Villa Vortex de Maurice G. Dantec - 2 - Le cosmos est vivant (02/09/2005)

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« [L]’érudition pure, du point de vue de la connaissance, n’a aucun intérêt. La vraie mémoire n’est pas du tout celle des mots, ou des incidents sans importance, mais la capacité de mettre en structure, de réduire et d’intégrer les mots et les anciens incidents… »
Raymond Abellio, Entretiens.

 

« Osons donc dire que le cosmos est une forme de vie. Ou plutôt : qu’il est la métaforme de la vie. »
Maurice G. dantec, Laboratoire de catastrophe générale.

 

Kernal, le personnage de Villa Vortex, explore les contrées du Mal sur la piste d’un tueur en série – comme dans Les Racines du Mal – qui remplace certains organes de ses victimes par des composants électroniques, comme pour animer ceux-ci d’un simulacre de vie – le tueur, par cette dérisoire tentative d’accorder la Parole aux morts, n’est autre que le symbole de la désagrégation du langage déjà évoquée ; son absence physique insistante stigmatise au passage, subjective interprétation de ma part, la pauvreté des écrivains coupables de prostitution du Verbe. Kernal va en réalité connaître la révélation, sous l’influence de deux figures tutélaires (Wolfmann et sa bibliothèque de combat, Nitzos et son manuscrit d’outremonde), d’un fragment de Vérité : notre monde serait littéralement écrit, de même que l’écrivain, à son tour, crée littéralement de nouveaux mondes (comme dans L’Univers en folie de Fredric Brown, 1949, dans lequel l’explosion, suite à l’écrasement de la première une fusée lunaire, expédie Keith Winton, rédacteur en chef de la revue de science-fiction « Aventures extraordinaires », dans un monde parallèle à l’image de sa représentation du monde ; comme, également, dans Le Maître du haut château de Philip K. Dick : Genèse plutôt que processus) – ce qui, chez Dantec, lecteur éclairé de Dick, se traduit par l’évocation d’un univers transcendantal tapi sous la réalité consensuelle. Mais de Dick, de Brown ou de Raymond Abellio (dont l’influence sur la genèse de Villa Vortex fut décisive ; notons par ailleurs que la structure même de Villa Vortex doit beaucoup à celles des Yeux d’Ezechiel sont ouverts et de La Fosse de Babel, dont le motif principal n’est autre que la constitution d’un phalange d’hommes supérieurs en guerre contre la lente dissolution – dévolution – du monde), Dantec aurait dû retenir également une certaine épure stylistique, une transparence qui seule permettrait, pour rester dans sa perspective prophétique, de percer les Ténèbres occultant la Lumière du monde incréé. L’intéressante mais faible dernière partie, où Dantec oublie de montrer pour se contenter de dire et où Kernal plonge dans un inframonde futuriste – ce « quatrième monde » serait ainsi l’équivalent pour Dantec du « manuscrit trouvé à Sarajevo » de Nitzos –, aurait grandement gagné à être directement injectée dans l’univers plus dense de l’enfer urbain des six cents premières pages. Ce long épilogue science-fictif intitulé « quatrième monde » est en effet problématique puisqu’il justifie l’ambition du roman en même temps qu’il l’entrave irrémédiablement. Jusqu’alors le point de vue subjectif de Kernal, alter ego de Dantec, permettait toutes les lectures possibles, mais ici le discours revient à la charge, moins subtil que jamais ; il sabote la fiction, la mine de l’extérieur, le Verbe est flétri – c’est à peine travesti qu’il envahit le champ narratif, ne laissant que peu de place à la Littérature, celle-là même que Dantec avait su produire jusque là, celle-là même, vous l’aurez compris, qui constitue l’enjeu majeur du roman ! On peine alors à croire vraiment à ce futur délirant contaminé par les mèmes idéologiques de l’auteur, même si cet univers futuriste qui succède à la conurbation crépusculaire est présenté comme un phantasme métafictionnel, comme un Anti-Monde, aperçu qu’un écrivain visionnaire pourrait avoir de l’avenir. Dans un autre article publié chez le Stalker, La Littérature à contre-vent, j’écrivais que Dantec était « gagné à son tour par l’emprise de la fausse parole », agent malgré lui d’une Novlangue alternative dont l’effet principal est de réduire le monde. Même si j’avais alors, peut-être, cédé à quelque facilité, il faut cependant reconnaître le caractère fondamentalement erroné du quatrième monde, où Dantec fait à mon sens fausse route.

