Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

beauverger

  • Procrastination

     

    En attendant ma déchronique du Déchronologue, le nouveau roman de Stéphane Beauverger, je vous propose quelques nouveaux liens vers des critiques publiées ces derniers mois sur le site ActuSF, à nouveau accessible après un inquiétant black-out de près de quarante-huit heures...

     

     

    Noe.jpgNoé, délicat roman de Claire Clément (Bayard, coll. Estampille) pour le jeune public, autour de la mort d'une mère et du monde fluvial ;

     

     

     

     

     

     

    kipling.jpg

    Une nuit chez Kipling, bande dessinée gothique un peu confuse de Jean-Louis Le Hir aux éditions Vents d'Ouest ;

     

     

     

     

     

     

    Nous_disparaissons.jpgNous disparaissons, roman de Scott Heim (Mysterious Skin) au Diable Vauvert, sur la mort et la fiction ;

     

     

     

     

     

     

    colonie.jpgDans la colonie pénitentiaire, subtile adaptation en bande dessinée de la nouvelle de Kafka par Maël et Sylvain Ricard chez Delcourt (coll. Ex-libris) ;

     

     

     

     

     

     

    Incarnations.jpgIncarnations enfin, roman beaucoup trop désincarné de Xavier Bruce au Bélial', qui m'aura néanmoins permis, malgré lui, de commettre le plus affligeant calembour de la décennie et de multiplier les métaphores douteuses...

     

     

     

     

     

    Vous pouvez également, si le cœur vous en dit, lire les interviews de Jacques Barbéri et d'Alain Damasio (son récent récit graphique, El Levir, est inabouti mais néanmoins très beau), ou bien aller voir ailleurs si je n'y suis pas, par exemple chez le brillant Shalmaneser, auteur de deux articles (« Un parcours en forêt » I et II) consacrés à Antoine Volodine, ou chez notre ami commun Systar, qui livre une passionnante lecture en six parties des Tours de Samarante, le livre de Norbert Merjagnan que je n'ai, hélas, toujours pas lu. Quant à moi, je vais dès à présent me désaltérer parce que, ainsi que le rappelle doctement certain flibustier dans Le Déchronologue : « in vinasse very tôt » !

     

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, troisième partie

     

     

    medium_Chapitre18.2.jpg

     

     

    Suite et fin de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire les première et deuxième parties). Je remercie vivement Corinne Billon de m'avoir permis de reproduire quelques unes de ses illustrations. À signaler, sur le blog Systar, le bel article, enthousiaste et éclairant, de Bruno Gaultier sur Chromozone.

     

     

    ON : Ton prochain roman est une uchronie maritime… Tu m’as dit t’être beaucoup documenté, avoir lu et relu nombre de récits de piraterie, vu et revu nombre de films… Par ailleurs, ton personnage Cendre, dans La Cité nymphale, relit Moby Dick. Doit-on alors s’attendre à un pur récit d’aventures, flamboyant et, tout de même, un peu tordu (après tout, c’est une uchronie !), ou à un texte plus métaphysique, comme le chef d’œuvre de Melville ?... L’un n’exclut pas l’autre bien sûr, mais…

     

    SB : C’est un vieux rêve d’écrire une histoire de pirates. Ca fait partie de mes premières lectures personnelles, et c’est un sujet sur lequel je me documente depuis des années. Je pense que ça prendra l’aspect d’un grand récit d’aventures, sinon flamboyant, du moins picaresque, avec ce qu’il faut de rebondissements et de coups de théâtre, tadam ! Ensuite, comme une bonne dose de remaniement historique est au programme, je ne cache pas qu’il y aura quelques surprises tordues… Sans doute pas un texte métaphysique, donc, mais comment ne pas parler du goût de la liberté et de vision libertaire quand on aborde le thème de la piraterie caraïbe ? Comme pour mes romans précédents, et sans doute ceux à venir, ce sera d’abord pour moi la satisfaction de raconter une histoire. Si au passage, je peux glisser deux ou trois questions qui me tarabustent…

     

    ON : Chromozone laissait transparaître l’influence de John Brunner (Tous à Zanzibar), et, peut-être, de Norman Spinrad (Rock machine), voire de Maurice G. Dantec (Les Racines du Mal). Quelles sont tes principales références, dans les littératures de l’Imaginaire ? 

     

    SB : Quel talent d‘exégète tu viens de révéler : tu les as cités d’entrée. Jack Barron et l’éternité et Rock Machine de Spinrad, L’Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar, Sur l’Onde de Choc de Brunner, voilà des bouquins qui m’ont marqué quand j’étais ado. Lovecraft aussi, bien sûr, Tolkien, évidemment. Plus tard, il y aura aussi Bruce Sterling, K.W. Jeter, John Varley, Roger Zelazny, Serge Brussolo, Peter Straub, Clive Barker. Beaucoup plus récemment, James Morrow. C’est un peu court, mais voilà des auteurs de l’imaginaire qui m’ont marqué, dans la mesure où je relis régulièrement leurs bouquins. Spinrad et Brunner, demeurant mes références premières. Maintenant que j’ai un orteil dans la cathédrale, j’ai même osé demander à ce cher Norman de me dédicacer mon exemplaire des Années Fléaux pendant la dernière grand-messe des Utopiales. Bon, j’en oublie forcément, mais voilà les premiers noms qui me viennent à l’esprit.

     

    ON : Et hors de l’Imaginaire ?... Tu as cité quelque part Kawabata, Calvino, Ellroy…

     

    SB : Je viens de réaliser que je n’avais cité ni Richard Canal ni George Alec Effinger dans la liste précédente, honte à moi ! Sinon, hors de l’imaginaire… Encore une fois, il y en aurait tellement. Kawabata, Calvino – même si ce dernier aurait sa place aussi dans la liste précédente –, Ellroy, mais aussi Jim Thompson, Charles Bukowski, Frédéric Fajardie, Edogawa Ranpo, Shakespeare… Le grand bazar des livres qui s’empilent en strates dans ma bibliothèque. Et encore, je ne me plains pas : depuis que je suis entré dans le circuit « professionnel », que je prends le temps de discuter avec les lecteurs que je croise en dédicace ou dans les salons, j’en ai découvert plusieurs spécimens d’une variété que je n’avais jamais rencontrée. Je les appelle affectueusement les lapins blancs, toujours en retard sur le programme. Ce sont des gens qui achètent tellement plus de livres qu’ils n’ont de temps pour les lire qu’ils se retrouvent avec des listes d’attente d’un an, deux ans, voire plus, entre l’instant de l’achat et celui de la lecture. Ça me fascine. D’autant plus que je les revois régulièrement, et qu’ils continuent à acheter pendant qu’ils s’efforcent de rattraper leur retard. Le tonneau des Danaïdes, version papier. J’admire, sans réussir à comprendre. M’enfin, je dis ça, mais si ça se trouve, tu es l’un d’eux, mouah, ah, ah !

     

    ON : Ah, ah ! Oui, tu as vu juste, je suis un lapin blanc ! Mais c’est un plaisir d’ouvrir enfin un livre acheté cinq ou six ans auparavant (deux ans ? Peuh ! Petits joueurs !), et qui, pendant tout ce temps, me regardait d’un œil goguenard du fond d’une pile instable ! Il y a même des écrivains dont j’ai acheté quasiment toute l’œuvre, au fil du temps, et dont je n’ai pas encore lu une traître ligne… Mais, justement, puisque nous en parlons, peut-être vas-tu m’aider à accroître ma bibliothèque : aurais-tu quelques perles d’auteurs contemporains un peu méconnus, voire franchement confidentiels, à nous conseiller ? Tiens, moi, par exemple, je viens de subir un sacré choc, avec la lecture conjointe du poème « Todesfuge » (« Fugue de Mort ») de Paul Celan, et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész (qui devrait vivement t’intéresser, soit dit en passant)… Pas exactement des auteurs confidentiels, mais pas des best-sellers non plus !

