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mort - Page 2

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 8 - La mort comme processeur d’histoires

     

    Sainte-anne, la vierge et l'enfant.jpg

    Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne

    (Santa Anna Metterza, 1508-1510, Musée du Louvre). Cherchez le vautour !

     

    « Ma joie, mon chagrin, mon espoir, mon amour,

    Tout tournait dans ce cercle.

    Un cercle étroit. »

    Edmund Waller, cité dans La Forteresse vide de Bruno Bettelheim.

     

    « Le sujet s’étale sur le pourtour du cercle dont le moi a déserté le centre. »

    Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe.

     

     

    Voici enfin la dernière partie tant attendue ( ?) de cette divagation autour de La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin.

     

     

     

     

    La Mémoire du Vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du Vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du Vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du Vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du Vautour – 5 – L'expérience intérieure

    La Mémoire du Vautour – 6 – Temps, récit et schizophrénie, première partie

    La Mémoire du Vautour – 7 – Temps, récit et schizophrénie, deuxième partie

     

     

     

    Il nous reste enfin, au terme de cette longue dérive sur les vagues incertaines de La Mémoire du Vautour, à comprendre comment, dans son univers schizoïde, s’articulent tous ces éléments.

     

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    D’abord, rafraîchissons-nous la mémoire, voulez-vous ? Au premier chapitre, William Tyron, embauché par une mystérieuse organisation (D_Member), fait la connaissance de Sarah – qu’il est censé observer –, victime d’un crash en Indonésie. Un jour elle disparaît littéralement. Bill se replie dans sa salle de bains. Sarah Daniel Greaves devient la narratrice d’un deuxième chapitre à la chronologie difficile à établir (voir notre résumé). Elle a eu un enfant prénommé Narathan (le père lui a été présenté par un certain Jack Williamson (Williamson : littéralement « fils de William »…). En 1997, observée par un vautour, elle réchappe d’un crash terrible, et subit le lendemain ( ?) une « exérèse » (une sorte d’excision mémorielle) par les services secrets. Le troisième chapitre, « Reeltoy », est lui-même construit comme une chaîne. Le vautour qui observait Sarah est blessé par un congénère avant d’être achevé par un tigre. Le tigre prend la narration à son compte avant d’être blessé par un homme armé. Un autre homme, Setyo (un pirate halluciné), l’abat et prend le relais. Il est intercepté par d’autres pirates, qui le jettent aux requins. Nous suivons alors le requin dans son domaine, mais bientôt celui-ci est tué par des pirates. C’est l’un d’entre eux qui assume le rôle de cinquième maillon de la chaîne Reeltoy (« jouet-bobine ») en mangeant la cervelle du squale. Deux femmes sont prisonnières sur le bateau : la mère est violée puis abattue, mais Reeltoy aide la fille à s’enfuir. Le quatrième chapitre est consacré à Narathan, le fils de Sarah. Il est en compagnie de Reeltoy (le même ?). Au cours d’un voyage en Thaïlande, Narathan assiste sous l’influence de psychotropes à des événements étranges avant d’être tiré d’affaires par un autre Reeltoy ( ?). Le jour du fameux tsunami, Narathan sort son appareil numérique, prêt à immortaliser l’événement. Le narrateur du cinquième et dernier chapitre est un certain Io-Tancrède Violas, artiste et professeur schizophrène. Il est question ici : d’une installation consacrée au tsunami ; d’un mystérieux correspondant qu’il appelle LUI et qui lui transmet des informations biographiques relatives à Bill Tyron ; des mails que lui adresse Narathan ; d’une exposition comprenant cinq œuvres réalisées par ses élèves ; et de sa propre disparition. Io-Tancrède se rend dans une tour, téléphone à Tyron et lui dit : « C’est terminé ». Enfin, dans un épilogue à la troisième personne, Bill Tyron sort de sa salle de bains hors du monde pour s’enfoncer dans le grand blanc…

     

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    Le personnage-qui-meurt, dans La Mémoire du Vautour, se replie sur lui-même, avons-nous dit. Apparemment destiné au solipsisme, il soumet le réel à son inconscient, et se meut dans une bulle imaginaire enclavée dans le monde « réel ». Oui, mais voilà : en créant son monde-propre, ce repli devient ouverture infinie – le trou noir ouvre sur un cosmos total. « Je » est un autre, souvenez-vous. Dès lors, tout devient possible, y compris cette tectonique des plaques temporelles qui fait se rencontrer Sarah et Tyron alors que le premier, au moins, est censé être mort. Ces liens étranges et discordants (et fort nombreux en vérité : ainsi par exemple, le requin évoque-t-il la mort de Socrate, faisant écho à la mort du singe Socrate dans le chapitre de Sarah, avant de réapparaître dans le chapitre « Io-tancrède » ; ainsi également, Narathan, qui à Patong rencontre un français, Max, qui assure qu’ils se connaissent. Ils se rendent dans une boîte de nuit appelée « le Tiger » et le lendemain, Reeltoy répète devant Narathan les trois mots prononcés par Sarah devant le vautour sur les lieux du crash, page 221…), ces liens irrationnels entre tous les personnages, donc, et le fait que le récit est enchâssé dans la mort de Tyron (le roman commence après sa mort, et s’achève par son accomplissement) nous suggèrent donc d’abord qu’en quelque sorte ils ne font qu’un : Tyron est Sarah, comme il est tous les autres personnages. Sausalito, Sarah, D_Member tout est en lui – tout, sauf peut-être la salle de bain, qui est précisément hors du monde (comprendre : hors du sien comme du nôtre). Et cependant, ils sont bien des personnages distincts, aux existences et aux expériences propres…

     

    Comment nous dépêtrer de cet inextricable réseau de correspondances ? Faisons de nouveau appel à Alan Watts, l’une des figures tutélaires du roman. Comme Raymond Abellio, l’auteur de La structure absolue, Watts croit à l’interdépendance, à « l’idée d’un monde unitaire sans le moindre raccord, tissu d’interactions mutuelles, où une chose ne se comprend que rapportée à une autre et réciproquement. Il est impossible dans cette perspective de considérer l’homme isolément de la nature. » (nous avions déjà cité cet extrait d’Amour et connaissance). Par ailleurs, « [lorsque] l'esprit glisse à son insu dans une attitude réceptive, il lui arrive d'être gratifié d'une perception "magique" du monde. ». Nous retrouvons cette idée, chez Colin, que dans un monde donné tout, absolument, est lié. Le personnage colinien, nous le savons au moins depuis Kathleen, recherche l’illumination intérieure, le saisissement de cette pensée magique, cette connexion, qui n’est que flux continu de perceptions, avec le cosmos dont il fait inextricablement partie (cela n’est pas sans rappeler l’union plotinienne avec l’UN dans l’extase…). Il y a chez Colin une forme certaine de mysticisme, pas totalement diluée dans la métaphore : la croyance, ou la volonté de croire, à l’unité fondamentale du monde. Avant de mourir, le gorille (Socrate) parle par signes à Monika : « le cycle, l’histoire » (129), et le même soir, Sarah perd les eaux et accouche de Narathan. Or Socrate, le philosophe, croit en l’existence d’une « roue des générations » : si la mort fait suite à la vie, la vie fait suite à la mort, ce cycle rappelle à la vie ce qui était la mort. La nature a un devenir sans fin, selon la loi de l’alternance des naissances et des morts. On peut alors parler d’une « Âme du Monde ». Nous verrons plus loin qu’il s’agit là d’une idée centrale du roman.

     

    Et nous sommes dès à présent en mesure de désigner les personnages narrateurs de La Mémoire du Vautour comme des hypostases, semblables, si l’on veut, à la Sainte Trinité chrétienne (et nous verrons plus tard qui est le « dieu » hypostasié).

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    Cependant, le chiffre choisi par Fabrice Colin (qui jusqu’à preuve du contraire n’est pas un écrivain chrétien, même si Io-Tancrède en appelle souvent à Jésus) n’est pas le TROIS de la Trinité, mais le CINQ.

     

    La Mémoire du Vautour comporte cinq chapitres (« Bill », « Sarah », « Reeltoy », « Narathan », « Io-Tancrède »). Le chapitre central, « Reeltoy », est lui-même composé de cinq parties, chacune étant assumée par un narrateur différent (le vautour, le tigre, Setyo, le requin, et le pirate que nous appellerons Reeltoy puisque c’est lui qui semble désigné par ce nom dans le chapitre suivant). Narathan évoque cinq niveaux d’implication dans le jeu : joueur, personnage, intelligence artificielle, observateur et concepteur, et envoie cinq textes à Io-Tancrède, qui lui-même propose cinq œuvres d’art à ses élèves, chacune représentant l’une des cinq conceptions de l’artiste qu’il a préalablement définies (l’avion furtif, le manipulateur, le locataire, l’intelligence, le raconteur). Pourquoi cette omniprésence du chiffre CINQ dans La Mémoire du Vautour ? Peut-être n’y a-t-il pas d’autre origine que l’épigraphe du roman par Bill Viola :

     

    Death by beauty.

    Death by sensitivity.

    Death by awareness.

    Death by experience.

    Death by landscape.

    Bill Viola

    Note, 12 décembre 1986

     

    Cinq manières de mourir. Cinq expériences de la mort. La figure du cercle, elle aussi surdéterminante[1], nous évoque bien sûr le vautour tournant autour de son sujet, la mort (nous avons vu qu’elle ne s’affrontait jamais de front), d’où ce titre initial qui pourrait être celui de tableau, Paysage avec vautour. L’origine de ce roman est peut-être à chercher seulement dans la conjonction de ces cinq lignes de Bill Viola[2] et de quelques chansons du groupe Radiohead. Mais nous ne nous en satisferons pas. Quelle qu’en soit la raison première, connue de lui seul, le choix de Fabrice Colin s’est porté sur le chiffre CINQ. Diantre ! Pourquoi ?!?

