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fabrice colin - Page 2

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 7 - Temps, récit et schizophrénie, deuxième partie

     

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    « Quoi encore, des jugements, des comparaisons, ça vaut mieux que de rire, tout aide, ne peut qu’aider, à franchir la mauvaise passe, qu’est-ce qu’il fat entendre, quelle mauvaise passe, ce n’est pas moi qui parle, est-ce moi qui entends, passons, faisons comme si j’étais seul au monde, alors que j’en suis le seul absent, ou avec d’autres, qu’est-ce que ça change, d’autres présents, d’autres absents, ils ne sont pas obligés de se montrer, il n’y a qu’à errer, de mot en mot, qu’à être ce lent tourbillon sans bornes et chacune de ses poussières, c’est impossible. »

    Samuel Beckett, L’Innommable.

     

    Voici l’avant-dernière partie de mon dossier consacré à la Mémoire du Vautour de Fabrice Colin. Le huitième et dernier chapitre suivra dans quelques jours.

     

    Rappel :

     

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

    La Mémoire du vautour – 6 – Temps, récit et schizophrénie, première partie

     

     

    Nous avons vu que La Mémoire du Vautour était le récit d’une expérience intérieure, celle de la mort de Bill Tyron, où sont enchâssés les autres personnages (Sarah Greaves, Reeltoy, Narathan, Io-Tancrede), tous schizophrènes. Nous estimons par ailleurs avoir reconnu dans l’organisation du récit un mode de pensée propre aux psychotiques : le monde de La Mémoire du Vautour nous apparaît dès lors comme la projection circulaire d’une psyché déstructurée et décentrée – qui n’est cependant pas vraiment celle de Bill Tyron. Car nous savons aussi que la mort étant impensable, aucun des narrateurs, y compris Tyron lui-même, ne peut prétendre au titre d’énonciateur, d’autant que certains événements relatés sont postérieurs à la mort objective du personnage. Mais si notre hypothèse est juste, la temporalité romanesque doit obligatoirement en rendre compte. Nous en dirons donc quelques mots aujourd’hui, avant de tenter plus hardiment, dans notre dernière partie, de comprendre comment s’articulent ces thèmes, figures, symboles et personnages.

     

     

    Dans son éminente contribution à la théorie littéraire, Temps et récit, Paul Ricœur postule que l’expérience humaine du temps et la fonction narrative sont corrélées, c’est-à-dire que « le temps devient humain dans la mesure seulement où il est articulé de manière narrative ; en retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. » Raconter notre vie, la mettre en récit, « se raconter », nous permet de structurer notre expérience du temps (et les récits que nous lisons nous ouvrent quant à eux à une expérience de la durée plus complexe) : il s’agit d’organiser une temporalité : l’écrivain dispose les événements qu’il raconte selon un ordre qui lui est propre. Le temps raconté, pour Ricœur, est « concordant discordant » (l’intrigue est le centre organisateur du récit ; elle met en relation les différents événements qui le composent. À l’ordre épisodique de leur succession, elle superpose l’ordre logique d’une « configuration »)[1].

    Comment est organisée, ici, la temporalité romanesque ? D’un point de vue narratologique, on observe dans La Mémoire du vautour une prépondérance de la discordance : l’ordre des événements du récit ne concorde pas avec leur succession chronologique hypothétique. Mieux : cette succession chronologique ne devient possible qu’à condition de ne pas tenir compte de la mort des personnages, et, pour autant, de ne pas douter de la réalité objective des faits… L’avant, le pendant, l’après sont traités avec le même égard, sans distinction : « Demain, hier, c’est la même chose : de l’information. » (21) Autrement dit, il n’y a pas à proprement parler d’analepses (flashes-back, retours en arrière), de prolepses (flashes-forward, anticipation des faits) ou d’ellipses, mais un présent perpétuel constitué de fragments qui ne s’emboîtent jamais complètement, comme un puzzle constitué de pièces d’autres puzzles, et où l’origine et la fin sont alors contigus : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. » (45). L’univers ? Celui du livre en tout cas. Il y a discordance, mais pas d’ordre absolu (sauf à considérer ce roman comme une simple histoire de fantômes, ce qui n’est pas notre cas). Aucune perspective. Le contraire eut été étonnant du reste, puisque, bien qu’il fasse intervenir des événements se déroulant sur plusieurs décennies, le roman est, nous le savons, entièrement enchâssé dans la mort de Tyron, autant dire dans un instant sans durée, dans l’intervalle tangentiel qui sépare l’état de la conscience « vivant », et l’état – qui n’en est déjà plus un –, « mort ». Dans ce temps descellé, la succession même des faits échappe à notre conception commune. C’est cet enchâssement qui permet à Sarah, soudain douée de prescience, de rédiger une liste de crashes aériens survenus ou à venir (113-114) ; à Reeltoy de reconnaître Sarah en Narathan, ; ou à Io-Tancrède d’être averti de la mort de Tyron. « Vous n’êtes pas là » (290) dit à Io-Tancrède la vieille femme malade d’Alzheimer. « Ceci n’est pas en train d’arriver ». C’est-à-dire que les narrateurs sont prisonniers, comme le dit Sarah, « de cette foutue notion de temporalité » (130) Rien n’est réel, mais néanmoins, tout est là…

    L’usage du présent renforce l’identification au point de vue subjectif des narrateurs – présentification d’événements vécus comme présents. Et par ailleurs l’emploi régulier de phrases nominales atténue encore l’adhérence de ces événements à une continuité temporelle. Or si nous vivons au présent, nous comprenons au passé. Le schizophrène, lui, a perdu ces repères. Et le temps narratif cher à Ricœur paraît mis à mal. William Tyron : « Je pense : notre mémoire rend le passé moins réel, mais aucune hiérarchie ne prédomine. Demain, hier, c’est la même chose : de l’information » (21). Ou Sarah, page 115, avec un brusque décrochage temporel : « J’ai dix-neuf ans. Nous sommes en 1978 et le printemps touche à sa fin. […] J’ignore ce que je fais dans cet aéroport, j’ignore ce que je fais avec cet aller simple pour Bangkok dans les mains et, plus tard, je chercherai aussi, et on me trouvera errante, au milieu des guerres et du futur vitrifié. » Enfin, le Vautour, élément central du livre : « […] je ne perçois pas le temps qui passe – un jour pour moi est un jour, pas un point sur une ligne, je me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible – mais de cela je me souviens parfaitement […] » (133). En effet le temps n’est pour lui qu’une notion dénuée de sens : « Je vais partir ; j’aurai un fils, mon fils était mort ; quelqu’un le mange. » (138). Nous verrons dans notre dernière partie quelle fonction essentielle joue le vautour.

