Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le Silence de Lorna de Jean-Pierre et Luc Dardenne

 

2008_lornas_silence.jpg

 

« Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »

E. Lévinas, Éthique et Infini.

 

« Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la terre »

Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan.

 

« Suis-je gardien de mon frère ? »

Caïn.

 

« Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l’humanité, mai chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. »

F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov.

 

 

Tous les trois ans, l’histoire recommence. On voit des bons films, parfois des très bons comme, cette année, L’Homme de Londres de Béla Tarr, Gomorra de Matteo Garrone – Grand Prix cannois mérité –, Entre les murs de Laurent Cantet – belle Palme d’Or – ou No country for old men de Joel et Ethan Coen, sans pour autant que l’un d’entre eux puisse revendiquer la qualification de chef d’œuvre. On s’enthousiasme comme on peut. Et puis, sans crier gare, arrive le nouveau film de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Les cinéastes belges ayant déjà été primés plusieurs fois à Cannes (deux palmes d’or pour Rosetta et L’Enfant), on se contentera du prix du scénario obtenu par Le Silence de Lorna, même si en l’occurrence, il serait vraiment dommage de ne retenir que cela : ce nouvel opus, d'une austérité, d'une rigueur toutes bressoniennes, mais également très physique, comme chez Cassavetes, confirme en effet, s’il en était besoin, le génie des deux réalisateurs, maîtres de la mise en scène et immensément doués pour la direction d’acteurs. Jérémie Rénier (La Promesse, L’Enfant, Le Silence de Lorna), Olivier Gourmet (La Promesse, Le Fils, et des apparitions dans les deux suivants), Émilie Dequenne (Rosetta), Morgan Marine (Le Fils, Le Silence de Lorna), Deborah François (L’Enfant), et aujourd’hui la kosovar Arta Dobroshi, sont certes de « nouveaux talents », mais surtout des modèles, au sens bressonien, dont les deux frères ont su exploiter un physique, une vitalité, une présence qui leur appartiennent en propre, mais qui ne trouvent leur plus haute expression que dans ces films. Dans Le Silence de Lorna, Jérémie est stupéfiant en junkie, et Arta Dobroshi, qui n’avait jusqu’ici tourné que dans quelques films tchèques et albanais, nous hantera longtemps. Et de la qualité de leur interprétation dépend entièrement la réussite, la cohérence d’un grand film éthique centré autour du point pivotal d’une rencontre entre deux êtres – du point de vue de l'un d'entre eux. Les frères Dardenne citent souvent l’influence déterminante de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Il nous a donc semblé pertinent de proposer une voie d’accès à la compréhension du Silence de Lorna, à la lumière de l’éthique lévinassienne.

 

 

Tout commence, évidemment, comme une chronique ordinaire de la vie urbaine, mais la zone industrielle de Seraing a laissé sa place aux décors plus lisses de Liège, et la caméra 35mm supplante la 16mm des précédents films : cette soudaine (et relative) distance – l’image est moins granuleuse, moins chahutée aussi – n’est évidemment pas fortuite : l’énonciateur du Silence de Lorna observe l’abjection comme la rédemption avec la même compassion. Cette fois, les Dardenne s’attaquent aux mariages blancs et aux filières d’émigrants d’Europe de l’est. Jeune Albanaise, Lorna (Arta Dobroshi, qui porte son repli sur son visage) n’a épousé Claudy (Jérémie Rénier, stupéfiant), un jeune camé, qu’afin d’obtenir la nationalité belge. Employée dans un pressing, elle partage provisoirement un appartement – mais pas son lit – avec Claudy, et rêve d’ouvrir son propre snack avec son petit-ami, qu’elle ne voit que rarement, lorsqu’il passe par la Belgique… Pour y parvenir, Lorna accepte un contrat avec un truand taximan, Fabio (Fabrizio Rongione), qui la maintient constamment sous pression : pour une somme rondelette, qui va lui permettre d’obtenir le prêt bancaire essentiel à la réalisation de son rêve, elle devra – une fois que Claudy aura succombé d’une opportune overdose… – épouser un mafieux Russe, lui aussi en quête de papiers en règle…

 

18958282.jpg

 

