les avons interprétés comme l’extériorisation des pulsions de mort de Peter Neal, et comme les péripéties indispensables au bon déroulement de la fiction de l’écrivain. Berti, nous l’avons vu – dont l’autonomie est illusoire –, n’est en effet qu’une extension de Peter Neal. Catholique comme son alter ego, il prétend tuer pour purifier le monde, réduire au silence la « perversion » : Berti se réfère donc explicitement à la morale chrétienne – pour lui un individu « pervers » est celui qui a enfreint la loi de Dieu, celui qui a bafoué un des dix Commandements au moins : juste avant sa mort, la première victime, Elsa Manni, est montrée en train de voler un exemplaire du livre Tenebrae (la caméra paraît alors, le temps d’un travelling, épouser le point de vue subjectif d’un personnage invisible à l’écran, dissimulé derrière les rayonnages du magasin ; le plan suivant, assez bressonnien, nous montre le vol en question) or le septième Commandement ordonne : « tu ne voleras pas ». L’épisode du chapardage n’était en rien utile à l’intrigue (s’il ne s’était agi que de montrer la jeune femme en possession du livre « pervers », un simple plan aurait suffi) : il faut donc chercher sa légitimité dans sa valeur morale. Elsa vole, ment au surveillant et lui propose de surcroît ses charmes, en échange de sa liberté : elle enfreint donc également les huitième et neuvième Commandements (« tu ne mentiras pas », et « tu n’auras pas de désir impur volontaire ») – toutes les victimes, de fait, sont alors « impures ». Le meurtre cinématographique comme châtiment suprême est donc pour Argento un moyen à peine déguisé de dénoncer l’écœurante hypocrisie de cette morale répressive liée au milieu catholique bourgeois – celle-là même que Luis Bunuel a si bien percé à jour dans de nombreux films – : l’homicide, en effet, n’est pas l’entorse la plus négligeable de la loi divine ! Implicitement, Argento épingle cette morale religieuse assurément immorale (et dangereuse) qui prétend punir, au nom d’une parole sacrée – et non pour des raisons rationnelles – les comportements jugés « subversifs », « anormaux » ou « pervers ».
    Le meurtre purificateur est aussi un acte concret, tangible, dont les conséquences excèdent largement le simple événement que représente la mort de la victime. Celui de la fille de Rhode Island en Nouvelle Angleterre (Eva Robbins) innerve ainsi l’ensemble du film, par « résurgence esthétique », par la contamination latente de l’image et du son. Argento ne cherche pas à représenter le meurtre de façon « réaliste » mais symbolique et résolument esthétique – c’est pourquoi les scènes de meurtre sont chez lui déréalisées : premièrement, ces dernières assument l’inéluctable artificialité de toute représentation spectaculaire du meurtre : le sang est rouge vif et jaillit de façon grotesque ou fantaisiste (voir la plaie béante du bras démembré de Jane McKerrow, d’où un jet puissant d’hémoglobine s’étale sur le mur telle une toile de Jason Pollock) – la caméra d’Argento confère beauté et séduction à cet acte abject qu’est le meurtre, qui n’est alors plus que l’expression plastique d’un artiste…
    Disséquons à présent une de ces séquences, celle, en l’occurrence, du double assassinat, chez Tilda. Comment le cinéaste déréalise-t-il le meurtre, comment nourrit-il une telle scène des thèmes qui sous-tendent son film (la dualité, la désorientation du spectateur, l’érotisme de la mort…) ? Signalons que la séquence étudiée est précédée du premier flash-back onirique puis d’une scène de dispute dans un bar, entre Tilda et son ami (que nous supposons aussi être son amante), et enfin d’un plan montrant Peter Neal et Anne de retour d’une soirée visiblement assommante. Le premier plan de notre séquence – qui se déroule au domicile de Tilda – débute à la vingt-cinquième minute du film.


    Découpage

    (« P » est l’abréviation de « plan » ; la durée des plans « très brefs » est inférieure à 1 seconde)

    P1 : Plan d’ensemble sur la maison (une villa d’architecture moderne, constituée de blocs de formes diverses, assemblés de façon disparate), extérieur nuit. Bruits de véhicule qui s’immobilise, bruit de portière qu’on ouvre, lumière des phares qui éclaire la maison. (9 secondes ; plan fixe)

    P2 : Plan d’ensemble, à l’intérieur, dans le vestibule éclairé. Tilde entre, se dirige rapidement vers une porte située au bas des escaliers (la porte mène dans le salon) tout en ôtant sa veste, et se dispute violemment, par jalousie, avec son amante (cette dernière est seulement couverte d’une serviette de bain qui lui découvre un sein), Tilda lui lance un vase sur la jambe et passe dans le salon ; ici, elle se saisit d’une petite paire de ciseaux et dit entre ses dents « je la tuerais ! » ; elle entend alors des bruits suspects (1° un bruit de clochettes comme celles que l’on trouve dans certains jardins, ou à l’entrée de certains appartements ; 2° un bruit de porte, ou de poignée qu’on enclenche) et va en vérifier l’origine à la fenêtre (la musique au synthétiseur commence, rythmée). (75 secondes ; le plan se déroule en trois temps : la caméra suit Tilda en panoramique lors de son arrivée, cadre la dispute en plan quasiment fixe (l’image tremble très légèrement, comme s’il s’agissait d’une vue subjective : Tilda au rez-de-chaussée, son amie à mi-étage) puis, tout en demeurant dans le vestibule, panoramique de nouveau sur Tilda qui, dans le salon, se déplace jusqu’à la fenêtre)

    P3 : Long plan (le plus célèbre du film) en extérieur nuit réalisé à la Louma, qui, à partir de Tilda que l’on voit à sa fenêtre, glisse sur les parois de la maison, se faufile par les fenêtres (où l’on voit l’amie de Tilda vaquer à ses occupations, puis des escaliers) et termine sa course sur des mains gantées de noir qui forcent un store de bois. (150 secondes, soit 2minutes 30 ; mouvements divers)

    P4 : Plan rapproché sur Tilda qui, l’air excédé, hurle « Arrête ça ! » (on suppose qu’elle parle ici de la musique, révélant sa nature diégétique). On entend des insultes proférées à voix basse mais néanmoins intelligible (« Perverse ! Sale gouine vicieuse ! »). Tilda ôte son vêtement et endosse un nouveau T-shirt : des mains gantées de cuir noir (au premier plan, à gauche de l’écran) l’agrippent et la tirent en arrière. (35 secondes ; presque fixe)