    Un récit absolument discordant serait illisible, ou férocement expérimental, et les îles de présent de La Mémoire du Vautour, si elles comportent des anomalies, des anachronismes narratifs – et leurs équivalents spatiaux  –, font coïncider temps du récit et temps de l’histoire. Selon la Poétique d’Aristote, pour porter des enseignements, l’intrigue tragique doit donner l’impression que les faits s’enchaînent de façon nécessaire, logique, en limitant les interventions du hasard. Or ici, la logique des enchaînements n’est pas rationnelle du point de vue de l’observateur ; l’espace-temps paraît soumis à des lois différentes du nôtre. La mort du héros n’y est pas tragique, mais absurde.

    Quand Marcus Altenheimer, énigmatique, dit à Sarah : « Tu n’es pas le passé » (77), il ne fait qu’énoncer une réalité vécue. La scène est située le 25 septembre 1997, soit une dizaine d’années avant sa rencontre avec Bill Tyron (qui est pourtant mort en 2002), et la veille du crash qui la verra miraculeusement survivre (vraiment ? on peut en douter). Mais nous l’avons dit, en l’absence d’un véritable point de référence, il ne peut s’agir d’une authentique analepse. Sarah est prisonnière d’un effondrement temporel. Le seul moyen de fuir cette réalité cauchemardesque, c’est l’oubli. Pour le psychiatre Eugène Minkowski, l’auteur du Temps vécu, notre vie est essentiellement tournée vers l’avenir – c’est l’oubli qui constituerait le principe vivant de la mémoire. Sarah le pressent, confusément : « Patrick pense que nous oublions volontairement des choses pour nous libérer du passé. » (121). Dans La Mémoire effacée, la notice explicative reçue par Tyron, nous apprenons que « Les souvenirs à court terme se manifestent par des augmentations d’intensité dans les processus de neurotransmission entre cellules nerveuses. Transformer des souvenirs à court terme en souvenirs à long terme implique des changements de structure dans les connexions synaptiques. Lorsque les processus de neurotransmissions s’intensifient, des protéines sont créées qui modifient en retour la structure des synapses. En bloquant la création de ces protéines, on interrompt le stockage : les souvenirs à court terme ne deviennent jamais des souvenirs à long terme. Ils se perdent en route. Disparaissent. » (43) Mais le problème est que « les souvenirs ne restent pas très longtemps dans l’hippocampe ; ils migrent rapidement vers d’autres zones du cerveau. A moins de pouvoir intervenir dans les quelques secondes ou minutes qui suivent, il est donc impératif de les « réévoquer » pour pouvoir les détruire. Autrement dit, un patient victime d’un stress post-traumatique, s’il ne peut être traité immédiatement, doit être amené à revivre la scène de son drame afin de remettre en branle les conditions initiales de la mise en mémoire. Un bloquant biochimique est ensuite injecté. Le souvenir évoqué s’évanouit alors ainsi que les facteurs de son émergence. La mémoire est définitivement lavée. » (43) Sans compter que « les effets secondaires des bloquants chimiques restent susceptibles d’engendrer chez le patient des mémoires fictives pour pallier la perte soudaine de souvenirs fondateurs et soutenir l’activité créatrice du cerveau. L’absence de survivance résiduelle de certains souvenirs dans les rêves, ou lors de stimulations involontaires, ne peut être formellement garantie. » (43)

    La mémoire de Sarah, peut-être altérée par une telle opération, n’est donc pas fiable. Mais l’est-elle moins que celle des autres narrateurs ? Non, bien sûr : nous avons vu que la temporalité de La Mémoire du Vautour est éminemment discordante et schizoïde. Le schizo, comme le rêveur – ou comme le narrateur colinien –, n’a qu’une conscience immédiate, inactuelle, de ses actes qui se succèdent dans une temporalité discontinue (il ne se représente pas lui-même agissant). La peur du schizo, qui se meut dans un cercle fermé, est « une “terreur sans fin” et non une “fin terrifiante” »[2], où la continuité est plus que menacée. « Nous ne devons pas oublier à ce propos, écrit encore Binswanger, que l’arrêt du temps est, lui aussi, un mode de la temporalité, à savoir justement ce mode dans lequel la présence, quittant ses extases, retombe sur elle-même dans le passé, le présent et l’avenir en tant que “présence nue”, “horreur nue” »[3]. Rappelez-vous : le « Je » couché sur le papier n’est jamais celui, en propre, du personnage, dont le moi se débat avec un autre, plus puissant, qui évolue dans un univers plus stable

