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Fin de partie - Page 6

  • Malcolm Lowry, Sous le Volcan, chapitre 1

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    Commentaires de Sous le Volcan de Malcolm Lowry (Under the Volcano, 1947, nouvelle traduction par Jacques Darras, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987), publiés au fil de l'eau.

     

     

     

    I

     

    Incroyable entrée en matière, descente littérale et languide du cinéaste Laruelle vers l'Enfer de Quauhnahuac où brûlent encore, sur les branches de l'Arbre de Mort, les mains couvertes de mescal de Peter Lorre le maudit et du spectre muy borracho du Consul et de son amour fou.

     

     

  • Faites demi-tour dès que possible

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    Pour fêter leur dixième anniversaire, les éditions la Volte (La Horde du contrevent, Le Déchronologue, les romans de Jeff Noon...) ont demandé à une petite quinzaine d'auteurs d'écrire une nouvelle de fiction à la fois ancrée dans un terroir, et « saisie par l'imaginaire ». Le résultat s'intitule Faites demi-tour dès que possible. Au sommaire, donc, quatorze territoires, villes ou régions, avec de fameuses plumes, dont sept figuraient déjà au sommaire du Jardin schizologique (que j'avais eu le plaisir de diriger). Étant encore de la partie, bien que cette fois en tant que simple auteur, je ne puis évidemment livrer une critique en bonne et due forme, d'autant que plusieurs auteurs sont des amis, et si d'aventure certains textes m'avaient déplu je n'en dirais certes rien : contentons-nous donc donc de faire la réclame, et de porter à votre connaissance l'existence de ce recueil et de ses plus belles pages.

    Si vous ne faites pas demi-tour et vous procurez l'ouvrage, vous lirez quelques très beaux textes, comme ceux de Leo Dhayer (« Ichtyornis, juvenilia, knickerbockers, labyrinthodonte », récit sensible et stylé d'un passage brutal de l'enfance à l'âge adulte, sur une étrange Côte d'Opale), d'Alain Damasio (« Le chamois des Alpes bondit », où l'injection de mémoire liquide, et c'est là un point commun avec « Le Berceau des lucioles » de Jacques Barbéri, fait vivre à son narrateur une expérience schizoïde des plus perturbantes) ou de Stéphane Beauverger (« DCDD » ou la perdition d'un journaliste dans les fantomatiques monts d'Arrée, où rôdent l'Ankou et la méfiance). Il y a, aussi, le plaisir de lire le retour anticipé de Ketty Steward sur les terres létales de son enfance (comme une manière, somme toute assez ludique, de faire le deuil de celle qui se racontait dans Noir sur Blanc), et la petite musique science-fictive de Philippe Curval, qui envisage à sa primesautière manière l'évolution inattendue de notre système nerveux entérique – autrement dit le petit cerveau que nous avons tous dans le bide. Je pourrais encore citer l'Est onirique de Léo Henry ou « L'île des pierres lentes » de Norbert Merjagnan, dont le seul titre résonne clairement avec mon Angoulême insulaire et ses Météores Lents, mais je voudrais ici mettre en lumière Jeanne Julien, qu'on avait découverte dans Le Jardin schizologiqueavec une nouvelle déjà coupée au couteau, « Sacha », et qui nous délivre un formidable et percutant « Coup d'langue », récit bien acéré des derniers soubresauts d'une vieille femme qui ne demande rien d'autre qu'un dernier shoot de souvenirs.

     

    Quelques mots encore, pour finir, à propos de ma nouvelle alchimique et apocalyptique « Finis Gloriae Mundi ». Imaginez un Déluge. Angoulême sous les eaux. Un organiste solitaire. Un fleuve de montgolfière. Vous y êtes ?

     

    La cathédrale pouvait attendre. Si son interprétation de la position des météores lents était juste, il en aurait terminé aujourd’hui même.