    P5 : Gros plan sur un rasoir dont la main gantée fait surgir la lame. (Très bref ; fixe)



    P6 : Plan rapproché de Tilda, en contre-plongée, la tête empêtrée dans son T-shirt (seules ses mains, qui tentent de l’en dépêtrer, sont apparentes). (Très bref ; fixe)

    P7 : Gros plan sur le rasoir – un doigt ganté assure sa prise. (Très bref ; fixe)

    P8 : Gros plan sur la surface blanche de l’intérieur du T-shirt : la lame entaille le tissu, créant une ouverture par laquelle nous apercevons une forme assez vague, vraisemblablement un homme vêtu de sombre (vue subjective de Tilda). (Très très bref – quelques images à peine – ; fixe)

    P9 : Contrechamp du plan précédent : par l’ouverture ainsi faite, on voit le visage apeuré de Tilda en gros plan. (Très bref ; fixe)

    P10 : Contrechamp du plan précédant (vue subjective de Tilda) : par l’ouverture, on voit clairement les vêtements sombres de l’agresseur. (Très bref, fixe)

    P11 : Suite du plan 9 : on voit Tilda par l’entaille élargie de son T-shirt blanc, on entend l’arme s’abattre, le sang gicle sur le visage de la jeune femme qui hurle et ferme les yeux sous le choc. (Très bref ; fixe)

    P12 : Plan rapproché du bras droit de Tilda qui s’effondre par terre (5 secondes ; mouvement panoramique vers le bas, pour suivre la chute)


    P13 : Plan rapproché sur les débris du vase entraîné dans la chute. (Très bref ; fixe)

    P14 : Plan américain sur l’amie de Tilda dans sa chambre. Elle entend un bruit sourd et arrête la musique (nous avons enfin confirmation de l’origine diégétique de la bande son), boit un verre d’un liquide doré (vraisemblablement un alcool quelconque), le bruit de choc est réitéré : toujours vêtue d’une serviette de bain blanche, de sa démarche lascive, elle sort de la pièce (sans doute pour connaître l’origine des bruits entendus). (23 secondes ; fixe)


    P15 : Plan américain sur la jeune femme qui se risque à descendre l’escalier, prudemment, les seins, le dos et les hanches dénudés. (18 secondes ; mouvement panoramique vers la droite puis vers la gauche, suivant les déplacements du personnage)

    P16 : Gros plan sur une ampoule électrique qu’un rasoir, toujours guidé par une main gantée de noir, fait éclater dans un souffle, provoquant une baisse de luminosité. (3 secondes ; fixe)


    P17 : Plan américain (suite du P15) sur la jeune femme qui descend lentement les escaliers. La musique reprend, stressante (toujours au synthétiseur). (10 secondes ; panoramique)

    P18 : Plan moyen, en caméra subjective / jeune femme qui descend le long des marches et découvre peu à peu l’image dédoublée du visage ensanglanté de Tilda dans les miroirs. (4 secondes ; travelling avant)

    P19 : Plan rapproché sur la fille, de face, un sein dénudé. (Très bref ; presque fixe)

    P20 : Plan moyen, en caméra subjective / fille, des miroirs. (Très bref ; fixe)

    P21 : Plan rapproché de la jeune femme qui crie et fait volte face pour s’enfuir en remontant les escaliers. (Très bref ; fixe)


    P22 : Plan moyen en caméra subjective / tueur, sur la fille. Il la coupe dans le dos. (5 secondes ; travelling avant)

    P23 : Plan rapproché sur la fille, en caméra subjective / tueur couchée sur le dos, à terre – du sang macule le plancher. (2 secondes ; fixe)




    P24 : Plan moyen. La caméra est placée derrière une vitre en verre très légèrement sablé. La jeune femme, filmée de dos, se faire égorger et chute en arrière ; sa tête, dans sa chute, brise la vitre et passe au premier plan ; le visage jeté en arrière se découvre, révélant la plaie à la gorge ; des morceaux de verre tombent de la vitre brisée et se plantent dans sa gorge. (6 secondes ; presque fixe)


    P25 : Plan large sur la montée d’escalier d’où dépasse la tête de la fille. La caméra effectue ensuite un travelling arrière accompagné d’un panoramique à gauche. Un flash éclaire un instant la scène, accompagné d’un déclic d’appareil photo. (5 secondes ; panoramique et travelling)


    P26 : Gros plan sur un appareil photo. (Très bref ; fixe)

    P27 : Suite du panoramique jusqu’au corps de Tilda qui gît sur le ventre, vêtue de son t-shirt troué et d’une culotte, blanche également. (2 secondes ; panoramique)

    P28 : Gros plan sur l’appareil photo, zoom avant, jusqu’à ce que l’objectif de l’appareil emplisse le cadre. (Très bref ; zoom avant)

    P29 : Gros plan sur le flash périphérique qui s’allume en un éclair (l’écran devient blanc le temps d’une poignée d’images). La musique s’arrête. (Très bref ; fixe)

    P30 : Plan large sur Tilda éclairée par le flash. La lumière baisse et revient à son niveau initial. (2 secondes ; fixe)