    Ainsi la temporalité propre à La Mémoire du Vautour son temps vécu, semble confirmer notre hypothèse : quelqu’un, une instance énonciatrice qui n’est pas Bill Tyron, est à l’origine de cette organisation de type psychotique de l’espace-temps diégétique. Il n’est rien, dans le roman, jusqu’aux lieux arpentés, qui ne fasse référence, de près ou de loin, à cet espace-temps schizophrénique. Ainsi par exemple la ville de Sausalito, dans la baie de San Francisco, est-elle d’une part liée à Alan Watts et à la contre-culture américaine (les hippies, qui l’investirent dans les années soixante et soixante-dix, y vivaient, comme Watts, dans des house-boats), et d’autre part à La Dame de Shanghai (1948), avec Rita Hayworth (que nous évoque Sarah lors de sa rencontre avec Tyron). On se souvient, dans le film d’Orson Welles, de la fameuse scène du labyrinthe de miroirs, où les personnages se démultiplient, et où leurs images se brisent sous les balles… Et cette nature psychotique de l’univers diégétique de La Mémoire du Vautour – proche en cela des grands romans de Thomas Pynchon –, où la mort occupe une place primordiale, explique les liens ésotériques – hasards, coïncidences, mystérieux échos – entre les événements, les chapitres et, surtout, les personnages : Sarah, les cinq incarnations de Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède, émanent directement de Bill Tyron (nous parlerons d’hypostases), évoluent dans son imaginaire, mais vivent leur vie propre (au point de lui survivre).

    Précisément, quels sont ces liens entre les narrateurs, et entre les narrateurs et l’instance énonciatrice qui, par ailleurs, se met elle-même en scène ?... Nous le verrons dans notre dernière partie, « La mort comme processeur d’histoires ».

     

     

    À suivre.



    [1] Le temps raconté, en médiatisant le temps phénoménologique et le temps commun, serait alors celui qui permet à l’individu mortel de ne pas s’enfermer dans la perspective absolument fermée de sa propre mort…

    [2] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, trad. de l’allemand par J. Verdeaux, Saint-Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, (1957) 2004 ibid., p. 48.

    [3] Ibid., p. 85.

     

  • Vautour et mat

     

    Étudier les parties commentées des grands maîtres – par exemple, une victoire du grand Alekhine – vaut les meilleures leçons. Se rappeler que, si un cavalier est en théorie légèrement inférieur à un fou, en placer un au centre de l’échiquier dans une position imprenable (cf. fin de partie ci-dessous) constitue un avantage souvent décisif. Ne pas oublier, également, qu’occuper une colonne dégagée, puis, pour les blancs, la septième ligne, est a priori annonciateur d’un mat en bonne et due forme. C’est armé de ces quelques grands principes que, le lendemain même de la mise en ligne du billet précédent, j’ai battu Little Chesspartner pour la deuxième fois. Voici la position qui m’a assuré la victoire (le coup précédent était Dd1-h5+, les noirs sont en mauvaise posture) :

    Position 1.GIF
     

    Et voici l’inéluctable déroulement des opérations :

     

    1…Fh6

    2.Cg6+ 

    C’est le coup crucial. Bien sûr, après l’arrivée de la dame blanche en h5, les noirs étaient déjà condamnés. Mais la bestiole a du répondant – il ne fallait surtout pas se rater.

    2…Rg8

    3.Cxf8 Tb7 

    Ici Little Chess Partner, qui aurait dû abandonner – mais ses programmes le lui interdisent –, tente lamentablement de gagner du temps. J’ai testé la même position avec un autre logiciel (GNU Chess 5.0), et il donne la même inutile réponse (bien qu’ensuite il repousse le mat d’un coup supplémentaire en jouant un pion plutôt que le roi).

    4.Txb7 Rxf8

    5.Df7++

     

    Impressionnant, non ?

    Lassé de ce trop faible adversaire, je joue désormais contre l’implacable Crafty – un tueur parmi les tueurs –, sans être sûr de pouvoir le battre un jour.

     

    ***

     

    Mais trêve de plaisanterie. Dans quelques jours, je reviens aux choses sérieuses. Bizarrement – grâce, peut-être, à mes récentes lectures nabokoviennes (Lolita, La méprise, La défense Loujine –, cette nouvelle plongée au cœur de l’échiquier m’a rappelé que je n’avais jamais achevé mon étude un tantinet psychotique de La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin. Je m’y suis donc remis, avec une facilité presque déconcertante, comme si ce livre lu il y a plus d’un an et demi ne m’avait jamais quitté. J’ai même été stupéfait, en reprenant mes nombreuses notes – La Mémoire du Vautour en détient le record, avec Infabula d’Emmanuel Werner, qui d’ailleurs n’est très probablement qu’un double de Colin –, de découvrir que le titre de mon seul texte de fiction achevé à ce jour – dont nous reparlerons à sa sortie et dont le premier jet est pourtant fort ancien –, aurait parfaitement pu être celui de cet étrange et beau roman, hélas resté incompris de ses trop rares commentateurs. Aurais-je tendance à n’analyser les œuvres qu’à la lumière de mes propres obsessions ? Peut-être. Mais je crois plutôt que je m’intéresse avant tout aux œuvres qui d’une manière ou d’une autre – évidente dans le cas de La Mémoire – font écho à ces obsessions qui désormais ne me quittent plus et qui forment la matière même de mes écrits à venir. Vous le constaterez vous-mêmes du reste, puisque, vous le verrez, la clé de voûte de mon interprétation, loin de n’être qu’une projection de mes seules préoccupations, s’avère in fine spécifique à Fabrice Colin, en cohérence avec l’ensemble de son œuvre littéraire…

     

     

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  • Nowhere Island de Fabrice Colin et Boris Beuzelin

     

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    À lire sur ActuSF, ma critique primesautière d’une bande dessinée, Nowhere Island, dont Fabrice Colin a signé le scénario. Extrait :

     

    Pour le sujet délirant, la métaphore est comme prise au pied de la lettre. Et même, ajouterons-nous ici, s’il vous plaît : au pied de la lettre H, ce fragment de l’échelle de Jacob, celle qui, pour l’ange qui la gravit, mène à Dieu ! Pour Peg, qui a choisi de la descendre (et plutôt vite !), l’affaire paraît mal engagée, mais l’âme qui brûle déjà en Enfer ne craint guère, il est vrai, les menaces de châtiment post mortem, y compris ceux du septième cercle !... Et remémorez-vous, nobles païens, ces paroles de Jésus à Nathanaël, consignées par Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez désormais le ciel ouvert, et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’Homme. » Hosanna ! C’est aux pieds du Christ – qui lui-même chuta par trois fois – que la malheureuse s’est jetée ! Croyait-elle, seule parmi les Treize (le nombre de la transformation), pouvoir ressusciter ? L’esprit est ardent, ma douce, mais la chair est faible...