Dans cette première partie, Lorna est d’abord entièrement dévouée à ses objectifs : obtenir la nationalité belge, une carte d’identité en règle, et toucher l’argent d’un deuxième mariage blanc. Cette Lorna est toujours dans la satisfaction du besoin, elle entretient avec le monde un rapport exclusivement économique, utilitariste, qui ne porte que sur la quiddité de l’être : l’Autre est un objet, un être sans visage, un phénomène auquel on attribue un prix – un outil, qui a une valeur, mais uniquement commerciale. Le truand, le futur mari russe et, bien sûr, Claudy – dont elle cautionne le meurtre –, représentent tous une certaine somme quantifiable, d’ailleurs figurée dans le film par les liasses du taximan, ou l’enveloppe du junkie, qui leur sont systématiquement associés. Même Sokol, son petit ami, apparaît surtout comme un point d’ancrage, pour Lorna, dans une réalité morale acceptable. Même devant lui, Lorna ne se met pas à nu – ne dévoile pas le total dénuement de son âme.

 

Lévinas signale qu’en présence de l’autre, « il faut parler de quelque chose », de la pluie ou du beau temps, ou de n’importe quoi. Parler, et accueillir la parole, c’est reconnaître cette présence. Lorsque aucune parole n’est échangée, la gêne s’installe. Mais Lorna, qui n’est que volonté de puissance, voudrait nier la présence de Claudy. S’il la fait revenir en urgence du pressing, c’est juste qu’il a « besoin de parler ». Mais Lorna n’en a cure. Dans leur appartement, il l’appelle, encore et encore, tandis qu’elle cherche à s’endormir, mais elle ne répond pas, sourde à ses supplications. Lorna vit perpétuellement dans la dissimulation, le mensonge, la feinte, le simulacre et, bien sûr, le silence. Elle se réfugie en elle-même pour ne pas avoir à subir le jugement de l’autre, envers sa conduite immorale ou, plutôt, indifférente – irresponsable. Son propre visage ne laisse transparaître aucune émotion, sinon la contrariété. Tout l’enjeu de cette première partie – dont le lieu central est évidemment l’appartement, le lieu privilégié, naturel, de l’hospitalité – est une révélation, celle du Désir métaphysique, celle de l’Infini, celle de sa responsabilité irrésiliable et démesurée envers l’Autre. À mesure que se concrétisent ses espoirs d’une vie normale, Lorna en effet va enfin commencer à voir Claudy sous un nouveau jour, jusqu’à l’épiphanie de leur étreinte – « l’accueil du visage », dans le face-à-face. Cette rencontre inattendue avec l’Autre, qu’enfin elle écoute, qu’enfin elle regarde, à qui enfin elle parle et à qui elle se manifeste, lui révèle son incommensurabilité – l’Infini dont il est la trace –, et fait naître en elle la honte et le sentiment de responsabilité. Lorna passe donc du besoin, qui la constituait en tant que Même, au Désir, qui la constitue en tant que dépendant de l’Autre. Or la demeure est le lieu naturel où se fait la première rencontre de l’altérité, cette brèche ouverte dans la jouissance d’un Moi solipsiste : c’est naturellement dans ce lieu nu du quotidien, que se manifeste, dans le film, la révélation.

 

2008_lornas_silence_004.jpg

 