    La séquence est donc composée de 30 plans, pour une durée de 5 minutes et 56 secondes. Les quatre premiers plans seulement totalisent à eux seuls 4 minutes 30. Les vingt-six plans suivants sont répartis sur le temps restant, c'est-à-dire une minute trente environ. La fin du quatrième plan marque le début de l’agression et déclenche l’accélération du montage, avec huit plans de moins d’une seconde chacun. Après la mort de Tilda, quelques plans plus longs assurent la transition ; son amie se jette à son tour dans la gueule du loup, le rasoir brise une ampoule. Lorsque la jeune femme découvre le sort qu’a subi Tilda, le montage s’accélère à nouveau.
    Il faut d’abord noter que les meurtres du film obéissent tous à un schéma identique : dans un premier temps la caméra s’attarde sur la future victime ; la peur, le suspense augmentent – la caméra est comme un prédateur fixant sa proie, guettant l’instant propice pour frapper – ; quand survient l’assaut s’instaure une succession de points de vue (assassin / victime), en caméras subjectives – parfois, comme pour le second meurtre de notre séquence, l’action est filmée principalement en caméra subjective / tueur.
    On peut ensuite remarquer une corrélation étonnante entre le rythme de succession des plans jusqu’à la fin du premier meurtre et celui de succession des meurtres à l’échelle du film. Ceux-ci ont lieu en effet respectivement aux 10ème, 30ème, 54ème, 62ème, 77ème, 81ème, 85ème, 87ème, 90ème (le faux suicide), 94ème et à la 95ème (véritable mort de Peter Neal) minutes (ne sont pas prises en compte les deux scènes de flash-back montrant Eva Robbins se faire poignarder) : on constate qu’après un début piano, le film s’emballe ; à la fin les meurtres s’enchaînent à un rythme effréné. Or le rythme du montage du meurtre de Tilda (ceci vaut également pour la plupart des crimes, comme ceux d’Elsa Manni et de Jane) est identique. Ténèbres, comme les meurtres qu’il met en scène, est irréfutablement conçu comme une montée de désir, avec son inévitable aboutissement : la jouissance. Le montage épouse cette logique de désir – tout comme le récit –, afin de mieux piéger son spectateur.
    Par sa durée anormalement longue, le troisième plan de notre séquence assume parfaitement la tâche de désorientation qui lui est assignée. La caméra rampe, virevolte, glisse, entre, sort, monte et descend autour de la résidence ; elle ne peut pas, de toute évidence, être assimilée au point de vue du tueur : elle semblerait plutôt asservir notre regard – notre voyeurisme exige d’assister au meurtre à venir. L’effet est radical : ce plan, qui franchit parfois les limites de l’abstraction (Gaspar Noé s’en souviendra pour tourner les premières séquences d’Irréversible) fait exploser nos repères cinématographiques, se fait sensuel par son extrême fluidité, mais aussi menaçant comme un rapace, et affiche sa performance technique de façon curieusement ostentatoire. La caméra épouse d’ordinaire un point de vue connu (point de vue d’un personnage, point de vue divin – ou d’un méga-narrateur), mais ici le spectateur se trouve dans une position indéfinissable : la caméra paraît autonome, prédatrice (et virtuose : l’emploi certes révolutionnaire de la Louma semble avoir exagérément enthousiasmé Argento…), le plan paraît totalement gratuit. La caméra est donc l’œil du réalisateur, elle est aussi celui du tueur, et encore celui qui contient les deux autres : l’œil du spectateur. La musique, à l’instar de la caméra, joue également un rôle étrange, indéfini : elle semble d’abord extra-diégétique, se révèle ensuite être produite par un disque (qu’arrête d’ailleurs la seconde victime), avant de reprendre, à nouveau extra-diégétique. Le second morceau, qui débute en toute logique juste avant la seconde agression, bien que légèrement différent de celui que jouait le disque vinyl, lui ressemble cependant beaucoup : les sons synthétiques sont identiques – il s’agit du reste dans les deux cas d’une composition électronique du groupe Goblin. Cette manipulation, ce jeu du réalisateur avec les conventions tacites entre film et spectateur, confère une certaine autonomie à la bande son, comme à la caméra.
    Dans notre séquence, le thème du double évoqué dans nos chapitres précédents est évidemment développé. Deux meurtres sont commis ; l’amante de Tilda voit l’image de cette dernière dédoublée par les miroirs ; on peut aussi remarquer un écho à la séquence de flash-back qui précède celle-ci : la compagne de la journaliste en effet, aux longs cheveux, aux lèvres rouges et aux seins nus, enroulée dans une serviette blanche, évoque irrésistiblement Eva Robbins, la fille de la plage – elles semblent animées par le même cocktail de vulgarité et de sensualité, et trouvent hélas une fin similaire : assassinées à l’arme blanche.

    De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts

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    Dans de telles séquences de meurtres, on peut observer une véritable distorsion de l’espace, opérée par les actions combinées du montage et du cadrage. Après les trois longs plans d’exposition (P2, P3,et P4), la suite de plans courts est constituées de gros plans et de plans rapprochés. L’espace est alors fragmenté jusqu’à l’abstraction ; l’usage du gros plan, s’il n’est pas isolé entre des images permettant de l’identifier, peut avoir cette conséquence : insidieusement l’espace se divise, se compartimente et éclate, d’autant plus que la durée des plans est très brève et ne permet donc plus de se repérer. La représentation des meurtres n’est donc pas naturaliste mais artistique, « sensuelle » en ce sens qu’elle en appelle à la perception sensorielle plutôt qu’à l’approche intellectuelle.
    Cette approche esthétique du crime s’apparente au cubisme en peinture : tout montrer, sous tous les angles, de manière à déréaliser et à transcender le sujet. Le modèle matriciel du genre, en ce qui concerne le cinématographe, est la fameuse scène du meurtre de Janet Leigh dans Psychose / Psycho [Etats-Unis, 1960]. Si Dario Argento n’atteint pas une telle intensité dans la séquence étudiée, il en reproduit néanmoins l’ossature (découpage rapide, espace fragmenté). Seulement le but recherché est très différent dans les deux cas : le crime est chaque fois violent et sexuel, mais tandis qu’Hitchcock veut choquer le spectateur de l’époque, Argento transforme le meurtre en authentique happening, c’est-à-dire en œuvre d’art. Dans Psychose Norman Bates / Anthony Perkins frappe la belle Marion Crane / Janet Leigh, nue et en peine extase sous sa douche : la beauté meurt avec la victime ; dans Ténèbres la beauté plastique naît du meurtre lui-même (le positionnement des corps de Tilda et de son amie en témoigne : c’est bien mortes et ensanglantées – le rouge du sang contraste avec le blanc des murs et des vêtements – qu’elles sont vraiment belles).
    Ces meurtres expriment donc une grande sensualité. Dans la séquence étudiée nous voyons Tilda se changer, son amante aux formes généreuses à moitié nue, et leur dispute tourne autour des relations sexuelles (Tilda reproche à son amie d’avoir couché avec un homme). Notons qu’aucun des crimes commis dans Ténèbres ne comporte d’agression sexuelle explicite – comme dans Psychose c’est justement parce qu’il n’y pas viol, parce que l’acte n’est pas consommé que le meurtre lui-même est érotique – : la charge sexuelle du viol est transférée sur l’acte de tuer (le médecin légiste se trompe évidemment lorsque, ayant découvert que la victime – l’amie de Tilda – avait eu des rapports sexuels une heure avant sa mort, il soupçonne l’amant d’être l’assassin). Telle est l’ambiguïté fondamentale du meurtrier, qui tue pour punir les pratiques sexuelles impures (ici, les amours saphiques et l’adultère), mais dont les crimes sont eux-mêmes hautement sexuels (et déviants).