     

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    Selon notre précieux Dictionnaire des symboles, le chiffre CINQ « est signe d’union, nombre nuptial disent les Pythagoriciens ; nombre aussi du centre, de l’harmonie et de l’équilibre. Il sera donc le chiffre des hiérogamies, le mariage du principe céleste (3) et du principe terrestre de la mère (2)[3]. Il est encore le symbole de l’homme (bras écartés, celui-ci paraît disposé en cinq parties en forme de croix : les deux bras, le buste, le centre – abri du cœur – la tête, les deux jambes). Symbole également de l’univers : deux axes, l’un vertical et l’autre horizontal, passant par un même centre ; symbole de l’ordre et de la perfection ; finalement, symbole de la volonté divine qui ne peut désirer que l’ordre et la perfection (CHAS, 243-244). […] Il représente aussi les cinq sens et les cinq formes sensibles de la matière : la totalité du monde sensible. […] L’étoile à cinq branches, la fleur à cinq pétales est placée, dans le symbolisme herméneutique, au centre de la croix des quatre éléments : c’est la quint-essence, ou l’éther. Le 5 par rapport au 6 est le microcosme par rapport au macrocosme, l’homme individuel par rapport à l’Homme universel.  […] Dans la plupart des textes irlandais médiévaux cinquante, lit-on encore, ou son multiple triple cent-cinquante (tri coicait, littéralement : trois cinquantaines) est un nombre conventionnel indiquant ou symbolisant l’infini.[4]. […] Sainte Hildegarde de Bingen a développé toute une théorie du chiffre cinq comme symbole de l’homme. […] l’homme possède cinq sens, cinq extrémités (tête, mains, pieds). Plutarque utilise ce nombre pour désigner la succession des espèces. Une telle idée peut se trouver dans la genèse ou il est dit que les poissons et les volatiles furent crées le cinquième jour de la création… »[5]

     

    Symbole d’union, de centre, d’harmonie, de perfection, de quintessence (et, pour finir, de succession des espèces) : l’abondance du CINQ nous paraît désormais justifiée. Est-ce là tout ?... Non, bien sûr. En chiffre romain, CINQ s’écrit V. V comme le roman de Thomas Pynchon (avec lequel, nous le verrons, La Mémoire du Vautour n’est pas sans rapport), V comme V pour Vendetta, V comme Vautour ou Vulture (du latin Vulturius), mais aussi comme le glyphe couramment utilisé pour figurer schématiquement un oiseau – et donc un vautour (V pour Vendetta comporte, bien sûr, un chapitre « Vultures » dans son troisième Livre)… Comme le disait Einstein, Dieu ne joue pas aux dés…

     

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    V comme Vautour, donc. Remontons à présent le jouet-bobine (« Je termine la cervelle. Tout fond en moi. Tout forme une chaîne ininterrompue et sanglante, pleine d’une sagesse irréelle : du vautour au tigre, du tigre à l’homme, de l’homme au requin, du requin à moi. », 161), qui nous rappelle le jeu de la bobine (ou Fort-Da) chez Freud (jeu répétitif pré-symboliquement lié à la pulsion de mort) et revenons à ce personnage essentiel du roman.

     

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    Le vautour n’est rien de moins, nous l’avons déjà suggéré, que l’incarnation plumesque du principe vital de La Mémoire du Vautour.

     

    Ah ! Mais il n’est pas seul. Il est, en premier lieu, préfiguré par un chat, Moebius, celui de Sarah, retrouvé mort par Tyron au premier chapitre. Le chat : premier symbole de la mort, qui, cependant, peut vivre neuf vies (donc renaître…). Ensuite, le vautour sera suivi par le tigre et le requin. Tenez, le tigre, celui qui, non loin des lieux du crash, achève le charognard. Pour l’occidental, le tigre est d’abord un mangeur d’hommes, symbole de mort (encore). Mais dans le Bouddhisme (élevons un cierge à la gloire du Dictionnaire des symboles), sa force symbolise celle de la foi, « de l’effort spirituel traversant la jungle des péchés, elle-même figurée par une forêt de bambous. […] Il ne faut pas oublier que dans toute l’Asie du Sud-Est asiatique, le Tigre-Ancêtre mythique est regardé comme l’initiant. C’est lui qui conduit les néophytes dans la jungle pour les initier, en réalité pour les tuer et les ressusciter. »[6] Et les ressusciter ! Nous y sommes ! On trouve d’ailleurs une variation sur ce thème dans le beau film d’Apichatpong Weerasetakul, Tropical Malady – que je n’ai hélas jamais eu le temps ou, allez savoir, le courage d’évoquer ici – et dont une affiche est, plus tard, aperçue par Narathan en Thaïlande (205).[7] Setyo, qui tue le tigre qui a tué le vautour (on meurt beaucoup dans La Mémoire du Vautour mais, et c’est là l’important, ça n’est jamais une fin en soi), délire : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques pour la séduction et nous incorporer à sa danse spéciale et savoir/comprendre/c’est voir ce qui se dessine et de quelle façon procèdent les départements concernés les tours hurlantes au sommet des cieux. Comprenons ceci ::: qu’elle va se confondre avec MOI. » (150-151). En mangeant le tigre, Setyo devient le tigre. Pas la mort elle-même, mais « une petite partie de la chaîne » (156). Comme le requin, qui le dévore. Le requin ? Ah, encore une autre image de la mort, dont le poète Lautréamont a fait un double de son Maldoror, en une scène de communion barbare[8]. Ducasse faisait d’ailleurs du requin le frère du tigre[9]. Votre dévoué serviteur, dont la culture étymologique laisse parfois à désirer, a récemment découvert dans le Déchronologue (ce bien beau roman de Stéphane Beauverger dont nous parlerons bientôt ici) que le mot « requin » serait dérivé du latin Requiem, qui comme chacun sait désigne la messe des morts (celle-là même que le malheureux tombé à l’eau peut chanter en guise de dernière prière avant la curée). À l’instar du tigre, le requin est porteur – plus encore depuis Les Dents de la Mer – d’images terrifiantes, de cruauté, de pulsions carnassières pures où noyade et dilacération des chairs s’accouplent dans les ténèbres des profondeurs. Comme son frère de sang Maldoror, le requin n’est qu’un avatar de la mort… Setyo et le pirate Reeltoy, qui mange la cervelle du requin, en sont deux autres. Mais rembobinons encore le jouet (qui a la fâcheuse manie de se dévider) et revenons à notre vulturienne icône.

     

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    Le Gyps bengalensis que croise Sarah en Indonésie, le vautour Chaugun (un mirage ? Possible : selon le vrai-faux infirmier Frank, Sarah « a dû rêver » [101] « Il n’y a pas de vautours en Indonésie. […] Celui que vous me décrivez, je le connais par cœur, c’est le vautour chaugoun, le cou blanc, c’est ça ? Gyps bengalensis. […] et si je peux vous certifier un truc, c’est qu’il n’y a pas un seul de ces animaux à Sumatra, et certainement pas avec ces incendies. » (102). Pour Frank, le vautour est « un symbole occidental de mort » (102). Symbole de mort ? Oui, mais pas seulement. À la page suivante, Frank évoque les Tours du Silence à Bombay : « On comprend tout quand on les voit. Les vautours, les anges noirs, ennemis de la mort et de la décomposition. » (103). Ennemis de la mort. Pour notre aimé Dictionnaire des symboles, ce brave compagnon de décryptage, le VAUTOUR est certes symbole de mort, mais « se nourrissant de charognes et d’immondices, il peut également être considéré comme un agent régénérateur des forces vitales, qui sont contenues dans la décomposition organique et les déchets de toute sorte, autrement dit comme un purificateur, un magicien qui assure le cycle du renouveau, en transmutant la mort en vie nouvelle. »[10] De même chez les Bambara, où il est associé aux épreuves initiatiques, symbole de renaissance, « mais dans le domaine transcendantal de Dieu, dont la sagesse revêt, aux yeux des profanes, les apparences de la folie et de l’innocence. […] il a le pouvoir de transmuer la pourriture en or philosophal. »[11] Commencez-vous à comprendre ?... Sentez-vous le souffle de la révélation glisser sur votre nuque ? Allons ! Pour les égyptiens, le vautour « absorbe les cadavres et redonne la vie, symbolisant le cercle de la mort et de la vie dans une perpétuelle transmutation. »[12] Pensons aussi, s’il vous plaît, au vautour de Prométhée, dont le foie, dévoré chaque nuit, chaque jour se reconstituait !… C’est ça, la clé du roman. Le cycle ! La transmutation ! (au fait, Herakles tua le griffon). C’est au sommet des Tours du Silence de Mumbai, évoquées dans le livre, que les Parsis (Zoroastrisme), refusant de souiller la terre, déposent les dépouilles de leurs morts à l’intention des corbeaux et des vautours, qui font dès lors partie de la chaîne. « Nous sommes les fossoyeurs, les nettoyeurs, les anges grisâtres de la blancheur. » (136) Tuer le vautour, par exemple, indirectement, au Diclofenac (« C’est un anti-inflammatoire utilisé pour le bétail. Une saloperie hyper-toxique. Le bétail meurt, les vautours dévorent les carcasses, le Diclofenac passe dans leur sang, et ils crèvent à leur tour. » 102), c’est briser le cycle de vie, et non celui de mort (qui n’en est qu’un maillon).

     

    Purificateur et fécondant (oh, et signalons aussi le V de la Cène[13], « ancien symbole de la déesse-planète Vénus »[14], emblème de l’utérus, de la féminité, de la maternité, de la fécondité ! Trouverai-je Dieu dans La Mémoire du Vautour ?... Il y en a un en vérité, mais j’ai bien peur qu’il ne s’agisse que d’un prête-nom…), le vautour fait disparaître les morts pour laisser la place aux vivants. Dépeçant, il incarne le lien[15].

     

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    Le CINQ, symbole d’harmonie (et de succession des espèces). Le VAUTOUR, symbole de mort mais aussi et surtout du cycle de vie. Comme Kathleen, La Mémoire du Vautour est un roman de la transmission. L’on comprend alors que la chaîne des narrateurs n’introduit pas seulement la notion de succession, mais bien celle d’engendrement, ou de renaissance[16], selon une logique interne, propre au récit, mais que le chapitre « Reeltoy » restitue presque à la lettre. Le pirate qui a mangé le requin qui a mangé l’homme qui a tué le tigre qui a tué le vautour qui a mangé le bébé du crash, conserve des traces de ses prédécesseurs (« Deviens ce que tu manges », dira plus tard Io-Tancrède, 261).

     

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    Sarah, juste avant son exérèse mémorielle : « J’essai de me concentrer sur l’idée que je ne vais pas être triste, qu’on ne peut pas perdre ce qu’on a oublié. Et je pense ceci : la mort dessine une carte dont nous sommes l’unique point mouvant, jusqu’à ce que nous nous immobilisions et trouvions notre place, mais nous laissons des traces, c’est sûr. L’amour, les mots, la vie : notre passage n’est pas vain. » (131-132)

     

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    Comme le vautour nous tournons en cercles concentriques autour de la mort, jusqu’à nous y abîmer. Mais nous laissons des traces. Nous imprimons le réel. Non seulement l’univers est une trame formée d‘éléments enchaînés, mais encore, chacun de ces éléments est lié à l’ensemble, et inversement (Sarah est née en 1959, année de la théorie des dominos d’Eisenhower). Setyo : « La rougeur je suis un cri au milieu d’une flaque écarlate le pétrole qui s’en va de mes veines le pétrole sanglant et le trou béant là où se trouvait ma cuisse avant et ces lambeaux les filaments les connexions perdus je comprends. Que je suis une petite partie de la chaîne pas vraiment la mort elle-même. » (156) Et la mort fait partie du processus de perpétuation du vivant. (Io-Tancrède au téléphone à Narathan, qui vient de lui faire part de ses rêveries sur la finitude : « Et aujourd’hui, vous avez pris votre téléphone. Votre geste est un maillon d’une chaîne éminemment complexe de causes et de conséquences, mais il reste un maillon ; comme tel, il est indispensable. Vous m’avez appelé ; vous participez à l’œuvre. […] La mort. », 232-234) Et la mort elle-même est indispensable, en tant qu’elle prépare le terrain aux vivants (est-ce pour cette raison que des deux hollandaises prisonnières des pirates, Reeltoy choisit de sauver la fille, celle qui lui confie ses espoirs, pendant que sa mère est violée puis tuée ? ). La mort d’une vie, est justement pour Eugène Minkowski ce qui fait surgir la notion d’une vie. « La mort en tant que destruction engendre un devenir et non point un être »[17] « Ainsi la mort, en venant mettre fin à la vie, l’encadre tout entière, tout le long de son parcours »[18] Et Bill Tyron ne parvient à son immortalité schizophrénique qu’à sa mort. La mort est ce qui révèle la vie.

