« Il n’est plus de Dieu dans l’“inaccessible mort”, plus de Dieu dans la nuit fermée, on n’entend plus que lamma sabachtani, la petite phrase que les hommes entre toutes ont chargée d’une horreur sacrée. »
Georges Bataille, L’expérience intérieure.
« Je tiens cette morte par la main. Elle ne résiste plus. Elle se laisse guider. Preuve que… Quoi ? Que, par-delà le gouffre, j’existe encore dans les zones obscures de sa mémoire ? Qu’elle a senti que je l’attendais, même si je n’étais pas le numéro un sur sa liste ? Je veux le croire. Nous cheminons ensemble par des sentiers de soleil, mes doigts se sont inextricablement liés aux siens, j’écoute ses talons compensés frapper le bitume, je ne cesse de la regarder, elle se contente de m’offrir son profil roide, celui de la Vierge à l’Enfant de Philippo Lippi. Ses lèvres restent closes et, comme chez Rimbaud, Les parfums ne font pas frissonner ses narines. Elle ne respire pas. Et alors ? Elle est là, avec moi, Maeva retrouvée. »
Jean-Pierre Andrevon, Le Jour des Morts.
Avant de me coltiner enfin à Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec et à La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, il ne me paraît pas inopportun de mettre quelques textes en lumière, qu’ils soient curieux (Sprats, de David Bessis), ébouriffants (La Horde du contrevent d’Alain Damasio, déjà évoqué ailleurs, et dont les rafales ont définitivement investi ma boîte crânienne, ravivant un feu que l’entropie informationnelle, à laquelle n’échappe pas la littérature, était sur le point d’éteindre), ou tout simplement beaux, comme ce Jour des morts dont je ne saurais jamais trop recommander la lecture.
Jean-Pierre Andrevon a beau avoir une longue carrière de romancier et de nouvelliste derrière lui, inégale mais brillante (on lui doit entre autres Gandahar, animé à l’écran par René Laloux, et Le Travail du furet, récemment adapté en bandes dessinés ; ses dessins et articles furent publiés dans Fiction, Charlie Hebdo, L’Écran fantastique, ou encore dans La Gueule ouverte, revue écologiste militante), il n’en reste pas moins capable, à plus de soixante-cinq ans, de nous offrir des textes surprenants, comme ce beau Jour des morts, récit court, onirique et fantastique qui n’est pas sans rappeler « Une mort bien ordinaire », nouvelle publiée il y a une dizaine d’années dans le recueil qui porte le même titre (Denoël, « Présence du fantastique »). Vous en aviez assez des histoires de Noël ? Andrevon invente le récit de Toussaint.
Une fois l’an, vous le savez, les morts sont célébrés. Ce que vous ignorez en revanche, c’est qu’en ce jour de la fête des morts, ceux-ci quittent leurs tombes pour passer – pesant rituel – la journée en famille avec les vivants, abandonnant dans leur sillage des particules terreuses et une odeur certes ténue – le temps détruit tout, même la puanteur – mais persistante. Alain, le narrateur, ne supporte plus cette macabre tradition. Est-il seulement possible en effet de faire semblant, quand vos grands-parents, quand votre mère – décédée d’un terrible cancer du colon – répètent mécaniquement les gestes ordinaires du repas dominical ? Alain, au grand dam de son père, préfère s’éclipser, mal à l’aise, et déambuler dans la ville. Dans chaque maison la même scène se déroule, comme dans un rêve. Et dans les rues, quelques morts oubliés de leurs proches errent à la recherche d’une famille d’accueil. Les pas d’Alain l’amènent à croiser la route de Maeva, jeune femme dont il était – dont il est encore – follement amoureux, hélas tuée par un accident de moto avant qu’une relation ait pu se nouer entre eux. Le cadavre ambulant de Maeva voudrait bien, peut-être, combler cette absence et aimer Alain en retour tour, mais elle est morte et bien morte : au soir de ce jour de célébration, comme tous les autres morts, elle doit retourner au cimetière et reposer dans sa tombe jusqu’à l’année suivante – si l’amour est éternel, il ne peut s’accommoder des chairs putréfiées.
Jean-Pierre Andrevon porte avec ce texte poignant un regard d’une infinie tristesse sur la mort et son caractère inéluctable, sur le souvenir, et sur la nécessité de faire son deuil. Le sujet n’est pas nouveau, j’en conviens, mais ce qui frappe le plus ici est avant tout un style sculpté, ciselé, percutant, manifestement très travaillé et pourtant épuré à l’extrême. Chaque mot, chaque phrase, touchent droit au cœur – et à l’intellect – avec une précision déconcertante. La langue, froide comme la mort. Pas une once de joie n’illumine le récit, pas même lorsque Alain, gagné par le désir – ou par le souvenir du désir –, caresse le fol espoir de se faire aimer. Or d’espoir, il n’est pas question ici. La mort est définitive, même travestie ; un souvenir, aussi concret, aussi matériel, aussi corporel soit-il – voyez Solaris –, n’est au mieux qu’un faible simulacre. Cette noirceur absolue n’est pourtant jamais complaisante, transcendée par la beauté du style et par la subtile construction d’un récit inattendu. Le jour des morts est en effet structuré comme un rêve – on le lit d’ailleurs comme au ralenti, comme si les mots de l’auteur avaient le pouvoir de briser la ligne du temps –, glissant du naturalisme le plus impitoyable – Andrevon épingle les non-dits et les tabous familiaux avec une admirable économie de moyens – à l’onirisme le plus poétique sans que l’unité narrative et esthétique soit remise en cause. La satire sociale, du reste, n’intéresse pas l’auteur. Ainsi le père, qu’Alain jugeait d’abord sévèrement, nous apparaît en définitive comme un être pathétique, qui se débrouille comme il peut avec ses faiblesses, avec ses limites – un être humain. Père et fils sont alors réunis par la douleur et par un même désir de vivre. Quand le lecteur referme ce petit livre, bouleversé, il n’a d’autre choix que d’imiter Alain : « Je me décolle de la fenêtre. Je dois retourner parmi les vivants. »
J.-P. Andrevon, Le Jour des morts, Eden, « Eden Fictions », 2003, 56 p., 7 €.
Photographie © Olivier Noël, 2004
Commentaires
Elle est troublante la mise en rapport de ton texte critique (autour d'autrui) et de la toute première photo intime de ce carnet... Flou d'un amour fou qui révèle, on finit entre texte et image par ne plus savoir qui sont ces vivants vers qui nous nous devons, lecteurs et lectrices, de retourner. En tous cas, merci de ce don si beau et si touchant de fragments tiens.
Première photo intime ? Oui, et non. La troisième partie de Et Expecto, "Yucca boy" était déjà illustrée par un étrange cliché d'un proche, au visage oblitéré par une photographie encadrée d'un enfant... Merci en tout cas pour ton amical commentaire. Mon choix, certes dérangeant, était en effet moins impudique - j'espère - que poétique.