     

    SB : Je le note. De mon côté j’ai beaucoup aimé Soie, d’Alessandro Baricco, Le Lièvre de Vatanen, d’Arno Paasilinna, Paysage peint avec du thé, de Milorad Pavic. En ce moment, je lis La Bouche de Francis Bacon de Michael Gira, que tu m’as prêté, je ne sais pas encore si j’aime, c’est trop déjanté pour une analyse en cinq mots. Et on m’a prêté aussi Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, de Tiqqun, que je déguste page par page. Dans un autre genre, le manga Blame! par Nihei Tsutomu m’a beaucoup plu.

     

    ON : Merci. Le seul que j’ai lu, dans ta petite liste, est La Bouche de Francis Bacon (tu ne le perds pas, surtout, hein…). Eh oui, difficile d’aimer le recueil infernal de Michael Gira, encore plus noir que la musique des Swans… Plus torturé, tu meurs !

    Changeons de sujet. Tu as longtemps travaillé dans l’industrie du jeu vidéo. Quel lien fais-tu entre ces univers virtuels et ton œuvre littéraire ? Et envisages-tu d’écrire un roman sur ce thème ? Tu me disais, récemment, que selon toi aucun écrivain ne s’était vraiment attelé à la tâche. Comment t’y prendrais-tu ?

     

    medium_Interlude.jpgSB : Travailler comme scénariste dans l’industrie du jeu vidéo m’a appris, je crois, à affiner mes trames narratives. Dans un jeu, tu dois être très explicite avec peu de moyens, c’est à dire qu’il n’y a pas de place pour des heures et des heures de dialogue, sauf chez les Japonais, qui se permettent de créer des jeux où il y a parfois plus de séquences cinématiques non-interactives que de séquences de jeu proprement dites. Donc, tu dois en un minimum de mots et de temps en dire le plus possible pour informer le joueur. C’est à mon avis une très bonne école. Et puis, quand tu travailles sur un jeu, c’est un boulot d’équipe très dense, où de nombreuses compétences se croisent et s’influencent. Ça aussi, c’est formateur, question rapports et conflits humains. Quand tu écris un roman, c’est juste tes doigts, ta tête et ton clavier. Je n’envisage pas d’écrire dans l’immédiat un bouquin sur cet univers, le jeu vidéo est encore un bébé vagissant, même s’il est destiné à grandir. Par contre, je travaille actuellement sur une BD qui explore l’univers des MMORPG, ces fameux massive multiplayers on-line role playing games qui sont sortis de l’ombre pour atteindre le grand public depuis deux-trois ans avec des jeux comme World of Warcraft ou Second Life. Je m’intéresse beaucoup à ce principe d’interconnections d’individus qui s’inventent des identités d’emprunt pour vivre des aventures virtuelles en commun. Quant à mon point de vue sur le fait qu’aucun écrivain ne se soit attelé à la tâche, ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt que quand ça a été fait, c’est sous un éclairage alarmiste et dépréciatif. A mon avis, c’est dû au fait que le jeu vidéo, surtout on-line, est le cauchemar révélé d’une certaine S.-F. qui mettait en garde contre la réduction de l’individu à un spectateur passif et lobotomisé. Ce dont on a accusé la télévision il y a trente ans, le jeu vidéo l’a réussi avec une force d’addiction fortement accrue, et les parents héritiers de la pensée de 68 de voir avec inquiétude leurs mômes acquérir des comportements dont ils se sont toujours méfiés par habitude et réflexe acquis. Pour moi, c’est un combat aussi rétrograde que de clamer au milieu du XIXe siècle « Le train c’est la mort de l’homme, notre cage thoracique explosera si on dépasse les 100 km/h !! » Le véritable danger, à mon sens, c’est la dissolution de la responsabilité personnelle. L’essentiel, ce n’est pas tant de jouer, mais à quoi, et comment. Je me souviens d’une mère de famille qui m’avait appelé quand je travaillais chez Blizzard, et qui voulait que je « trouve un moyen d’empêcher sa fille de 13 ans de parler avec des garçons sur internet… » Je crois qu’elle n’a même pas compris quand j’ai essayé poliment de lui expliquer que ce n’était pas mon rôle de me substituer à son autorité parentale. Bon, je m’écarte un peu du sujet, là, mais la démission individuelle ou collective est un des sujets qui me préoccupe le plus, depuis quelques années. Je crois en apercevoir les effets pervers à tous les niveaux, de la disparition de la simple courtoisie à la caisse des supermarchés jusqu’à celle des infâmes émissions qui commencent à pulluler à la télévision, genre « Le Grand Frère » ou « Super Nanny ». Ces programmes glorifient l’abandon, la culture de l’échec, et le recours à l’autorité extérieure comme le seul recours à ses supposées incapacités. La culture de l’attelle me fait dégueuler. Le jeu vidéo est là, et pour longtemps, il ne s’agit pas de le brûler – c’est toujours suspect, un autodafé – mais de réfléchir à ce qu’on va en faire. Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra. Après, si l’humain est assez con pour tomber dans le panneau… Bon, bref, tu vois, il y a des choses à dire, et je le ferai peut-être, mais d’ici quelques temps.

     

    ON : « Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra », dis-tu. Comme la télévision, ou comme l’Internet… La Toile est un lieu, ou un non-lieu, où le bruit blanc est tellement dense qu’il semble devoir tout recouvrir. Ça signifie quoi, pour toi, de donner une interview pour un blog ?...

     

    SB : Ça ne « signifie » pas grand chose, sinon espérer remplir momentanément la coquille avec quelque chose de pas trop inutile ni trop inintéressant. C’est vrai qu’avec sa démocratisation, la Toile est devenue un espace de la logorrhée. Prendre la parole, certes, mais encore faut-il avoir quelque chose à dire. Attention, ne pas lire ici de propos élitiste genre « laissez parler ceux qui savent », bien au contraire. Chaque avis, chaque témoignage, chaque intervention diffuse sa valeur potentielle, du fait même de sa publication. Mais il est indéniable qu’il y a un effet « miroir aux alouettes », quelque chose entre la libération du narcissisme le plus insipide (ma vie, mon chat, mon bébé, ma maison, ma bite, ma gueule) et l’immunité trompeuse du non vis-à-vis (au lieu de dialogues, on assiste surtout à des monologues croisés). Le tout donne effectivement ce « bruit blanc » dont tu parlais plus haut. Mais, encore une fois, je n’ai pas l’impression que ça soit spécifique à la Toile , sinon en terme de volume sonore. Si tu observes notre comportement au quotidien hors du réseau, faisons-nous vraiment autre chose que de parler de nous, de nos évidentes qualités et de nos épineux problèmes ? Qui écoute vraiment ? Qui s’intéresse vraiment à ce que l’interlocuteur essaie de dire ? Si Internet accentue la tendance et la révèle, ce n’est peut-être pas plus mal, au fond. J’ai tendance à penser qu’Internet n’est qu’un révélateur de notre nature mesquine, soulignée par l’impunité de la distance. On y fait encore moins d’effort de respect ou de courtoisie qu’ailleurs.