     

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    « Je pense que nous vivons tous aux dépens les uns des autres. Pour qu’une fleur éclose, l’autre doit faner. » (255)

     

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    Mourir en laissant une trace. Et vivre à travers ceux qui restent. Et bien entendu, faire un enfant, c’est, en principe, laisser une telle trace. Ainsi Reeltoy reconnaît-il Sarah en Narathan (Le cas de Sarah et Narathan est assez intéressant. Page 15, Sarah est définie par D_Member comme « célibataire sans enfant ». Simple oubli causé par l’exérèse ? Référence biblique cachée[19] ?... Toujours est-il qu’effectivement, comme la Sarah du Livre, Sarah Daniel – autre prénom biblique – Greaves aura un enfant, Narathan – dont le h exprime l’idée de Dieu –, au travers duquel elle continue d’exister).

     

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    Mais la véritable grande idée du roman, celle qui est restée étrangement inaperçue, c’est que cette problématique est aussi celle de l’écriture, celle de la littérature. Les personnages eux aussi naissent, ou apparaissent, puis disparaissent, remplacés par d’autres, auxquels ils demeurent irrémédiablement liés. L’écrivain n’est-il pas créateur et destructeur de mondes ?... (Qu’on songe aux auteurs de space opera…) Chaque personnage est un monde, qui hérite du précédent quelque chose, qui lui fait écho par quelque mystérieuse alchimie, par association d’idée, ou parce qu’il en constitue une autre version. Voilà pourquoi tant d’éléments, apparemment dénués de toute logique, relient entre eux les personnages de La Mémoire du Vautour : ils sont tous créés par le même « dieu ». Bien entendu, telle affirmation sonne à vos oreilles comme une navrante lapalissade. Il faut alors que compreniez que lorsque nous écrivions plus haut que Bill, Sarah (à qui Patrick dit, page 165 : « Tu es une incarnation »), Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède étaient des hypostases, nous l’entendions au sens littéral, et surtout pas comme une métaphore !

     

    Cette idée ne relève pas que de l’interprétation, ou, comme certains l’imaginent sans doute déjà, de la surinterprétation. J’en veux pour preuve l’importance souterraine, dans La Mémoire du Vautour, de l’entité D_Member (écho au V de Thomas Pynchon, autre entité multiple et mystérieuse de la littérature dite « postmoderne »), qui n’est que l’un des multiples noms du dieu de ce livre, le double imaginal de l’auteur Fabrice Colin. Le seul lien authentique entre Tyron, Sarah, Io-Tancrède, Narathan et Reeltoy, c’est lui, D_Member. L’Énonciateur. Le Raconteur. Le Concepteur. Le Dieu hypostasié !

     

    Et les personnages le pressentent. Pour Narathan, nous le savons, il y aurait trois niveaux d‘implication dans le jeu vidéo : « joueur, personnage, intelligence artificielle » auxquels il ajoute une quatrième, « celle de l’observateur, du type qui regarde de haut », puis une cinquième postures : « le concepteur qui maîtrise tous les codes, celui qui éteint la lumière si ça lui chante et fait disparaître le ghost in the shell. » (174) Les cinq catégories d’artistes de Io-Tancrède sont tout à fait semblables :

     

    « Premier artiste : l’avion furtif. […] L’observateur. Toujours en mouvement. […] Plus d’ateliers, mais une bombe de peinture, mais un appareil numérique, mais des mains, une voix, des yeux. »

    « Artiste deux : le manipulateur. Entrons à l’intérieur du système. […] Nous provoquons des accidents de pensée. Nous orchestrons des crashs : boursiers, sexuels, conceptuels, de voitures. Nous rejetons le mot « naturel ». Nous rions au nez de l’Eternel. L’action politique par excellence, et l’art ne peut être que politique en ce qu’il organise la vie dans la Cité […]. »

    « Figure trois, […] le locataire ! L’habitant des formes d’art. […] Vous êtes personnifié. On vous reconnaît, on vous voit, on vous veut parfois. A vous d’élaborer les stratégies d’évitement. Cela va de pair avec l’utilisation des structures, la création, je le disais, de matrices nouvelles à partir des matières premières, ou de ce qui nous est donné comme tel.

    « Artiste quatre. L’intelligence. Ce qui fait sens. […] nous ne voulons pas seulement laisser des traces, nous voulons être le véhicule, n’est-ce pas ? »

    « Cinquième incarnation, […] le raconteur. Je suis heureux de vous annoncer que nous sommes sortis du mythe de l’objet parfait et autonome à l’abri de l’histoire. Le discours n’est pas l’art. La forme n’est pas le contenu, une information ne saurait se passer de support ou se résumer à lui seul, bla-bla, et le mouvement n’est pas la vie. Le problème, […] c’est que l’histoire n’est plus donnée. C’est au spectateur, au visiteur, c’est au lecteur de la trouver. » (247-248).

     

    Et ce raconteur, ce concepteur, celui du roman, qui est-ce sinon l’écrivain lui-même ? Fabrice Colin, l’auteur, intervient directement dans son propre texte, dans les premier et cinquième chapitres, sous le nom de D_Member, ou, dans le chapitre de Io-Tancrède, celui qui n’a pas de nom, « LUI ». C’est lui, le commanditaire de Bill Tyron. C’est LUI, le mystérieux Ian-le-Tigre rencontré par Sarah en Thaïlande, « des dreadlocks jusqu’aux fesses, et une main en moins » (115) (une main en main : dis-member). C’est LUI, le Dieu (« D » Member) de La Mémoire du Vautour, c’est LUI, l’entité aux « cinquante noms » (254), c’est LUI « Le Dieu™ dans la machine » (261, 281) évoqué par les mails envoyé par LUI à Io-Tancrède, qui ressemblent à des notes prises par l’auteur pour préparer le roman (« Rencontre BEE[20] (Google + catastrophes), 261 ; « Alan Watts ~ une bibliothèque non déterminée : Illumination. […] La. Voiture. Explose. Ggate : RIP. », 281-282) C’est LUI, encore, qui demande à Io-Tancrède de l’invoquer, de le faire apparaître « pour de bon » (238), LUI qui organise « tout ce bordel insensé sur la mort » (273), c’est LUI qui « contrôle les leviers et les amas globulaires. » (271), LUI qui voit le monde où évoluent les personnages (Io-Tancrède : « Je lève les yeux, lentement. Dieu, je – Les rues. Les rues sont vides. Les gens autour de moi. Ce n’est pas moi qui ne vois pas le monde. », 275) et qui, en « sémionaute », invente les « trajectoires parmi les signes » (244).

     

    Le personnage, quel qu’il soit, n’est jamais que le « véhicule » (238), le « porte-parole » (ibid), la « pointe du stylet » (220) qui « trace à la ligne », « à toutes les étapes du processus » (ibid). L’auteur seul peut faire disparaître l’enfant des caméras de surveillance (241). « [Je] suis la conscience d’un autre, mais cet autre n’est pas Dieu. » (227) dit Io-Tancrède, le professeur hébéphrène. Pas Dieu, non, pas de notre point de vue, mais le créateur ! Et celui-ci vit en chacun des personnages (« Il y a cinq ans, j’ai commencé à LE voir. D’abord une sensation – l’impression d’être suivi. Puis une certitude. IL était là. Chez moi. En moi. », 285).

     

    L’auteur, donc, intervient. Mais il ne peut tout assumer : son œuvre ne vit que par ses incarnations : « Je représente […] la force agissante d’une entreprise aux vocations démesurées. La mort est ce qui nous occupe. Certains défunts dégagent en rendant leur dernier souffle une énergie narrative. Cette énergie est le carburant de notre art. Nous l’utilisons pour créer des histoires. » (285) Io-Tancrède est donc chargé d’une mission : « mettre un terme à l’une de ces histoire. […] La personne dont vous devez vous occuper est déjà morte. Vous devrez juste le lui signifier. » […] Pour finir, je LUI ai demandé pourquoi IL ne pouvait pas se charger de cette tâche LUI-même. Impossible, a-t-IL rétorqué. Contrairement à vous, je vis dans un monde stable. » (285)

     

    Quand Narathan veut rencontrer Io-Tancrède[21], ce dernier l’en dissuade : « De plus, il est probable que le monde dans lequel nous évoluons vous et moi, ce monde imparfait, lardé d’occurrences irréelles et de coïncidences forcées – il est probable que ce monde cesse demain d’exister. Ne gaspillez pas vos forces. » (288) Narathan veut lui parler de réincarnation, mais Io-Tancrède raccroche… Et c’est avec la carte de D_Member dans sa poche qu'il appelle Bill pour lui annoncer enfin : « C’est terminé. » (295). Les personnages de La Mémoire du Vautour sont des fictions dans la fiction : « Vous n’êtes pas là, dit-elle. Ceci n’est pas en train d’arriver. » (290)

     

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    Le roman est une métaphore du roman (qui fixe les événements). Pour Colin, écrire ce n’est pas figer, c’est créer un monde, c’est mourir.

     

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    La Mémoire du Vautour ne prétend pas décrire objectivement l’Instant mortel, mais seulement, en tournant autour de la mort et de son territoire, donner vie à des êtres mortels. Si la mort est indicible, apoétique, absolument inénarrable, les mourants ne le sont pas.

     

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    Créer, écrire, pour ne pas mourir… Fabrice Colin écrit pour continuer d’exister ensuite, mais aussi pour continuer à vivre – et cependant la mort frappe quand elle veut. Peut-on alors voir en Narathan une référence au propre fils de l’auteur ?... Narathan… Étrange prénom en vérité… S’agirait-il d’une transformation du prénom du fils de l’auteur lui-même, Nathan ? Nathan, Narathan… Narathan/narration… Faut-il comprendre que ce livre serait comme un fils pour l’auteur, un enfant narré plutôt qu’incarné ?... Une trace pour exister quand, pour lui aussi, tout sera terminé ?