Le moment de cette révélation, Lévinas le nomme « épiphanie du visage », une forme d’hospitalité, si l’on veut, qui « coïncide avec le Désir d’Autrui absolument transcendant », et qui n’est possible que dans la droiture du face-à-face (comme le dit Derrida, « la face n’est visage que dans le face-à-face »). Autrui n’est plus alors un objet, purement « phénoménal », il ne se présente pas sous l’aspect d’une forme liée à une valeur numéraire : le visage fait naître dans le Même la Bonté, et l’interdiction éthique du meurtre. Tu ne tueras point. C’est ça, l’épiphanie du visage. « Tenu en éveil par le visage, par ce contact plus intime que celui de la caresse sur une peau et plus brûlant que le plus ardent Désir, le Moi assigné à responsabilité témoigne prophétiquement de l’Infini et fait advenir en ce monde un commencement d’humanité », écrit Simone Plourde dans Emmanuel Lévinas : Altérité et responsabilité (Cerf, « la Nuit surveillée », 1996). La scène extraordinaire de l’étreinte entre Claudy et Lorna, qui brise la distance instaurée par les cinéastes, constitue l’acmé de la première partie du film – le but vers lequel elle tendait entièrement. Enfin, après avoir refusé de regarder ses interlocuteurs en face (voir ces deux photogrammes, qui montrent Lorna détourner le regard, respectivement, d’un Claudy implorant et du Russe qu’elle doit épouser), enfin donc, Lorna accueille Claudy, enfin elle lui manifeste sa non-indifférence, enfin elle lui parle, enfin elle sort d’elle-même, enfin elle devient « autrement qu’être », enfin elle entrevoit toute la misère, et toute la hauteur, de l’Autre, enfin elle endosse sa responsabilité (et devient gardienne de son argent), enfin, saisie par l’afflux ininterrompu de sa présence, elle s’offre à lui en face-à-face, dans toute sa nudité : « Me voici ! » Voilà ce que montre cette scène d’une intensité inouïe (comme les deux scènes d’automutilation, qui prouvent que pour Lorna son propre corps est un « objet » manipulable, un simple outil comparable au téléphone portable, omniprésent dans ce film, comme d'ailleurs dans L'Enfant), en plan-séquence, où deux corps, où les deux visages dévoilent leur dénuement et se donnent pleinement, gratuitement, l’un à l’autre, l’un-pour-l’autre. La grande réussite formelle du film est d’avoir su montrer, par la direction d’acteurs, par le saisissement des corps en plans séquences, combien la bonté, la résistance éthique au meurtre, passe par le sensible. Certes, pour Lévinas, la caresse cherche, fouille, mais ne se saisit de rien ; le rapport érotique « dé-visage », il est ambigu, équivoque, parce qu’il restreint la responsabilité au couple : un égoïsme à deux, en somme (le Moi aime l’amour que l’Autre lui porte). Ce qui permet de dépasser ce repli sur soi de l’Éros, de « re-visager » l’Autre, c’est la possibilité de l’enfantement.

 

Dès lors la mort de Claudy ouvre une béance irrémédiable : dans le temps narratif (extraordinaire, terrible ellipse ; disjonction et confusion du temps synchronique du présent diégétique, et du temps diachronique du rapport à l’Infini), dans l’espace (Lorna déménage, le film se déplace), et, inévitablement, dans la psyché de Lorna, déchirée par une culpabilité absolue. Lorna n’avait vécu que dans le mensonge, la manipulation et la dissimulation ; c’est logiquement, morcelée par la mort de Claudy, dont elle sait être responsable devant tous, au point de se substituer à lui en quelque sorte, qu’elle accorde foi à une fiction – cet enfant, né de sa révélation, et qui n’existe que dans son imagination (comme si croire en lui suffisait à le faire exister). Le désordre schizophrénique de Lorna, dans les dernières scènes, n’est pas de nature psychanalytique (relation sujet/objet), mais éthique (relation Même/Autrui) : c’est l’Autre qu’elle porte en son sein, ou plutôt son propre être-pour­-l’autre (son corps n’est plus un outil, il porte en lui l’idée, même métaphorique, de l’Infini)  avorté : c’est aussi l’Absence qui témoigne de sa faillite, et qui exclut le reste du monde de cette nouvelle altérité entrevue et tuée dans l'oeuf. Elle en cherche la trace dans le contact avec l’écorce d’un arbre. Et elle lui parle, à cette Absence – sans qu’elle puisse répondre. La séquence finale, ponctuée par quelques notes d’une sonate de Beethoven, où Lorna se calfeutre et se recroqueville dans une cabane obscure au fond des bois en chuchotant à son enfant imaginaire (« J’ai laissé mourir ton père, je ne te laisserai pas mourir »), est bouleversante. Lorna se retire du monde sensible.

 

Ni condamnation, ni rédemption, mais possibilité d'une rédemption : Le Silence de Lorna, en grande œuvre éthique, ne nous dit pas comment agir avec Autrui, mais nous montre ce qui se noue d’essentiel, de crucial, d’éminemment humain, dans la nécessaire révélation du face-à-face.

 

18940931.jpg

 

 

 

Commentaires

  • "essentiel, crucial, humain" : le ciel, le medium, la terre

    Merci pour ce très beau texte.