     Les mains sur le parapet, à l’ombre de la statue de Carnot, à l’endroit précis où, selon la légende, les murailles d’Iculisma tombèrent d’elles-mêmes en l’an cinq cent huit, ouvrant la voie à Clovis venu chasser les disciples d’Arius et asseoir sa domination, l’organiste titulaire Aloysius respirait les embruns atlantiques et observait la perpétuelle migration des montgolfières. Il en venait sans cesse de nouvelles, toutes identiques, et toujours d’est en ouest. Leurs robes d’or resplendissaient au large du millième matin, antiques et innombrables, dessinant un fleuve de constellations éphémères, tant sur le dôme d’azur que sur l’océan-miroir dont la main titanesque était venue mourir ici-bas, à l’adolescence du siècle, juste sous ses yeux. Certaines dérivaient en haute altitude, si lentement qu’en pleine nuit, sous les feux tournants du phare-campanile, elles se confondaient avec les étoiles, et l’on n’aurait su dire alors si leur éclat émanait des braises de leurs entrailles ou plutôt de quelque propriété réflective de leur enveloppe ; d’autres glissaient à trente pieds seulement des terrasses du Château, sur lesquelles Aloysius aimait à s’allonger par temps clair. Au clapotement des vagues qui, un peu plus loin, venaient lécher les remparts, s’ajoutait alors le souffle nonchalant des brûleurs.

    (Finis Gloriae Mundi)

     

  • Ecrevisses de Lune (ou le sablier sans fin) d'Hugues Simard

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    Il y a quelques mois paraissait aux éditions La Valette un recueil de nouvelles d'Hugues Simard. Hugues est un ami, certes. Mais il est aussi un écrivain de la meilleure eau. Un as du fragment poétique et de la fulgurance, dont la nouvelle « The One » donnait un flamboyant aperçu dans Le Jardin Schizologique – mais pas seulement :Hugues, dont le verbe scintille d'un éclat surnaturel, nous entraîne dans un univers incroyablement poétique, hanté par la nostalgie d'un passé mythique – des lieux, des figures – et voué à réenchanter notre monde (dût-il pour cela réintroduire le dodo), à en dresser une carte secrète où se dessinent à l'encre d'or les artères et les ruelles de nos songes.

    Dans les Ecrevisses de Lune (bel objet qui ne souffre que de ses nombreuses coquilles et parfois, jugeront d'aucuns, d'une certaine préciosité), dont les vingt-sept nouvelles (le nombre exact de livres du Nouveau Testament) sont rassemblées en neuf « livres » (neuf, le nombre des sphères célestes ou des cercles de l'enfer...) introduits en lettres pourpres par un arpenteur parisien sur les traces d'un Supérieur Inconnu, dans les Écrevisses, donc le temps s'écoule le long d'un écliptique où persistent des éclats de mémoire et de métaphores vives : à leur lumière (qui est aussi, est-il écrit dans « L'Archipel Iris », déflagration et démultiplication), les tracés relevés par notre Géographe révèlent l'immense étendue de notre inframonde – quelque chose, et je ne trouve pas plus juste image, comme l'âme du réel.

    Dans « Le Théorème d'Olivier Larronde », Hugues Simard entreprend d'éclairer le mystères des Barricades – qui se révèlent être celles du temps, et nous découvrons dans « Nervalchimie » la dernière fille du feu dans les eaux de la Seine. Mais, des trois nouvelles du premier livre, m'a davantage frappé l'étrange « Archipel Iris », probablement inspiré de Anywhere Out of the World, un « petit poème en prose » de Charles Baudelaire [1], et peut-être des observations des Mascareignes par le poète lors de l'escale du Paquebot des Mers du Sud à Port-Louis en 1841. Un homme, un certain Charles, effectue sur son carnet un « relevé » des métaphores d'un archipel situé « au-delà de la mer du Nord, dans un creux de Baltique ». « Il fendit un banc d'oiseaux disséminé sur la plage, qui s'envola à son passage, comme une mer s'ouvre, un océan succédant à l'autre. Ce voile déchiré dans le débat des ailes laissa apparaître une maison sur les hauteurs, qui paraissait abandonnée. » Comme de bien entendu, les métaphores abondent ici, s'animent sous la plume ignée d'Hugues Simard – jusqu'au renversement ontologique d'une conclusion où la métaphore finit par acquérir une existence propre et, pour tout dire, très mystérieuse, encore que ce cristal énorme et fantastique au cœur de l'archipel, puisse renvoyer au « rocher de cristal » sur laquelle l'âme, « calme et solitaire » de l'auteur des Fleurs du Mal était assise dans « Les Bijoux »… Est-ce alors d'avoir contemplé un instant sa propre métaphore, qui a perdu le Charles de l'archipel Iris ?