     

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    Fabrice Colin cherche à donner un sens à la mort. Et la meilleure réponse qu’il a trouvée, c’est de la métamorphoser en fiction. Écrire. Mourir, c’est devenir une fiction, où l’on ne vit qu’à travers la narration de ceux qui restent. La mort, en tant qu’événement pur, unique et singulier (en tant qu’hapax), serait un processeur d’histoires (le terme est emprunté à Serge Lehman). Ainsi du tsunami (ou, dans sa BD World Trade Angels, les attentats du 11 septembre 2001), qui devient ici un moteur, un élément important du récit. Bill, Sarah, Narathan, Io-Tancrède, n’existent pas ? Peu importe, car « Sacha [Bronwasser] affirme ceci : au sein d’une société médiatisée, la frontière entre réalité et fiction est difficile à distinguer. […] Tout ce qui compte, c’est que l’histoire soit crédible. » (244)

     

    Remarquons que ce que nous écrivons là est explicite dans le texte, ainsi qu’en témoignent les extraits suivants.

     

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    « Les gens ne s’arrêtent jamais de marcher, de parler, de penser. Même lorsqu’ils dorment, ils réfléchissent. Leur existence est un film à trois cents images/seconde. Plus on regarde en arrière, plus les images se font rares. […] Toute cette production vouée à l’oubli. Pour qui, pour quoi ? » (235-236)

     

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    « […] nous sommes des histoires racontées pour personne. […] continue, et ton histoire se mêlera à la mienne, et nous composerons la symphonie du monde. » (236-237)

     

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    « Ce processus, c’est un homme qui l’a enclenché. La mort d’un homme. Sans cette mort, rien n’existerait. Et après-demain, tout ça prendra fin. » (282)

     

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    « La mort est une fable. La mort ne met fin à rien parce qu’elle n’existerait pas sans la vie. Il n’y a ni passé, ni avenir et toutes les vies valent la peine d’être contées et nous ne sommes que ça, finalement – des possibilités. » (283)

     

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    « Face à un événement d’une telle ampleur [le tsunami], seules deux possibilités artistiques me paraissent pertinentes : le témoignage (œuvre d’observateur neutre) ou la fusion (devenir la conscience du drame). […] j’ai opté pour la seconde. La mort, contrairement à ce que pensent ceux qui ne pensent pas, n’est pas la fin de l’histoire : elle est, au contraire, porteuse de narration. Et c’est par son truchement salvateur que l’imagination se libère. » (231)

     

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    « Tu sais, ce n’est pas ma maladie qui me fit peur et qui fait peur aux psychiatres. Ce n’est même pas son existence à LUI. C’est me dire que je ne suis pas ici, en train de te parler. Me dire que le monde dans lequel nous vivons n’est pas le bon. Seulement une création, imparfaite, bourrée de fautes et de répétitions. [… La mort est une histoire. La mort crée une histoire, comme une dernière giclée. Nous faisons partie de cette histoire. Moi, je suis chargé de la boucler. […] Je suis la fin de l’histoire. Je ne suis pas plus réel qu’elle. Et nul ici ne peut prétendre l’être. » (262)

     

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    Il nous faut aussi dire un mot de l’épilogue du roman, seul passage à être narré à la troisième personne. L’être-qui-meurt en première personne, avons-nous dit précédemment, se replie sur une atemporalité qui peut aussi bien être décrit comme un présent éternel. À l’exception de cet épilogue, le roman est tout entier produit par Tyron-qui-meurt, c’est une bulle d’espace-temps qui aurait pu se poursuivre sans fin. Pour achever son œuvre, pour, littéralement, en sortir, Colin devait impérativement quitter la singularité, se retirer de son personnage. Le déposséder. En changeant de perspective, en abandonnant le « Je » pour le « Il » (qui pour l’auteur, intime du personnage puisqu’il en est le géniteur, est un « Tu »), Colin permet au récit de retrouver une temporalité classique, de quitter l’incommunicable expérience directe de la mort pour en restituer plutôt le bouleversant hapax. Bill a eu un grave accident, donc Bill meurt et, logiquement, le roman s’arrête, dans un grand blanc qui est, bien sûr, celui de la page. Celui du livre.

     

    « Elle lui montre le ciel. Il regarde le soleil crucifié et il se regarde lui, évanescent et quand il veut la rejoindre et qu’elle tourne les talons et court et disparaît, il réalise une chose élémentaire : qu’il n’a jamais vécu ici, ou seulement il y a longtemps, dans un autre monde, un monde de sensations et de contacts, un monde qu’il pouvait toucher et aimer – et qu’il est en train de quitter, en une vertigineuse désincorporation.

    Il cligne des yeux dans la torpeur. Le blanc s’avance partout. Le blanc mange les images et dévore le mouvement. Ce n’est pas du brouillard. Ce n’est pas quelque chose que l’on voit. C’est quelque chose que l’on sait. Il n’y a plus rien après ça. » (299)

     

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    « Tout est blanc, si blanc, et si vide, qu’il en ressent une joie intense, presque douloureuse – et autre chose aussi, une chose libératrice : il y a ce vide au-dessus, une connaissance qui n’a pas de nom et ne possède pas de fin – et il vole à présent, s’enfonce dans le grand blanc, il ne s’arrêtera plus, le vent traverse son corps, il hurle et personne ne l’entend […] mais pour lui, cela n’a plus aucune importance parce que, dans quelques secondes, pour la première fois, pour la première et unique fois de ce qui a été sa présence en ce monde, William Tyron va être libre. » (300) Ainsi s’achève le roman. Bill est enfin libre, affranchi de son créateur, mais qui vivra encore en lui, à travers lui, comme à travers ses œuvres futures.

     

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    Nous ne prétendons pas avoir percé tous les secrets de La Mémoire du Vautour. Souvent avons-nous fait erreur, soyons-en sûr. Mais du moins en avons-nous révélé les forces vives, celles qui en font une œuvre certes imparfaite, mais fascinante. (Schizo)roman sur la mort, l’oubli et la filiation, La Mémoire nous parle aussi de la nécessité d’écrire, c’est-à-dire, donner vie aux morts passés et à venir.

     

     

     

     

     



    [1] Il y a bien entendu les cercles déjà évoqués dans notre sixième chapitre : les cercles concentriques du vol du vautour (« [J]e me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible », 133), répétés par Setyo (« Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques » 150-151) ; les cercles tracés à la craie par le singe Socrate (127) ; les cercles dont Maxime parle à Narathan (« La compréhension de la nature des cercles et des traces laissées. Nous prenons de la hauteur. Tracer les cercles sur les traces, c’est comprendre l’inéluctabilité qui nous attend. La précision de l’horloge. », 187) ; les cercles de Narathan (« tout s’ordonne autour d’un point central, […] je suis le cercle, le disque et, très bientôt, je prendrai mon envol. », 209) ; ou encore le cercle tracé à la craie par une vieille femme dans une installation artistique (280). Ajoutons (sur les conseils de l’auteur) le signe du gyrophare de Io-Tancrède (245).

    [2] Bill Viola, artiste américain auquel on doit l’image à l’origine de celle qui figure en haut à droite de ce blog.

    [3] Et la Trinité revient au galop, chers amis !

    [4] Et nous reviennent en mémoire les occurrences, jusqu’alors incompréhensibles, du nombre CINQUANTE (cinquante sortes de thé, p. 239, les cinquante noms de D_Member, p. 254 !)

    [5] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, R. Laffont / Jupiter, (1969) 1982, pp. 254-255.

    [6] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 949.

    [7] Selon E. Aeppli, « Voir déambuler un tigre dans ses rêves signifie être dangereusement exposé à la bestialité de ses élans instinctifs. » (J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, ibid.) Il symbolise également « l’obscurcissement de la conscience, submergée par le flot des désirs élémentaires déchaînés. » (ibid.) Et selon Freud, « le père redouté est symbolisé par de méchants animaux […]. On pourrait dire que les animaux sauvages servent à représenter la libido redoutée par le moi, combattue par le refoulement. La névrose elle-même, la “personnalité morbide”, sont souvent séparée par le rêveur et présentée comme une personnalité indépendante. » Mais si je vous rapporte cela, c’est avant tout par plaisir. Nous pourrions bien entendu trouver quelque écho à ces lignes dans La Mémoire du Vautour, mais l’on nous accuserait encore de surinterpréter. La vérité, pourtant, difficile à entendre pour les apôtres de la Raison Impure, est que ce livre fait plus que se prêter à notre jeu : il l’encourage, il le suscite, il le déhisce ! Ah, mais soyons indulgents avec ces chevaliers blancs aux armes en papier brouillon. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

    [8] « Alors, d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras ; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant II).

    [9] « Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. » (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant I).

    [10] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 994.

    [11] Ibid.

    [12] Op. cit., p. 995.

    [13] Dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », trad. de l’allemand par J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, 1987 [1910]), Freud se réfère à un rêve évoqué par Léonard (« Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. », p. 89). La queue (« coda »), représente bien sûr le sexe masculin. Mais, pour diverses raisons, Freud interprète cette fantaisie homosexuelle comme une réminiscence d’une jouissance bien antérieure : celle de la tétée (nous vous épargnons ici les développements du sémillant psychanalyste viennois), comprise comme relation érotique à la mère (dont le sourire qui caractérise les tableaux de Léonard – et plus que tout autre, la Joconde – serait une autre représentation). Et les éléments de cette fantaisie se seraient retrouvés dès les premières toiles du peintre… Et dans une note ajoutée en 1919, Freud évoque une image-devinette trouvée par Pfister dans La Vierge, l’Enfant et sainte Anne exposé, au Musée du Louvre : dans le drapé un peu étrange de Marie se cachent en effet les contours d’un vautour dont la queue est précisément en contact avec la bouche de l’enfant (une fois la silhouette détectée, l’effet est assez impressionnant)… Pour Freud, cela ne fait aucun doute, le vautour du rêve de Leonard est indissociable de la mère (voir aussi la déesse-vautour égyptienne Mout, la Mère – dont Freud, dans son enthousiasme, souligne l’homophonie avec le mot allemand Mutter).