    Je n'ai pas vu ce film, mais d'après ce que vous dites de la fin, il me semble que Lorna dans sa double involution retourne à son mutisme. Mais un mutisme enfin humain, un mutisme qui parle, qui espère, qui reconnaît, qui ouvre une possibilité de rédemption.

    En fait, avant cela, n'était-elle pas possédée par les bruits du monde (son portable, l'argent, le besoin), n'était-ce pas ce qui l'empêchait de se dégager, de "voir" le silence de l'être, de l'autre, d'"envisager" ce silence qu'offre le face-à-face des visages, ce silence plein de ciel, ce silence parlant, le contraire du silence mutique ?

    C'est vraiment une très belle scène, celle de la fin. Qui donne envie d'écrire la suite : et maintenant, comment va-t-elle reconnaître qu'en son sein c'est un mensonge et un néant qu'elle abrite ? Va-t-elle le reconnaître ?

  • Oui Alina, un mutisme enfin humain, c'est exactement cela. Quant à la suite, je suis incapable de l'imaginer. Pour moi, je l'ai écrit, Lorna s'est retirée du monde...

  • Cet enfant imaginaire dans son ventre, soudain me fait songer au vers d'Hugo "l'oeil était dans la tombe...", comme si elle prenait conscience que son corps est une tombe - ce qui correspond bien à ce que vous en dites avant.
    Mais si elle s'est réfugiée au fond de la forêt, elle a eu le bon instinct, parce que les feuilles mortes remontent dans les arbres au printemps. Elle aussi elle est comme un foetus dans cette cabane, donc elle peut être avortée, mais aussi être mise au monde. Non pas renaître puisqu'elle n'est jamais née, mais naître. Il me semble, d'après ce que vous dites. Puisqu'elle vivait dans un simulacre. Vous dites qu'elle s'est retirée du monde sensible, mais y était-elle, avant ? Peut-être seulement dans ce moment face à Claudy.

  • Oui, c'est une très belle critique et un judicieux angle d'attaque pour parler de ce beau film. Je suis heureux de voir aussi bien traités, ces frères cinéastes qui avec l'Enfant et surtout le Fils ont montré une telle rigueur de mise en scène (bien plus soutenue et justifiée d'ailleurs que dans leur premier opus, Rosetta, qui me semble moins bien vieillir), que leur reconnaissance et publique et critique est pour une fois méritée. "Ni condamnation ni rédemption", c'est ainsi que peuvent se conclure chacun de leurs films, et c'est là il me semble qu'ils se séparent de Bresson.

  • Ni condamnation ni rédemption : nous voilà bien avancés !
    Voilà bien l'esprit de l'Europe aujourd'hui : l'esprit de l'impasse.
    Tout le monde va passer devant nous, et peut-être alors cesserons-nous de morigéner ou geindre contre le mur où nous mirons, désabusés et fiers de l'être, en nous faisant notre petit cinéma glauque et morose, à usage à peu près seulement interne, notre âme de pierre.

  • J'ai tendance à penser, Alina, qu'en matière cinématographique, ce type de choix est plutôt de bon augure, car les mise en scène qui condamnent ou qui au contraire absolvent, ne créent que des schémas sans aucune liberté pour le spectateur ; et c'est bien de liberté qu'il s'agit n'est-ce pas ?

  • Très juste Ludovic. Du reste, je crois pour ma part que, si certains filment forcent l'interprétation, une oeuvre de fiction ne délivre jamais un discours clairement identifiable. Voyez le débat, ici-même, ou chez Cormary, sur Entre les murs : film réactionnaire pour les uns, torchon progressiste pour les autres, réaliste pour certains, fantaisistes pour d'autres... Le langage cinématographique n'a pas de grammaire, pas de syntaxe. Quand j'écris "Ni condamnation, ni rédemption", c'est pour moi une évidence, mais je voulais souligner que le film n'a même pas l'apparence du jugement. Le Silence de Lorna n'est pas un film sur le bien ou le mal, mais sur la bonté qui surgit du face-à-face. Rien à voir, vraiment, avec l'Europe, Alina ! Esprit d'impasse ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas.