    Il n'est pas impossible que les disparitions d'Ernest Laviole, titulaire des « Grandes orgues de Saint-Eustache » pendant l'interprétation d'une partition alchimique, de l'étrange Monsieur C., Eugène de son prénom, dissous par le Mercurial dans la très fulcanellienne « Demeure alchimique » de Saint-Athanase, ou de frère Hieronymus au mont Sainte-Eulalie, ou encore la métamorphose de Mark H. dans « La Musique des Hauts-fonds » après la découverte d'un « piano synesthésique » en cristal, aient quelque rapport, elles aussi, avec cette sortie brutale de l'artiste hors de lui-même, avec la révélation d'un autre univers, tissé de nos songes, peuplé de nos désirs d'orient et de nos amours perdues, dont la nostalgie nervalienne constitue le sujet même du « Pélerinage à l'usine à gaz », sur les traces d'Eugène Canseliet (que sur les rives de la Tertre on appelle parfois, de peur sans doute de réveiller quelque démon pas très catholique, simplement « Monsieur C. »).

    Chacun de ces textes, à dire vrai, peut être lu comme la métaphore de la puissance visionnaire de l'art, qu'il soit poétique, musical, pictural ou alchimique, parfois à la limite de la possession, comme dans « Le Cantique de frère Hieronymus » : « Un jour que Frère Hieronymus observait ses frères confectionner des statuettes de bois dans l’atelier, libérant patiemment du matériau le corps de saintes figures, il fut saisi par une intuition. De la même manière que les pieux santons naissaient sous les coups de ciseaux, prélevés sur le chêne brut dont la sculpture détachait chaque copeau, son chant était l'extraction d’une matière sonore préexistant dans l’invisible » et, toujours, comme une transmutation alchimique : la chair devient verbe, et le verbe peut emprunter mille et un visages, se faire cathédrale de sable (« Oraison funèbre pour le chevalier du mont Horeb »), s'anéantir dans le désert (« Le Train des sables ») se cristalliser (« L'Archipel Iris », « La Musique des Hauts-fonds »), changer une ville en vaisseau fantôme (« Submersion ») ou, suivant les préceptes d'un kabbaliste occulte, s'architecturer en une organique et terrifiante demeure (« Le Nautonier céleste »)… On perçoit, dans les Ecrevisses de Lune, la quête sans fin (comme le sablier du sous-titre) de l'œuvre ultime, celle qui peut changer le plomb en or ou, comme dans « La Symphonie Absinthe », plonger son auditoire, même innombrable, dans une transe hallucinatoire digne du miracle du soleil qui suivit la sixième apparition de la Vierge à Fatima.

    C'est que, comme le veut l'intuition alchimique, confirmée par la science moderne, toute chose en ce bas monde est issue d'une même substance. Ainsi les artistes puisent-ils l'essence de leur œuvre à la source d'un passé mythique, découvert au hasard de leurs voyages et de leurs transports (fût-ce à bord d'une machine Rousselo-Wellsienne, comme dans son conte drolatique « L'homme qui était en avance d'une heure et quart sur son temps »). Parfois, ces expériences gnostiques relèvent d'accomplissements prophétiques. Ainsi Louis Alcarain voit-il dans le surgissement formidable d'une cathédrale engloutie au large de l'Irlande la réalisation d'une prophétie aztèque (« Soleils giratoires ») ; ainsi encore le narrateur de « Pèlerinage à l'usine à gaz » envisage-t-il la fameuse aurore boréale d'Eugène Canseliet comme les derniers feux avant l'apocalypse annoncée par Fulcanelli...

    Mais c'est paradoxalement quand elle s'émancipe de sa dense et certes fascinante tapisserie d'histoire et de culture, quand elle se libère par quelque trouée lumineuse du poids des métaux lourds du temps dont est fait d'ordinaire son étoffe et que, suivant en cela le destin du Charles de « L'Archipel Iris », ses métaphores ne brillent plus comme les pièces maîtresses d'un cabinet de curiosité, fût-il du marquis de Baumes, mais flamboient d'un pur éclat poétique et charrient des univers entiers, autrement dit quand sa littérature cesse de scruter les spectres derrière son propre reflet pour, à l'image du « Phare oblique » ou de la tour de contrôle de « La baleine aérolithe », porter son regard sur l'ailleurs, quand il n'est plus question de passage vers les songes mais de les habiter depuis toujours, que la prose d'Hugues Simard, transportée vers une terra incognita à bord d'un Moby Dick mécanique, accède à ses plus hautes sphères.