     

    ON : C’est vrai que c’est déplorable. Même si, soyons honnêtes, il m’arrive aussi, avec les indélicats ou les trolls béotiens, de sortir l’artillerie lourde et d’oublier volontairement les règles de politesse… Mais je crois qu’Internet, tel qu’il est conçu, fait plus qu’accentuer une tendance. L’homme, selon moi, n’est pas mesquin par nature. L’anonymat, la distance, la solitude de l’internaute vissé à son écran – cette fenêtre ouverte sur le vide –, le relativisme des univers numériques, font qu’Internet délie plus qu’il ne lie. Nos voix, aussi singulières soient-elles, se perdent dans un brouhaha de plus en plus inaudible, sans vraiment se croiser. Ah ! Nous finirons tous comme le cheptel humain du Successeur de pierre de Jean-Michel Truong : débranchés par les Machines !

    En attendant ce funeste jour, courtoisie oblige, je te laisse le mot de la fin. As-tu quelque chose, d’inoubliable et de fou, à déclarer aux âmes égarées qui échoueront sur ces transhumains rivages ?... 

     

    SB : Je te laisse la responsabilité de tes trolls vengeurs ou sarcastiques, mais dis-toi que tu participes peut-être au bruit blanc, ce faisant. Sinon, en guise de conclusion, et bien, courtoisie oblige, donc : merci d’être passé ^^

     

    medium_Cite_Interface_02.jpg

     

    Rappel

    Ma critique de Chromozone et des Noctivores.

    Le texte de Bruno Gaultier sur Chromozone.

    Mon article consacré à La Cité nymphale.

    La première partie de l’entretien.

    La deuxième partie du même entretien.

     

     

    Illustrations (tirées de Chromozone et de La Cité nymphale) © Corinne Billon
  • Entretien avec Stéphane Beauverger, deuxième partie

     

     

    medium_Cite_Interface_01.jpg

     

     

    Suite de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire la première partie).

     

     

    ON : Tes romans sont très rythmés. Les chapitres sont courts, souvent entrecoupés d’étranges monologues intérieurs, ça percute, tu recoures souvent à l’ellipse, les dialogues fusent… Rien d’étonnant à ce que tu cites les Young Gods, ou que tu confies la création de la « bande originale » de La Cité nymphale à Hint ! Peux-tu nous parler de ta manière d’écrire ? La musique joue-t-elle un rôle important ?... Le cinéma ?...

     

    SB : Je ne sais pas si j’ai une « manière » d’écrire. J’avoue avoir un côté un peu casanier, « quand faut y aller, faut y aller ». Prosaïquement, au quotidien, j’écris parce que ça doit être fait. Non, plus vicelard, j’écris parce que j’ai hâte de voir ce qui se passe après. Le chapitre suivant. Le livre suivant. Après, j’ai quelques rituels, qui passent par le sifflement de la bouilloire et l’odeur du café chaud. Le besoin de silence aussi, qui fait que j’écris soit la nuit, soit avec des boules Quies. La musique est bannie – j’en écoute énormément par ailleurs – sauf si je cherche à atteindre une émotion particulière que je sais que tel ou tel air ou chanson me procure à chaque fois. Mais c’est un exercice limité, qui demeure marginal. Je me souviens d’avoir relu récemment une intervention de Jean-Claude Dunyach sur un forum, à propos du style, acquis ou inné ? Il faisait une différence que je trouve assez juste entre la « voix » et le « style », toutes deux composantes à part égale de la manière d’écrire. La première étant immatérielle, impalpable, peut-être inscrite dans chaque auteur depuis son premier texte, et le second, plus charnel, physique, inscrit dans une confrontation au temps, au rythme, à la cadence. Ce point de vue me parle. Cette espèce de point de convergence, presque quantique, entre l’objectif souhaité et les moyens mis en œuvre pour l’atteindre et le cerner. Ensuite, je dirais aussi qu’en tant qu’enfant de la culture de l’image (cinéma, publicité, télévision, jeu vidéo), j’ai la chance de pouvoir puiser dans un inconscient collectif – décidément, on y revient – afin de susciter facilement des images dans l’esprit du lecteur. J’aime bien jouer de références croisées pour générer des images inédites. La culture de l’image, la connaissance implicite de la technique du montage audiovisuelle par le public, me permettent aussi de manipuler plus facilement des ellipses ou des inserts. Notre cerveau, qui baigne dans ce jus narratif depuis notre naissance ou presque, est habitué à ce genre de gymnastique. J’en suis gavé, je le régurgite à mon tour. Après, je ne peux que constater mon vieillissement ou ma fatigue croissante, quand je visionne des films récents, visiblement montés et rythmés pour séduire un public ado en quête de montage « clipesque », et qui me donnent la nausée. Je pense par exemple à Moulin Rouge qui change de plan toutes les deux secondes. Je suis physiquement malade, j’ai du mal à le regarder jusqu’au bout. La transgression technique, oui, la débauche foutraque d’effets gratuits, non.

     

    ON : Nous sommes bien d’accord ! Ce n’est d’ailleurs pas le nombre de plans qui est cause (je me souviens d’un stupéfiant court-métrage de Guy Maddin, peut-être « The Heart of the world », au montage tellement frénétique qu’il devait compter plus de plans que les plus insupportables productions Bruckenheimer), que leur agencement inepte, « gratuit » en effet. De la production de sens, censée naître de la succession de deux plans, on passe, dans ces longs-métrages de la génération MTV, à une soustraction : il ne reste rien d’autre que l’effet… Tout le contraire, en somme, de films pourtant aussi différents (quoique tous deux tournés en vidéo) que Honor de Cavalleria, le beau premier film d’Albert Serra (un Don Quichotte minimaliste, en catalan), et Inland Empire, la dernière œuvre, splendide, de David Lynch. Mais, quelles sont tes références cinématographiques ?...

     

    SB : Il y en a tellement que, s’il ne devait en rester qu’un, ce serait sans doute Akira Kurosawa, à la fois pour la qualité visuelle, technique, narrative, humaine de ses œuvres. Rashomon, bien sûr, mais aussi Les Sept Samouraï, Le Chien enragé, L’Ange Ivre, Scandale, Vivre, Les Bas-Fonds, Barberousse, Le Château de l‘Araignée, La légende du Grand Judo... Bon, bref, tout, quoi… En plus, il a travaillé avec Toshiro Mifune, raaah ! Le seul reproche que je ferais à son cinéma, c’est la place et le rôle des femmes, quasi-absentes ou bien presque immanquablement mesquines, manipulatrices, forces d’entropie et sources de malheur. Il y aurait aussi Scorsese, pour La Valse des Pantins et Taxi Driver, et puis Takeshi Kitano pour L’été de Kikujiro. Côté français, Le Corbeau de Clouzot, Ça commence aujourd’hui de Bertrand Tavernier. Et tant d’autres, dont le nom m’échappe, mais dont les films m’ont touché. Ah, si, un dernier, que j’ai découvert récemment grâce à une rétrospective sur le câble : Claude Sautet, ne serait-ce que pour ses scènes de bar. Sautet filmait des bars avec de la vie, pas des décors avec des acteurs qui boivent.