  • "La liberté ne choisit pas entre le bien et le mal, la liberté détruit le mal."
    Léon Chestov

    Sans préjuger de ce film que je n'ai pas vu, je pense, Ludovic, que la plus grande part du cinéma français, malgré ses qualités esthétiques ou plus souvent platement psychologiques, se perd, comme aussi notre littérature, dans le sentiment de l'inutile. Il décrit sans combattre. Nous avons le sens de l'impasse, il nous manque le sens du combat, comme dirait Houellebecq, qui a sa façon de combattre.

    Olivier, vous citez la Bible, Bernanos et Dostoïevski, voilà des gens qui ne craignaient pas non plus de se mesurer aux questions de condamnation et de rédemption. Que signifie "ce n'est pas un film sur le bien et le mal" ? On y parle de crime, non ?

    Je ne suis pas cinéphile, mais j'ai eu quand même l'occasion de constater que les rares fois où je vais au cinéma, ce n'est jamais pour voir un film français (en librairie, jamais non plus ou presque je n'achète un livre français). À force de ne rien vouloir dire "de plus", ces gens-là ne disent rien.

    J'ai eu aussi l'occasion de constater que le cinéma américain, qui ne se prive pas d'identifier les forces en présence, est bien davantage performatif. Rien à voir avec l'Europe ? Où trouverons-nous chez nous un homme d'Etat aussi élégant et surprenant que Barack Obama ? Quelle surprise sommes-nous capables de créer aux yeux du monde ? La présence de Le Pen au deuxième tour d'une élection présidentielle, est-ce le summum de notre génie ? Eh bien je pense que le cinéma, la littérature, l'art, ont leur responsabilité dans ce qui advient. L'esprit souffle, mais nous sommes sourds à ce qu'il nous souffle, alors que d'autres peuples y sont plus attentifs, et vont de l'avant alors que nous piétinons. Ne pas vouloir aller plus loin que le constat, ainsi que semble aussi le faire ce film, c'est aussi la maladie dont nous souffrons en Europe en effet, et qui nous paralyse.

    Je ne pense pas d'autre part que la bonté surgisse du face-à-face. Le meurtre peut tout aussi bien en surgir. C'est la bonté qui est première, c'est elle qui permet ce face-à-face qui à son tour fait surgir de la bonté.

    Tout est lié, vous savez, tout est question d'esprit. Oui, nous vivons ici et maintenant dans un esprit d'impasse, tout le montre chaque jour, l'absurdité du système financier, l'absurdité du système de production et de distribution, l'absurdité du système éditorial, l'absurdité du système politique, médiatique, etc.

    Enfin je ne pense pas que nous tomberons d'accord car nos façons de voir sont là radicalement opposées, raison pour laquelle par exemple je ne pourrais pas du tout me déplacer pour aller voir le film dont vous parliez précédemment, sur le collège. J'ai déjà dû souffrir d'aller au collège, comme tout le monde, j'y retournerais en salle obscure ? Mon Dieu, quel ennui ! Ou alors, à la façon de Gus van Sant, que vous aimez aussi, je crois.

  • Mais justement, Alina, je vous suis tout à fait sur l'inutilité d'un certain cinéma, effectivement très souvent français, qui se contente de décrire sans jamais se risquer au point de vue singulier, qui ne prend jamais véritablement parti et se contente tantôt d'avaliser le monde tel qu'il est tantôt d'ironiser sans rien remettre en question. Or, il me semble que c'est dans ce cinéma-là qu'on condamne sans équivoque, et que l'on joue la rédemption toujours univoque, parce que ce cinéma reproduit le discours médiatique sans recul. C'est pour cela que j'apprécie Bruno Dumont, ou justement les Dardenne qui me semble à l'opposé de ce cinéma-là ; ne pas condamner ni absoudre, c'est justement prendre parti à mon sens, c'est refuser de fermer la fiction sur elle-même, c'est ouvrir le champ des possibles, nommer chaque pôle et se coltiner toutes les forces en présence, du moins en avoir l'ambition, et ne pas se contenter de décrire des manichéismes d'opérette, car c'est cela à mon sens "ne pas combattre".