     

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 6 - Temps, récit et schizophrénie, première partie

     

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    « to and fro in shadow from inner to outer shadow
    -
    from impenetrable self to impenetrable unself by way of neither »

     

    Samuel Beckett, neither

     

     

     

    Ce que nous avons appelé « damnation » ressemble en fait à s’y méprendre au théâtre mental du schizophrène. Le moi-qui-meurt de Tyron est exclu du monde, ou, pour reprendre les termes de Bataille cités plus haut, la mort enferme son monde réel « dans l’irréalité d’un moi = qui = meurt ». Tyron, Sarah, Narathan et Io-Tancrède (Reeltoy, le jouet-bobine, jouant un rôle bien à part) se meuvent dans leur propre monde (« Les fous possèdent leur monde à eux, non ? », lâche Clelia à Io-Tancrède, p. 259) – recroquevillé sur lui-même, mais jamais autistique –, à la tangente de cette possibilité absolue de l’être que constitue sa mort. Irréalité, vraiment ? Pas exactement. Bill Tyron n’est pas victime d’hallucinations au sens commun du terme : il fait plutôt l’expérience subjective de la mémoire et des pensées ; son monde est encerclé par la présence terrifiante de la mort. Et pas seulement Bill : les cinq narrateurs de La Mémoire du vautour sont tous schizophrènes, chacun à sa manière. Tyron, donc, qui engendre les autres ; Sarah ensuite, à la temporalité discordante, sujette au délire de persécution ; Narathan, qui voit un psychologue régulièrement, et qui sous l’action de psychotropes acquiert une perception altérée de la réalité ; Io-Tancrède[1], à qui l’on a diagnostiqué une schizophrénie hébéphrénique (cf. p. 286) ; et Reeltoy, le personnage multiple dont les différents avatars, humains ou animaux, sont tous eux-mêmes schizophrènes – étant bien entendu que nous n’envisageons pas ici la schizophrénie comme un cas clinique psychopathologique, mais comme un mode spécifique d’être au monde. Nous ne faisons d’ailleurs que nous appuyer sur les travaux de Ludwig Binswanger (1881-1966), chef de file de la Daseinanalyse (analyse existentielle) et auteur, entre autres, du Cas Suzanne Urban. Pour l’analyse existentielle, d’une certaine manière, il n’y a plus de malades mentaux, seulement des expériences vécues qui constituent le moi (même si ce moi, comme le firent remarquer un peu abruptement Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe, « il y a bien longtemps que le schizo n’y croit plus »[2]) : « chacun a, pour ainsi dire, sa propre schizophrénie, selon sa propre biographie, ses propres problèmes et les alternatives qui en procèdent »[3]. Ce serait même le propre de la schizophrénie, selon Binswanger, de n’être pas un mal générique menaçant le Dasein, comme peuvent l’être la manie et la mélancolie. La schizophrénie, donc, comme mode singulier de l’être-au-monde.

    Pour la psychanalyse, le moi se constituerait sur un mode spéculaire (je me reconnais dans l’Autre). Or l’identification secondaire (re-présentation de soi, distinction entre sujet et objet) est perturbée chez le schizophrène. Le morcellement schizophrénique du moi ne désigne pas le clivage du moi en différentes unités ou personnalités – sinon dans l’imagerie populaire –, mais plutôt le défaut de constitution d’un moi unifié et distinct : « Socrate n’établit pas de réelle différence entre « je » et « tu », entre lui et les autres. […] Alors peut-être qu’il veut dire que c’est toi qui ne connaît pas la mort. Quoi qu’il en soit, c’est très anormal. » (128), dit Monika à Sarah[4], à propos de l’orang-outang au nom de philosophe grec. Ou encore : « Je ne me sens pas très bien. Je suis – je suis en dehors de moi. » (Io-Tancrède, 268-269). Pour le schizo, en effet, « Je » est un autre[5] (cf. également notre quatrième partie) : « [J]e suis la conscience d’un autre, mais cet autre n’est pas Dieu » (227), déclare Io-Tancrède (il fait ici référence à notre mystérieux énonciateur déjà évoqué, « LUI », son « double invisible » qui n’évolue pas dans le même monde[6] :  « Je n’essaie pas de savoir ce que LUI a en tête. J’ai décidé une fois pour toutes de vivre, même si c’est étrange et difficile. Je suis le véhicule. Le porte-parole », p. 238), qui se contredit quelques dizaines de pages plus loin, toujours aussi confus : « Dieu, je – Les rues. Les rues sont vides. » (275). Le chapitre Reeltoy, moins explicite, n’est pas moins éloquent : Reeltoy, c’est l’ami de Narathan, mais c’est aussi un vautour, un tigre, un pirate défoncé, un requin… Lisons Setyo, le pirate : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques pour la séduction et nous incorporer à sa danse spéciale et savoir/comprendre/c’est voir ce qui se dessine et de quelle façon procèdent les départements concernés les tours hurlantes au sommet des cieux. Comprenons ceci ::: qu’elle va se confondre avec MOI. » (150-151) Setyo devient le tigre en le mangeant. Devient le vautour. Et à son tour le requin deviendra lui. Puis Reeltoy. De la même façon, les différents narrateurs de La Mémoire du vautour, de Bill Tyron à Io-Tancrède, sont à la fois les mêmes, et distincts, liés par une logique qui échappe à la seule rationalité. Reeltoy reconnaît Sarah à travers Narathan (p. 166), alors même qu’il ne saurait l’avoir rencontrée, sinon sous la forme du vautour. Mais laissons cela pour le moment.

