Au cœur de Ténèbres - 13 - Frustration (06/06/2005)

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« Le désir du spectateur est le ressort principal de Ténèbres. Au cours des projections, quand Daria sort de la voiture pour retourner à la maison où tout semblait être fini, j’ai constaté que le public devenait hystérique. Il crie, bat des mains, hurle qu’elle va être tuée. En fait il ne cherche pas à la prévenir. Il désire ardemment ce qui va suivre… »
Dario Argento in Starfix n°5, juin 1983.


Dario Argento, nous l’avons vu, a sciemment construit son film comme une « messe d’un rite antique », comme un spectacle cathartique. Le spectateur y projette ses désirs et le film devient alors l’accomplissement, ou plutôt la représentation de l’accomplissement, de ces désirs. Or en vérité, le phénomène psychique le plus apte – le plus naturel du moins – à réaliser cette tâche, a priori, n’est pas le cinéma mais le rêve. Avant d’étudier la place du désir dans Ténèbres, il convient donc de rappeler avec concision ce que Freud entendait par le « travail du rêve » dans sa Traumdeutung [49]. Rappelons que le rêve a toujours été une abondante source d’inspiration pour Argento, qui avoue en tirer certains thèmes ou motifs de ses films – avec Bertolucci, Fellini et d’autres, les années soixante-dix ont vu naître un intérêt certain pour l’onirisme. C’est avec Suspiria en 1977 et surtout Inferno en 1980 que Dario Argento expérimente au plus près le « film-rêve » : incohérence apparente du récit, leur hypnotisme lancinant, évident rôle d’exutoire… Jean-Pierre Putters a parlé de « caméra automatique » pour décrire le processus filmique à l’œuvre dans ces deux films, qui s’adressent directement à l’inconscient. A cet égard Ténèbres, qui jouit de l’expérience du réalisateur en la matière, est à mon sens son film le plus abouti.

Sigmund Freud a tenté, dans L’Interprétation des rêves, de décomposer les différentes phases du processus du rêve. Il distingue d’abord entre le contenu manifeste du rêve et son contenu latent. Le contenu manifeste, pour simplifier, est l’histoire vécue en songe telle qu’on peut la raconter au réveil – il est souvent composé de scènes absurdes où l’on retrouve des éléments des jours précédents ou des souvenirs très anciens. Le contenu latent est le discours « réel » du rêve, celui qui se dissimule derrière les apparences. Freud soutient que tout rêve, même un cauchemar, est l’accomplissement d’un désir. Selon lui chaque élément manifeste masque un ou plusieurs éléments latents en rapport direct avec le désir inconscient du rêveur.
Ces désirs inconscients, selon le psychanalyste viennois, ne sont jamais très « moraux » puisque, libérés des barrières et tabous de l’éveil, ils n’obéissent à aucune convention sociale. Ainsi pour atteindre le domaine conscient – nous percevons en effet consciemment le contenu manifeste du rêve –, ces désirs doivent contourner « l’instance de censure », appareil psychique gardien de la conscience. Pour cela, ils sont soumis au « déplacement » des intensités psychiques, c’est-à-dire une transformation de l’idée initiale qui la rend alors acceptable aux yeux de la censure, avant de subir une « condensation », opération qui permet au rêve de concentrer ses idées pour les rendre plus fortes (la condensation ne serait alors que la conséquence du déplacement).
Selon Freud le rêve, accomplissant les désirs inconscients du rêveur, jouerait le rôle de soupape de sécurité empêchant à la fois le refoulement perpétuel (qui conduirait à la folie), et la réalisation matérielle de ces désirs le plus souvent amoraux. La similitude avec la sublimation artistique ne vous aura pas échappé : c’est dire combien l’art et le rêve sont inextricablement liés (voir les films de Bergman, Buñuel et consort).
Argento reproduit pourtant scrupuleusement avec Ténèbres, au moyen du seul langage cinématographique, le schéma résumé ci-dessus du travail du rêve. Il est certes difficile d’exhumer le désir inconscient à l’origine de la forme du film, puisqu’il s’agit de celui d’un personnage fictif, mais on a vu que le complexe de castration pouvait être considéré comme fortement impliqué dans le comportement des tueurs : on peut alors penser que le désir latent du film « rêvé » par Neal découle directement de cette angoisse [50] – je ne confonds pas le film, évidemment, avec un rêve qu’il n’est pas : je cherche seulement à déterminer selon quelle logique, selon quelle structure, quel système, le cinéaste a construit son film.
Si l’on s’en tient strictement au récit – c’est-à-dire aux actions et non à leur représentation esthétique –, le complexe de castration est surtout visible lors des scènes de meurtre : l’égorgement d’Elsa Manni, de Tilda et de son amante, l’étranglement de Gianni, le démembrement de Jane McKerrow, et l’auto-égorgement factice de Peter Neal, qui finit empalé par un cône métallique. L’assassin, par son acte, tente désespérément de recouvrer quelque chose (pénis ? puissance sexuelle ?).
Les rapports non liés dans le sang véhiculent néanmoins le même désir, la quête d’un objet perdu. Elsa Manni fait des avances au surveillant pour échapper à son ire, mais celui-ci sera finalement frustré puisque la jeune fille meurt peu après – le clochard vicieux aux tendances agressives et scoptophiles verra également ses espoirs misérables anéantis. Le cadeau promis à Anne par l’écrivain a été détruit à New York – Anne ne l’aura pas – ; quant à leur supposée nuit d’amour, nous avons vu qu’elle n’était sans doute que pure virtualité. Tilda et sa compagne nouent des relations assez tendues en raison de désaccords sexuels : Tilda est lesbienne et son amie bisexuelle : aux yeux de cette dernière, il manque à Tilda un pénis, et inversement, Tilda se trouve impuissante face à ce vide qu’elle ne peut combler. En photographiant ses victimes, Berti veut conserver cet instant fugace de beauté, lorsque le sang est encore vif et les yeux brillants. Jane McKerrow elle-même est une figure du manque : Neal ignore si elle se trouve à New York ou bien à Rome, et leurs rapports restent très obscurs… Elle le trompe d’ailleurs avec Bullmer, l’agent de l’écrivain...
Ténèbres n’est ainsi fait que de frustrations, de désirs inassouvis, interrompus ou aliénés. L’inspecteur Giermani, dont le désir premier est bien entendu de résoudre l’enquête, est lui-même frustré plus qu’à son tour : il découvre trop tard la réalité de la culpabilité de Peter Neal et se fait berner par le faux suicide ; même son assistante voit son espoir déçu lorsqu’elle apprend avec humour que l’homme qui vient de lui signer un autographe n’est pas… Yves Montand ! Comme tous les autres – à l’exception notable d’Anne –, l’inspecteur Altieri finira assassinée…


[49] S. Freud, L’Interprétation des rêves (PUF, 1987).
[50] Il est d’ailleurs écrit dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, à propos du complexe de castration, que « […] ses modalités sont repérées dans l’ensemble des structures psychopathologiques, en particulier dans les perversions (homosexualité, fétichisme). » (p.75.).

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