  • Ludovic, je n'ai jamais vu un film de Bruno Drumont (ou peut-être Ressources humaines, si c'est bien de lui, mais alors cela ne m'a laissé qu'un souvenir tout gris) ni des Dardenne il me semble, je ne saurais donc en parler vraiment. Tout ce que je peux dire c'est qu'en effet l'impression de grisaille qu'ils me donnent ne m'incite pas à aller les voir.
    Bien évidemment nous sommes d'accord pour dire que l'art n'est pas manichéen et doit laisser libre celui qui le reçoit. Mais ce que j'appelle un art qui n'a pas le sens du combat, c'est un art qui ne donne pas envie de vivre. Même une oeuvre décrivant le monde dans ses pires errements, et même surtout une telle oeuvre, doit, d'une façon ou d'une autre, et d'abord par sa beauté, donner envie de vivre, car tel est le vrai combat.

  • Oups... son nom est Dumont et non Drumont, et en plus je le confonds avec Laurent Cantet...

    J'en profite pour ajouter que les idées de rédemption et de condamnation (même si ce n'est pas le film lui-même qui juge), en n'étant pas absentes d'une oeuvre, participent justement à donner cette envie de vivre, à ce combat de la vie sur la mort, en ne fermant pas la possibilité d'une justice, en laissant justement ouverte la fin, dans une sorte d'eschatologie terrestre.

  • Je vous assure que Flandres donne envie de vivre ! Et "Le Fils" ! Et "L'enfant" ! Cette impression de grisaille, si vous n'avez pas vu ces films, d'où vient-elle sinon du prisme médiatique qui en a rendu compte, et qui vous a atteint malgré tout, ce petit monde souffrant parce que c'était moins coloré que du Klapisch ou moins achalandé qu'un Christophe Honoré, parce que ce n'était pas clinquant, sautillant, vite consommable, avec à la clef une morale claire et saine, du genre, "il n'y a pas de mal à se faire du bien" ?

    Reparlons-en, si vous le souhaitez, après que vous en ayez vu l'un des trois...

  • Je ne lis pas les critiques de cinéma, l'impression me vient sans doute des images que je peux voir, telles celles-ci, mais je suis toute prête à changer d'impression et j'irai voir ces auteurs si cela se présente.
    Honoré connais pas, Klapisch j'ai aperçu quelque chose un jour et ça m'a fait horreur... Enfin vous voyez je ne connais vraiment pas le cinéma français et je suis une fort mauvaise interlocutrice sur ce sujet précis. Je réagissais surtout sur le "ni condamnation ni rédemption", je m'en suis expliquée...

  • Ah pour sûr, Flandres, La Vie de Jésus, Le Silence de Lorna, L'Enfant, Le Fils, font partie de ces films terribles, qui vous transforment et, il me semble, nous rendent meilleurs. Je raconte souvent que je sors généralement d'une séance de Cris et chuchotements, ou de Sonate d'automne, ou de Saraband, avec une pêche incroyable. Même chose pour les Dardenne.
    Alina, le cinéma français n'est pas plus moisi qu'un autre. Oui, un certain cinéma se complaît dans le néant (esthétique, politique, philosophique...). Mais dans le reste du monde aussi les chefs d'oeuvre sont rares, y compris aux Etats-Unis. Voir, chaque année, l'équivalent du Silence de Lorna, de Lady Chaterley (Ferran), de Choses secrètes (Brisseau), d'Un Couple parfait (Nobuhiro Suwa) ou de Caché (Haneke), me suffit amplement.
    Ce n'est évidemment pas un hasard si je cite la Bible et Dostoïevski. Oui, il est bien question de bien, et de mal, mais, y compris dans Les Frères Karamazov, jamais en tant que principes purs. Mais je vous taquine...

  • Et l'idée de rédemption est bien présente, très présente même, dans le cinéma des Dardenne. Mais, dans le Silence de Lorna plus encore que dans les précédents, il n'y a qu'une possibilité de rédemption. Abjection. révélation. Et rédemption possible.

  • Transhumain, vous avez une drôle de façon de taquiner ! Ah il n'y a rien à faire, tous ces films que vous citez, Ludovic et vous, cet univers plombant, étouffant, non ce n'est vraiment pas de mon goût. Haneke, Brisseau... je ne doute pas qu'ils soient bons cinéastes, du moins tout le monde le dit. Mais alors ce doit être que je n'aime pas le cinéma d'aujourd'hui, sauf exceptions.