Villa Vortex, rappelons-le, était censé inaugurer un nouveau cycle, premier tome de qui était annoncé comme une trilogie, Liber Mundi – dont Cosmos Incorporated, son dernier opus, ne fait pas partie en dépit d’un évidente parenté. Plus que le titre du volume qui nous intéresse ici, c’est donc ce « Liber Mundi », autrement dit ce « Livre Monde », qui donne le ton du récit. Villa Vortex, s’il peut être rattaché au roman noir, est aussi un roman philosophique, un roman politique, un roman de science-fiction, voire : un roman de hard science qui entrelacerait Kabbale et génétique. Tout commence pourtant comme dans un classique roman noir, façon Ellroy : nous avons droit aux sempiternels meurtres en série, sur un territoire délimité et largement arpenté (la conurbation parisienne), ainsi, comme il se doit, qu’au flic déjanté à souhait – et à l’histoire récente. Mais à mesure que Kernal s’ouvre à une dimension plus occulte, plus métaphysique, de son métier de flic, ses influences humaines et culturelles le plongent dans une transe mystique et prophétique, long délire sous psychotrope au sein duquel le Verbe acquiert une importance essentielle. Au travers d’analyses de la Kabbale par exemple – brillantes et férocement ésotériques, inspirées entre autres de Raymond Abellio – Kernal accède à une conscience aiguë du statut métafictionnel de l’univers. En d’autres termes, l’idée qu’il serait né de la « plume » métaphorique d’un narrateur céleste – langage dont les structures génétiques, les transposons, seraient les lettres – fait son chemin dans son esprit surchauffé. Idée magnifique que celle-ci : s’emparant de notre ignorance quasi-totale sur le rôle réel de ce que les scientifiques ont absurdement appelé « junk-DNA » (ADN-poubelle), Dantec imagine que cette part dite « non-codante » de l’ADN – que nous soupçonnons tout de même de jouer un rôle prépondérant dans ce qu’il nous faut désormais désigner comme un véritable réseau – ouvrirait, pour qui saurait s’y exercer, au Corps Lumineux » de la « grande transposition ». Autrement dit – pour les détails, et parce que je ne maîtrise pas totalement le sujet, je vous renvoie au chapitre « Digital Dogs, 31 décembre 1999 », pages 488 à 505 –, le corps du Christ, que l’on considère celui-ci comme authentique fils de Dieu ou comme symbole, serait en chacun de nous.

N’accusons pas trop vite Dantec, même si nous n’aurions pas tort, d’avoir abusé de drogues diverses [1]. Il n’est pas inutile en effet de signaler que les avancées les plus récentes de la science – astrophysique, biologie, génétique et physique quantique – remettent aujourd’hui en cause nos vieilles certitudes cartésiennes. Ainsi, aucun scientifique sérieux ne saurait réfuter d’emblée une cosmogonie phénoménologique, « transfictionnelle », telle que celle proposée par Dantec. L’homme de science est en effet au bord d’un fascinant précipice, puits vertigineux dont les vortex confinent au mysticisme pur. Le concept selon lequel la réalité que nous connaissons n’est pas forcément la réalité ultime n’est pourtant pas nouveau : la science-fiction en a même fait depuis longtemps l’un de ses thèmes récurrents, avec Philip K. Dick ou, plus récemment, avec Greg Egan ; Dantec ne fait que la replacer dans un cadre plus politique – au sens premier du terme. De même, bien que je sois incapable de suivre l’auteur dans ses développements kabbalistiques, il me semble y avoir décelé l’idée, non moins fascinante et tout à fait sensée, que cette théorie du « Corps Lumineux » prendrait part à l’unité fondamentale de l’Univer que j’ai d'ailleurs moi-même évoquée, quoique plus modestement, dans mon article « La structure absolue et les lois de l’anature ».