  • Au coeur de Ténèbres - 5 - Body Double

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    « Tous ces effets que tu peux tirer de la répétition (d’une image, d’un son). »
    Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.


    Ce thème du double – qui a toujours pour objet l’ambivalence de l’âme, la coprésence antagonique du bien et du mal dans l’esprit humain, et qui n’est jamais dans Ténèbres que l’expression de la nature « onirique » et cathartique du film – ne sous-tend pas seulement les relations entre personnages : il contamine jusqu’à la matière filmique même. Dans Ténèbres comme chez Hitchcock, même les victimes – jamais complètement innocentes – ne sont pas exemptes de perversions, inévitable conséquence du projet du cinéaste – éclairer les ténèbres personnelles du spectateur subsumées dans son inconscient, identifier et, en quelque sorte, « scotomiser » notre « doppelganger » : il ne s’agit pas tant de révéler ce qui reste tapis dans nos ténèbres, que de procéder à une certaine forme d’abréaction. Nous verrons que Ténèbres n’est ainsi rien moins qu’un film-miroir dont la toile spéculaire réfléchit l’image difforme de notre inconscient – la projection est aussi introjection – grâce au travail de ce que Jean-Baptiste Thoret a pertinemment nommé les « images-secret » (« […] l’image même d’un hors-champ qui ne se situe pas dans les parages du champ mais logé quelque part dans sa profondeur » [11] ) et « images latentes » (« Dans les films d’Argento, le tremblement du plan est le signe d’une inquiétante étrangeté esthétique, c’est-à-dire d’une relance infinie de l’image par ses fantômes » [12] ).
    Pour établir cet environnement éminemment ambigu, Argento se sert de divers procédés narratifs déjà employés dans ses gialli précédents – notamment dans Profondo rosso – : il montre l’évolution d’un unique personnage (d’abord apparemment sain puis, sous l’effet d’éléments déclencheurs, déséquilibré), tout en répartissant en divers personnages des traits qui auraient cependant pu être rassemblés en un seul (comme Alfred Hitchcock l’a fait, par exemple, dans La Mort aux trousses / North by Northwest [Etats-Unis, 1959], en divisant le traditionnel « méchant » en trois hommes distincts [13] ) : dans Ténèbres, nous l’avons vu, il s’agit de Jane et Bullmer, deux faces d’un même archétype – le cas d’Eva/Roberto est particulièrement intéressant, parce qu’elle/il est la somme incarnée des deux autres (comme si dans La Mort aux trousses le « méchant » divisé en trois par Hitchcock existait en même temps sous sa forme unique). Le montage atteste lui aussi de cette contamination générale. Au début du film Peter Neal, que l’on ne soupçonne pas encore, se rend à l’aéroport à New York. Un banal plan de coupe, purement illustratif – et apparemment inutile –, montre l’appareil en vol. Peter Neal, suppose-t-on, est à l’intérieur. Or quinze minutes avant la fin, l’écrivain (devenu entre temps meurtrier, bien que nous ne le sachions pas encore) est censé prendre à nouveau l’avion (par mesure de protection) à la demande de l’inspecteur Giermani : nous le voyons effectivement s’apprêter à quitter l’hôtel accompagné de Gianni ainsi que de sa secrétaire (qui doit le conduire à l’aéroport) ; suit logiquement, par montage « cut » faussement elliptique, un plan d’avion en vol, en tous points similaire à celui évoqué plus haut (à ce détail près que l'appareil, à l’image, se déplace cette fois de la droite vers la gauche, en phase ascendante – ce qui renforce puissamment l’illusion d’un voyage retour) ; seulement cette fois Peter Neal n’est pas à bord : il est encore à Rome où il va éliminer Gianni, Jane et quelques autres ; la similarité entre les deux plans de coupe égare le spectateur et ménage l’effet de surprise à venir (la révélation de la culpabilité de Peter Neal) [14] avec une remarquable économie de moyens. La bande son est également mise à contribution : rappelez-vous la répétition, déjà évoquée, d’un thème employé uniquement à l’occasion des scènes de « poursuite », ou encore les paroles attribuées par mauvaise interprétation des sens à Cristiano Berti alors qu’elles étaient en fait prononcées par Peter Neal.
    Ces répétitions – n’oublions pas la « ritournelle » des flash-back, dont la réitération altérée rend compte des dérèglements mentaux du tueur – participent pleinement à la représentation esthétique des troubles psychopathologiques de Peter Neal – véritable « auteur » diégétique qui par ses actes ne cherche qu’à reproduire une situation originelle (ou fantasmatique). L’écrivain, orchestre de la fiction dont nous sommes les voyeurs, est littéralement « hanté » par son imaginaire pervers – le film est alors contaminé par la toute-puissance de cette résurgence du trauma : un grand nombre de plans, de scènes ou, comme nous l’avons vu, de personnages (ainsi Bullmer et Jane, double réincarnation d’Eva) trouvent un écho (plus ou moins déformé) à un moment ou à un autre : Peter Neal puis Giermani citent la même phrase de Sherlock Holmes (re-citation en forme de sentence – elle proclame la défaite de l’inspecteur face à son double) – ; on retrouve le feu du prologue et du générique (où se consumait le livre de Neal) chez Cristiano Berti quelques instants avant sa mort (cette fois, ce sont les preuves de ses méfaits) ; Jane McKerrow, par deux fois, sort prudemment et non sans fébrilité d’un refuge improvisé (une cabine téléphonique à l’aéroport de New York, puis une pièce contiguë au bureau de Bullmer), toujours pour se dérober au regard de Peter Neal et dissimuler sa liaison avec l’agent de ce dernier ; des plans très ressemblants montrent les escarpins rouges – dont il sera question plus loin – aux pieds d’Eva et, plus tard, à ceux de Jane, scellant ainsi le destin de la seconde ; le meurtre de Gianni dans l’habitacle de sa voiture, devant la résidence de Cristiano Berti, renvoie quant à lui à deux autres scènes : la première a déjà été évoquée (la fausse menace qui plane sur Anne), la seconde bien sûr, est la visite de Gianni au même endroit en compagnie de l’écrivain (c’est donc dans le même véhicule que le stagiaire est assassiné) ; quelques secondes plus tôt, Gianni se remémore les dernières paroles de Berti (« je les ai toutes tuées ! »), découverte corroborée visuellement par la répétition de la scène revécue ; chez Tina, dans le vestibule, un double miroir annonce le double meurtre de délicieuse manière : l’amante de Tina, alertée par des bruits suspects, descend l’escalier et aperçoit, dédoublée par les miroirs, le visage ensanglanté et inanimé de sa partenaire…