    Il y aurait donc, en quelque sorte, indistinction entre la vie psychique du schizo (son imaginaire) et les événements réels, externes. Cet imaginaire possède une évidence interne indiscutable : la croyance délirante a le caractère réel de l’évidence subjective (à ceci près qu’elle est considérée par le sujet comme un jugement sur le monde, qu’elle est traitée comme si elle concernait la réalité externe et non la réalité interne. Autrement dit, pour reprendre les termes de Binswanger, il s’agit d’une « perte de l’expérience naturelle » (c’est-à-dire de la croyance en la réalité). Bill Tyron étant en train de mourir dans la réalité objective, tout ce qu’il rapporte directement ou indirectement relèverait donc de l’imaginaire. La pensée serait morcelée par la dissociation symbolique, soustraite au principe de réalité. Elle serait, en langage freudien, « primaire », c’est-à-dire seulement « présentation » de la chose ou de l’action en mémoire : l’hallucination serait accomplissement d’une scène ; tandis que la pensée secondaire re-présenterait des contenus inconscients en permettant, par déplacement, leur accomplissement par l’action (pensée ou langage). Pour le schizo, si l’on veut, le mot vaudrait pour la chose[7], les métaphores seraient prises au pied de la lettre[8]… L’improbable vautour que rencontre Sarah, par exemple, est porteur d’un fort symbolisme, (nous l’évoquerons en temps voulu ; il vous importe, pour l’heure – faites-moi confiance –, de savoir que le vautour, qui n’est pas par hasard le seul personnage à figurer dans le titre, est la véritable clé de compréhension du roman), et d’un grand pouvoir métaphorique. Ainsi pourrions-nous dire que la mort « plane » sur le monde du roman. Au sens figuré d’abord, en étant omniprésente[9] (au sens strict : présente partout), dès les premières lignes, jusqu’aux dernières (et pour cause puisque, comme nous l’avons vu, le roman est enchâssé dans la mort de Tyron). Au sens propre ensuite, avec l’ombre récurrente du vautour (Sarah, Reeltoy, Narathan), métaphore réifiée de la mort (mais pas seulement, nous le verrons) : « J’appuie sur PLAY. Rien ne se passe. De la neige sur l’écran, quelques zébrures, puis un compte à rebours, 10, 9, 8, 7 et l’image d’un vautour en ombre chinoise. » (203)

    Le schizophrène est victime d’une confusion des représentations par analogie (d’images et de mots), d’où la désorganisation logique de sa pensée (dissociation), dont la temporalité est annulée (cf. plus loin). Il est acteur, mais aussi spectateur (cf. p. 203). Mais cette désorganisation n’est pas absurde. Le mode de pensée psychotique a un sens, une logique, un ordre mental sous-jacent (il en résulte en théorie la production d’un idiome hermétique, organisé mais incommunicable[10]). Le sujet se retire en quelque sorte du réel, qui est alors refoulé, subrogé par une représentation inconsciente qui échappe au refoulement. Et cette représentation est une construction imaginaire, issue de la mémoire, qui se confond totalement avec la réalité ; pour le schizophrène, elle est la réalité.

    Comment s’organise cette représentation – cet être-au-monde ?

    Pour Binswanger, c’est la dévoration par une puissance existentielle déchaînée de terreur, de destruction ou d’anéantissement s’exaltant à l’infini, qui modifie la spatialité, aussi bien que la temporalité (nous y reviendrons plus loin) du schizophrène. Le « thème » terrifiant, ou menaçant, contamine le monde, le soumet à sa loi pour, logiquement, former un monde terrifiant, circulaire, dont le schizo est le centre exact. C’est ce thème menaçant qui « décide du lieu, du temps, des personnages et de la “personne” propre, en d’autres termes c’est lui qui leur imprime son propre sceau »[11]. Dans La Mémoire du vautour, ce « thème terrifiant », c’est la mort elle-même, bien évidemment, qui peut revêtir différentes formes (ainsi par exemple, à Medan, Sarah Greaves consomme-elle un bloody mary p. 64 puis du valpolicella p. 66, un vin d’Italie rouge sang, trois jours avant le crash qui lui fera rencontrer le vautour : ces allusions au sang renvoient à la future leucémie de Sarah, et à la mort). La mort, donc, est partout. Cependant, « la perception délirante n’est pas primaire mais est un résultat, une expression de la transformation du mode de présence à l’être dans sa totalité »[12], précise Binswanger. L’espace du schizophrène se concentre sur son moi dissocié, qui devient le point de convergence du monde. On trouve peut-être une trace de cette idée dans ce dialogue entre Bill Tyron et Sarah Greaves :

     

     

    « T’es-tu jamais demandé pourquoi les gens attrapaient des saloperies ? Je veux dire, le moment précis où ça arrive ? Les grands esprits de ce monde ne se laissent pas arrêter comme ça : ils refusent la faiblesse. Est-ce que Shakespeare ou Einstein sont tombés malades quand ils se trouvaient au pinacle de leur création ? Non. Homère a eu le temps d’écrire l’Odyssée. Pasteur, Newton, Colomb : ils sont tous parvenus à leurs fins. Stephen Hawking était atteint d’une affection neurodégénérative qui aurait dû le tuer en quelques années. Les médecins n’ont rien compris.

       Où veux-tu en venir ?

       J’ai perdu mon centre, Bill. Le cœur de ma vie. La leucémie aurait pu arriver dans un an, dans dix ans – ça n’aurait rien changé. Si je me débarrasse de cette saloperie, elle reviendra sous une forme ou une autre.

