La Déchronique du Déchronologue. Fragment VII (06/06/2009)
Henri-Paul Mott, Le siège de la Rochelle, 1881
Happy, happy they that in hell
Feel not the world's despite.
Heureux, heureux ceux qui en enfer, ne sentent pas le dédain du monde... Henri Villon, nous l'avons dit, est hanté par une culpabilité vivante, protéiforme, assez puissante pour lui interdire tout espoir de trouver la paix intérieure. Signalons à ce sujet à notre amical lecteur l'existence, au début d'une version antérieure du Déchronologue, d'un autre incipit, que l'auteur n'a finalement pas retenu : « Pourquoi pouvons-nous nous souvenir du passé, mais pas du futur ? » (Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps). Bien que remplacée par la citation de Camus, certes plus explicite, la question de Stephen Hawking placée en tête du roman ne visait pas tant en vérité les lois de la physique et de l'espace-temps que les tensions intérieures de Villon. Tel un héros shakespearien, le capitaine est poursuivi sans relâche par ses fautes passées, et terrifié à l'éventualité, invérifiable (le livre d'histoire échappé du futur annonçant à Le Vasseur sa propre mort prouve que même un avenir prétendument déjà advenu n'est pas fiable), d'en commettre de nouvelles. Il en appelle d'ailleurs à notre « indulgence » dès le deuxième paragraphe du prologue (13), et cherche aussitôt à nous convaincre de sa probité : « [...] et j'aime à penser que je n'ai jamais occis que ceux qui ne m'en avaient pas laissé le choix. » (14).
L'éthique est d'ailleurs une véritable obsession chez Villon, obsession qui semble trouver une origine, ou du moins un point de fixation, dans son expérience traumatisante du siège effroyable de La Rochelle, auquel il participa non aux côtés de l'armée de Richelieu, mais parmi les Huguenots : « [..] je fus, en mes lointaines années d'une foi moins avariée, parmi les insoumis de La Rochelle qui s'arc-boutèrent contre la crapulerie royale et catholique. Jusqu'à devenir plus infâmes que l'assiégeant, pour ne pas lui céder trop vite, en chassant de la cité femmes, enfants, vieillards au profit des seuls combattants. Pour gagner un peu de temps. Oui, du haut de ces remparts qui allaient bientôt être rasés par monsieur de Richelieu, je pris suffisamment part à l'avilissement et à la barbarie des hommes pour m'en aller chercher l'oubli à l'autre bout du monde. Et ne plus avoir envie d'en parler » (15).
Les tourments du capitaine s'enracinent dans le conflit entre d'une part sa conscience aiguë des valeurs morales, autrement dit son système éthique, et d'autre part la procédure de décision rationnelle, qui lui fait agir à l'encontre de ces valeurs. Par exemple, tuer, dans certain contexte, peut s'avérer nécessaire, mais en terme de valeur absolue, cela reste une action fondamentalement mauvaise. Or depuis Platon, on sait combien cette notion de bien est nécessaire au bonheur individuel. La transgression de normes réputées universelles, comprises comme contraintes morales, entraîne la désapprobation et le trouble de la conscience (car, tapi dans l'ombre, veille le Surmoi, instance de censure, de surveillance du Moi). De telles transgressions sont inévitables : comme l'a montré Freud dans Malaise dans la civilisation, l'éthique n'a que peu d'égards pour le Moi, et ne se préoccupe pas de savoir si les commandements sur lesquels elle s'appuie – valeurs absolues et transcendantes – sont praticables... Dès lors le sentiment de culpabilité de Villon est inéluctable, et ne peut qu'augmenter à mesure que s'accumulent des actes réprimés par le jugement moral.
L'auteur nous donne très tôt des exemples des terribles conflits intérieurs du flibustier (dont les tempêtes temporelles ne sont que des extensions dans l'espace). Ainsi, après avoir balayé la flotte d'Alexandre le Grand, Villon ne ressent « aucune joie ». Au contraire : « J'avais eu l'impression d'effacer mille vies comme on biffe un paragraphe. Abominable sentiment » (48). Il parle aussi de « dégoût » (49), d'une « culpabilité sacrilège » (49), ou encore d' « outrage » (55), et refuse que quiconque assiste au massacre (54)... Même pour le compte de son ami Arcadio et des Itzas, endosser la panoplie du bourreau est hors de question, et même le rôle de témoin lui est insupportable. La violence avec laquelle les guérilleros indiens terrassent les Spaniards dans l'un de leurs ports stratégiques, pour y reprendre une précieuse maravilla, l'écœure. S'il ne s'y soumet, ce n'est que pour naviguer au vent le moins mauvais – entre deux maux (au sens des valeurs morales), Villon choisit toujours le moindre.
De culture chrétienne, Villon souffre tout simplement de n'être pas un sage, c'est-à-dire de n'être pas un individu agissant de manière parfaite, conformément au bien absolu.
17:00 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, critique littéraire, science-fiction, déchronologue, stéphane beauverger, culpabilité, morale, éthique, siège de la rochelle, richelieu | | Facebook | | Imprimer
Commentaires
J'aime bien le parallèle que tu fais entre les tourments intérieurs de Villon et la tourmente temporelle extérieure. Je n'avais pas vu ça comme ça, du moins pas consciemment. Mais maintenant que tu le dis, ça paraît évident !
Écrit par : Jérôme | 07/06/2009
Ce n'est qu'une interprétation, mais j'en suis, pour ma part, convaincu...
Écrit par : Transhumain | 08/06/2009