Hormis quelques fautes de goût assez anecdotiques – Ah ! ce navrant ménage à trois sous les décombres du Mur, digne des pires clichés du genre (alors que Dantec écrivait de très belles lignes sur l’amour dans son journal)… – et hormis, malgré tout, un certain nombre de redondances langagières dont on peine à identifier la raison d’être (le mot « cinétique », dont les occurrences ne se comptent plus), les six cents pages incandescentes de Villa Vortex tiennent du chef d’œuvre. On pense souvent aux deux tomes d’Underworld USA de James Ellroy, dans cette manière particulière de mêler l’histoire récente de la France – French Tabloïd, de Jean-Hugues Oppel, si j’en crois les commentaires d’une lectrice avisée, en est le pire avatar – et les parcours individuels ; dans cette virtuosité aussi – bien que dans un style très différent, aussi torrentiel que celui d’Ellroy est minimaliste – à dépeindre la lente plongée des personnages au cœur de la tourmente et d’une violence qui les dépasse. Je ne suis donc pas étonné de lire sous la plume du Stalker que Cosmos Incorporated multiplie « les bribes, les coupures de presse » à l’instar en effet d’un John Dos Passos (sa trilogie U.S.A.) et d’un John Brunner (Tous à Zanzibar) – sans oublier l’excellent Reproduction Interdite de Jean-Michel Truong, roman sur le clonage (le meilleur à ce jour) entièrement constitué d’extraits de journaux, de courriers électroniques et autres documents – dans ce dernier texte toutefois, le kaléidoscope est assemblé avec précision vers un but unique, tandis que Brunner et Dos Passos cherchaient au contraire à élargir le spectre du récit, à l’ouvrir vers l’Infini.

Surtout, Dantec a su décrire à sa manière poétique ce paysage urbain désolé, ces routes éclairées au sodium, ces barres de béton, ces tours de verre, cette mégapole inhumaine dont les valeurs sous-jacentes sont concentrées dans l’aberrante Très Grande Bibliothèque. L’opposition entre la Babel de Tolbiac et la bibliothèque de combat de Wolfmann – transmutée en Bibliogôn dans l’Anti-Monde – constitue d’ailleurs un axe majeur du roman. Il s’agit en vérité d’une dialectique philosophique et politique qui oppose la société technique moderne, jouisseuse et « internetisée », réifiée, dont le devenir-Machine ne fait pas de doute, et les résistants, les guerriers, les chercheurs de trace, de vérité, de l’Essence du monde. – Villa Vortex n’est d’ailleurs pas sans parenté avec Un prof bien sous tout rapport d’Eric Bénier-Bürckel, roman extrême dont le Verbe est une lame meurtrière, ce que ne réussit pas complètement Villa Vortex : dans les deux livres, le tueur en série est un individu lettré, cultivé, mais qui ne sait quoi faire de ce stockage d’information ; ils sont rattrapés par le nihilisme post-moderne dont les attentats du World Trade Center sont l’archétype. Ainsi qu'en matière de critique, comme le suggère ici notre amie d'Obombration, l’important n’est pas l’information, mais ce qui la transpose.

 

Illustration © http://www.conesa.com/kabbale/.



[1] Un écrivain m’a raconté qu’un jour, dans les locaux de Gallimard, Dantec l’a salué au moins trois ou quatre fois en quelques minutes. Distrait ? Non, m’a confié cet écrivain, dont je tairai évidemment le nom : dans le cosmos, plutôt… N’oublions pas non plus les beaux passages du TdO, dans lesquels Dantec décrit avec un vrai talent les conséquences de ses « cocktails »…

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