     

    ON : Ah ! Si je veux voir des bars avec de la vie, je cherche plutôt du côté de Cassavetes ! Sautet a su, un temps, saisir l’essence de son époque. Je pense par exemple à Max et les ferrailleurs et à Vincent, François, Paul et les autres qui, pour ce que j’en sais, montrent superbement certaine réalité des années Pompidou et Giscard, en même temps qu’une autre, plus universelle, celle des « choses de la vie ». Mais le Sautet des décennies suivantes, de Garçon ! à Nelly et monsieur Arnaud, m’ennuie trop. Maurice Pialat m’a toujours davantage enthousiasmé. L’Enfance nue, La Gueule ouverte, c’est d’une autre trempe ! En revanche je partage sans réserve ton admiration pour Kurosawa. C’est vrai qu’il n’était pas le grand cinéaste des femmes ! Son cinéma était même aussi exclusivement masculin que celui de Mizoguchi était féminin. Mais doit-on le lui reprocher ? Si je ne m’abuse, tes livres – y compris leurs personnages féminins – sont eux-mêmes très masculins… Mais chez toi la femme n’est pas mesquine ou manipulatrice : tu la prives tout simplement de l’idée même de maternité. Tes personnages féminins sont des révoltées qui suppriment la vie bien plus qu’elles ne la donnent ! Si l’amour n’est pas absent de la trilogie, l’enfantement n’y est jamais envisagé. Cendre est condamné, Gemini castré, et les seules figures paternelles reconnaissables sont un pape iconoclaste, et Peter Lerner bien sûr, aussi puissant qu’absent, qui sera assassiné par ses « enfants », les Noctivores… Je devine d’ailleurs que ces derniers ne procréeront plus par les voies naturelles… D’ailleurs, procréeront-ils, ou se reproduiront-ils ? Et de surcroît, l’émergence de leur Gestalt n’est-elle pas menacée par leur expansion même ?... En effet, les Noctivores ne sont susceptibles d’échapper à l’intelligence machinique, en essaim, totalement inhumaine, qu’en tant qu’ils assimilent des singularités, des expériences individuelles dont le nombre diminuera jusqu’au dernier homme libre…

     

    medium_Chapitre20.2.jpgSB : En fait, j’ai envisagé fortement pendant quelques temps de faire avoir un enfant à Lucie et Cendre. J’étais intéressé par l’idée de « valider » leur couple en leur offrant une progéniture – puisque, n’est-ce pas, ma bonne dame, les enfants, tout de même, ah, quelle joie… Finalement, je n’ai conservé cet hypothétique personnage que sous la forme d’un fœtus mort-né. Ils ont failli avoir un enfant, au moins ils ont essayé. Mais ça n’a pas marché. Deux raisons principales m’ont poussé vers ce choix narratif : d’abord, un bébé viable aurait amené explicitement la notion de combat « pour les générations futures » et ce genre de bêtises, ça faussait ce que je voulais raconter dans cette trilogie. Je ne voulais pas leur accorder cet espoir-là. Justification trop facile de trop d’actes et de décisions. Ensuite, la mort du bébé ramenait Cendre à sa réalité de viande trafiquée et vérolée, capable seulement de donner la mort. Par contre, si j’avais exploré cette voie, j’avoue que ça aurait pu être amusant de confronter le « messie » à son héritier, certainement aussi porteur d’espoir que son papa, jusqu’à peut-être lui voler la vedette dans l’esprit des fidèles. Voilà un aspect du rapport filial, dans le cadre de la société dévastée de l’univers du Chromozone, que j’aurais aimé explorer. Une autre fois, peut-être. Pour ce qui est de la sexualité des Noctivores, j’avoue que je n’ai pas creusé le sujet. À mon avis, ils se tapent une partouze planétaire et cérébrale permanente, si on en croit ce que Justine a pu percevoir de leur monde quand elle s’est infiltrée dans leur champ de perception. Le plaisir du partage et le partage du plaisir, comme je le disais plus haut, sont les meilleures carottes proposées par la Synthèse pour fidéliser ses membres. Pour ce qui est de la question du point critique d’expansion de leur Gestalt, n’est-ce pas la nature de toute entreprise (in)humaine ? Atteindre l’apogée, et commencer à dévaler l’autre versant vers le point de départ. Puis recommencer. L’effondrement, s’il est pénible à vivre et expérimenter, n’est pas la dernière étape. C’est le terreau où puiser l’énergie nécessaire à la progression suivante. C’est aussi pour ça, peut-être, qu’il n’y a pas d’apocalypse à la fin de la trilogie. Au début de Chromozone, la civilisation connaît ses derniers soubresauts avant la pulvérisation. À la fin de La Cité nymphale, de nouvelles forces ont émergé, prêtes à disputer une nouvelle partie. Bon, ensuite, ma nature cynique va prendre le dessus sur ce que je viens de dire, et je ne pourrai m’empêcher de susurrer que c’est bien joli, le « terreau fertile où puiser les forces nécessaires à la prochaine glorieuse élévation », mais la loi de l’épuisement des sols, c’est pas pour les chiens, non plus. Des efforts de plus en plus rudes pour une récolte de plus en plus maigre, c’est une constatation qui n’est pas pour me déplaire, hé, hé, hé… Mais, ma bonne dame, tant qu’il y a de la vie, hein, n’est-ce pas, il y a de l’espoir, tout ça, et trois qui nous font un kilo. Au suivant !

     

    ON : L’humanité serait donc au bout du rouleau… Considérant cela, est-ce que chercher à faire entendre sa Voix a encore un sens ?... Non, je ne te crois pas si cynique. D’ailleurs, de l’apaisement, à la fin de la trilogie, j’ai une autre interprétation, plus pessimiste : la nouvelle domination des Noctivores. Et, en un sens, c’est une Apocalypse, la révélation de la Cité nymphale, la fin du monde humain, le triomphe de nouveaux élus. Et si je pousse le bouchon plus loin, à travers la communion des Noctivores (leur partouze planétaire, si tu préfères !), ce pourrait être le corps – sans organe – du Christ qui est reconstitué, à la fois Un, indivisible, et Multiple, infiniment divisé… À chaque nouvelle « absorption », c’est une Eucharistie que célèbreraient donc les Noctivores… Sauf que, en l’occurrence, il s’agirait plutôt de la chair de l’Antéchrist ! Les Noctivores ont beau montrer un  certain sens de l’humour, et se prétendre « éthiquement viables », ils n’en rappellent pas moins les légions de l’Anome de Grande Jonction, le dernier roman de Maurice G. Dantec : si l’entité est constituée de chaque individu, l’individu n’existe plus en tant que tel, et ne contient plus l’entité – il devient le rouage d’une machine ! J’en reviens donc à ma question. Puisque tu écris, puisque tu entends nous faire partager tes visions, c’est que tu imagines, d’une manière ou d’une autre, que ta Voix est importante… N’est-ce pas ?

     

    SB : Est-ce que c’est si important que cela, la survie de l’individu ? Qu’est-ce qu’il y aurait donc de si noble, de si beau, de si unique et sacré, qui mériterait de ne pas sacrifier son individualité à l’extirpation de la bêtise abyssale qui semble définir notre espèce ? Je me souviens d’un trait d’esprit d’un cartooniste américain – Bill Watterson, je crois – qui disait « la meilleure preuve de l’existence d’une intelligence extra-terrestre, c’est qu’elle n’a pas essayé de nous contacter. » Je souris et j’opine. Je vomis les hommes et ce dont ils sont capables, je méprise notre bassesse congénitale – oui, oui, je me compte dans le lot – parfois traversée par un éclair d’abnégation ou de bonté. Je n’ai pas lu Grande Jonction, mais s’il s’agit de faire entrer chaque individu dans une petite alvéole de ruche, au sein d’une conscience d’essaim ou d’une machine biologique dont chaque élément constituerait un rouage, ce n’est pas mon propos. La Synthèse n’a pas de plan, pas de dessein, pas de politburo. Son créateur échoue quand il tente de la plier à Sa volonté. Elle est de nature « cerveau droit », intuitive, sensible, instinctive. Je la crois capable de création artistique – si tant est que le geste de création soit la définition de l’individualité et de l’autonomie souveraine de chaque être. En tout cas, c’est ainsi que je la vois. Ensuite, libre à chaque lecteur d’y percevoir ce qu’il veut. Je répéterai donc ici que mon but n’est pas d’apporter une réponse, je me contente de poser des questions qui me préoccupent, et c’est déjà assez compliqué. Ce qui, au passage, te donne une idée de l’importance que j’accorde à ma Voix.