    Cependant, on a relevé dès 1923 une erreur commise par Freud. Celui-ci aurait en effet traduit le mot nibio, employé par Leonard, par « vautour », alors que la traduction exacte est « milan ». « On en vient à se demander, écrit Pontalis dans sa préface, si ce qui fut d’abord salué comme un “tour de force” n’était pas un exercice d’illusionniste victime de sa propre illusion » (op. cit., p. 33). Délire d’analyste ? Pas sûr. Cette erreur pourrait bien être volontaire ou, du moins, relever du lapsus. Pontalis rappelle la légende égyptienne, peut-être à l’origine de la représentation de la Mère en déesse vautour, selon laquelle les vautours seraient tous femelles, fécondés par le vent ! En traduisant nibio par vautour (Geier), Freud aurait ainsi cherché à retrouver l’idée d’immaculée conception indissociable de toute représentation de la Vierge. Néanmoins le psychanalyste Christophe Bormans, dans un séminaire – qui bizarrement prétend n’avoir jamais vu de vautour dans le drapé de Marie –, porte à notre attention le V formé, dans La Cène, par le Christ et la femme à sa droite (Marie-Madeleine, selon Dan Brown). Le Da Vinci Code y voyait apparemment le symbole du Calice (du Graal), mais pour Bormans il s’agit surtout du Féminin sacré, « l’ancien symbole de la déesse-planète Vénus, emblème de l’utérus, disons de la fécondité »…

    [14] Cf. note précédente.

    [15] À propos de la lettre V, reproduisons ces mots de Thomas Pynchon : « Ce que sont pour le libertin les cuisses ouvertes, ce qu’est un vol d’oiseaux migrateurs pour l’ornithologue, ce qu’est la tenaille pour l’ajusteur, voilà ce qu’était pour le jeune Stencil la lettre V. »

    [16] Dans La Forteresse vide : l’autisme infantile et la naissance du Soi (Gallimard, « Folio Essais », trad. de l’anglais par R. Humery, 1969 [1967]), Bruno Bettelheim consacre un chapitre à l’enfant Joey. Celui-ci imitait sans cesse les mouvements de l’hélice avec sa tête ou avec ses mains. Les mouvements circulaires symbolisent souvent chez les autistes – et Joey l'a confirmé lui-même dans un entretien (« […] j’avais l’impression que ma vie était un cercle vicieux et que c’était là une façon de le dire », op. cit., p. 608) – le cercle vicieux dans lequel ils sont enfermés.

    [17] E. Minkowski, Le Temps vécu : Études phénoménologiques et psychopathologiques, P.U.F., 1995 [1933], p. 123.

    [18] Ibid, p. 124.

    [19] Cf. Pentateuque, Genèse : Sarah (Sarai), épouse (et sœur) d’Abram, quitte son pays pour suivre Abraham, sur ordre de Dieu. Elle est stérile. Mais elle offre sa servante, Agar, à Abraham, qui lui donne Ismael. Par l’Alliance offerte par Dieu, Abram devient Abraham, et Sarai devient Sarah. À 90 ans, elle accouche d’Isaac. Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils (Genèse 22, 1 : Et Dieu dit « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t-en au pays de Moria, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »). Sarah en meurt à 127 ans à Hebron. Mais un message arrête Abraham dans son geste.

    [20] BEE = Bret Easton Ellis, comme l’indique la référence au roman Informers (Zombies en VF), qui est aussi le nom du groupe de Tyron : « The INFoRMERs = 2 Lps, 3 Eps » (281)

    [21] Io : dans la mythologie grecque, prêtresse d’Héra qui, à sa mort, devient une constellation…

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 6 - Temps, récit et schizophrénie, première partie

     

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    « to and fro in shadow from inner to outer shadow
    -
    from impenetrable self to impenetrable unself by way of neither »

     

    Samuel Beckett, neither

     

     

     

    Ce que nous avons appelé « damnation » ressemble en fait à s’y méprendre au théâtre mental du schizophrène. Le moi-qui-meurt de Tyron est exclu du monde, ou, pour reprendre les termes de Bataille cités plus haut, la mort enferme son monde réel « dans l’irréalité d’un moi = qui = meurt ». Tyron, Sarah, Narathan et Io-Tancrède (Reeltoy, le jouet-bobine, jouant un rôle bien à part) se meuvent dans leur propre monde (« Les fous possèdent leur monde à eux, non ? », lâche Clelia à Io-Tancrède, p. 259) – recroquevillé sur lui-même, mais jamais autistique –, à la tangente de cette possibilité absolue de l’être que constitue sa mort. Irréalité, vraiment ? Pas exactement. Bill Tyron n’est pas victime d’hallucinations au sens commun du terme : il fait plutôt l’expérience subjective de la mémoire et des pensées ; son monde est encerclé par la présence terrifiante de la mort. Et pas seulement Bill : les cinq narrateurs de La Mémoire du vautour sont tous schizophrènes, chacun à sa manière. Tyron, donc, qui engendre les autres ; Sarah ensuite, à la temporalité discordante, sujette au délire de persécution ; Narathan, qui voit un psychologue régulièrement, et qui sous l’action de psychotropes acquiert une perception altérée de la réalité ; Io-Tancrède[1], à qui l’on a diagnostiqué une schizophrénie hébéphrénique (cf. p. 286) ; et Reeltoy, le personnage multiple dont les différents avatars, humains ou animaux, sont tous eux-mêmes schizophrènes – étant bien entendu que nous n’envisageons pas ici la schizophrénie comme un cas clinique psychopathologique, mais comme un mode spécifique d’être au monde. Nous ne faisons d’ailleurs que nous appuyer sur les travaux de Ludwig Binswanger (1881-1966), chef de file de la Daseinanalyse (analyse existentielle) et auteur, entre autres, du Cas Suzanne Urban. Pour l’analyse existentielle, d’une certaine manière, il n’y a plus de malades mentaux, seulement des expériences vécues qui constituent le moi (même si ce moi, comme le firent remarquer un peu abruptement Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe, « il y a bien longtemps que le schizo n’y croit plus »[2]) : « chacun a, pour ainsi dire, sa propre schizophrénie, selon sa propre biographie, ses propres problèmes et les alternatives qui en procèdent »[3]. Ce serait même le propre de la schizophrénie, selon Binswanger, de n’être pas un mal générique menaçant le Dasein, comme peuvent l’être la manie et la mélancolie. La schizophrénie, donc, comme mode singulier de l’être-au-monde.

    Pour la psychanalyse, le moi se constituerait sur un mode spéculaire (je me reconnais dans l’Autre). Or l’identification secondaire (re-présentation de soi, distinction entre sujet et objet) est perturbée chez le schizophrène. Le morcellement schizophrénique du moi ne désigne pas le clivage du moi en différentes unités ou personnalités – sinon dans l’imagerie populaire –, mais plutôt le défaut de constitution d’un moi unifié et distinct : « Socrate n’établit pas de réelle différence entre « je » et « tu », entre lui et les autres. […] Alors peut-être qu’il veut dire que c’est toi qui ne connaît pas la mort. Quoi qu’il en soit, c’est très anormal. » (128), dit Monika à Sarah[4], à propos de l’orang-outang au nom de philosophe grec. Ou encore : « Je ne me sens pas très bien. Je suis – je suis en dehors de moi. » (Io-Tancrède, 268-269). Pour le schizo, en effet, « Je » est un autre[5] (cf. également notre quatrième partie) : « [J]e suis la conscience d’un autre, mais cet autre n’est pas Dieu » (227), déclare Io-Tancrède (il fait ici référence à notre mystérieux énonciateur déjà évoqué, « LUI », son « double invisible » qui n’évolue pas dans le même monde[6] :  « Je n’essaie pas de savoir ce que LUI a en tête. J’ai décidé une fois pour toutes de vivre, même si c’est étrange et difficile. Je suis le véhicule. Le porte-parole », p. 238), qui se contredit quelques dizaines de pages plus loin, toujours aussi confus : « Dieu, je – Les rues. Les rues sont vides. » (275). Le chapitre Reeltoy, moins explicite, n’est pas moins éloquent : Reeltoy, c’est l’ami de Narathan, mais c’est aussi un vautour, un tigre, un pirate défoncé, un requin… Lisons Setyo, le pirate : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques pour la séduction et nous incorporer à sa danse spéciale et savoir/comprendre/c’est voir ce qui se dessine et de quelle façon procèdent les départements concernés les tours hurlantes au sommet des cieux. Comprenons ceci ::: qu’elle va se confondre avec MOI. » (150-151) Setyo devient le tigre en le mangeant. Devient le vautour. Et à son tour le requin deviendra lui. Puis Reeltoy. De la même façon, les différents narrateurs de La Mémoire du vautour, de Bill Tyron à Io-Tancrède, sont à la fois les mêmes, et distincts, liés par une logique qui échappe à la seule rationalité. Reeltoy reconnaît Sarah à travers Narathan (p. 166), alors même qu’il ne saurait l’avoir rencontrée, sinon sous la forme du vautour. Mais laissons cela pour le moment.

    Il y aurait donc, en quelque sorte, indistinction entre la vie psychique du schizo (son imaginaire) et les événements réels, externes. Cet imaginaire possède une évidence interne indiscutable : la croyance délirante a le caractère réel de l’évidence subjective (à ceci près qu’elle est considérée par le sujet comme un jugement sur le monde, qu’elle est traitée comme si elle concernait la réalité externe et non la réalité interne. Autrement dit, pour reprendre les termes de Binswanger, il s’agit d’une « perte de l’expérience naturelle » (c’est-à-dire de la croyance en la réalité). Bill Tyron étant en train de mourir dans la réalité objective, tout ce qu’il rapporte directement ou indirectement relèverait donc de l’imaginaire. La pensée serait morcelée par la dissociation symbolique, soustraite au principe de réalité. Elle serait, en langage freudien, « primaire », c’est-à-dire seulement « présentation » de la chose ou de l’action en mémoire : l’hallucination serait accomplissement d’une scène ; tandis que la pensée secondaire re-présenterait des contenus inconscients en permettant, par déplacement, leur accomplissement par l’action (pensée ou langage). Pour le schizo, si l’on veut, le mot vaudrait pour la chose[7], les métaphores seraient prises au pied de la lettre[8]… L’improbable vautour que rencontre Sarah, par exemple, est porteur d’un fort symbolisme, (nous l’évoquerons en temps voulu ; il vous importe, pour l’heure – faites-moi confiance –, de savoir que le vautour, qui n’est pas par hasard le seul personnage à figurer dans le titre, est la véritable clé de compréhension du roman), et d’un grand pouvoir métaphorique. Ainsi pourrions-nous dire que la mort « plane » sur le monde du roman. Au sens figuré d’abord, en étant omniprésente[9] (au sens strict : présente partout), dès les premières lignes, jusqu’aux dernières (et pour cause puisque, comme nous l’avons vu, le roman est enchâssé dans la mort de Tyron). Au sens propre ensuite, avec l’ombre récurrente du vautour (Sarah, Reeltoy, Narathan), métaphore réifiée de la mort (mais pas seulement, nous le verrons) : « J’appuie sur PLAY. Rien ne se passe. De la neige sur l’écran, quelques zébrures, puis un compte à rebours, 10, 9, 8, 7 et l’image d’un vautour en ombre chinoise. » (203)

    Le schizophrène est victime d’une confusion des représentations par analogie (d’images et de mots), d’où la désorganisation logique de sa pensée (dissociation), dont la temporalité est annulée (cf. plus loin). Il est acteur, mais aussi spectateur (cf. p. 203). Mais cette désorganisation n’est pas absurde. Le mode de pensée psychotique a un sens, une logique, un ordre mental sous-jacent (il en résulte en théorie la production d’un idiome hermétique, organisé mais incommunicable[10]). Le sujet se retire en quelque sorte du réel, qui est alors refoulé, subrogé par une représentation inconsciente qui échappe au refoulement. Et cette représentation est une construction imaginaire, issue de la mémoire, qui se confond totalement avec la réalité ; pour le schizophrène, elle est la réalité.

