« Le divin Verbe donrra a la substance,
Comprins ciel, terre, or occult au laict mystique:
Corps, ame esprit ayant toute puissance,
Tant soubs ses pieds comme au siege Celique. » Nostradamus, Quatrains, Centurie 3, 2.
Un ami (Hugues S., que je salue bien) me confiait récemment que le portrait que je lui avais fait du personnage Link de Nova lui rappelait la légende du « Grand Monarque », dont je ne savais rien. De mes sommaires recherches sur la Toile , je vais tenter de restituer quelques informations utiles. Sachez, en préambule, que Maurice G. Dantec m’a dit lui-même ne pas connaître cette histoire mais, la conversation ayant rapidement bifurqué, nous n’avons pas eu l’occasion d’en discuter plus longuement. Aussi ai-je été fort surpris par l’improbable accumulation de liens invisibles entre ce « Grand Monarque » et les événements décrits dans Grande Jonction (dont la fin, dois-je le rappeler, nous apprend que les événements relatés sont écrits, comme une légende, par l’un des protagonistes). Ce qui a trait au « Grand Monarque » (d’aucuns, comme Michel Morin, prétendent qu’il doit rétablir les prérogatives d’un Saint-Pape français à Rome) est entouré non de mystère à proprement parler, mais d’une certaine suspicion : il semblerait en effet que certains opportunistes, comme le comte de Chambord et ses partisans, se soient jadis servis de ce mythe à des fins politiques qui n’ont que peu d’intérêt pour nous. Vous noterez donc que les propos qui suivent ne témoignent en aucune manière d’un quelconque attrait de ma part pour la légende en question – dont les interprétations sont d’ailleurs douteuses –, et ont pour objet exclusif d’éclairer différemment (ou d’obscurcir) le roman Grande Jonction.
La première page que je visitai au cours de mon exploration virtuelle, tirée du « site eschatologique » (sic) Bible et nombres et intitulée La légende du grand Monarque (ou le dernier roi de France), comportait un incipit de Léon Bloy, dont l’origine n’est, hélas, pas précisée, et que je n’ai pas identifiée. Autant dire que ça commençais fort. « Et pourtant quelqu'un doit venir, quelqu'un d'inouï / que j'entends galoper au fond des abîmes. / La France de Dieu, le Royaume de Marie ne peuvent pas périr,/ il faut qu'il vienne. Quand il paraîtra enfin,/ quand il frappera à la porte des cœurs / avec le pommeau de l'Epée divine, / le réveil de tous les aveugles sera prodigieux. » Quand on sait l’admiration que voue Maurice G. Dantec à l’auteur du Désespéré et d’un mémorable Journal, pareille introduction ne pouvait qu’éveiller ma curiosité. Qu’apprend-on sur cette page ? Extraits choisis :
« Selon les historiens, 69 rois ont régné sur la France , la "Première née des nations". […] Ce grand monarque annoncé, autant pressenti que contesté serait donc le 70e à venir. […] Ce grand Monarque, toujours selon la tradition et dans une perspective eschatologique, tout à fait inconnu jusqu'à son heure de révélation au monde qui attendrait un nouveau sauveur dans une ambiance de chaos, surgirait sur la scène publique comme du "néant", un scénario qui s'apparenterait à celui de Jeanne d'Arc. Par chaos, il faut comprendre que beaucoup d'ouvrages ont abordé ce sujet et n'hésitent pas à faire allusion à l'Antéchrist lui-même. […] Pour en venir au fait sans tergiverser, il est absolument vital de prendre en compte une autre hypothèse à savoir que ce grand Monarque Français pourrait être, en plus d'un pacificateur "inouï"... ce fameux Antéchrist lui-même. Étant Français moi-même, c'est avec un désespoir profond que je me sens obligé d'admettre que cette hypothèse est des plus plausibles sans devoir risquer de "jouer les faux prophètes". L'habitude de manipuler les nombres alliée à un sentiment durable et inextinguible, m'engagent inexorablement à ne jamais perdre de vue cette voie. Il ne s'agit pas de s'enfoncer dans des mystères propres à l'occultisme mais les 7 années de l'Antéchrist représentent une septaine, la fameuse 70e semaine selon le prophète Biblique Daniel. Une semaine, les 7 jours représentant 7 années comme nous l'avons déjà vu, commence pendant la première moitié par une période de fausse paix restaurée et d'alliances qui seront brisées. L'une des premières sera la destruction de l'Eglise Romaine qui aura porté la Bête au pouvoir, laquelle se retournera contre elle pour la ruiner :
"[...] Il fera une solide alliance avec plusieurs pour une semaine, et durant la moitié de la semaine il fera cesser le sacrifice et l'offrande ; le dévastateur commettra les choses les plus abominables, jusqu'à ce que la ruine et ce qui a été résolu fondent sur le dévastateur". (Da 9/27)
C'est donc dans ce contexte de fausse religiosité, de "Consolateur" providentiel, de "Paraclet" envoyé du ciel (mais lequel ?), qu'il faut recadrer pour ne pas risquer d'acclamer l'Antéchrist, la légende de la venue du grand Monarque, avec ses sources douteuses mêlant les quatrains Nostradamiques, les secrets ancestraux d'ordres chevaleresques aux supputations des charlatans opportunistes car ce créneau est un segment porteur et ouvert jusqu'à la fin des temps. »
Diantre ! À lire ces quelques lignes, le personnage le plus proche du grand Monarque dans Grande Jonction ne serait pas Link de Nova, mais l’androïde, le Pape de l’Anome combattu par nos irréductibles gaulois de l’Hespérie. Mais n’en restons pas là.