     

    « Au-delà de l’enceinte où la cité a été reléguée, depuis que ses habitants ont édifié un rempart contre l’invasion du songe, apparaissent et disparaissent des chimères à la surface des flots, à quelques pas du rivage. De fantomatiques caravelles s’éclipsent ainsi au moment où elles semblent devoir toucher terre, pour aller ressusciter quelques miles plus loin, comme brusquement rapatriées par l’horizon dont elles sont filles, ou encore déportées en latitude, orient ou occident, par caprice ou nécessité, cela reste impénétrable. De ces positions nouvellement acquises, illusions non moins puissantes, elles répètent un identique et lent pèlerinage vers le récif, semé d’invisibilités intermittentes, dont le labour des flots semble inexorable, sans que jamais quelqu'abordage ne vienne en briser le sortilège, sans que jamais, par le pouvoir ascensionnel de la rotation, ces odyssées circulaires ne viennent conjurer leur condition de vaisseaux fantômes, les émanciper de l’intangible prison d’un mensonger cristal de vision... »

    Du haut de son aérostat, le narrateur de « Quimper Athanor », somptueux portrait de l'artiste en cité philosophale, observe l'étrange ballet des pêcheurs d'or de la ville-forteresse assiégée par les chimères, et maintenus en vie par la certitude qu'un jour émergera des flots une mythique et resplendissante Atlantide. Comment ne pas y entrevoir la métaphore, la plus vive qui soit, du processus de création tel que l'auteur ne cesse de le mettre en scène, creusant son obsessionnel sillon tout au long du recueil ?

     

    forteresse, khunrath

     

    [1] « En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »

    (extrait de Anywhere Out of the World / N'importe où hors du monde de Charles Baudelaire).



  • Le Royaume d'Emmanuel Carrère (ou l'éthique du pied)

    icône, christ pantocrator

     

     

    Comme d'habitude chez Emmanuel Carrère, depuis L'Adversaire, Le Royaume n'est pas vraiment un roman – comme si le nom de son protagoniste d'alors, Jean-Claude Romand, avait frappé de son sceau démoniaque toute tentative romanesque. Le Royaume, donc, n'est pas un roman. C'est un essai, c'est un péplum, c'est un livre d'histoire, c'est une autofiction : disons simplement qu'il est inclassable, et qu'il entrelace très habilement ce que Carrère appelle son « sujet », ici les origines du christianisme, en même temps que sa vie personnelle – cette fameuse période, qui a duré trois ans, au cours de laquelle Carrère a vécu dans la foi, la ferveur, la dévotion, rédigeant des dizaines de cahiers de commentaires de l'évangile de Jean –, voire très intime (mais comme il le dit lui-même, il lui en coûte plus d'évoquer publiquement son rapport à Dieu et à la religion, que la pornographie qu'il consomme sur ses lieux de villégiature, comme nous l'apprenons par exemple lorsqu'il compare son excitation esthétique devant un tableau de Van der Weyden à son « émotion » au visionnage de vidéos de femmes anonymes qui se masturbent, dont nous saurons presque tout).

     

    Son sujet officiel, donc, c'est raconter les premiers temps du christianisme, quand il n'y avait pas encore d'église constituée, quand les apôtres de Jésus se disputaient son héritage, quand les textes qui composent le Nouveau Testament n'avaient pas encore été écrits et diffusés – au temps même de leur genèse. Mais Emmanuel Carrère n'aime pas le roman historique : « faire dire à des personnages de l'Antiquité, en toge ou jupette, des choses comme "Salut à toi, Paulus, viens donc dans l'atrium", il y a des gens capables de faire ça sans sourciller, moi pas. C'est le problème du roman historique, a fortiori du péplum : j'ai tout de suite l'impression d'être dans Astérix. ». Il fait donc œuvre de fiction, mais à sa manière, sans jamais se départir d'une attitude de prudence, d'honnêteté, de tiédeur diront les esprits malins, qui consiste à nous indiquer régulièrement qu'ici il extrapole, que là il exploite les interstices de la tradition et des témoignages historiques, qu'ici encore il fait un choix, plausible mais pas forcément le plus communément admis, pour les besoins de son récit. Il me plaît de croire que... J'imagine volontiers que... Carrère multiplie les indications du genre. Il veut nous plonger dans le réel de l'époque, à travers les sources, à travers la narration aussi, mais en restant toujours à distance du discours apologétique. Son maître en la matière, prévient-il, c'est Ernest Renan, l'auteur anathémisé en son temps d'une monumentale Histoire des origines du Christianisme. Et son point d'entrée dans l'époque apostolique, c'est Luc.

