La Lune de Sokourov, par Lucie Garçon (23/04/2006)

 

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« L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété […]. »
R. Barthes, Sur Racine

 

En complément de mon récent article consacré au Soleil, je propose aux lecteurs de Fin de partie une lecture érudite et, il me semble, fort pertinente, de cette œuvre étrange d’Alexandre Sokourov. Lucie Garçon, son auteur, s’est intéressée en particulier aux figures du soleil et du crabe, riches symboles s’il en est. Si le soleil symbolise souvent, de par le monde, le dieu ou sa descendance, c’est-à-dire, de manière générale, la divinité, la mythologie japonaise peut nous aider à mieux comprendre la symbolique du film. Précisons ainsi – nous aurions dû le faire plus tôt – que les empereurs japonais étaient considérés comme les descendants directs de Ninigi, petit-fils d’Amaterasu, la déesse du Soleil pour les shintoïstes. Or Amaterasu, née de l’œil gauche du dieu Inazagi, n’est autre que la sœur de Tukuyomi, le dieu de la Lune, né de son œil droit. En outre Amaterasu, qui avait privé le monde de sa lumière, est bernée par son propre reflet. Aussi quand Hirohito renonce à sa divinité, ne renonce-t-il pas avant tout au funeste orgueil national, celui qui accula Amaterasu, celui encore qui mena l’armée japonaise à la ruine ? Vous noterez à ce propos que le Soleil, dix-neuvième arcane majeur du Tarot, exprime non seulement la vanité, fuie par Hirohito, mais encore la clarté de jugement et le talent artistique, ce dont ne peut se prévaloir l’Empereur qui, incontestablement, se sent plutôt d’invincibles affinités avec le crabe. En effet le signe astrologique du Cancer, que représente traditionnellement le crabe ou l’écrevisse, « est traditionnellement le domicile de la lune et favorise le retour sur soi, l’examen de conscience » (J ; Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, R. Laffont / Jupiter, coll. Bouquins, p. 595). Le Cancer, par ailleurs, « relie le monde formel et l’informel, il est le seuil de la réincarnation, le passage du zénith vers le nadir. Les êtres marqués de ce signe jouissent d’un grand pouvoir secret, propre à favoriser les renaissances futures » (op. cit., p. 162). Symbole lunaire plus que solaire, le crabe figure d’ailleurs sur la lame Lune du Tarot – la dix-huitième. La lune, dont la lumière, rappelle opportunément Lucie, n’est jamais que le reflet de celle du Soleil, symbolise quant à elle l’imagination, la magie. Elle n’est plus de ce monde, comme l’empereur Meiji – en ces temps modernes, rationnels, aucune aurore boréale ne saurait être vue au-dessus du palais, comme un scientifique le confirme à Hirohito. Si à son grand désespoir le règne de la Lune est terminé, celui de l’objectivité et de l’orgueil solaires ne lui plaît guère. Et s’il préfère rejoindre son épouse que demeurer dans la lumière divine, nous savons que le vingtième arcane majeur, auquel le Soleil nous donne accès par sa lumière, est le Jugement, également appelé la Résurrection, ou le Réveil des Morts. Le Soleil s’efface donc : le Japon peut enfin renaître, prélude à l’épanouissement du Monde – ultime arcane majeur.

A présent, place au passionnant texte de mon invitée Lucie Garçon, étudiante en 5ème année d’études cinématographiques à Lille III.

 

 

 

Olivier Noël – l’hôte de ces lieux – l’a souligné, Le Soleil de Sokourov est gris. Son image terne a froncé mes sourcils, arraché des larmes de mes yeux plus plissés encore que ceux de l’empereur. Que se passait-il devant moi ? Pas grand-chose en apparence. L’opacité dure toujours trop longtemps, elle nous ennuie. Elle stagne. Celle du film recèle pourtant de profondes mutations, à commencer par celle de l’empereur Hirohito, le dieu qui devient homme. Il mute, plongé dans le brouillard, ou dans l’encre grisâtre qu’il mélange longuement avant d’écrire à son fils. Comme s’il étouffait sous le voile cendré de l’image vidéo, il ouvre silencieusement la bouche, semblable au poisson inaccoutumé à son nouvel environnement.

L’empereur Hirohito contemple une peinture, sur laquelle la caméra effectue un mouvement « descendant », si bien qu’il semble que ce soit l’image qui se déplace sous nos yeux, comme le faisaient les plaques des lanternes magiques devant la lumière (probablement faible) d’une lampe à huile. Mais ici, l’image défile verticalement, amenant le regard à descendre, descendre encore, jusqu’à ce que la tête de l’empereur s’interpose dans le champ et nous cache les abysses de cette peinture.