  • Plombant ? Etouffant ? Voyons. Le cinéma d'aujourd'hui ? Donc vous aimez un peu mieux le cinéma d'hier ? Pourtant, les meilleurs d'hier n'étaient pas tous de joyeux drilles : Bergman, Antonioni, Tarkovski, c'est pas très primesautier, la plupart du temps...

  • D'hier, j'aime Herzog, d'aujourd'hui Gus van Sant, par exemple. Pas joyeux non plus. Mais je ne sais pas, c'est leur lumière. Leur distance à la psychologie, aussi. Que voulez-vous, je suis incapable de soutenir une conversation sur le cinéma, je sais seulement vous dire cela :"c'est leur lumière". Ils vont sur des chemins qui me parlent, cela ne signifie pas qu'ils sont meilleurs, mais voilà nos âmes se rencontrent.

    Tout de même, j'ai envie d'aller voir ce film, à cause de cette dernière scène, dans la forêt. Je reviendrai vous dire, si j'y vais.

  • Beau texte, Olivier ! ça valait le coup d'attendre... Entre ta note sur les frères Dardenne et celle de Bruno sur Fabrice Colin, Lévinas est décidément à la mode ces temps-ci !

  • ça me fait bizarre de lire un papier lévinassien chez toi... Mais pourquoi pas.
    Ce n'était pas spécialement appelé par tes centres d'intérêt de ces derniers mois, mais puisque c'est la référence principale de l'oeuvre, c'est intéressant de te voir ajouter des cordes supplémentaires à ton arc herméneutique.

  • Jérémie Rénier "stupéfiant" dans un rôle de jeune camé ? Roooooh !
    Blague à part, je n'en attendais pas moins de lui. Pour l'avoir vu récemment dans deux autres films ("Fair play" et "Président") où je l'avais trouvé authentique et prometteur, je l'ai glissé dans ma petite liste des acteurs à suivre de près et sans doute destinés à une grande carrière si les petits cochons ne les mangent pas.
    Ton papier me confirme que l'animal a de belles réserves de talent. Chouette !

  • Bruno, ne va surtout pas croire qu'une pensée, quelle qu'elle soit, lévinassienne par exemple, puisse échapper à la schizosphère, ou si tu préfères à l'étoile de la rédempsychose...

    François : Merci ! d'ailleurs le papier de Bruno était moins sur Colin que sur Lévinas !

    sTeF : Jérémie Rénier était déjà excellent dans La Promesse, renversant dans L'Enfant, il fallait bien qu'il soit ici stupéfiant (merci d'avoir relevé mon jeu de mot débile) ! Je l'avais trouvé bon également dans Violence des échanges en milieu tempéré.

  • Tsss, tsss.
    Lévinas, il échappe à tout le monde.

  • Mais non, mais non.

  • Et l'Otage, la Justice et le Tiers, elle en pense quoi, la schizosphère???
    ;-)

  • Elle les engloutit et en restitue une copie mutante.

  • Schizophrène, j'espère, la copie mutante...^^

  • sauriez-vous réécrire cet article sans point de vue moral? en étant strictement amoral

  • Non.

  • essayez, ça ne peut pas faire de mal à l'étoile de la rédempsychose; par contre, la faisabilité peut s'avérer complexe mais les obstacles sont "intéressants" (à défaut d'autre terme plus adéquat)

  • gmc, comme l'a écrit un grand poète que vous connaissez bien : "Just do it".

  • je n'ai pas vu le film et je n'irai pas le voir, mais je passe mon temps à "doing it" pour reprendre votre expression.

  • Tout dépend de ce que l'on entend par "it", en effet.

  • chacun entend ce qu'il y veut entendre

  • C'est comme do.
    En français: faire. Eviter de réactiver le tout premier sens du verbe.

  • ECOLOGIE DES GOÛTS

    Le vent s'active de lui-même
    Comme une gamme chromatique
    Sur le sol argenté
    D'une île au pays des merveilles
    Où chacun voit midi à sa porte
    Même si celle-ci est une lune

    Sur la pelouse des artifices
    Entre et sort ce qui se doit
    Par les ouvertures présumées
    Des images en carton
    Que recyclent les rêves
    Dans leur divine poussée

Les commentaires sont fermés.