    Peter Neal / Dario Argento
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    Impossible de clore le sujet sans nous pencher brièvement sur la personne du réalisateur, car une question s’impose, pressante et malveillante : Peter Neal serait-il un double de Dario Argento, son « doppelganger » ? Le parallèle a de quoi troubler en effet. L’idée de Ténèbres serait née d’un fait réel – c’est du moins ce que prétend le cinéaste : Maitland McDonagh, dans Broken mirrors / Broken minds, émet en effet quelques réserves quant à la véracité de cette anecdote qui pourrait bien être seulement inspirée du sketch « Il telefono » qui ouvre (dans la version française) Les Trois visages de la peur / I tre volti della paura de Mario Bava [Italie/France] – dont Argento aurait été victime lors de l’écriture de son film précédent, Inferno : un fan inconnu l’aurait harcelé au téléphone, proférant menaces et invectives réactionnaires. En vérité le réalisateur nie tout lien de parenté entre Peter Neal et lui-même ; il concède simplement : « C’est bien moi qui avec Tony Franciosa retourne à Rome après toutes mes expériences américaines [15] . Et, comme le héros, j’avais retrouvé des amis changés qui parlent de choses qui ne me concernent pas, qui ne me concernent plus. » [16] . Mais un certain nombre d’éléments forcent la comparaison : Peter Neal est en effet américain, or Argento revient des Etats-Unis pour Ténèbres ; comme lui il est menacé au téléphone ; Neal écrit des thrillers populaires, des gialli en somme, Argento met en scène leurs équivalents cinématographiques ; Daria Nicolodi, alors épouse du cinéaste, joue le personnage d’Anne, secrétaire intime de Peter Neal et, selon Argento lui-même, l’entourage du héros ressemble beaucoup au sien. Les actes horribles que commet l’écrivain ne peuvent évidemment que pousser le cinéaste à tempérer la comparaison… Il semble néanmoins qu’il ait craint que sa création ne lui échappât – peur aussi, peut-être, d’être incapable de sublimer perpétuellement ses propres névroses (on sait qu’Argento s’inspire pour son travail de ses rêves, angoisses et fantasmes).
    Ténèbres serait alors une troublante mise en abyme du processus de création. Le film est en effet dominé par une obsession – la scène si prégnante des flash-back –, trauma à partir duquel Peter Neal a conçu son œuvre – Tenebrae-le livre en particulier. Argento autopsie le processus sous nos yeux, comme pour mieux nous avouer combien ses obsessions, peut-être jugées « perverses » par les bien-pensants, participent de la création artistique – le fait que les titres du roman de Peter Neal et du film de Dario Argento soient identiques ne doit rien au hasard ; dans la boutique où Elsa Manni, la première victime (de Cristiano Berti) dans le film, chaparde un exemplaire du livre, on peut en lire la promotion : « Tenebrae, le meilleur giallo de l’année, et même de la décennie ! » Cette touche d’autodérision renforce le parallèle et donne en même temps une précieuse indication sur la nature de l’implication du réalisateur : Ténèbres poursuit logiquement la réflexion amorcée dans ses films précédents sur le statut de l’art et la création artistique – Ténèbres-le film présente en définitive une vision très ironique – voire cynique – du rôle de l’artiste, qui tient principalement au grotesque décalage entre la volonté cathartique du film d’une part, et la violence destructrice que l’art exerce dans le film d’autre part. C’est ainsi un roman, le thriller de Neal, qui déclenche les évènements, provoquant plus ou moins directement la mort d’une dizaine de personnages ; à la fin du film une sculpture moderne – encore une œuvre d’art – empale Peter Neal comme un entomologiste épingle un insecte. L’art, chez Argento, est souvent dangereux : l’école de danse de Suspiria est en réalité le repaire d’une sorcière hideuse et séculaire, l’opéra MacBeth de Verdi, réputé maudit, est le théâtre d’événements indicibles dans Opera tandis que Harvey Keitel tue un félin dans le seul but d’obtenir des clichés fantastiques dans « Le Chat Noir ». [17] De même les tableaux du Syndrome de Stendhal (Le Caravage, Bruegel…) impressionnent tellement l’héroïne campée par Asia Argento – la fille du réalisateur – qu’elle est victime de malaises qu’exploite un psychopathe. Dans Le Fantôme de l’Opéra, conformément au roman de Gaston Leroux, le lieu de l’action – l’Opéra Garnier – abrite un monstre cruel et mélomane. Et dans Le Sang des innocents, une ballerine est décapitée au cours d’une représentation du Lac des cygnes sur la scène du Teatro Carignano… Chez Argento l’art est rien moins que mortifère mais ses propres oeuvres se veulent cérémonies d’exorcisme : d’aucun pourraient dénoncer cette apparente contradiction, la qualifier de cynique ; or c’est justement parce qu’il entend, par l’intermédiaire de son art, éclairer aux yeux du spectateur les ténèbres de l’âme, parce qu’il entend lui montrer que l’art a aussi cette fonction sociale de catharsis, qu’il met en scène un art destructeur – Ténèbres est aussi un auto-exorcisme, une auto-analyse. Pour nous soulager de nos perversions, Dario Argento s’est condamné à filmer la mort et à tuer ses personnages – chaque fois que dans un de ses films, une œuvre tue, elle devient la métaphore de son acte de cinéaste de l’horreur. Refermons cet aparté consacré à la parenté entre Argento et Peter Neal, en nous attardant un instant, à nouveau, sur le cas Cristiano Berti. Car si ce dernier est bien, selon notre hypothèse, l’émanation directe de l’inconscient de l’écrivain, il n’est alors pas sans lien avec Argento lui-même. Force est de constater, au demeurant, que l’œuvre reste très ambiguë dans son rapport au thriller – et donc, par extension, au film d’horreur – : il n’est pas interdit de supposer qu’Argento soit indigné par la profusion d’images violentes – en particulier à la télévision – disposées sans discernement, autrement dit, « gratuites » : en créant le personnage de Cristiano Berti – et en imputant cette paternité à Peter Neal –, le cinéaste aurait procédé à un autre exorcisme, celui de ses démons réactionnaires – autrement dit : sa peur de voir son œuvre justifier, dans un Réel qu’il ne contrôlerait plus, quelque crime barbare…