Avec tous les prêtres, moines et pasteurs impliqués dans l’histoire de la fantasmagorie – dans la préhistoire du cinéma – l’abbé Etienne-Gaspard Robertson entretenait l’idée du divin en invoquant les images infernales que projetait son fantascope : les silhouettes d’insectes, d’araignées et d’autres espèces amphibies se posaient sur l’écran comme autant d’incarnations du mal. L’emploi de fumigènes complétait le spectacle, ce qui laisse songeur quant à la visibilité qui régnait dans la salle comme sur l’écran, couvert de brume, jusqu’à n’être que brume lui-même. En inventant le fantascope, l’abbé Robertson améliore la lanterne magique. Les silhouettes sont parfois démultipliées par l’association de différentes sources lumineuses, formant des images kaléidoscopiques comparables à certains plans de Sokourov où les visages s’éclatent à travers les carreaux. D’autre part, avec Robertson, les ombres deviennent mobiles, elles se dilatent, s’agrandissent, se métamorphosent : le spectacle se fluidifie. Surtout, le fantascope est doté d’un deuxième objectif, et d’un dispositif permettant d’assurer une continuité dans la succession des images grâce à une phase de surimpression : c’est l’origine du fondu enchaîné cinématographique tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Que voit-t-on de l’enfer ? Pas grand-chose, vraisemblablement – « Tu n’as rien vu à Hiroshima » –, un nuage de fumée noire. Dans l’ombre, aux côtés des êtres déjà pétrifiés, sont tapis les mutants qui verront le jour, entre l’homme et autre chose, entre mon amour et Hiroshima. Que voit-on dans le fondu enchaîné ? Quelque chose d’indistinct, de confus. Dans l’obscurité se joue une métamorphose. Dans le mélange du fondu enchaîné, une image est en germe, et toujours j’anticipe son horreur. « Hiroshima, mon amour », quelle horreur que ce mélange-là.

Dans Le Soleil, un brouillard visqueux stagne autour de l’empereur. Mais une image du film montre la vie qui y grouille : celle de poissons volants, êtres hybrides en lesquels se fondent poissons-chats et papillons dont il était question dans le discours de l’empereur face aux ministres. L’immobilité apparente du film est donc bien trompeuse. Elle recèle, sous une forme larvée, quelque chose d’une mutation radicale.

Alors que s’endort le scribe – à l’image d’une partie de la salle – un gros plan exhibe l’immense immobilité d’un crabe blanc à l’occasion d’une curieuse insistance de l’empereur sur le mot « migration ». Cette surimpression oxymoron du dialogue et de l’image me laisse craindre le pire, je ne sais quoi d’un affreux mélange. Au fond, j’appréhende que la bête s’anime : en germe dans cette confusion audiovisuelle, il y a un sursaut, tout au moins le petit tremblement qui suffirait à me faire bondir, s’il affectait ces énormes pattes. Le crabe ne bougera pas effectivement à l’écran. La suite nous le dira : c’est le bond de l’empereur, suivi d’une avalanche de considérations politiques, qui germait dans ce gros plan. La « migration » serait peut-être à comprendre en son sens génétique, comme une mutation intérieure, latente, cachée sous une apparence flegmatique. Reste toujours le frisson, à l’idée d’un discours qui mêle des considérations biologiques à ses partis pris politiques. De ce mélange-là peut jaillir l’horreur absolue… Mais l’empereur nie.

Le mouvement du crabe se décline au cours du film, repris par les serviteurs aux regards obliques, et par l’empereur lui-même : peut-être que, compte tenu de la netteté de l’image vidéo par-delà la profondeur du champ[1], le seul moyen de se cacher est-il de quitter le cadre par les bords, qui exercent à propos une certaine attraction sur les silhouettes, souvent lovées à la limite du cadre. Tout porte à croire que l’idée du crabe est restée vigoureuse dans l’esprit de Sokourov, bien au-delà du gros plan dont nous avons parlé. Son mode de déplacement rappelle, une fois de plus, le déplacement des plaques de verre devant la lanterne magique. Le déplacement latéral, c’est aussi celui du regard de Sokourov sur la mappemonde qui donne lieu à sa trilogie a-chronologique autour du pouvoir – Allemagne, URSS, Japon… Si le crabe se mettait en mouvement, comme le laissait attendre le mot « migration » qui s’adjoint à son image, il se déplacerait latéralement : remarquable subterfuge, l’affranchissement de l’orientation du corps (entre sa tête et sa queue) permet au crabe de se dérober face au prédateur. Il y a, dans la dérobade du crabe, un rapport certain avec l’histoire que nous raconte Sokourov : la décision de l’empereur du Japon face à son ennemie, la bombe atomique.