    Comment s’organise cette représentation – cet être-au-monde ?

    Pour Binswanger, c’est la dévoration par une puissance existentielle déchaînée de terreur, de destruction ou d’anéantissement s’exaltant à l’infini, qui modifie la spatialité, aussi bien que la temporalité (nous y reviendrons plus loin) du schizophrène. Le « thème » terrifiant, ou menaçant, contamine le monde, le soumet à sa loi pour, logiquement, former un monde terrifiant, circulaire, dont le schizo est le centre exact. C’est ce thème menaçant qui « décide du lieu, du temps, des personnages et de la “personne” propre, en d’autres termes c’est lui qui leur imprime son propre sceau »[11]. Dans La Mémoire du vautour, ce « thème terrifiant », c’est la mort elle-même, bien évidemment, qui peut revêtir différentes formes (ainsi par exemple, à Medan, Sarah Greaves consomme-elle un bloody mary p. 64 puis du valpolicella p. 66, un vin d’Italie rouge sang, trois jours avant le crash qui lui fera rencontrer le vautour : ces allusions au sang renvoient à la future leucémie de Sarah, et à la mort). La mort, donc, est partout. Cependant, « la perception délirante n’est pas primaire mais est un résultat, une expression de la transformation du mode de présence à l’être dans sa totalité »[12], précise Binswanger. L’espace du schizophrène se concentre sur son moi dissocié, qui devient le point de convergence du monde. On trouve peut-être une trace de cette idée dans ce dialogue entre Bill Tyron et Sarah Greaves :

     

     

    « T’es-tu jamais demandé pourquoi les gens attrapaient des saloperies ? Je veux dire, le moment précis où ça arrive ? Les grands esprits de ce monde ne se laissent pas arrêter comme ça : ils refusent la faiblesse. Est-ce que Shakespeare ou Einstein sont tombés malades quand ils se trouvaient au pinacle de leur création ? Non. Homère a eu le temps d’écrire l’Odyssée. Pasteur, Newton, Colomb : ils sont tous parvenus à leurs fins. Stephen Hawking était atteint d’une affection neurodégénérative qui aurait dû le tuer en quelques années. Les médecins n’ont rien compris.

       Où veux-tu en venir ?

       J’ai perdu mon centre, Bill. Le cœur de ma vie. La leucémie aurait pu arriver dans un an, dans dix ans – ça n’aurait rien changé. Si je me débarrasse de cette saloperie, elle reviendra sous une forme ou une autre.

    […]

       On ne crée pas son cancer. Le cancer arrive parce que la porte est ouverte. » (34-35)

     

     

    Le schizo est encerclé par le monde comme projet de terreur, en sorte que « ce n’est pas seulement l’espace individuel mais l’espace cosmique qui se trouve étréci et obstrué »[13] Le schizo, donc, est encerclé, parfois jusqu’au délire de persécution (« Quelqu’un me suit, j’en suis sûr à présent. », p. 205 ; voir aussi Sarah Greaves et les complots dont le fait l’objet, d’abord pour la mêler au crash, ensuite pour effacer sa mémoire). Dans La Mémoire du vautour, on est encerclé par la mort. Le cercle est la figure centrale du roman. « [J]e me tiens au bord du cercle et de là, tout est visible » (133), dit le vautour, animal qui du reste plane en trajectoires circulaires (cf. aussi Setyo, p. 151 : « Je suis le personnage. Je comprends la chose noire. Qui enlace la vie. Opérant par cercles concentriques »). Le cercle, comme celui que le singe Socrate trace à l’intention de Sarah (cf. p. 127), ou comme ceux qu’évoquent Maxime et Narathan (cf. p. 187) est riche en significations. « Le cercle est le signe de l’Unité principielle et celui du Ciel : comme tel, il en indique l’activité, les mouvements cycliques. Il est le développement du point central, sa manifestation […]. »[14] nous apprend le Dictionnaire des symboles. Moins que l’idée de perfection (nous venons de dire que le schizo présente un problème d’unité), le cercle exprime donc celle d’un ordonnancement, ce que nous pouvons d’ailleurs rapprocher de la schizophrénie : « La conséquence [de cette systématisation du contact avec le Soi] en est que le monde ainsi rétréci aux limites d’un “théâtre du délire” est un monde inquiétant et guignolesque, inquiétant par le fait même que les meneurs de jeu restent complètement dans les coulisses. »[15] Le monde du schizo, ce territoire circulaire, a beau être marqué par la dissociation et la discordance, il  est néanmoins dépourvu de hasard, ainsi que Maxime l’explique à Narathan : « La compréhension du message […] La compréhension de la nature des cercles et des traces laissées. Nous prenons de la hauteur. Tracer les cercles sur les traces, c’est comprendre l’inéluctabilité de ce qui nous attend. La précision de l’horloge. » (187), ou comme le suggère Shanti : « Ça devait arriver. » (218) Tous les événements « se présentent non seulement sous forme de contacts avec le Soi, mais ils entremêlent leurs contacts »[16]. Le monde du schizo se tisse à son Dasein. Autrement dit, l’univers entier converge vers lui, contre lui, comme l’exprime Narathan : « tout s’ordonne autour d’un point central, […] je suis le cercle, le disque et, très bientôt, je prendrai mon envol. » (209).

    Le cercle symbolise également l’éternité, le cycle, ainsi que nous le rappelle opportunément le singe Socrate. (cf. aussi l’ouroboros évoqué p. 45 : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. »). Pour Socrate – le philosophe –, la mort et la vie sont deux contraires s’engendrant l’un l’autre en un cycle sans fin. Mais, nous l’avons dit, le cercle est surtout le symbole parfait de la situation dans laquelle se trouvent les personnages. « Jung a montré que le symbole du cercle est une image archétypale de la totalité de la psyché, le symbole du Soi »[17], à ceci près, faut-il aussitôt ajouter, qu’« en s’éloignant de l’unité centrale, tout se divise et se multiplie. À l’inverse au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite ; si elles s’en écartent un peu, elles se distinguent peu ; si elles s’en séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles. »[18] Ce n’est qu’à l’Aleph du monde imaginaire des personnages que les éléments s’agencent parfaitement. Le problème est le suivant : si le schizo est au centre du monde, il ne parvient pas à se percevoir comme tel. Il a, pour reprendre les mots de Sarah, perdu son centre : « Abandonnée au monde comme sur un théâtre désert, la présence qui délire ne peut plus rien comprendre d’elle-même, mais, quoi qu’elle comprenne, elle le saisit à partir de son monde »[19]

    Dieu est un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part, paraît-il. La psyché, l’âme, serait alors un cercle qui n’aurait pas de circonférence, mais un centre. Tandis que le schizo, lui, est décentré. C’est en ce sens que nous avons parlé, plus haut, d’une damnation. Les étudiants de Io-Tancrède le savent, ou en ont l’intuition, quand ils installent une vieille femme atteinte de la maladie d’Alzheimer « au centre d’un cercle tracé à la craie » (280) : les temporalités singulières du schizophrène ou du malade d’Alzheimer (souvenons-nous de Kathleen) ne sont pas sans similitudes.

     

     

     

     

    À suivre.

     

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L’expérience intérieure

     

    À lire aussi :

    Kathleen

    Sayonara baby

    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     

     



    [1] La méticulosité obsessionnelle dans le nettoyage et le rasage du visage de Io-Tancrède (cf. pp. 234-235), les tractions qu’il effectue à la barre suspendue chez lui, nous rappellent certains psychopathes de fiction, tels Patrick Bateman dans American Psycho, ou Travis Bickle dans Taxi Driver.

    [2] Et précisément – en cela la petite saillie de Deleuze et Guattari  est abusive – la psychiatrie, comme la psychanalyse, considèrent la schizophrénie comme un défaut de constitution du soi.

    [3] L. Binswanger, Mélancolie et manie, trad. de l’allemand par J.-M. Azorin et Y. Totoyan, trad. revue et corrigée par A. Tartossian, Paris, P.U.F., « Psychiatrie ouverte », (1960) 1987, p. 134.

    [4] Socrate, le philosophe, qui entendait les voix du daïmon, était peut-être lui-même schizophrène…

    [5] Étant entendu que pour le schizo, il n’y a pas d’altérité absolue ou radicale.

    [6] « Il y a cinq ans, j’ai commencé à LE voir. D’abord une sensation – l’impression d’être suivi. Puis une certitude. IL était là. Chez moi. En moi. “Je représente […] la force agissante d’une entreprise aux vocations démesurées. La mort est ce qui nous occupe. Certains défunts dégagent en rendant leur dernier souffle une énergie narrative. Cette énergie est le carburant de notre art. Nous l’utilisons pour créer des histoires.” […] Contrairement à vous, je vis dans un monde stable. » (285-286)

    [7] « D’ailleurs, une chose, cela n’existe pas, écrivait Dick dans Le Temps désarticulé, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. » (P. K. Dick, Le Temps désarticulé in La Porte obscure, trad. de l’américain par Philippe R. Hupp Paris, Omnibus, (1958) 1994, p. 962.

    [8] Ces images « ne sont pas des images de la détresse mais des formes réelles de la détresse » [L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, trad. de l’allemand par J. Verdeaux, Saint-Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, (1957) 2004 ibid., p. 73].

    [9] La mort aurait cinquante noms, « mais “mort” est le plus connu » (254) : la récurrence du nombre 50 (cinquante sortes de thés pp. 111-112 et p. 239, un DVD acheté cinquante bahts p. 201) n’a sans doute pas d’autre sens que cette omniprésence de la mort. Notons par ailleurs que dans « la plupart des textes irlandais médiévaux cinquante […] est un nombre conventionnel indiquant ou symbolisant l’infini » [J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, R. Laffont / Jupiter, (1969) 1982, p. 255]. D’ailleurs n’a-t-on pas coutume de dire, de façon euphémique, « cinquante » pour signifier « un grand nombre » ? La mort n’a donc pas que cinquante noms, mais un nombre infini de noms. Elle est partout.

    [10] Incommunicable par le schizo, mais nous verrons qu’ici, une instance supérieure s’en charge.

    [11] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban, op. cit., p. 43.

    [12] Ibid., p. 55.

    [13] Ibid., p. 63

    [14] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 192.

    [15] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 65.

    [16] Ibid.

    [17] J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 195.