    [11] J.-B. Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. des Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002) p. 92.
    [12] Op. cit., p. 102.
    [13] Lire à ce propos le livre d’entretiens Hitchcock/Truffaut (Ramsey Poche Cinéma, 1983) p. 87.
    [14] Ces deux plans revêtent d’autres significations, plus psychanalytiques, que nous étudierons plus tard.
    [15] Inferno se déroulait à New York, et Dario Argento a participé activement à la production de Zombie / Dawn of the dead (George Romero, 1978, Etats-Unis), dont il assura notamment le montage de la version exploitée en Europe.
    [16] Starfix n° 5, juin 1983
    [17] Le dispensable Deux Yeux Maléfiques / Two Evil Eyes [Dario Argento & George Romero, Etats-Unis, 1989] comprend deux sketches adaptés de nouvelles d’Edgar Allan Poe : « Le Chat Noir » / « The Black Cat » réalisé par D. Argento et « L’Etrange cas de M. Valdemar » / « The Facts in the case of M. Valdemar » dirigé par G. Romero.

  • Au coeur de Ténèbres - 4 - Ténèbres ou les ambiguïtés

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    « Le sage a les yeux ouverts, mais l'insensé marche dans les ténèbres. Et je sais, moi aussi, qu'ils auront tous deux le même sort. »
    L'Ecclésiaste.


    Nous poursuivons notre étude du thème du double à travers les personnages de Ténèbres.

    Peter Neal / Inspecteur Giermani

    Fort différents sont les rapports entre ces deux personnages. Si l’enquêteur est, lui aussi, « l’instrument des ténèbres » de l’écrivain-tueur, il n’en reste pas moins son rival, son adversaire spéculaire et non pas seulement sa créature : ici, les rôles sont inversés. Dans le giallo classique – et chez Argento plus particulièrement –, le héros est souvent un journaliste, artiste, ou écrivain comme ici, qui s’improvise détective et finit toujours par damer le pion aux autorités. Le fait que dans Ténèbres ce héros est également l’assassin nous amène à formuler deux remarques.
    Notons en premier lieu que dans la quasi totalité des gialli, la police – souvent ridiculisée – joue un rôle mineur, réduite à la fonction de simple faire-valoir : les scènes la concernant sont le plus souvent très plates, conventionnelles ; elles tranchent radicalement avec la recherche esthétique des séquences de meurtres, beaucoup plus raffinées et virtuoses. Or l’inspecteur Giermani (Giuliano Gemma), dans Ténèbres, occupe une place d’importance ; chose rare, il est même gratifié d’une certaine consistance, il paraît sympathique et cultivé. Mieux : il est parfaitement intégré à la mise en scène du film – qui n’est autre, de mon point de vue, que la représentation du Réel déformé par l’inconscient du tueur. Peter Neal, au départ classique détective amateur, devient lui-même objet de l’enquête – il est même permis de penser que celle-ci, dès le début du film, est ontologiquement faussée, si l’on considère, comme nous l’avons fait précédemment, que Cristiano Berti (le premier assassin) n’est qu’une incarnation des pulsions de l’écrivain (Neal enquêterait alors sur ses propres agissements). Giermani, moins fade, moins transparent que ses prédécesseurs, endosse alors le rôle de l’enquêteur innocent, contrepoint nécessaire à la démence de l’écrivain.
    Les deux personnages entretiennent par ailleurs tous deux des rapports étroits avec les romans policiers (en particulier les « whodunit », ou « romans à énigme ») : l’un en écrit, l’autre en lit. On commence à percevoir quelle hiérarchie s’impose : le lecteur, d’une certaine façon (l’inspecteur qui tente de déchiffrer le langage du meurtre), est subordonné à l’auteur, qui écrit en lettres de sang. Giermani, au détour d’une conversation apparemment anodine avec Peter Neal, affirme qu’il a trouvé l’identité du coupable de son roman (Tenebrae) dès la trentième page ; il fait ici référence à une autre discussion au cours de laquelle il avouait avoir lu un grand nombre de romans policiers, sans jamais avoir réussi à démêler l’intrigue. En vérité l’œuvre véritable de Peter Neal, à l’énigme adroitement tissée, n’est pas sa fiction littéraire mais celle qu’il imprime dans le Réel : Giermani se révélera tout aussi incapable de résoudre cette intrigue que celles de ses lectures – il ne comprend pas qu’il y a en fait deux tueurs, et que l’animateur TV Cristiano Berti est le premier d’entre eux, chronologiquement ; il est encore mystifié par le tour de passe-passe final de Neal (le rasoir truqué) et finit logiquement par être lui-même assassiné. Les rôles entre criminel et policier sont donc clairement inversés : si l’inspecteur Giermani échoue dans son enquête, Neal a quant lui aisément démasqué Cristiano Berti (et pour cause : Berti, pour lui, n’est qu’un personnage à sa merci) – c’est d’ailleurs le policier qui demande à l’écrivain (non sans quelque ironie) de mettre son imagination d’auteur à contribution pour l’enquête. La « lecture » de ce dernier « whodunit » écrit dans le Réel par Peter Neal sera fatal à l’inspecteur. L’écrivain dément lui donne pourtant sciemment des indices, comme s’il ne s’agissait que d’un roman : il cite Conan Doyle (la phrase célèbre déjà notée dans mon chapitre précédent : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, tout ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité » ) ; après la mort de Berti, Neal confesse à Giermani qu’il a l’impression que quelque chose « ne colle pas », qu’une « personne qui est morte devrait être en vie, ou une personne qui ne devait pas mourir serait morte » : Neal fait évidemment ici référence à sa propre culpabilité. S’il est difficile de déterminer le moment exact de la substitution, la présence de deux scènes quasiment identiques d’abord avec le policier, ensuite avec l’écrivain, nous met néanmoins sur la voie : vers la vingtième minute du film en effet, un appel téléphonique du premier tueur à l’hôtel où réside Peter Neal déclenche une poursuite : Giermani et Altieri, qui se trouvaient sur les lieux pour avertir l’écrivain qu’il courait un grand danger, se précipitent à l’extérieur dans l’espoir d’interpeller l’auteur des menaces, dont ils ont deviné qu’il agissait depuis une cabine à proximité. Un quart d’heure plus tard, c’est au tour de Neal lui-même et de sa secrétaire Anne (Daria Nicolodi) de répéter les mêmes gestes – avec le même insuccès. Cette réitération n’est pas innocente – la musique d’accompagnement est du reste strictement identique dans les deux scènes, et n’est jamais plus répétée.
    Ce renversement des rôles (l’écrivain détective et l’inspecteur lecteur), enfin, est visualisé à l’écran par un plan d’une grande audace, au cours de la dernière séquence (93e minute) : l’inspecteur, après le « suicide » spectaculaire de Peter Neal, retourne dans l’appartement de Jane et découvre avec stupeur que le corps a disparu (l’écrivain, nous l’avons déjà évoqué, avait en fait simulé l’égorgement à l’aide d’un faux rasoir). Giermani aperçoit alors une étoffe blanche sur le sol, et nous voyons alors ce dernier de face, en plan rapproché ; il se baisse pour ramasser le linge, révélant ainsi Peter Neal qui était dissimulé juste derrière lui, épousant parfaitement sa silhouette (cette trouvaille a d’ailleurs été « empruntée » par Brian de Palma dans L'Esprit de Caïn / Raising Cain [Etats-Unis, 1992]). L’inversion des rôles entre chasseur et gibier, la victoire de l’écrivain démiurge (et dément) sur son « lecteur » (Neal tue alors l’inspecteur d’un coup de hache dans le dos) est alors visuellement signifiée.