Dans Le Soleil, la figure du crabe, et plus généralement les propos de l’empereur concernant le comportement des animaux, constituent sans doute quelques clefs du film. Autour de la biologie, les disciplines hybrides abondent – biophysique, biotique, biophilosophie, bioéthique, biopolitique, bioart… Le terme de bioesthétique est la chasse gardée de quelques laboratoires parapharmaceutiques, mais alors, ne pourrions-nous pas réfléchir à une méthode de bioanalyse filmique, voire à une biopoétique des arts ? Pensons au modèle de l’araignée que développe Gilles Deleuze[2], et que Jean-Louis Leutrat met à l’épreuve du cinéma[3]. Et si le discours du cinéma portait spécifiquement sur la vie ? La biologie est bien la science de la vie, or Etienne-Jules Marey insistait tant sur ce fait : la vie, c’est le mouvement ; ce mouvement se traduisait par une série de métamorphoses, de transmutations des formes littéralement saisies (pétrifiées) par la chronophotographie.

Dans Le Soleil, l’empereur dit que parfois, le papillon doit replier ses ailes, et le poisson-chat doit se cacher dans les profondeurs : les dérobades et camouflages (parmi lesquels figure l’immobilisation) s’imposent souvent aux animaux comme des solutions pour survivre. Ce discours, en reconnaissant le rôle essentiel du caché dans la préservation de la vie, rend à l’ombre son blason. Il annonce ainsi trois évènements à suivre dans le film : le renoncement du Japon à la poursuite de la guerre, le renoncement de l’empereur au divin Soleil, et, comme en accord avec son personnage, le choix esthétique du film qui est très clairement (sans mauvais jeu de mots) celui de la pénombre et de la suspension du mouvement apparent. Ainsi, il ne serait pas paradoxal que la fixation du visage de l’empereur sur les photographies aille de pair avec son plongeon dans la pénombre : la photographie – grise, à l’époque – opère effectivement par le détournement de la lumière, et sa fixation sur l’image dépend de la fermeture de l’obturateur. Cette phase d’obscurité est primordiale dans la reconstruction du mouvement, depuis son analyse (chronophotographie) à sa synthèse (cinématographe)[4]. Reste à comprendre pour quelle raison l’idée du soleil résiste à cette aventure jusqu’à demeurer le titre du film.

Le crabe est une figure symbolique prégnante dans le monde oriental. Il est la nourriture des génies de la sécheresse, ainsi associé au soleil meurtrier : le soleil n’est pas seulement dieu de vie et de bienfaisance. Les recherches scientifiques, entre les deux guerres, l’ont révélé plus destructeur que jamais : en son orbe se joue une série de réactions nucléaires d’une inconcevable énergie. Tourner le dos au soleil, c’est peut-être aussi éviter la réaction en chaîne. Avant toute chose, c’est tenir compte du caractère hybride de l’astre solaire incarné par le crabe. Avant d’annoncer la mutation de l’empereur sous la lueur blafarde de la lune, le symbole lunaire du crabe, tel qu’il est associé au mot « migration » dans le film, ne préfigurerait-il pas la migration du soleil lui-même, migration qui le conduit à se cacher sous l’horizon ? La lumière de la lune n’est autre que celle, projetée sur elle, du soleil auquel on tourne le dos. La lune est un écran qui métamorphose la lumière du soleil, qui la rend pâle, blafarde et grise. Cette lumière est bien celle que Le Soleil de Sokourov projette sur l’écran : celle d’un soleil qui, loin de s’absenter – tel est peut-être le subterfuge de l’empereur –  migre, se cache et mute. Le cinéma n’est pas seulement l’exhibition ostentatoire du mouvement, il est le détournement de la lumière en pénombre, le mélange et la dissolution d’invisibles fluides, le lieu de métamorphoses latentes et d’obscures hybridations. Mais bien qu’il demande de lui tourner le dos, le cinéma – comme l’empereur, semble-t-il – ne saurait renoncer à sa source lumineuse. Reste à savoir ce que deviendra le système de la projection, mis à l’épreuve de ces autres mutations qu’annonce le développement de l’image vidéo.

 

 


[1] Cf. le commentaire de Slothorp, à la suite de l’article d’O. Noël.

[2] DELEUZE Gilles, Deux régimes de fous, Paris,  éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2003.

[3] LEUTRAT Jean-Louis, Kaléidoscope, Presses universitaires de Lyon, 1988.
[4] Georges Didi-Huberman insiste particulièrement sur l’importance des choix de Marey autour de l’obturateur, la régulation de la traîne visuelle (le flou) et le principe de l’épure qu’il adopte (plongés dans l’obscurité, les corps sont réduits à quelques point lumineux). Il se dessine une véritable dialectique entre la visibilité et le mouvement, qu’il serait intéressant d’interroger. « La danse de toutes choses », in DIDI-HUBERMAN Georges et MANNONI Laurent, Mouvement de l’air : Etienne-Jules Marey, photographie des fluides, Paris, Gallimard, 2004, pp. 233 à 245.

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