     

    ON : La Cité nymphale m’a un peu surpris. L’apex de violence attendu n’a pas lieu. Des feux démarrent de toutes part, mais tu parais prendre plaisir à les éteindre les uns après les autres. L’éveil des Noctivores à l’éthique, la fragile tentative de reconstruction de Lucie, Gemini et des quelques derniers résistants, nécessitaient-ils d’emblée, pour toi, de susciter le désir, puis la frustration, du lecteur ? Il me semble que ça n’est, alors, qu’en partie réussi... Tout m’a paru plus figé que dans les volumes précédents. Aux tempêtes d’images de ceux-ci, succède une sorte de long épilogue, dont les linéaments ne sont jamais vraiment approfondis – sinon, comme je l’ai déjà écrit, dans les « sauts de conscience » qui s’intercalent parfois entre les chapitres. Quel était non seulement ton projet d’ensemble, pour la trilogie, mais encore ton projet sur La Cité nymphale en particulier ?

     

     

    SB : Tu aurais raison de deviner mon plaisir à prendre le lecteur à contre-pied. Je voulais réinjecter de la petitesse dans cette histoire, éviter l‘escalade wagnérienne ou la déflagration à la Akira , en tout cas, pour cette saga-ci. Les héros sont fatigués. Le statu quo s’impose peu à peu. C’est vrai que c’est plus figé et amidonné. Le soufflé retombe. C’est un exercice un peu délicat de traiter du vide et du retour au calme sans écrire « le vide et le calme se font. » Peut-être est-ce aussi un hoquet de tendresse de ma part envers mes personnages, va savoir… Je me rappelle d’une très belle scène au début de Chasseur blanc, cœur noir, quand le réalisateur et le scénariste débattent de la fin du script de leur prochain film. Au terme des épreuves abominables traversées par les héros, le réalisateur veut les tuer, tandis que le scénariste souhaite leur accorder une fin heureuse. Démiurge ou dramaturge ? Pour la Cité nymphale, j’avais envie d’étouffer les trompettes au moment de sonner l’hallali, de renvoyer les walkyries au vestiaire, la guerre de Troie n’aura pas lieu, tout ça. Game over, please insert coin. Qui sait, peut-être suis-je un optimiste qui s’ignore, hé, hé, hé… En même temps, éradiquer l’humanité, c’eut été me débarrasser de ma problématique principale liée à sa violence. Trop facile, tellement peu humain… Non, une petite pincée de mesquinerie, un petit goût d’inachevé avant de refaire les mêmes conneries, c’est tellement plus dans notre nature, niark, niark. 

    medium_LES_NOCTIVORES_interface_1.jpg

     

     

    Illustrations tirées de La Cité nymphale, de Chromozone et des Noctivores © Corinne Billon

     

    Première partie.

    Troisième partie.

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, première partie

     

     

    medium_Beauverger_-_official.jpg

     

    Stéphane Beauverger est l’auteur aux éditions la Volte d’une trilogie – composée de Chromozone, des Noctivores et de La Cité nymphale – qui tente, souvent avec succès, de renouer avec l’ambitieuse anticipation d’un John Brunner ou d’un Norman Spinrad. Ni littérateur de génie comme Alain Damasio, ni « conteur » à plein temps comme Pierre Bordage, Beauverger s’ouvre cependant une voie unique, peuplée de grands films et romans américains, de jeux vidéo, et de ses propres fantômes – une voie résolument actuelle, une voix de notre temps, malgré l’héritage d’une certaine anticipation post-apocalyptique. Narration polyphonique, monologues intérieurs d’entités collectives, chapitres conçus comme des scénarii, dialogues tirés d’un générateur aléatoire de discours de cadre : Beauverger n’hésite pas à multiplier les points de vue et les solutions formelles, d’abord pour dynamiser un récit dont la lenteur, certes entrecoupée de fulgurants accès de violence, aurait pu sans cela susciter l’ennui, ensuite, et surtout, pour proposer au lecteur une vision fragmentaire, mais plus étendue, de son univers. Comme si chaque énonciateur, n’était qu’un membre des Noctivores… Ces trois romans, tour à tour survoltés ou apaisés, humanistes ou misanthropes, enfiévrés ou paresseux, témoignent aussi d’un talent sûr pour l’action, que les lecteurs d’Ellroy ou des premiers Dantec apprécieront à sa juste valeur.

    Entre un mojito et une pinte de Leffe, notre auteur a accepté de m’accorder un entretien pour Fin de partie : qu’il en soit encore remercié. Du 21 au 27 mars, nous avons donc joué au ping-pong, par courrier électronique. Aussi relâché en soit le ton, ce dialogue devrait vous convaincre, si ce n’était déjà fait, de la belle singularité d’un écrivain dont la réputation n’a, hélas, guère franchi les frontières du petit monde de la science-fiction.

    J’apprends à l’instant que La Cité nymphale figure dans la liste des finalistes, dans la catégorie « romans », pour le prix Rosny aîné, en compagnie, entre autres, de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo (lire aussi le bel article de Bruno Gaultier sur Systar)… Mon vote n’aura donc pas été vain ! Les autres finalistes sont Jean-Pierre Andrevon pour Le Monde enfin, Corinne Guitteaud & Isabelle Wenta pour Paradis perdu, Jean-Marc Ligny pour Aqua TM et Laurent Queyssi pour Neurotwistin.

    Place, à présent, à la première partie de notre entretien.

     

     

    Olivier Noël : Stéphane, ta trilogie du Chromozone met en scène une France dévastée, explosée en territoires communautaires où survivre constitue le seul horizon – jusqu’à l’apparition d’un petit messie, et du règne post-humain des Noctivores. D’où vient cette vision assez cauchemardesque du monde occidental ?...

     

    Stéphane Beauverger : Si j’étais dans un mauvais jour, je pourrais prendre ma voix du pasteur King et bredouiller « I had a dream… », ou bien dégainer mon « on est toujours puni par là où on a péché », et question punition, l’Occident commence à allonger un joli passif qui lui pend au nez. Mais, ce serait faire des effets de manches un peu usés. Non, en fait, comme j’avais envie de travailler et d’écrire sur les mécanismes de survie, individuelle ou grégaire, il me fallait d’abord dégager un univers propice à cet exercice. Avec l’invention du virus Chromozone, qui pousse les individus infectés à une violence primale, j’avais mon levier. Par ailleurs, le fait que ce virus parvienne à contaminer l’espèce humaine à cause de misérables petits profiteurs, toujours prêts à économiser un peu sur le coût de revient d’une technologie inventée justement pour rendre ses ailes à une société en voie d’effondrement, n’est pas pour me déplaire.