     

    Emmanuel Carrère s'identifie beaucoup à Luc, le Gentil, l'observateur, l'enquêteur, le scribe sans génie mais à l'honnêteté sans faille, auteur d'un évangile, probablement des Actes des Apôtres et, selon Carrère, sans doute de l'épître de Jacques. C'est avec lui, et avec un souci commun de vérité historique (lire l'incipit de son évangile) que nous accompagnerons Paul, le génie, le fanatique, le fou-furieux, dans son périple évangélisateur, dans son opposition avec les Romains, jusqu'à la destruction du Temple et de Jérusalem (on y croise Flavius Josèphe, Néron ou encore Sénèque, dont un faussaire du IVe siècle avait imaginé une correspondance avec Paul) mais aussi et surtout avec les judéo-chrétiens de Jérusalem, que Carrère surnomme les « circoncis », guidés par Pierre et Jacques le frère de Jésus, attachés aux rites judaïques – tandis que Paul et ses frères au prépuce intact (ou non) considèrent que l'observation des rites est une insulte faite à la parole du Christ.

     

    Luc, donc, c'est Carrère. Paul fonde sa communauté sur la seule foi en la Résurrection, mais Carrère n'y croit pas du tout à la Résurrection, il trouve ça sidérant, il a certes écrit le scénario d'une série, Les Revenants, qui met en scène le retour de plusieurs morts parmi les vivants, mais il n'y croit pas, et c'est à peine, à le lire, si Luc lui-même y croit vraiment. À vrai dire, la figure même du Christ, autour de laquelle Carrère ne cesse de louvoyer sans l'approcher vraiment (attitude très mystique en un sens), ne semble pas vraiment l'intéresser. Jésus insaisissable, reste donc son message, non dénué d'ambiguïté : l'auteur nous rappelle la violence symbolique de certaines paroles (ces pharisiens qui l'invitent sous son toit et qu'il ne cesse d'insulter) ou de certaines paraboles (le fils prodigue, et son injustice flagrante). Mais subsiste quelque chose d'irréductible, et à vrai dire d'assez indéfinissable, qui transparaît d'une manière ou d'une autre dans tous les textes canoniques et dont Luc se fait lui aussi le fidèle rapporteur : Dieu est Amour, et le chrétien voué à faire œuvre de charité. Et nous en arrivons là au vrai sujet du livre : le cœur du christianisme, le Royaume – ce qui fait qu'Emmanuel Carrère, bien que revenu d'entre les croyants, reste fasciné par une religion au point de lui consacrer plus de six cents pages, sans jamais réussir vraiment, et pour cause, à en percer le secret (ce qui fait écrire à l'excellent Pierre Cormary, usant d'une formule dont en kafkaïen je suis méchamment jaloux, que « Le Royaume aurait pu s'appeler Le Château »).

     

    Mais c'est quoi, au fait, le Royaume ? Pour les chrétiens c'est le royaume de Dieu, bien sûr, mais ça ne suffit pas, quand on a dit ça on n'a rien dit. Pour certains c'est un au-delà, d'accord, mais pour d'autres, et ce, dès l'époque apostolique, c'est autre chose, c'est un au-delà, oui, mais un au-delà de la perception. Paul avait promis l'avènement imminent du Fils de l'homme, la fin du monde connu, la résurrection des morts. Quand ses ouailles se sont rendu compte que rien de tout cela n'était arrivé, Paul ne s'est pas démonté et leur a dit : si, c'est arrivé, le monde messianique est accompli, seulement il faut croire pour le voir, ce monde-là est faux, seuls les vrais chrétiens ont accès au Royaume.

     

    Et ça, c'est un postulat à la Philip K. Dick – et une idée gnostique qu'ont d'ailleurs exploité plusieurs apocryphes, comme les évangiles de Thomas et de Judas. Dans ses dernières années, l'auteur du Maître du Haut-Château a écrit plusieurs romans, ainsi qu'un journal métaphysique, dans lesquels il exprimait toujours plus ou moins la même idée : le monde dans lequel nous vivons est un faux, un simulacre, une illusion chargée de nous maintenir dans l'erreur. Je vous passe les détails de sa construction cosmogonique, inspirée du manichéisme, du zoroastrisme et du corpus jungien (ceux que ça intéresse peuvent se référer à ce texte consacré à sa Tétralogie Divine), et trop complexe et délirante pour qu'on s'y attarde ici, mais pour faire vite, c'est ce que Dick appelait l'Empire et pour lui l'Empire n'avait jamais pris fin. Seulement, il avait eu un aperçu du réel.

