« Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. »
J. L. Borges, « La Bibliothèque de Babel » in Fictions.
Ce texte est d’abord paru ici, sur le Ring.
Dans son premier roman paru en 2003, Exemplaire de démonstration, Philippe Vasset inventait le Scriptgenerator©®™, machine à générer du langage qui menaçait de reléguer la littérature au rang vieux souvenir, stocké comme il se doit dans sa mémoire morte. Carte muette, en 2004 – que j’évoquais ici, chez le Stalker –, tentait un impossible réenchantement du monde des réseaux, en lui redonnant corps au travers de ses infrastructures – poésie des câbles, des échangeurs et des pylônes. A la fin, il ne restait des labyrinthes borgésiens de la Toile qu’un flatland fantomatique : « L’œil, le nom, la carte et le territoire désormais confondus, équivalents ». Bandes alternées, plus proche de l’essai poétique que de l’entreprise romanesque, dépeint en une centaine de pages une société, la nôtre, que la disparition de valeurs de référence – en l’occurrence, artistiques – a plongé dans un relativisme béat. Le récit entrelace deux monologues poétiques, deux voix antagonistes, celle d’un « nous » indéterminé, déambulation laconique dans cet univers de loisirs où les individus n’existent plus en tant que tels, interchangeables dans leur narcissisme même, et celle, dissidente, discordante, d’un résistant de l’ombre, narrateur-virus traqué par un système métastatique. La première, évoque son utopie décadente avec indifférence. L’art, désormais, n’est plus réservé à une élite mais se vit pleinement au quotidien, en famille ou entre amis. Les garages pavillonnaires ont remplacé les théâtres, les livres ne sont écrits que pour un cercle de proches, tout le monde crée, tout le monde échange, tout le monde partage… Le Verbe faussement serein de Philippe Vasset, qui n’épargne ni les produits formatés des industries ni leurs vaines alternatives indépendantes, nous projette au cœur du paradis dont rêvent Jack Lang et Bertrand Delanoë, l’avènement doucement concentrationnaire de l’homo festivus festivus.
« Un monde pour tous, un dieu pour chacun », scandait l’UniMonde Humain dans Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec. Le slogan de Bandes alternées, où la pratique artistique est la seule religion, serait plutôt « un monde pour tous, une (techno)culture pour chacun ». Toute culture classique, traditionnelle ou identitaire s’est diluée dans le flux continu d’information et de représentations. A Zéropolis – ainsi appellerons-nous cette société indéterminée, en référence à l’excellent essai de Bruce Bégout aux éditions Allia, consacré à Las Vegas –, le monde a été définitivement, radicalement désenchanté. Ses habitants, d’âge incertain mais qu’on devine tous jeunes, s’emploient avec amateurisme et conviction – ils n’exècrent rien tant que « l’Industrie culturelle » – à faire de leur quotidien une œuvre d’art : ils exposent leurs sculptures dans leur jardin, ils montrent leur dernier film expérimental dans leur salon et aménagent leurs appartements en tableaux vivants de jeux de plateformes… Or, dans cet univers fondamentalement faux, luciférien, non plus uni mais divisé, partagé, pour parler comme Marcel Gauchet, « entre présence et absence » et voué à devenir mégamachine totalement inhumaine, l’art lui-même participe à l’éloignement du divin et à la réification de l’homme. L’art, confondu avec le trivial, le quotidien, perd tout son sens et n’est plus que simulacre – alors qu’en vérité l’art n’est pas moins réel que ce qu’on appelle la réalité. « Non seulement l’art, affirmait Ernesto Sabato à Jorge Luis Borges, est une création, et non pas un reflet, mais la réalité qu’il crée est plus durable et intense que celle qui lui a servi de base. De la Grèce d’Homère il ne reste rien ou presque. Ses poèmes ont mieux résisté que les villes »[1]. A Zéropolis, les poèmes d’Homère ont eux aussi succombé ; non qu’ils aient vraiment disparu d’ailleurs : déracinée, dilacérée, diluée, la culture n’est plus qu’un code, un signe distinctif qui seul permet encore aux communautés de rester unies. Ce que Philippe Vasset retrace, non sans ironie, n’est autre que cette déréliction quasi absolue et irréversible – ses fictions sont foncièrement pessimistes –, cet effacement du lien qui unissait l’individu à l’Autre, l’abandonnant désormais, par-delà bien et mal, à son narcissisme, à sa culpabilité et à son irresponsabilité.