     

    ON : Tel virus avait déjà été « rêvé » par des cinéastes, comme David Cronenberg (Shivers, sous une forme parasitaire, Rabid, avec des symptômes sexuels), George Romero (The Crazies, et sa tétralogie des morts-vivants) ou Danny Boyle (28 jours plus tard), mais aussi par d’autres écrivains, comme Richard Matheson (Je suis une légende) ou Murakami Ryû dans Les bébés de la consigne automatique. Tous expriment une certaine désespérance ; chacune des œuvres citées – dans lesquelles l’origine du mal est technologique, donc humaine – s’achève en effet par la contamination générale, ou son inéluctabilité, contre laquelle se battent, en vain, les derniers hommes. Sans trop en dire, on peut révéler que la fin de La Cité nymphale, qui clôt ta trilogie, n’est pas aussi radicale, sans forcément être plus rassurante : au Chromozone succède une nouvelle forme de déshumanisation, les Noctivores, dont la domination paraît, à son tour, inexorable (et que les irréductibles n’acceptent pas). Mais les Noctivores, que tu décris comme une intelligence collective « éthiquement viable », sont par-delà le bien et le mal. Nietzschéen, Beauverger ?...

     

    SB : Holà, ça, ce serait éventuellement à toi de le dire. Et puis, je ne m’habille que sur mesure, j’aime pas les costumes trop larges. C’est vrai qu’il y a une tendance marquée, dans les histoires de contamination globale, à tendre vers l’annihilation, l’éradication de l’humanité, ou sa mutation vers autre chose d‘inéluctable et de définitif. C’est peut-être ce qui est le plus fascinant dans le phénomène des épidémies, au-delà de sa portée morbide : nul ne sera épargné. Stephen King avait proposé une variation amusante sur ce thème dans Le Fléau. Mais j’aurais un petit faible pour celle d’Edgar Wright dans son film  Shaun of the Dead : au terme d’une classique épopée survivaliste dans un quartier londonien infesté de zombies, tout redevient normal dans les dernières minutes du film, et le héros reprend ses parties de Playstation avec son pote, zombifié certes, mais encore capable d’appuyer sur des boutons de manette de jeu. Rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne se transforme. Pied de nez ou signe des temps ? Dans ma trilogie du Chromozone, plusieurs groupes ou entités ont un projet pour sauver ce qui peut l’être de l’humanité en déroute. Vers la fin, les Noctivores semblent prendre le dessus. Leur conscience collective – que je préfère appeler leur « inconscient collectif », d’ailleurs, dans la mesure où leur Synthèse est plus basée sur une mise en commun des émotions et des ressentis que sur un interfaçage logique des intelligences – leur donne un avantage évident face aux réfractaires. Du haut de leur inconscient collectif, donc, ils affirment en toute modestie être le futur inéluctable, la réponse en même temps que la solution aux égarements de l’espère humaine imbécile. Il serait prudent de croire que si la somme de leurs cervelles est arrivée à cette conclusion, leur postulat est fondé. D’un autre côté, plus c’est grand, plus ça tombe de haut.

     

    ON : Le finale de Shaun of the Dead, film assez drôle, est tout de même cynique… Au moins ne fais-tu pas l’amalgame entre les êtres humains et les Noctivores, ces « plus qu’humains ». À dire vrai, ces derniers ne sauraient incarner le Surhomme nietzschéen, qui n’est jamais que l’homme qui se dépasse sans cesse – l’individu souverain. Ils en sont même l’antithèse. Ça me rappelle la polémique qu’avait suscité l’essai de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine. L’idée d’une intelligence non humaine, d’une conscience (ou d’une inconscience comme tes Noctivores) dont l’individualité serait exclue, est certes difficilement acceptable. Elle suppose en effet l’humanité indigne de survivre, comme tu le fais toi-même, et la condamne à une salutaire disparition. Mais une solution a-t-elle encore un sens, si l’homme, cet individu social, ne fait plus partie des plans ?...

     

    medium_Chapitre03.jpgSB : Effectivement, la Synthèse peut être difficilement acceptable, du moins de notre point de vue d’entités individualistes. Mais dans le dernier volet de la trilogie, La Cité nymphale, elle n’est vécue comme une contrainte que par deux types d’individus : ceux qui sont, par conviction, par peur ou par calcul, opposés aux Noctivores, c’est à dire ceux qui s’y opposent avant d’y avoir goûté, et ceux, minoritaires mais statistiquement représentatifs, qui sont rejetés par la Synthèse après en avoir fait partie. Pour les premiers, il s’agit d’un choix, ou d’un embryon de choix, satisfaisant. Pour les autres, c’est généralement une souffrance. L’éjection est vécue comme un manque, car la Synthèse diffuse envers tous ses membres la plus puissante des drogues : la sensation d’être compris et accepté, en même temps que la sensation de comprendre et d’accepter. C’est à dire la fin de la peur, l’éradication du plus petit dénominateur commun de notre espèce, la source de toutes les violences et le levier de toutes les exploitations : la peur. Les Noctivores n’ont plus peur. Même pas de ce qui est différent d’eux. Cette sérénité partagée, cette globalité de compréhension vécue individuellement et collectivement par les Noctivores, font de la Synthèse une solution acceptable. C’est en cela que je la qualifie d’« éthiquement viable ». Je ne considère d’ailleurs pas que l’homme ne fasse plus partie des plans. Il semblerait bien, vers la fin du troisième roman, quand les Noctivores affirment avoir tué le père et réglé leur Œdipe, qu’ils soient capables d’humour. Et le rire est le propre de l’homme, n’est-ce pas ?

     

    ON : Tu oublies les hyènes… Plus sérieusement, les Noctivores ont en effet « tué le père ». Le problème, c’est qu’ils l’ont vraiment tué. Pour une entité qui se prétend « éthique », c’est un peu gênant, non ?

     

    SB : Tu veux dire que ce n’est pas très moral de tuer son prochain ? Hé, hé, hé… Ca dépend lequel. En l’occurrence, Peter Lerner – puisque c’est de lui qu’il s’agit – n’a finalement fait que retourner son arme contre lui-même. Ce tueur qu’il a dressé pour atteindre une certaine cible a échoué par opposition larvée, inconsciente, de la Synthèse aux desseins de son créateur. En définitive, Peter aura juste le temps de voir le sacrifice consenti de Justine, avant de payer pour ses manœuvres. D’accord, le geste de son exécuteur tient plus de la vengeance que de la justice, mais l’essentiel est ailleurs : finalement, presque malgré eux, les Noctivores ont refusé de respecter la volonté dominatrice et agressive de Peter. Leur inconscient collectif avait statué que c’est mal et œuvrait en opposition aux objectifs officiels. Dans l’esprit du personnage du tueur, ça se traduit par cette seconde partition qu’il perçoit en filigrane sous le vacarme des injonctions principales dont son cortex est gavé. Finalement, les Noctivores ont tué le père en ce sens qu’ils ont transgressé ses ordres et affirmé leur indépendance. C’est pour eux l’instant de leur épiphanie, ils prennent conscience qu’ils sont capables de faire des diagnostics moraux et de prendre les décisions qui s’imposent. C’est une révélation qui n’a pas fini de les secouer, bien après la fin du troisième tome.

     

    ON : As-tu envisagé d’écrire cette suite ?

     

    SB : Oui, j’ai une planification à long terme ainsi listée : Les Enfants du Chromozone, puis L’Empereur-Dieu de la Synthèse , et enfin Les Noctivores à la plage. Blague à part, je n’envisage pas d’écrire de suite, en tout cas, ce n’est pas dans mes objectifs. Je ne dis pas que l’envie ne me prendra pas, dans quelques années, mais pour le moment ça ne m’intéresse pas. La trilogie était conçue depuis le départ en trois volets séparés chacun par huit années, j’ai mené le destin de mes personnages jusqu’à la conclusion que je visais, qu’ils se reposent, maintenant.

     

    Deuxième partie.

    Troisième partie.