    […]

       On ne crée pas son cancer. Le cancer arrive parce que la porte est ouverte. » (34-35)

     

     

    Le schizo est encerclé par le monde comme projet de terreur, en sorte que « ce n’est pas seulement l’espace individuel mais l’espace cosmique qui se trouve étréci et obstrué »[13] Le schizo, donc, est encerclé, parfois jusqu’au délire de persécution (« Quelqu’un me suit, j’en suis sûr à présent. », p. 205 ; voir aussi Sarah Greaves et les complots dont le fait l’objet, d’abord pour la mêler au crash, ensuite pour effacer sa mémoire). Dans La Mémoire du vautour, on est encerclé par la mort. Le cercle est la figure centrale du roman. « [J]e me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible » (133), dit le vautour, animal qui du reste plane en trajectoires circulaires (cf. aussi Setyo, p. 151 : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques »). Le cercle, comme celui que le singe Socrate trace à l’intention de Sarah (cf. p. 127), ou comme ceux qu’évoquent Maxime et Narathan (cf. p. 187) est riche en significations. « Le cercle est le signe de l’Unité principielle et celui du Ciel : comme tel, il en indique l’activité, les mouvements cycliques. Il est le développement du point central, sa manifestation […]. »[14] nous apprend le Dictionnaire des symboles. Moins que l’idée de perfection (nous venons de dire que le schizo présente un problème d’unité), le cercle exprime donc celle d’un ordonnancement, ce que nous pouvons d’ailleurs rapprocher de la schizophrénie : « La conséquence [de cette systématisation du contact avec le Soi] en est que le monde ainsi rétréci aux limites d’un “théâtre du délire” est un monde inquiétant et guignolesque, inquiétant par le fait même que les meneurs de jeu restent complètement dans les coulisses. »[15] Le monde du schizo, ce territoire circulaire, a beau être marqué par la dissociation et la discordance, il  est néanmoins dépourvu de hasard, ainsi que Maxime l’explique à Narathan : « La compréhension du message […] La compréhension de la nature des cercles et des traces laissées. Nous prenons de la hauteur. Tracer les cercles sur les traces, c’est comprendre l’inéluctabilité de ce qui nous attend. La précision de l’horloge. » (187), ou comme le suggère Shanti : « Ça devait arriver. » (218) Tous les événements « se présentent non seulement sous forme de contacts avec le Soi, mais ils entremêlent leurs contacts »[16]. Le monde du schizo se tisse à son Dasein. Autrement dit, l’univers entier converge vers lui, contre lui, comme l’exprime Narathan : « tout s’ordonne autour d’un point central, […] je suis le cercle, le disque et, très bientôt, je prendrai mon envol. » (209).

    Le cercle symbolise également l’éternité, le cycle, ainsi que nous le rappelle opportunément le singe Socrate. (cf. aussi l’ouroboros évoqué p. 45 : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. »). Pour Socrate – le philosophe –, la mort et la vie sont deux contraires s’engendrant l’un l’autre en un cycle sans fin. Mais, nous l’avons dit, le cercle est surtout le symbole parfait de la situation dans laquelle se trouvent les personnages. « Jung a montré que le symbole du cercle est une image archétypale de la totalité de la psyché, le symbole du Soi »[17], à ceci près, faut-il aussitôt ajouter, qu’« en s’éloignant de l’unité centrale, tout se divise et se multiplie. À l’inverse au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite ; si elles s’en écartent un peu, elles se distinguent peu ; si elles s’en séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles. »[18] Ce n’est qu’à l’Aleph du monde imaginaire des personnages que les éléments s’agencent parfaitement. Le problème est le suivant : si le schizo est au centre du monde, il ne parvient pas à se percevoir comme tel. Il a, pour reprendre les mots de Sarah, perdu son centre : « Abandonnée au monde comme sur un théâtre désert, la présence qui délire ne peut plus rien comprendre d’elle-même, mais, quoi qu’elle comprenne, elle le saisit à partir de son monde »[19]

    Dieu est un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part, paraît-il. La psyché, l’âme, serait alors un cercle qui n’aurait pas de circonférence, mais un centre. Tandis que le schizo, lui, est décentré. C’est en ce sens que nous avons parlé, plus haut, d’une damnation. Les étudiants de Io-Tancrède le savent, ou en ont l’intuition, quand ils installent une vieille femme atteinte de la maladie d’Alzheimer « au centre d’un cercle tracé à la craie » (280) : les temporalités singulières du schizophrène ou du malade d’Alzheimer (souvenons-nous de Kathleen) ne sont pas sans similitudes.

     

     

     

     

    À suivre.

     

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L’expérience intérieure

     

    À lire aussi :

    Kathleen

    Sayonara baby

    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     

     



    [1] La méticulosité obsessionnelle dans le nettoyage et le rasage du visage de Io-Tancrède (cf. pp. 234-235), les tractions qu’il effectue à la barre suspendue chez lui, nous rappellent certains psychopathes de fiction, tels Patrick Bateman dans American Psycho, ou Travis Bickle dans Taxi Driver.

    [2] Et précisément – en cela la petite saillie de Deleuze et Guattari  est abusive – la psychiatrie, comme la psychanalyse, considèrent la schizophrénie comme un défaut de constitution du soi.

    [3] L. Binswanger, Mélancolie et manie, trad. de l’allemand par J.-M. Azorin et Y. Totoyan, trad. revue et corrigée par A. Tartossian, Paris, P.U.F., « Psychiatrie ouverte », (1960) 1987, p. 134.

    [4] Socrate, le philosophe, qui entendait les voix du daïmon, était peut-être lui-même schizophrène…

    [5] Étant entendu que pour le schizo, il n’y a pas d’altérité absolue ou radicale.

    [6] « Il y a cinq ans, j’ai commencé à LE voir. D’abord une sensation – l’impression d’être suivi. Puis une certitude. IL était là. Chez moi. En moi. “Je représente […] la force agissante d’une entreprise aux vocations démesurées. La mort est ce qui nous occupe. Certains défunts dégagent en rendant leur dernier souffle une énergie narrative. Cette énergie est le carburant de notre art. Nous l’utilisons pour créer des histoires.” […] Contrairement à vous, je vis dans un monde stable. » (285-286)

    [7] « D’ailleurs, une chose, cela n’existe pas, écrivait Dick dans Le Temps désarticulé, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. » (P. K. Dick, Le Temps désarticulé in La Porte obscure, trad. de l’américain par Philippe R. Hupp Paris, Omnibus, (1958) 1994, p. 962.