    [18] Ibid., p. 191.

    [19] L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban : un essai sur la schizophrénie, op. cit., p. 72.

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 5 - L’expérience intérieure

     

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    « With your feet in the air and your head on the ground
    Try this trick and spin it, yeah
    Your head will collapse
    If there's nothing in it
    And you'll ask yourself »

    Pixies, Where is my mind

     

     

    Récapitulons. La Mémoire du vautour, disions-nous, se situerait donc à l’extrême lisière de la mort, non à la jonction impossible de l’en-deça et de l’au-delà, mais à la tangente de l’avant et du pendant. Au moment de sa mort, Tyron se serait replié dans les espaces infinis de son esprit et de sa mémoire. Pourquoi sommes-nous certains que La Mémoire du vautour ne recèle aucun au-delà ? Concrètement, Fabrice Colin ne dit rien de l’après[1] (la relation d’événements ultérieurs à la mort de Tyron, les liens paradoxaux entre les personnages, seront abordés plus tard) : les narrations de Sarah, Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède sont enchâssées dans celle de Tyron, qui elle-même, d’un point de vue objectif, ne devrait s’étaler que sur une fraction de seconde infinitésimale. Et par ailleurs, pour Alan Watts, ombre tutélaire du roman, il n’y a rien après la mort. S’agit-il alors seulement d’un exercice de style, qui consisterait à étirer démesurément le temps de la narration, comme le fit, par exemple, James Joyce dans Ulysse ?... Ou bien d’une simple construction en flash-back ?... Certes non. Une histoire de fantôme alors ? Un passage de la fin du roman pourrait le laisser penser : « Prenez un fantôme. Prenez un homme qui a quitté la vie et qui ne le sait pas. Prenez une voiture renversée et en flammes, gisant au milieu du Golden Gate Bridge. Voyez l’ambulance. Voyez le brancard, et la couverture relevée, reflets de métal, voyez les hochements de tête désolés et les taches de sang sur l’asphalte. Ecoutez les sirènes. L’œuvre peut naître. La matière : un fantôme. Le thème ? » (293-294). Et cependant, le fantôme a valeur de métaphore. Le fantôme : c’est-à-dire le personnage censé être mort mais qui refuse de quitter le monde des vivants. La fantôme : la trace, l’empreinte d’une vie, métaphore de ce qui subsiste de nous après notre mort. Vu de l’extérieur, Tyron est mort, mais le roman est vécu de l’intérieur. C’est le fantôme qui parle – et l’on pourrait, si l’on n’y regarde pas de trop près, prendre le roman au pied de la lettre : un homme, Tyron, meurt, et comme, selon Alan Watts, « ce n’est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire », Tyron se dépêtre dans une mémoire morcelée, mourante, qui s’efface à mesure qu’il s’enfonce dans la mort. Mais cela ne fonctionne pas. D’une part, comme nous l’avons vu, on ne « s’enfonce » pas dans la mort : on est vivant, on est conscient, et l’instant d’après, on ne l’est plus – surtout quant il s’agit d’un accident fulgurant avec mort instantanée, comme dans le cas de Tyron. Et d’autre part, cela ne résout rien. Tyron serait un fantôme ? Alors tous les autres personnages sont aussi des fantômes, et toute la réflexion du roman sur la mort devient absurde. Ils sont des fantômes, dans une certaine mesure, mais ils nous parlent moins de la vie après la mort, que de la queue de la comète (que laissons-nous derrière nous ? comment avons-nous transformé le monde ?). Quoi qu’en disent les personnages, nous ne sommes jamais dans l’au-delà, mais dans un cerveau. Ni eschatologique, ni explicitement surnaturel, La Mémoire du vautour est l’étrange exploration d’espaces, ou paysages, intérieurs, comme en atteste l’usage quasi systématique de la première personne. Reste à comprendre comment se dessine cette carte imaginaire.

    La Mémoire du vautour, qui revendique implicitement sa qualité d’expérience, à vivre plutôt qu’à analyser (Watts : « Le mystère de la vie n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité à éprouver. »), s’articule en effet dans sa quasi-totalité au cœur d’un être à l’ipséité[2] vacillante, celle d’un personnage-mystère qui, incarné en Tyron, vit la tangente de sa mort comme une crise schizophrénique, comme une singularité absolue dont nous verrons plus loin qu’elle ne saurait être réduite à une fuite solipsiste. Cette singularité est d’ailleurs métaphorisée dans le roman, sous la forme d’une salle de bains dont les dimensions augmentent de jour en jour jusqu’à atteindre des proportions effrayantes, infinies. « Lorsque j’ai acheté cet appartement, la salle de bain n’était pas aussi vaste. Au fil du temps, ses dimensions se sont curieusement élargies. […] C’est ici que je passe l’essentiel de mon temps libre, adossé à l’appui-tête, les pieds perdus dans les remous. Un lieu hors du monde » (20). Outre qu’elle évoque d’autres lieux du même type dans la littérature fantastique (Ballard, Lovecraft, Danielewski…), cette pièce « hors du monde »[3] (hors du monde réel en effet, puisque Bill est soit mort, soit en train de mourir) renvoie surtout – si l’on met de côté, momentanément, l’évidente métaphore utérine – aux paradoxes de Borges. Comme la fiction borgésienne, la salle de bain paradoxale ouvre de nouvelles perspectives, infinies et cependant sans topographie réelle, purement imaginaires. « Ma salle de bain a encore grandi. Je répugne à m’aventurer plus loin que le lavabo. Je n’ai pas installé de lumière dans le coin ; il fait noir, le sol est froid, dur comme de la glace. Lorsque j’avance mon bras, lorsque j’agite mes doigts, je ne vois plus rien, et l’écho de mes pulsations cardiaques tend à s’atténuer. »  (45) Elle représente à la fois le non-lieu de la mort, où l’être s’anéantit totalement, et le territoire infini de la mort-qui-survient, singularité semblable à la bulle d’espace-temps des Enfants Bleus de Temps de Stephen Baxter.

    Dans le chapitre « La mort est en un sens une imposture » de L’expérience intérieure, Georges Bataille écrit que dans le chaos hors du monde de ce qu’il qualifie de « catastrophe » (la mort), le temps est « annulé », « sorti de ses gonds ». Avant de conclure : « La mort me délivrant d’un monde qui me tue enferme en effet ce monde réel dans l’irréalité d’un moi = qui = meurt. »[4]  Et pour Jankélévitch, « [à] la pointe aiguë de l’instant mortel, toute distance spatiale et tout éloignement temporel s’annulent. […] »[5]. Le monde réel, enfermé dans l’irréalité d’un moi-qui-meurt… Tandis que pour l’extérieur, le mourant disparaît, effacé de sa réalité présente, pour le mourant c’est le monde réel qui disparaît, subrogé par son double mental. Le monde arpenté par Bill Tyron et les autres narrateurs de La Mémoire du vautour n’est certes pas le monde réel, mais le monde réel déformé par la mémoire, par l’inconscient, et par autre chose, une transcendance que nous évoquerons plus loin, et qui a quelque chose à voir avec le « Je » qui, rappelez-vous, se cache dans l’ombre des personnages.

    La « tangente » évoquée par Jankélévitch, se manifeste dans le roman par une certaine forme d’immortalité, avons-nous dit, mais qui aurait quelque chose à voir avec la damnation (Medan, la ville indonésienne, théâtre de divers événements dans le roman, n’est pas seulement l’homonyme de la résidence d’Émile Zola : c’est aussi l’anagramme de « damné »…), où passé, présent, futur, se confondent sans cesse, s’interpénètrent, se subvertissent sans fin, plutôt qu’avec une éternité de béatitude : « Je pense : notre mémoire rend le passé moins réel, mais aucune hiérarchie ne prédomine. Demain, hier, c’est la même chose : de l’information. » (21). « Je ne pense jamais à avant, à cette saloperie d’accident. Je suis les conseils du sage. Le vent est ma respiration, mes pensées les nuages. Il est incroyable de vivre, disait Watts. Mais plus incroyable encore de penser que ce qui s’est produit une fois ne puisse pas se reproduire. » (21) : « avant » : les italiques sont-elles une marque d’insistance ou de doute ? La réponse est dans la dernière phrase : l’accident s’est effectivement produit (au Golden Gate Bridge, lieu-clé du Vertigo d’Hitchcock auquel faisait déjà référence Or not to be), ou est en train de se produire, mais, dans le roman, ne sera décrit qu’après… Il n’y a plus de hiérarchie temporelle, les personnages n’ont plus une perception parfaitement linéaire et causale du temps (il nous faut alors nous demander – et nous n’y manquerons pas – qui ordonne, malgré tout, le récit…). Les fragments ne forment plus un dessin originaire qu’il s’agirait de reconstituer en reliant les points entre eux, mais un dessin original qu’il s’agit d’interpréter. Chaque narrateur nous aspire dans son cosmos local – son enfer. Mais s’il y a damnation, c’est une damnation sans dieu, et sans diable, une damnation mentale, d’ordre psychotique, que nous étudierons dans la sixième partie, « Temps, récit et schizophrénie »…

     

     

    À suivre.

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

     

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    Or not to be

    Entretien avec Fabrice Colin (juin 2006)

     


    [1] Seul Io-Tancrède évoque brièvement l’au-delà : « La vie après la mort n’est guère plus improbable que l’existence d’un arbre. » (238), comme pour mieux s’en débarrasser.

    [2] IPSÉITÉ : pouvoir d'un sujet pensant de se représenter lui-même comme demeurant le même malgré tous les changements physiques et psychologiques qui peuvent advenir à sa personne au cours de son existence.

    [3] Un lieu hors du monde… Maurice Merleau-Ponty qualifiait en ces termes l’Ego transcendantal, ce lieu où le philosophe empiriste « se plaçait tacitement pour décrire l'événement de la perception », étant entendu que le champ perceptif échappe à la description des faits qui se produisent dans le monde. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel » (1945), 1976, pp. 240-241.

    [4] G. Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, « Tel » (1943 et 1954 pour le texte revu et corrigé), 2001, p. 90.

    [5] V. Jankélévitch, op. cit., p. 33.

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 4 - JE est un autre

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     Bille Viola, Five Angels

     

    « Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident . J'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
    Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! »

    Arthur Rimbaud, Lettre du voyant.