    Anne / Inspecteur Altieri

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    Le rapprochement précédent entre les deux scènes de poursuites infructueuses concerne également les deux femmes présentes. Et si Anna (secrétaire de Peter Neal) et Altieri (assistante de Giermani, jouée par Carola Stagnara)) occupent des fonctions similaires auprès de leurs confrères masculins respectifs, elles se ressemblent également physiquement – même gabarit, même allure (elles portent toutes deux des vêtements relativement classiques – jupe et tailleur – de couleur blanche ou claire, et ont la même couleur de cheveux – auburn) – et font preuve d’un même effacement, d’un même dévouement, si bien qu’elles font même par deux fois l’objet d’une confusion durant le film : la première lors de la menace téléphonique déjà citée, Berti ne paraît pas remarquer qu’Altieri prend la place d’Anne à la fenêtre au côté de Peter Neal ; la seconde sera fatale à l’inspectrice : Neal la tue d’un brutal coup de hache dans le dos avant de réaliser (à tort) qu’il vient d’assassiner son amie – c’était pourtant bien Altieri et non Anne : il ne comprend son erreur qu’à l’arrivée de cette dernière en compagnie de Giermani. La méprise était d’autant plus naturelle que les deux femmes se rendaient simultanément chez Jane McKerrow (comme en atteste un montage alterné).
    Un autre détail force encore la comparaison, toujours dans les scènes jumelles de poursuite : constatant leur échec, sous le coup de la déception, Giermani lance une remarque misogyne à sa collègue (incapable de courir assez vite), tandis que la lettre anonyme que Neal lit dans la rue après sa course avec Anne reproduit une phrase (en latin) qui vise essentiellement l’homosexualité féminine (« Ainsi passe la gloire de Lesbos »). Les deux femmes, selon un schéma assez conservateur, ont d’abord pour fonction d’épauler leur partenaire – elles semblent d’ailleurs entretenir avec eux une relation plutôt intime. Anne et Altieri sont encore une fois, d’une certaine manière, deux incarnations d’un même personnage, d’une même idée de la femme. L’une d’elle est donc vouée à mourir (Altieri, personnage sans grand relief dont le seul rôle, dans la fiction machiavélique de Peter Neal, est de se faire assassiner) et si l’autre s’en sort vivante, c’est qu’elle était indispensable au dénouement de cette fiction : il semblerait en effet que le roman de chair et de sang de Peter Neal tende irrémédiablement vers la mort de ce dernier ; Anne serait alors l’instrument involontaire de ce suicide libérateur : Neal devait absolument mourir de façon spectaculaire pour déclencher les longs et vibrants hurlements de la secrétaire, qui ferment le film. Nous verrons plus loin que cette hypothèse du « suicide » n’est pas qu’un délire d’interprétation – du moins si l’on veut bien accorder quelque crédit à mon hypothèse du film comme miroir de l’inconscient de Peter Neal.

    Anne / Gianni

    Comme le note avec acuité Maitland McDonagh dans Broken mirrors, broken minds : the dark dreams of Dario Argento [9], le jeune Gianni (stagiaire de Bullmer, l’agent de Peter Neal) constitue le pendant masculin d’Anne, son double destiné à seconder l’écrivain : Gianni (incarné par Christian Borromeo) la supplée pour les tâches ingrates (est ainsi révélée en filigrane l’hypocrisie bourgeoise de Peter Neal, qui se permet à la fois de sermonner son agent – qui « emploie » gratuitement Gianni – sans pour autant libérer le jeune homme de ses obligations), y compris pour la plus fatale d’entre elles : Anne devant à tout prix rester vivante, il meurt à sa place. En fait le personnage de Gianni, comme l’inspecteur Altieri, n’existe que pour ce sacrifice, pour permettre à Anne de survivre aux événements. Être témoin de l’assassinat de Cristiano Berti aurait dû être en effet le rôle de la secrétaire et amie de Peter Neal, mais le témoin devait disparaître et Anne, nous venons de le voir, était encore indispensable à l’écrivain. Gianni, sur le point de découvrir la supercherie, est donc tué à son tour.
    Sa mort (étranglé dans sa voiture) est annoncée trente-cinq minutes plus tôt : Anne regagne son propre véhicule garé dans un parking souterrain ; la caméra est alors placée sur la banquette arrière : le spectateur, qu’il soit familier ou non des gialli ou des thrillers, suppose alors qu’il s’agit d’une vue subjective – mais rien ne se passe ; or lorsqu’il trucide le pauvre Gianni, le tueur est à la même place que cette caméra dans la scène de la secrétaire. Celle-ci, appuyée par une autre scène trompeuse (Anne quitte son appartement mais la caméra reste dans la pénombre de la pièce lorsque la porte se referme. Puis, accompagnée d’une musique que l’on associe par expérience au tueur, la caméra panoramique sur la gauche et s’immobilise devant ce qu’on identifie comme une lame dressée dans laquelle brille un reflet lumineux ; ici encore, rien ne se passe) atteste de la sécurité dont jouit Anne, seul personnage du film à échapper à la mort ! C’est qu’Anne, dans la fiction inventée par Peter Neal, devait bien rester vivante. Nous verrons plus loin combien son hurlement final, sur lequel se clôt le film, était indispensable à son achèvement.