Des Centuries de Nostradamus, il semble en vérité difficile de déduire la prédiction de la venue d’un grand Monarque au sens strict du terme (il aurait pu aussi s’agir de tel ou tel grand roi, au règne déjà advenu), même si certains commentateurs n’hésitent pas à faire de son émergence, l’un des plus importants événements annoncés dans les Centuries. Pour d’aucuns, comme ce Ledash, auteur de cosmosite.net (nous y reviendrons), il pourrait s’agir d’un « homme ordinaire qui transcende le monde matériel pour venir en aide à l’humanité à l’aube de ce nouveau millénaire. ». Une recherche sur les mots "Grand Monarque" et "Nostradamus" m’a par ailleurs conduit sur la délirante page d’un site ésotérique, titrée « Message des initiés au peuple du grand Monarque » (sic), qui assimile, entre autres fadaises, les « dieux » à des « êtres extraterrestres »… Ça ne serait pas la première fois, voyez les raéliens… Mais, au cœur de cet affligeant salmigondis, une phrase en particulier, tirée de propos tenus par un certain François Payotte, autoproclamé « exégète de Nostradamus » (et auteur d’un obscur Big one, alerte rouge, le grand livre des présages : Nostradamus et filius 1, Montréal, Norlaris, 1996), a retenu mon attention : « Nostradamus nous assure qu'il [le grand Monarque] prendra le début de SA MISSION chez les "Gaulois de l'Hespérie" soit, ici même au Québec. » Pour ces illuminés compatriotes de Céline Dion, Garou et Roch Voisine (mais aussi, soyons justes, d’Élisabeth Vonarburg, Hubert Reeves ou Geneviève Bujold… et un certain… Maurice « Mom » Boucher, chef des Hell’s Angels et criminel notoire – nous savons que le nom « Dantec » était vraisemblablement un sobriquet breton désignant quelqu’un aux dents longues… Mais nous nous égarons.) donc, notre mystérieux Monarque doit apparaître au Québec. Précisément là où notre écrivain exilé situe les apparitions de Gabriel Link de Nova et de son antithèse, le Pape de l’Anome ! Les auteurs de cette page sont à l’évidence complètement fous, mais telle coïncidence est surprenante. Par ailleurs, leur interprétation est partagée par d’autres, canadiens eux aussi mais, du moins en apparence, plus sérieux. Nostradamus écrit : « Du plus profond de l’Occident d’Europe, […] / De pauvres gens un jeune enfant naistra, / Qui par sa langue séduira grande troupe ; / Son bruit au règne d’Orient plus croitra, / […] De l'Aquatique triplicité natra, / D'un qui fera le jeudi pour sa fête ». Ce que Ledash traduit ainsi : « En Amérique du Nord, / […] De pauvres gens un jeune enfant naitra. / Il aura un grand pouvoir sur les foules, / Et sa renommée s'étendra jusqu'en Orient. / […] Il naitra dans la péninsule gaspésienne du Québec un dix de juin »…
Gabriel Link de Nova est effectivement « né » au Canada, de parents qui, s’ils ne sont pas miséreux, n’en sont pas pour autant des puissants. Son pouvoir sur les foules, via Radio Free Territory, est également indéniable puisque ses riffs guérissent les malheureux touchés par le métavirus.
Qu’on me permette, avant de revenir à notre « Grand Monarque », une brève digression. Radio Free Territory est un évident hommage au Radio Free Albemuth de Philip K. Dick, dans lequel un alter ego de Nixon, Ferris F. Fremont (FFF, 666) incarnait la Bête. Les deux romans sont d’ailleurs deux récits d’une révélation, mais premièrement, chez Dick, la bande FM était la voix du Mal, quand c’est le Bien, incarné en Gabriel, qui utilise les récepteurs dans Grande Jonction ; et deuxièmement, tandis que Radio Free Albemuth, dans lequel Dick se mettait lui-même en scène, jusqu’au malaise, était l’expérience d’une incroyable paranoïa, Grande Jonction assène plutôt ses certitudes – dans un cas, la crise mystique devient gangrène, pour reprendre le mot de Philippe Curval dans sa critique parue en 1987 dans le Magazine Littéraire, alors que dans l’autre cas, elle est force vitale. Mais sans doute aurons-nous un jour l’occasion d’y revenir. Revenons à nos Quatrains.