     

    Pour Carrère l'incroyant, c'est ça, au fond, le Royaume, c'est ce qu'il appelle « la réalité de la réalité », c'est-à-dire une autre manière de regarder le monde, et de regarder son prochain. Le Royaume, c'est le sermon sur la montagne, c'est les béatitudes, ce sont ces paroles, inouïes, incroyablement subversives à l'époque, comme aujourd'hui, par lesquelles le Christ renversait toutes les valeurs : le faible est le fort, le premier sera le dernier et le dernier sera le premier... Il y a là quelque chose de très fort, une idée folle (folie du christianisme, décrit Carrère : folie de la foi en la résurrection, folie du croyant qui voit le Royaume, folie des béatitudes...), contre nature (le dernier sera la premier, ce n'est pas possible, on ne peut pas vivre comme ça, c'est insensé), mais Carrère y trouve tout de même quelque réconfort – une idée qu'il essaie de ne jamais oublier dans sa vie de bobo – autant dire de nanti – paisible.


    Carrère a beau ne plus croire, il est profondément troublé par ce message. À la toute fin du livre, il nous raconte qu'une lectrice de Limonov l'a invité à participer à une retraite dans une communauté de l'Arche, au cours de laquelle il participe au rite du lavement des pieds. Et il vit ce moment étrange, même dans cet environnement très kitsch de chants catholiques, comme une épiphanie lévinasienne. C'est d'ailleurs le sens de cette cérémonie qui s'origine chez Jean : Jésus veut laver les pieds de ses disciples et les essuyer avec le linge dont il était ceint, et devant Simon-Pierre qui se récrie, il dit, en substance, que n'est pas digne de figurer au Royaume celui qui ne suit pas son exemple.

     

    Quand Emmanuel Carrère se penche sur son propre cas, tant qu'il se dévoile, qu'il nous livre ses tergiversations en pâture, son livre, parfaitement construit, est passionnant. Passionnantes, également, ses réflexions purement exégétiques, et même théologiques parfois, sur la genèse de certains textes ou sur le sens d'une parabole, et je tiens personnellement pour de la pure forfanterie les critiques affirmant, comme Pierre Assouline, n'y avoir strictement rien appris. Je trouve ça d'une prétention abyssale. Mais pour un livre sur le cœur des chrétiens, sur le mystère de la foi, Le Royaume manque singulièrement de Verbe (et comment, lorsque sont évoqués ses séjours à Patmos, ne pas songer au formidable Alain Zannini de Marc-Édouard Nabe ?). Carrère écrit en scénariste, il se contente d'articuler les chapitres, les idées et les phrases. Il multiplie les comparaisons anachroniques, jamais gratuites mais aux effets souvent douteux ; il enchaîne les platitudes, il emploie un registre de langue bien trop relâché pour toucher au cœur. Bien ténue, la flamme de son Logos. Les plus belles phrases du livre sont des citations, elles viennent de Péguy, de Yourcenar, de saint-Jean ou de Paul lui-même !

     

    Comme si, se faisant l'égal de Luc, mais ne cessant de nous rappeler son agnosticisme jusqu'à l'agacement, Emmanuel Carrère avait voulu garder ses distances avec le Royaume, autant qu'avec ces fous de Chrétiens. Mais en bon lecteur de Dick, qui revient comme un leitmotiv – et jusqu'à la synchronicité avec l'épisode de la baby-sitter dickienne –, notre auteur sait bien que le fou (comme le hibou) n'est pas toujours celui que l'on croit. Si Carrère, quoi qu'il en dise, doute autant (même au temps de son fanatisme, on sent bien qu'il était littéralement hanté par la peur panique de perdre la foi), c'est qu'il sait, lui qui a plongé dans les méandres de l'esprit de Jean-Claude Romand, lui a écrit une biographie de Philip K. Dick (Je suis vivant et vous êtes morts), lui qui a écrit La Moustache, il sait, donc, que la réalité n'est jamais qu'une propriété de l'esprit. Regarder son prochain dans les yeux, l'appeler par son nom et lui laver les pieds, le faire exister, le rendre réel, ni son supérieur, ni son inférieur, ni même son égal, pour citer le mantra qu'il aime répéter – tel est, peut-être, le vrai Royaume.

     

     

    Le Royaume d'Emmanuel Carrère, P.O.L., 2014, 638 pages.