    Anne / Peter Neal

    L’immunité programmée de la secrétaire jouée par Daria Nicolodi renseigne également sur son rôle « d’ange gardien » (selon le point de vue de l’écrivain psychopathe) : elle a confiance en Peter Neal, le réconforte quand le besoin s’en fait sentir, ne cesse de l’aimer même quand éclate la vérité (quelques instants après le faux suicide de Neal, anéantie, elle déclare à Giermani qu’elle ne peut pas le laisser « comme ça », c’est-à-dire seul, mort, baignant dans son propre sang). Anne est la garante du succès de la catharsis opérée par le film ; le Bien, l’innocence doivent l’emporter au final, et c’est bien sûr l’attachante Anne qui les incarne – elle tend même la main à Jane McKerrow, qu’elle ne semble pourtant pas tenir en haute estime. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire du personnage de Jane que notre hypothèse se vérifie. Peter Neal, puis plus tard Anne elle-même, aperçoivent Jane dans sa voiture, alors qu’elle est censée se trouver à New York en traitement psychiatrique. Neal l’assassinera sauvagement (magnifiquement !) tandis qu’Anne, au contraire, lui proposera son aide.
    A travers leurs liens avec Jane se profile donc la nature – disons « métaphorique » – de la relation entre Peter et sa secrétaire : l’un est un démon, l’autre est un ange. Notons que la religion catholique est très présente dans le film, principalement en raison des notions de péché et de culpabilité qui lui sont associées. Le titre original, Tenebrae, est aussi le nom d’un office religieux de purification de l’âme célébré le jour de la trahison de Judas Iscariote ; et les deux tueurs (Neal et Berti) revendiquent eux-mêmes leur catholicisme. Peter Neal parodie même la résurrection du Christ avec l’épisode du suicide simulé. Gardons nous bien, au demeurant, de faire une lecture religieuse du film : les quelques allusions décelées jouent surtout avec leur prégnance dans l'inconscient collectif (on sait l’intérêt que porte le cinéaste à la psychanalyse jungienne). Néanmoins, le catholicisme de l'écrivain, par les yeux duquel le film est projeté, influence indubitablement la caractérisation des personnages. Ainsi Neal se perçoit-il comme un être corrompu ; son salut passe par sa mort. Anne en revanche, est perçue comme un ange dénuée de toute mauvaise pensée. En l'épargnant, c'est à Dieu que Neal s'adresse. Mes maigres connaissances religieuses ne me permettent pas cependant d'approfondir cette interprétation.

    Eva Robbins / Jane McKerrow / Bullmer

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    Notre dernier « binôme » de personnages n’en est pas un puisqu’il s’agit en fait d’un « trinôme », regroupement qui s’est révélé plus commode pour notre démonstration. Mais nous allons voir que Jane et Bullmer, de mon point de vue, ne sont qu’une double incarnation de la « fille de la plage » incarnée par le transsexuel Eva Robbins.
    Jane McKerrow (fiancée de Peter Neal, jouée par Veronica Lario) et Bullmer (l’agent de l’écrivain joué par John Saxon), sont unis dans le film par une liaison adultère : ils se rendent donc coupables d’une transgression morale et sexuelle – d'une trahison. La fille des flash-back (que nous appellerons donc Eva Robins, nom féminin de l’actrice/acteur Roberto Coatti) transgresse également morale et normalité sexuelle : d’une part dans ces séquences oniriques elle s’offre à plusieurs hommes (et trompe peut-être Neal à cette occasion : il n'est pas interdit d’imaginer qu’elle fut sa fiancée à Rhode Island, même si l'hypothèse est peu plausible), elle l’humilie même violemment (elle lui enfonce un talon effilé dans la bouche), et d’autre part l’actrice, nous l'avons dit, est en fait transsexuel (la transgression est donc également d'ordre biologique).
    Jane, de toute évidence, est l’alter ego d’Eva : mêmes chaussures rouges, même maquillage appuyé, même blancheur des vêtements… Comme Eva, Jane est mystérieuse : on ne sait pas grand chose d’elle sinon qu’elle est, fait notable, quelque peu schizophrène (et amante de Bullmer). Eva et Jane baignent donc dans la même atmosphère d’étrangeté, d’irréalité, et finiront toutes deux par se faire assassiner. Bullmer quant à lui est tué exactement de la même manière qu’Eva : en extérieur, dans un lieu public ensoleillé, poignardé plusieurs fois dans l’abdomen.
    Eva Robins est un transsexuel, il/elle est donc à la fois homme et femme (ou ni homme ni femme [10], mais ce qui nous importe ici est qu’elle représente, d’une façon ou d’une autre, les deux sexes). On peut alors affirmer que Jane et Bullmer sont deux nouvelles représentations d’Eva par Peter Neal. Un homme et une femme : Eva s'est donc scindée pour donner naissance à deux individus distincts. Si nous envisagions l’éventualité (improbable) selon laquelle la série de flash-back ne serait qu’un rêve, l'hypothèse tiendrait toujours, seulement Eva serait le résultat d’un travail de condensation : elle désignerait alors plusieurs personnes, plusieurs idées (en l’occurrence Jane, Bullmer et leur trahison). Mais de toute évidence, un peu d’Eva se retrouve dans tout le film, à commencer par la quasi totalité des personnages féminins (beauté, rouge à lèvres, tenues légères, habits blancs…). La question de l’origine réelle d’Eva (songe, fantasme ou souvenir) n’a aucune importance : le fait est qu’elle et ses actes irradient tout le film, et tendent même à le submerger : Jane et Bullmer devaient périr puisqu’ils incarnaient la reviviscence de faits anciens (ou imaginaires) et que par conséquent, leur fin devait être identique. Neal fait d'ailleurs porter à Jane les escarpins d’Eva avant de la tuer, répétant ainsi au plus près (nous verrons combien la notion de rituel est ici importante) la scène du trauma.

    [9] M. McDonagh, Broken mirrors / broken minds : the dark dreams of Dario Argento (A Citadel Press Book, 1994).
    [10] La différence prendra son importance lorsque nous aborderons le fétichisme lié à l’angoisse de castration.