La suite des extraits retenus par Ledash est tout aussi intéressante (pour plus de lisibilité, je ne donne ici que son interprétation) :
« Le son de son nom -los, roi-, son influence croitra. / Parce qu'il aura cru les conseils d'un homme bon de langue anglaise. / Il aura honneurs, richesses et sa mission débutera dans son vieil âge. / Son corps ne sera plus sujet aux lois physiques, / Il aura transcendé le monde matériel / L'esprit divin lui apportera une joie indicible, / Lorsqu'il se retrouvera dans sa véritable demeure. / De pitié et clémence peu communes, / Il sera illuminé par sa nouvelle transformation. / De l'or de l'alchimiste à la manne biblique, / Son divin verbe transformera la substance matérielle et les éléments / Corps, âme et esprit, il aura toute puissance / Sur terre comme au ciel. / La venue de cet enseignant spirituel, / Fera disparaître les rites religieux et la somptuosité des églises / Il fera disparaître aussi les vêtements d'apparat des ecclésiastiques dont les yeux, fermés au spirituel, se sont tournés vers les rites païens, / Ce grand Monarque condamnera les excès et le faste des églises / Et leur demandera de vendre leurs trésors et de les distribuer aux pauvres. / Il aura la mission de détruire les temples et les sectes,
souillés par le matérialisme des fidèles et des pasteurs. / Cette destruction fera plus de mal aux pierres qu'aux vivants / Qui ne se lasseront pas d'entendre ses enseignements. / Glorifiant les humbles et vexant les rebelles, / Il n'aura sur terre aucun émulateur. / Sa récompense sera d'avoir vaincu la mort, / Et sa renommée et son nom se répandront dans tout le cosmos. »
Dans tout le cosmos…
L’auteur consacre de longues pages à sa méthode d’interprétation. Je vous renvoie donc à son site pour toute interrogation. Quant au texte original de Nostradamus, il est disponible par exemple ici, Centurie par Centurie. Notons néanmoins que le texte de Ledash réunit des extraits qui, en réalité, sont dispersés dans un certain nombre de Quatrains... Autrement dit, la prophétie ainsi présentée, dont les éléments figurent effectivement dans le texte original, n’est a priori qu’un habile montage, et la lecture de Nostradamus dans le texte jette le doute sur les prédictions qu’on lui prête. Notre exégète a sans doute de bonnes raisons d’avoir ainsi procédé, mais restons prudents.
Ceci étant entendu, posons-nous une question : le « Grand Monarque » pourrait-il advenir en tant que personnage de fiction ? Autrement dit dans un roman de Maurice G. Dantec ?... L’âge du Monarque au temps de sa Mission mis à part (et encore, Gabriel est-il littéralement sans âge, puisque né après être mort), Nostradamus a en effet prédit, tout simplement et très précisément, la venue de Link de Nova à Grande Jonction… Dantec aurait-il lu, puis oublié, les Centuries ? A-t-il sans le savoir réinventé un mythe, donnant malgré lui raison à cet autre converti de renom, Michel de Nostredame ? Il est vrai, du reste, que le thème de l’homme providentiel lui est familier.
Sur le même site, l’auteur qui, nous l’avons vu, considère la figure du « Monarque » comme une simple métaphore, reproduit lui aussi quelques lignes de Léon Bloy citées dans un livre de Maurice Poulin (qui se trouve, par extraordinaire, être l’un des farfelus intervenants du « Message des initiés… » évoqué plus haut…) Le Grand Monarque, Messager du Verseau, mais, ici encore, à l’origine non précisée : « J'ai souvent parlé de quelqu'un qui doit venir sans être attendu, de l'étranger parmi tous les étrangers imaginables. Jamais un homme n'aura été si inconnu, si imprévu, si soudain... Il sera l'étonnement même. Est-ce possible vraiment que je sois le seul à l'attendre et à l'espérer?... »
Si Maurice G. Dantec a pris connaissance de ces paroles, il n’est pas douteux qu’il se soit associé au vœu qu’elles expriment.
Une dernière recherche croisée ("Grand Monarque" et "Léon Bloy") me conduit, par des voies détournées, à ce passage de Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette ), où Bloy raille les prétentions ridicules de Chambord : « Les derrières cuisaient encore de la botte allemande. On ne parlait que de retourner à Dieu. On s’empilait dans des cercles catholiques pour entendre la bonne parole de Mgr Mermillod, racontant ce qu’il avait souffert pour Jésus-Christ ou les bafouillages œcuméniques de M. de Mun. On se cramponnait éperdument au compte de Chambord, supposé le grand Monarque annoncé par des prophéties et dont la bedaine illégitime devait tout sauver. »
Il n’y a pas de hasard, n’est-ce pas, Maurice ?
Hugues S., qui m’avait mis sur la piste du « Grand Monarque », avait aussi le souvenir, certes incertain, que ce dernier, selon la prophétie, devait être musicien, comme Gabriel Link de Nova ! C’était trop beau pour être vrai : je n’ai absolument rien trouvé qui confirme ou infirme ces propos. Si l’un d’entre vous possède des informations sur le sujet, qu’il se fasse connaître…