     

    Illustration (tirée de Chromozone) et photographie © Corinne Billon

     

  • La cité nymphale de Stéphane Beauverger, Phago[cité] de Hint

     

     

    medium_La_cite_nymphale.jpg

     

    « Ceci est l’instant de notre épiphanie. Ici s’élève notre cité nymphale. »

     

    Les éditions la Volte, auxquelles nous devons la publication d’un chef d’œuvre, La horde du contrevent d’Alain Damasio (que j’évoquais en juin 2005 chez le Stalker), ont depuis entrepris la publication des romans inclassables de Jeff Noon (Vurt et Pollen, bientôt suivis par d’autres inédits), et nous ont fait découvrir un jeune écrivain prometteur, auteur d’une excellente trilogie d’anticipation, Stéphane Beauverger. Il y a tout juste un an, je vous parlais avec enthousiasme de Chromozone et des Noctivores, les deux premiers tomes du triptyque, dont le dernier volet, La cité nymphale, est paru en novembre 2006. Le silence insistant de la presse et des webzines critiques me plonge dans des abîmes de perplexité. Certes, nous allons y revenir, La cité nymphale ne constitue pas le paroxysme attendu, le feu d’artifice final espéré, l’apocalypse désirée. Mais elle ne méritait certainement pas telle inattention. Doit-on incriminer les fêtes de Noël ?... La surcharge de travail des critiques ? Une méfiance illégitime envers un éditeur qui avait d’emblée placé la barre très haut ? Mystère. Toujours est-il que La cité nymphale existe et, en dépit des réserves que je vais vous livrer dans un instant, mérite d’être lue. Non seulement lue, mais encore, écoutée. Et même, pour une fois, regardée : les explosions de lumière sur fond noir de la couverture – conçue par la graphiste Corinne Billon – sont tout simplement superbes. Entre nous, ça nous change du tout-venant de l’illustration SF, mais les couvertures des deux volumes précédents, réalisées par la même graphiste, n’étaient pas moins réussies – la Volte sait y faire.

     

    medium_hint-phagocite.jpgQuant au CD qui accompagne le roman, il est l’œuvre d’un groupe que je croyais disparu, Hint, dont j’avais écouté un excellent album il y a déjà de longues années. Leur musique, tour à tour abrasive et éthérée, électrique et planante, ne craint pas d’emprunter à tous les genres pour construire un univers d’une cohérence et d’une intensité rares, plutôt inattendues dans le cadre de la « bande originale » d’un roman d’anticipation. À son écoute, c’est tout un pan de ma discothèque idéale qui défile. Ici, un écho de Painkiller, voire de Naked City, avec le clone du saxo mutant de John Zorn. Là, le fantôme ambient de la drum and bass étouffante du meilleur Scorn, Evanescence. De loin en loin, des constructions presque post-rock qui pourraient évoquer Mogwai ou Mono, si elles n’étaient empoisonnées par un spleen industriel aux riffs décharnés, descendants de Neurosis, Pitchshifter ou Godflesh. À l’horizon, bizarrement précédé d’un titre à la Ministry période Psalm 69, je discerne les bribes d’un chant tibétain ou mongol, ainsi que la silhouette de Michael Gira, dont les Swans sont pourtant bien morts, mais dont les glauques expérimentations nous hanteront à jamais (je vous parlerai un jour de son recueil de nouvelles, La bouche de Francis Bacon, sans doute l’œuvre littéraire la plus tourmentée, la plus violente qui soit). « Eyes in axis (diaphonic interferences mix) », treizième titre de ce CD qui en compte vingt-trois, tiré de l’album 100% white puzzle mais largement modifié, en constitue le point d’orgue, tour à tour calme, dépressions électriques sur un tempo trip-hop, puis corrosif, déchiré par un hurlement libérateur et des riffs assassins, avant de nous renvoyer au royaume du delirium tremens. Bref, Phago[cité], l’album de Hint enregistré pour La cité nymphale, est l’un des meilleurs CD de l’année. En ce qui me concerne, l’écoute du CD et la lecture du roman n’ont pas coïncidé, chronologiquement parlant. Pour m’immerger dans les aventures de Cendre, Gemini et consort, j’avais choisi le métal instrumental de Pelican, le doom-drone maladif et shoegaze de Jesu, le post-rock dramatique de Godspeed You Black Emperor! (Moya) et le doom expérimental du Black one de Sunn O))) (imaginez des démons black metal psalmodiant leurs malédictions d’outre-tombe sur des riffs d’une lenteur extrême soutenus par les nappes ambient d’un Otomo Yoshihide)…

     

    Revenons à la littérature à présent, et faisons le point. Chromozone plantait le décor de la trilogie. L’avenir proche de la France, cauchemardesque. Les « nouvelles » technologies anéanties par un mégavirus qui, par-dessus le marché, s’attaque aussi à l’homme, exacerbant ses pulsions de mort, transformant l’individu lambda en foutu berserker. Le pays divisé en territoires communautaires férocement gardés. Tuer pour survivre. Leitmotiv : « il n’y a plus de place en ce monde pour la bêtise ». Chromozone nous bombardait d’idées – dont la moindre n’était pas Khaleel, l’un des plus fantastiques personnages de la science-fiction moderne, mais citons aussi la faction Orage et le système de communication phéromonique –, multipliait les registres, nous baladait de camps de prisonniers en Bretagne en réunions au sommet du pouvoir économique, avec un sens du rythme et de l’action digne des premiers Dantec. Les Noctivores surprenait moins par sa forme, mais lesdits Noctivores, entité collective réunissant des milliers d’individus au prix de leur individualité, constituaient à eux seuls une putain d’idée. Leitmotiv : « il est peut-être temps d’en finir avec la violence ». Voici ce que j’écrivais à la fin de ma critique : « L’enjeu du triptyque est ainsi le choix impossible que l’humanité s’apprête à faire malgré elle, et auquel nous confrontent tous les grands romans d’anticipation : soit nous suivons la voie de la déshumanisation, la servitude volontaire, l’engloutissement dans la Machine-Monde qui caractérise l’Occident moderne, soit nous lui résistons, l’arme au poing, au risque du terrorisme et de la barbariemais avec l’espoir d’une illumination. Combattre le Mal par le Mal, ou épouser sa cause... Comme pour Dantec, le salut n’est ici sans doute possible que par un inflexible réenchantement du monde. » En finir avec la violence, au prix de notre humanité ?... Il semble que je me sois trompé, du moins en partie. Nous y reviendrons.

    Ce réenchantement, pour Beauverger, ne passe pas par la religion – l’Église est souvent moquée, voire conspuée dans La cité nymphale (ah, que j’aurais aimé écrire, le premier, un blasphème comme : « L’enculée conception » !). Il ne passe pas non plus, ou si peu, par la littérature. Certes la Parispapauté est installée dans les bâtiments hideux de la Grande Bibliothèque de Tolbiac, et Cendre, personnage principal du roman, découvre ou redécouvre ce que nous transmettent les grands écrivains – il relit par exemple Moby Dick (version Giono ; je ne saurais trop vous encourager à découvrir la traduction d’Armel Guerne, infiniment plus puissante). Mais le verbe, pour Stéphane Beauverger – qui d’ailleurs préfère travailler le rythme du récit plutôt que la musique d’une phrase –, n’est pas une réponse en soi. Il n’est pas lumière. Il n’est pas feu. Il est moyen de communication, tisseur de liens. La réponse, c’est l’amour, la réponse, c’est l’éthique. Le salut par l’amour, et par l’éthique. S’il fallait ne retenir qu’un mot du roman, ce serait celui-là. Éthique.