Les individus dans Bandes alternées sont comparables à des clones informatiques bouclés sur leur simulacre de bonheur. Enfermés dans leurs bulles de réel, ils se révèlent incapables de créer leurs propres mythes : « Il n’y avait plus, sur nos longues étagères surchargées de livres et de films, de place pour de nouveaux personnages : nos bibliothèques n’étaient plus que des répertoires, des nuanciers destinés à colorer nos vies et décorer nos intérieurs de frises bariolées dans lesquelles visages connus et anonymes se mélangeaient, se superposaient, s’hybridaient » (p. 29). Le mythe, qui devrait universaliser, qui devrait unir, est au contraire miniaturisé, personnalisé – un monde pour tous, un mythe pour chacun. La langue elle-même devient un collage baroque de références coupées de leurs racines. Une telle société, enclose sur elle-même, est évidemment condamnée à pourrir de l’intérieur – se souvenir de La cité et les astres d’Arthur C. Clarke –, sauf si y est injecté, de l’extérieur, un peu de sang neuf. Ce cauchemar climatisé, cependant, ne serait rien de plus qu’une habile mise en scène des idées martelées par d’autres depuis des années – c’est-à-dire, un livre inutile de plus sur les étagères infinies de la bibliothèque de Babel –, s’il n’était aussi et surtout le reflet poétique, mais nullement déformé, de la Toile, et en particulier de ce qui est censé, si l’on en croit les illuminés de la cyberdémocratie, faire vivre l’Internet : ses innombrables blogs et forums thématiques. « Notre seule ambition était, par de constants allers-retours entre vrai et faux, de cacher le réel sous des jupes soulevées par intermittence de brusques coups de vent (mais nos devinettes étaient toujours transparentes, nos pseudonymes grossiers et nos blancs aisément comblés) » (p. 29). Cette crainte du vide et du silence, ce flux informe et continu d’information stérile charrié par les téléphones mobiles, satellites, lecteurs MP3, podcasts, moteurs de recherche et modems à haut débit, cette affligeante obsession pour le « multimédia », le sample et le téléchargement gratuit de musique, d’image et de texte, ne sont-ils pas précisément ceux des habitués des forums et autres blogueurs pour qui les références littéraires, par exemple, n’ont pas de valeur en soi mais seulement en tant qu’équivalents modernes des tatouages tribaux ?... Ce n’est certes pas un hasard si la société de Bandes alternées est organisée autour de « groupes » et de « communautés » – termes que la Toile s’est largement appropriée – de plus en plus resserrés. A mesure que leur nombre croît, décroît celui des liens authentiques. Les œuvres sont répertoriées, indexées, scannées puis découpées en fines tranches comme un cerveau disséqué, avant d’être distribuées sous forme d’infimes fragments. Entre les deux tendances majeures, la force de frappe des majors d’un côté et l’expression narcissique de l’autre, existe-t-il une troisième voie qui garantisse reconnaissance et intégrité ? Des vers d’Homère, il ne restera plus rien, ou seulement à l’état de samples, dits par une voix métallique, assemblés avec des beats techno – puisque ne survivent que les concepts, non le sens.
L’hypothétique émergence, espérée par d’aucuns, d’une intelligence collective ou « en essaim », qui légitimerait peut-être le sacrifice de la médiateté nécessaire à notre cohésion, se heurte ontologiquement à sa nature utilitariste, machninique. Et si quelques paroles solitaires s’élèvent de loin en loin, résistant ardemment à l’Ennemi, elles n’ont d’autre issue que leur assimilation complète. Ainsi la voix dissidente du marginal, dans Bandes alternées, descendante fuyante et désincarnée – est-ce un clochard ? un démon ? un virus ? – du personnage de Huysmans, des Esseintes, voudrait échapper à l’œil morne et panoptique de la zéropolis ; exclue, elle voudrait disparaître, devenir transparente, s’introduire dans les fissures de cet enfer démocratique. Cette voix – celle de l’auteur ? – n’est pas dupe de la félicité factice de ses congénères, mais n’a d’autre choix que d’abdiquer – pour n’avoir pas su s’effacer assez vite, le virus sera exterminé. Cette fatidique prise de conscience permet néanmoins à la seconde et dernière partie du roman de débuter. Huysmans, cité en exergue de la première partie, est supplanté par Les choses de Georges Perec, comme si la lutte était perdue d’avance, comme si, déjà, les hommes n’étaient plus de ce monde. Le « nous » employé par les citoyens de la cité, se mue en un « on » indéterminé ; le « je » subversif de la voix dissidente laisse place au récit indirect : « Un soir, ils ne sont pas rentrés : leurs maisons étaient devenues inhabitables. […] Cela faisait comme des ailes, des nageoires ou bien d’interminables traînes poisseuses qui attrapaient tout et s’emmêlaient les unes avec les autres jusqu’à former des boules informes, organismes composites et surchargés où se mêlaient le vivant et l’inerte, tout cela englué de bave et d’écume et gonflé d’une bourdonnante vie interne que l’on devinait derrière des membranes distendues »… La civilisation des arts et des loisirs croule sous son propre poids et commence à ressembler au cadavre putrescent échoué sur une plage, dans la Baleine de Paul Gadenne, au point que nos jeunes artistes amateurs l’ont massivement désertée, délaissant leurs ateliers insulaires pour envahir les rues. Naufragés, nos zombies doivent réapprendre à vivre, mais il est trop tard. Insatisfaits de leur art du néant, ils se mettent à pratiquer une forme arty de terrorisme, avant d’essayer, à leur tour, de disparaître dans les interstices du faux monde. Comme leurs semblables de Fight club de Chuck Palahniuk, ou ceux de Millenium People de J.G. Ballard, nos ex-bienheureux consommateurs cherchent désespérément à retrouver un semblant de réalité. A leur autisme d’antan succède leur nouvelle schizophrénie : en diffusant des conversations téléphoniques privées à l’antenne de grandes radios, en affichant sur des panneaux publics d’innombrables emails, ils n’ont hélas fait qu’accélérer le processus de confusion et d’engloutissement généralisés.
Les paroles solitaires, aussi vaillantes soient-elles, sont inexorablement happées par le vortex.
Philippe Vasset, Bandes alternées (Fayard, 2006)
Commentaires
Heureusement, il reste des lieux comme celui-ci, ou comme mon jardin potager...
Ah ! Mais, cher Lucien, votre jardin est-il public ? De mon côté, je ne désespère pas de vous signaler un silo qui vous aurait échappé. Comprenne qui pourra.