    [8] Ces images « ne sont pas des images de la détresse mais des formes réelles de la détresse » [L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, trad. de l’allemand par J. Verdeaux, Saint-Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, (1957) 2004 ibid., p. 73].

    [9] La mort aurait cinquante noms, « mais “mort” est le plus connu » (254) : la récurrence du nombre 50 (cinquante sortes de thés pp. 111-112 et p. 239, un DVD acheté cinquante bahts p. 201) n’a sans doute pas d’autre sens que cette omniprésence de la mort. Notons par ailleurs que dans « la plupart des textes irlandais médiévaux cinquante […] est un nombre conventionnel indiquant ou symbolisant l’infini » [J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, R. Laffont / Jupiter, (1969) 1982, p. 255]. D’ailleurs n’a-t-on pas coutume de dire, de façon euphémique, « cinquante » pour signifier « un grand nombre » ? La mort n’a donc pas que cinquante noms, mais un nombre infini de noms. Elle est partout.

    [10] Incommunicable par le schizo, mais nous verrons qu’ici, une instance supérieure s’en charge.

    [11] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban, op. cit., p. 43.

    [12] Ibid., p. 55.

    [13] Ibid., p. 63

    [14] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 192.

    [15] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 65.

    [16] Ibid.

    [17] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 195.

    [18] Ibid., p. 191.

    [19] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 72.

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 5 - L’expérience intérieure

     

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    « With your feet in the air and your head on the ground
    Try this trick and spin it, yeah
    Your head will collapse
    If there's nothing in it
    And you'll ask yourself »

    Pixies, Where is my mind

     

     

    Récapitulons. La Mémoire du vautour, disions-nous, se situerait donc à l’extrême lisière de la mort, non à la jonction impossible de l’en-deça et de l’au-delà, mais à la tangente de l’avant et du pendant. Au moment de sa mort, Tyron se serait replié dans les espaces infinis de son esprit et de sa mémoire. Pourquoi sommes-nous certains que La Mémoire du vautour ne recèle aucun au-delà ? Concrètement, Fabrice Colin ne dit rien de l’après[1] (la relation d’événements ultérieurs à la mort de Tyron, les liens paradoxaux entre les personnages, seront abordés plus tard) : les narrations de Sarah, Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède sont enchâssées dans celle de Tyron, qui elle-même, d’un point de vue objectif, ne devrait s’étaler que sur une fraction de seconde infinitésimale. Et par ailleurs, pour Alan Watts, ombre tutélaire du roman, il n’y a rien après la mort. S’agit-il alors seulement d’un exercice de style, qui consisterait à étirer démesurément le temps de la narration, comme le fit, par exemple, James Joyce dans Ulysse ?... Ou bien d’une simple construction en flash-back ?... Certes non. Une histoire de fantôme alors ? Un passage de la fin du roman pourrait le laisser penser : « Prenez un fantôme. Prenez un homme qui a quitté la vie et qui ne le sait pas. Prenez une voiture renversée et en flammes, gisant au milieu du Golden Gate Bridge. Voyez l’ambulance. Voyez le brancard, et la couverture relevée, reflets de métal, voyez les hochements de tête désolés et les taches de sang sur l’asphalte. Ecoutez les sirènes. L’œuvre peut naître. La matière : un fantôme. Le thème ? » (293-294). Et cependant, le fantôme a valeur de métaphore. Le fantôme : c’est-à-dire le personnage censé être mort mais qui refuse de quitter le monde des vivants. La fantôme : la trace, l’empreinte d’une vie, métaphore de ce qui subsiste de nous après notre mort. Vu de l’extérieur, Tyron est mort, mais le roman est vécu de l’intérieur. C’est le fantôme qui parle – et l’on pourrait, si l’on n’y regarde pas de trop près, prendre le roman au pied de la lettre : un homme, Tyron, meurt, et comme, selon Alan Watts, « ce n’est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire », Tyron se dépêtre dans une mémoire morcelée, mourante, qui s’efface à mesure qu’il s’enfonce dans la mort. Mais cela ne fonctionne pas. D’une part, comme nous l’avons vu, on ne « s’enfonce » pas dans la mort : on est vivant, on est conscient, et l’instant d’après, on ne l’est plus – surtout quant il s’agit d’un accident fulgurant avec mort instantanée, comme dans le cas de Tyron. Et d’autre part, cela ne résout rien. Tyron serait un fantôme ? Alors tous les autres personnages sont aussi des fantômes, et toute la réflexion du roman sur la mort devient absurde. Ils sont des fantômes, dans une certaine mesure, mais ils nous parlent moins de la vie après la mort, que de la queue de la comète (que laissons-nous derrière nous ? comment avons-nous transformé le monde ?). Quoi qu’en disent les personnages, nous ne sommes jamais dans l’au-delà, mais dans un cerveau. Ni eschatologique, ni explicitement surnaturel, La Mémoire du vautour est l’étrange exploration d’espaces, ou paysages, intérieurs, comme en atteste l’usage quasi systématique de la première personne. Reste à comprendre comment se dessine cette carte imaginaire.