    Il n’y a que peu d’idées nouvelles dans La cité nymphale, qui se contente pour l’essentiel de dévider les bobines déjà employées dans les tomes précédents. Le parcours de Gemini sur un rivage désert, en compagnie d’un jeune Moken nommé Salamah, qui attend de pouvoir enfin rencontrer celle qui est à l’origine du cataclysme Chromozone, n’a que peu d’intérêt et, si l’on excepte la pirouette finale qui pourrait éventuellement laisser la porte ouverte à une suite, les révélations obtenues en fin de parcours ne font que confirmer ce que nous pressentions déjà : le virus peut être vaincu par une volonté de fer. Cette histoire de virus commençait d’ailleurs à me chiffonner. Le Chromozone était à la fois omniprésent, car à l’origine de cette France post-apocalyptique, et étrangement absent, n’influant finalement que modérément sur les comportements des personnages infectés. Le virus n’est qu’un leurre, un alibi, un révélateur. Bref, rien de neuf. Et les aventures de Lucie au pays de Keltiks, si elles démontrent une nouvelle fois le talent de Beauverger pour l’action menée tambour battant, n’apportent pas non plus d’éléments déterminants. On est en terrain connu. La source se tarit. L’ennui guette.

    Il en est une d’idée, cependant, qui doit retenir l’attention du critique, comme celle du lecteur. Une idée forte, qui conditionne la construction du récit et les choix de l’écrivain. Cette idée, la voici : l’entité noctivore évolue, s’émancipe du joug de son créateur Peter Lerner, et développe une intelligence collective qui ne serait pas que logique, mathématique : elle serait aussi « éthiquement viable » : une « entité globale éthique, mue par des pulsions secrètes visant à la satisfaction de notre nous… De notre moi. »… Des entités collectives, la science-fiction nous en a déjà donné de nombreux exemples. Dans La lune seule le sait de Johan Heliot, ce que Bruno Gaultier avait décrit comme « la refonte des consciences individuelles des êtres décédés dans un amalgame Ishkiss millénaire et condamné à errer dans l’espace à la recherche de nouvelles aides pour survivre », était une évidente métaphore politique, et n’ouvrait sur aucune réflexion métaphysique. En revanche, les post-humains de La ruche d’Hellstrom de Frank Herbert, comme les légions de l’Anome de Grande Jonction, étaient comme sortis de l’humanité. Vivre ensemble, mais en ruinant le sens de cet « ensemble ». Lutter pour la survie de la ruche, au détriment de toute autre intelligence. Détruire la singularité divine, pour régner en maître sur une terre dévastée. Des intelligences « totalement inhumaines », pour reprendre les termes de Jean-Michel Truong. Si dans le deuxième tome de sa trilogie les Noctivores de Stéphane Beauverger paraissaient appartenir à cette dernière catégorie, alternative inhumaine et, comment dire, diabolique, à la folie humaine, ils s’apparentent plus, ici, au Gestalt des Plus qu’humain de Theodore Sturgeon. La cité nymphale du titre, c’est l’imminence annoncée d’un contrat social d’un nouveau type. L’apocalypse, certes, puisque l’homme ancien est amené à disparaître, mais une apocalypse dorée, tant les Noctivores, derrière leur apparence de zombies, se montrent habiles, intelligents, capables des plus grandes prouesses techniques. Et, surtout, ils ne cherchent plus à éliminer leurs dissemblables. Leur conscience, d’abord froidement logique, est désormais alimentée par un inconscient collectif qui, semble-t-il, leur garantit une certaine humanité (jusqu’au sens de l’humour).

    Les meilleurs passages du livre, ceux où Beauverger s’affranchit le plus des conventions romanesques, sont une conséquence directe de cette évolution inattendue des Noctivores. Il s’agit de courts chapitres, intercalés dans la trame principale, où nous suivons les « sauts de conscience » d’un tueur noctivore. Pour figurer son mode de pensée radicalement différent du nôtre, Beauverger s’autorise des descriptions synesthésiques du plus bel effet : « Encore un pas. Encore deux. Scintillement jaune. Un puits flamboyait quelque part devant lui, au loin. Il avait tellement hâte d’y être. Un air oublié reprit dans sa tête cabossée. Scintillement jaune soutenu par un accord grave, mi majeur, en x, en y et en z. » Dans ces interludes, dont l’importance ne vous sera révélée qu’au dénouement, Beauverger fait montre d’une inventivité vraiment jubilatoire, qui ne se retrouve que sporadiquement dans le reste d’un récit secrètement tendu vers sa propre expérience de la synthèse éthique des Noctivores. En effet, si la violence est évidemment présente dans La cité nymphale, elle est le plus souvent désamorcée. Beauverger joue avec nos attentes, et c’est délibérément qu’il les déçoit. Ses personnages, son roman lui-même, doivent domestiquer leur propre violence, et s’ouvrir enfin aux autres et au monde. Et lorsque la violence se manifeste brutalement, par le canon du flingue de Lucie ou par les pensées dégénérées d’une laissée-pour-compte enragée, nous sommes gênés, mal à l’aise, confrontés à notre banale complaisance.

    On peut alors regretter que la réussite de ce projet ambitieux, se fasse au prix de ce qui forçait l’enthousiasme dans Chromozone et Les Noctivores, cet art de la castagne, ce rythme insensé, cette capacité à maintenir une étincelle de lumière dans l’enfer des armes. Ce style tranchant, sans fioritures mais redoutablement efficace, sied moins au tissage de liens fraternels qu’à l’équarrissage d’autrui à la machette… Par ailleurs, cette volonté louable de reconstruire après avoir tout fait exploser, se traduit dans La cité nymphale par une simplification des données. Hormis les mystérieux agents de Derb Ghallef, dont nous ne saurons rien sinon qu’ils ne sont pas l’ennemi supposé, nous connaissons quasiment d’emblée toutes les forces en présence, ainsi que leurs dirigeants. Et si quelques événements viennent troubler les relations diplomatiques, au point d’en arriver à une situation de crise qui permet à Beauverger d’en réunir enfin tous les protagonistes, aucune évolution majeure ne permet au récit de décoller – jusqu’au surgissement inoubliable du tueur, prélude tragicomique aux révélations sur la nouvelle éthique des Noctivores. Situation figée, donc, et dont les éléments ne sont jamais qu’effleurés. Comme les personnages du reste, dont l’essence se dilue tandis que leurs doutes laissent place à une nouvelle détermination. Aucun, en vérité, ne parvient à émouvoir, aucun ne nous invite au vertige. Même le Roméo, traître professionnel rencontré dans le volume précédent, n’est plus intéressant dès lors qu’il devient trop humain. Chacun joue son rôle à la perfection, comme à l’Actor’s Studio, mais où est la chair ? Où est le sang ? Où est l’âme ? Dépecée et synthétisée par les Noctivores ? Idée séduisante, mais infondée.

    Pour autant, Stéphane Beauverger ne choisit pas la beauté plus qu’humaine des Noctivores (la référence du titre au monde des insectes – la cité nymphale – ne saurait être fortuite). Avec la communauté secrète réunie autour de Laurie Deane, c’est une nouvelle fraternité qui est en train de naître. D’un côté, la ruche éthique des Noctivores. De l’autre, les hommes libres. Beauverger ne juge pas les Noctivores, qu’il paraît contempler avec tristesse, comme s’il pressentait que l’avenir de l’univers par lui créé, leur appartient. Mais il choisit évidemment de clore son texte en compagnie de Cendre et Lucie, nouvel Adam, nouvelle Ève, sur un navire – possibilité d’une île. Le dernier mot du roman, c’est « vie ». Où est l’âme, demandais-je à l’instant. Elle surgit in extremis, l’âme, dans une « larme de joie triste ».