    La Mémoire du vautour, qui revendique implicitement sa qualité d’expérience, à vivre plutôt qu’à analyser (Watts : « Le mystère de la vie n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité à éprouver. »), s’articule en effet dans sa quasi-totalité au cœur d’un être à l’ipséité[2] vacillante, celle d’un personnage-mystère qui, incarné en Tyron, vit la tangente de sa mort comme une crise schizophrénique, comme une singularité absolue dont nous verrons plus loin qu’elle ne saurait être réduite à une fuite solipsiste. Cette singularité est d’ailleurs métaphorisée dans le roman, sous la forme d’une salle de bains dont les dimensions augmentent de jour en jour jusqu’à atteindre des proportions effrayantes, infinies. « Lorsque j’ai acheté cet appartement, la salle de bain n’était pas aussi vaste. Au fil du temps, ses dimensions se sont curieusement élargies. […] C’est ici que je passe l’essentiel de mon temps libre, adossé à l’appui-tête, les pieds perdus dans les remous. Un lieu hors du monde » (20). Outre qu’elle évoque d’autres lieux du même type dans la littérature fantastique (Ballard, Lovecraft, Danielewski…), cette pièce « hors du monde »[3] (hors du monde réel en effet, puisque Bill est soit mort, soit en train de mourir) renvoie surtout – si l’on met de côté, momentanément, l’évidente métaphore utérine – aux paradoxes de Borges. Comme la fiction borgésienne, la salle de bain paradoxale ouvre de nouvelles perspectives, infinies et cependant sans topographie réelle, purement imaginaires. « Ma salle de bain a encore grandi. Je répugne à m’aventurer plus loin que le lavabo. Je n’ai pas installé de lumière dans le coin ; il fait noir, le sol est froid, dur comme de la glace. Lorsque j’avance mon bras, lorsque j’agite mes doigts, je ne vois plus rien, et l’écho de mes pulsations cardiaques tend à s’atténuer. »  (45) Elle représente à la fois le non-lieu de la mort, où l’être s’anéantit totalement, et le territoire infini de la mort-qui-survient, singularité semblable à la bulle d’espace-temps des Enfants Bleus de Temps de Stephen Baxter.

    Dans le chapitre « La mort est en un sens une imposture » de L’expérience intérieure, Georges Bataille écrit que dans le chaos hors du monde de ce qu’il qualifie de « catastrophe » (la mort), le temps est « annulé », « sorti de ses gonds ». Avant de conclure : « La mort me délivrant d’un monde qui me tue enferme en effet ce monde réel dans l’irréalité d’un moi = qui = meurt. »[4]  Et pour Jankélévitch, « [à] la pointe aiguë de l’instant mortel, toute distance spatiale et tout éloignement temporel s’annulent. […] »[5]. Le monde réel, enfermé dans l’irréalité d’un moi-qui-meurt… Tandis que pour l’extérieur, le mourant disparaît, effacé de sa réalité présente, pour le mourant c’est le monde réel qui disparaît, subrogé par son double mental. Le monde arpenté par Bill Tyron et les autres narrateurs de La Mémoire du vautour n’est certes pas le monde réel, mais le monde réel déformé par la mémoire, par l’inconscient, et par autre chose, une transcendance que nous évoquerons plus loin, et qui a quelque chose à voir avec le « Je » qui, rappelez-vous, se cache dans l’ombre des personnages.

    La « tangente » évoquée par Jankélévitch, se manifeste dans le roman par une certaine forme d’immortalité, avons-nous dit, mais qui aurait quelque chose à voir avec la damnation (Medan, la ville indonésienne, théâtre de divers événements dans le roman, n’est pas seulement l’homonyme de la résidence d’Émile Zola : c’est aussi l’anagramme de « damné »…), où passé, présent, futur, se confondent sans cesse, s’interpénètrent, se subvertissent sans fin, plutôt qu’avec une éternité de béatitude : « Je pense : notre mémoire rend le passé moins réel, mais aucune hiérarchie ne prédomine. Demain, hier, c’est la même chose : de l’information. » (21). « Je ne pense jamais à avant, à cette saloperie d’accident. Je suis les conseils du sage. Le vent est ma respiration, mes pensées les nuages. Il est incroyable de vivre, disait Watts. Mais plus incroyable encore de penser que ce qui s’est produit une fois ne puisse pas se reproduire. » (21) : « avant » : les italiques sont-elles une marque d’insistance ou de doute ? La réponse est dans la dernière phrase : l’accident s’est effectivement produit (au Golden Gate Bridge, lieu-clé du Vertigo d’Hitchcock auquel faisait déjà référence Or not to be), ou est en train de se produire, mais, dans le roman, ne sera décrit qu’après… Il n’y a plus de hiérarchie temporelle, les personnages n’ont plus une perception parfaitement linéaire et causale du temps (il nous faut alors nous demander – et nous n’y manquerons pas – qui ordonne, malgré tout, le récit…). Les fragments ne forment plus un dessin originaire qu’il s’agirait de reconstituer en reliant les points entre eux, mais un dessin original qu’il s’agit d’interpréter. Chaque narrateur nous aspire dans son cosmos local – son enfer. Mais s’il y a damnation, c’est une damnation sans dieu, et sans diable, une damnation mentale, d’ordre psychotique, que nous étudierons dans la sixième partie, « Temps, récit et schizophrénie »…

     

     

    À suivre.

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

     

    À lire aussi :

    Kathleen

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    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     


    [1] Seul Io-Tancrède évoque brièvement l’au-delà : « La vie après la mort n’est guère plus improbable que l’existence d’un arbre. » (238), comme pour mieux s’en débarrasser.

    [2] IPSÉITÉ : pouvoir d'un sujet pensant de se représenter lui-même comme demeurant le même malgré tous les changements physiques et psychologiques qui peuvent advenir à sa personne au cours de son existence.

    [3] Un lieu hors du monde… Maurice Merleau-Ponty qualifiait en ces termes l’Ego transcendantal, ce lieu où le philosophe empiriste « se plaçait tacitement pour décrire l'événement de la perception », étant entendu que le champ perceptif échappe à la description des faits qui se produisent dans le monde. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel » (1945), 1976, pp. 240-241.

    [4] G. Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, « Tel » (1943 et 1954 pour le texte revu et corrigé), 2001, p. 90.

    [5] V. Jankélévitch, op. cit., p. 33.