     

    « Au cœur de la solitude, toutes les histoires se confondent et racontent la même chose. »

    Io-Tancrède, dans La Mémoire du vautour

     

     

    Classiquement, le récit à la première personne, même à plusieurs voix comme ici, est un pont jeté entre l’auteur et le lecteur, via un tiers – le narrateur –, auquel le lecteur peut alors s’identifier. Ici cependant, le récit est enchâssé dans la mort d’un personnage-narrateur. Or d’une part la mort, inéluctable (« we are accidents waiting to happen », chante Radiohead, qu’écoute Tyron) est impensable, comme nous l’avons vu, et d’autre part, le récit de la tangence identifiée précédemment ne saurait être, précisément, narrée. C’est donc que le narrateur et l’énonciateur ne se juxtaposent pas exactement – derrière le « Je » de Bill, de Sarah et des autres s’en cache un autre : la voix de l’énonciateur, qui tour à tour s’empare de ses narrateurs, et qui à son tour ne se confond jamais totalement avec l’auteur. Commençons par essayer de déterminer le sens de récit à la première personne enchâssé dans la mort de Tyron. Pour cela, nous allons une nouvelle fois faire appel à Jankélévitch.

    Un abîme sépare ma mort-propre de la mort d’autrui – et à fortiori de la mort d’un personnage de fiction. Jankélévitch a justement réservé une partie de sa réflexion au rapport que noue l’individu à la mort, la sienne ou celle d’autrui. « Ma mort à moi n’est donc pas la mort “de quelqu’un”, mais elle est une mort qui bouleverse le monde, une mort inimitable, unique en son genre et à nulle autre pareille »[1]. Jankélévitch distingue alors trois points de vue sur la mort : « les troisième et deuxième personnes qui sont mes points de vue sur l’autre (Lui ou Toi) ou les points de vue sur moi-même (moi, considéré comme troisième ou deuxième personne de l’autre), les deux partenaires restant deux sujets monadiquement et personnellement distincts : la première personne qui est le point de vue du moi sur moi, du toi sur toi, et en général le point de vue “réfléchi” de chacun sur soi-même : ce point de vue, qui est à peine un “point de vue” puisqu’il renonce à la perspective et à la distance optique, c’est en fait l’expérience vécue de la mort-propre, où coïncident l’objet de la conscience et le sujet du “Mourir”. »[2] Et la « mort en TROISIÈME PERSONNE est la mort en général, la mort abstraite et anonyme, ou bien la mort-propre, en tant que celle-ci est impersonnellement et conceptuellement envisagée »[3] Ainsi, tandis que la mort en troisième personne est « personne “uchronique” autant qu’anonyme : présent, futur, prétérit sont par rapport à elle trois formes d’une même intemporalité qui rend inutiles toutes les occasions de la contemporanéité flagrante »[4], la mort en première personne, au contraire, « c’est le futur qui est temps privilégié : je suis toujours en effet, et par définition même, avant ma propre mort ; le pendant, et a fortiori l’après, me sont obstinément refusés. […] La mort-propre, comme la douleur-propre, la joie et l’émotion en général, annule le temps et l’espace dans l’effectivité d’un ici-maintenant […]. [Elle] est un présent instantané qui n’aura pas de futur, une présence absolue, serrée et brûlante qui coïncide à la limite avec l’ipséité du moi total »[5] La mort au futur « est le domaine privilégié de la première personne »[6], seule capable de remédier à l’euphémisme du discours sur la mort.

    L’usage de la première personne dans La Mémoire du vautour reste néanmoins métonymique ; ses personnages, d’un point de vue objectif, sont dans l’incapacité absolue de témoigner de leur mort-propre non encore advenue. Quand ils disent « Je », ils sont les narrateurs, mais pas les énonciateurs. Le « Je » de Tyron, Sarah, Reeltoy, Narathan et Io-Tancrède nous invite à partager leur monde, leur mort, mais il ne s’agit jamais que d’un « Tu » maquillé – celui d’un « Je » créateur qui les manipule à sa guise, mais pour qui leur mort n’est jamais la mort, impersonnelle, de n’importe qui, mais leur mort à eux, ses créatures intimes, ses doubles de papier.

    Le roman comporte un passage bouleversant, au premier chapitre, sur le vieillissement, qui a la particularité d’être justement écrit à la deuxième personne. L’auteur utilise le « Vous » à propos de Sarah, mais sans pour autant s’adresser directement à elle (alors que Bill est toujours narrateur : c’est donc lui qui est censé parler) :

     

    « Vous avez dix-huit ans. Un homme passe un doigt sur la courbe de vos seins, prétend que vous êtes la plus belle chose qu’il ait jamais vue. […] Vous avez trente-sept ans. Plus aucun homme ne veut coucher avec vous, parce que votre poids est descendu sous la barre des quarante kilos – parce que aucun homme ne peut supporter de lire dans vos yeux le présage de sa propre fin. Vous êtes une femme. Vous devriez porter la vie, pas la mort. Vos bras n’ont pas le droit d’être si fins. […] Quelques moments de grâce affleurent, mais il vous est difficile de vous en souvenir. Sans doute, ils se trouvent dans les sacs-poubelle à présent.

    Le temps est venu de regarder la vérité en face.

    La vérité.

    Vous êtes vêtue d’une petite culotte de coton à l’élastique distendu, une culotte poissée d’urine. La vérité, elle, est coiffée d’un heaume de fer dont elle a baissé la visière. Placidement, elle fait tourner un fléau d’arme. Le sifflement se rapproche. Vous pouvez le reconnaître. Vous êtes absolument terrifiée. » (47-48)

     

     

    Ce brusque et momentané passage à la deuxième personne confère à la disparition de Sarah une réalité autrement plus prégnante qu’à la première personne. La mort-propre, rappelez-vous, est absolument incommunicable – nous ne sommes, en définitive, que des spectateurs de la mort de Tyron. Faute d’un message immédiat, écrit Jankélévitch, « la mort de l’un a besoin de la conscience de l’autre, et cette conscience épilogue sur cette mort comme on épilogue sur le passé »[7]. En passant au « Vous », en abordant la mort de Sarah à la deuxième personne, l’auteur crée un lien entre les personnages, auquel nous sommes alors directement enchaînés. Et ce n’est plus Tyron qui parle alors, mais l’énonciateur, cette entité qui est Fabrice Colin et qui ne l’est pas, qui appartient à la fois au réel et à la fiction. Au fait, pourquoi « Vous » plutôt que « Tu » ? L’efficacité du passage tient en fait au glissement sémantique du « Vous » qui, d’impersonnel, pluriel, général (encore une fois : c’est l’énonciateur qui parle, qui s’adresse au lecteur), en vient peu à peu, par l’adjonction de détails, à désigner Sarah Greaves. En usant du « Je », Fabrice Colin est Bill, il est Sarah, il est Io-Tancrède, et nous, lecteurs, sommes les passagers privilégiés mais passifs de leur étrange voyage. Avec cette irruption soudaine du « Vous » qui nous désigne avant de désigner Sarah, nous devenons Sarah à notre tour. Nous devenons un personnage de La Mémoire du vautour, une créature que l’énonciateur connaît intimement, et que l’auteur ne connaît pas, et dont il leur faut gérer la mort future (qu’ils ne pleurent pas : n’oubliez pas qu’ils la contournent, toujours – nous verrons comment).

     

    À suivre.

     

     

    Rappel :

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

    La Mémoire du vautour – 3 – La mort impensable

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

     

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    [1] Ibid., p. 25.

    [2] Ibid.

    [3] Ibid.

    [4] Ibid., p. 31.

    [5] Ibid., pp. 32-34.

    [6] Ibid., p. 35.

    [7] Ibid.

  • La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin - 3 - La mort impensable

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    « Un instant, j’ai cru être mort : j’ai eu ce flash du moment où on n’existe plus, la seconde précise où on devient une absence. »

    Narathan, dans La Mémoire du vautour.

     

     

    La mémoire du vautour s’ouvre et se ferme sur William Tyron. Celui-ci, apprenons-nous dans l’épilogue – nous l’avions deviné bien avant, l’auteur ayant disséminé de nombreux indices (y compris sous formes de notes biographiques ressemblant beaucoup à des fiches de personnages, dans le chapitre Io-Tancrède…) –, est censé avoir été tué au Golden Gate Bridge, dans un accident de voiture en 2002, celui-là même dont il prétend avoir réchappé [« Un choc dantesque. Je ne comprends pas comment je m’en suis sorti. Je conduisais une Porsche à l’époque. Quand ils l’ont récupérée, elle avait diminué de moitié. […] Moi, entier. Hôpital, sédatifs, journalistes. Mais entier. Un miracle. » (30)][1]. Avec cette révélation, c’est toute la chaîne narrative du roman qui paraît s’écrouler. En effet, si Bill est décédé en 2002, comment peut-il rencontrer Sarah Greaves cinq ans plus tard, en 2007 (elle-même étant probablement morte dans un crash aérien, bien que le livre prétende le contraire) ? Les cinq récits ne sont ni indépendants, ni liés par une causalité directe, mais fragilement reliés par des éléments épars, par réminiscence, par prescience, par la récurrence de certains mots (par ex. : tigre) ou nombre (par ex. : cinquante) ou encore par la voix de D_Member. Nous verrons plus loin que ces cinq incarnations sont très étroitement liées, parce que quelqu’un se cache derrière eux, en eux. Pourtant la mort de Tyron ne fait guère de doutes. Ainsi commence le roman : « Cette nuit, j’ai rêvé que mon esprit explosait et que la déflagration libérait une énergie intense, un monde, un univers parfait. J’étais mort, mais cela ne changeait rien. Une phrase d’Alan Watts tournoyait dans mon esprit : Et Dieu contempla la solidité de ses fondations, et Dieu se dit à lui-même : “Perds-toi.” » (7) Un « mort » donc, William Tyron, se croit vivant, et rêve qu’il est mort (le nom de son groupe de rock, les Informers, titre original de Zombies de Bret Easton Ellis, n’est qu’un indice parmi d’autres)… Et ce rêve englobe le reste du roman : « Ce processus, c’est un homme qui l’a enclenché. La mort d’un homme. Sans cette mort, rien n’existerait. » (282), dit Io-Tancrède, parlant sans doute aucun de Bill Tyron. Notre analyse ne devra jamais perdre de vue ce fait simple : la mort de Tyron enchâsse le roman dans sa réalité – tandis que l’entité connue sous le faux nom de D_Member semble habiter une Autre-Réalité. La mort de Tyron est le point de départ du roman, comme son arrivée. Comment l’expliquer ? Sommes-nous donc dans un récit ouvertement fantastique ? Est-ce vraiment irrationnel ? Et d’abord, Bill est-il effectivement déjà mort, auquel cas il serait un esprit, ou est-il plutôt interminablement sur-le-point-de-mourir ou, à la rigueur, indéfiniment en-train-de-mourir ? La réponse à cette dernière question est-elle la même si l’on se place du point de vue de Bill, ou de celui de tout autre endroit de la diégèse ?... Il nous semble que cette situation paradoxale procède d’une tentative poétique : non pas briser l’impensable de la mort, ce qui, nous allons le voir, est impossible, mais imaginer la tangente qui fait s’approcher infiniment, mais jamais se rejoindre, la ligne de l’encore-vivant et celle du non-être, du néant, de la mort (être ou ne pas être)[2] ; autrement dit, faisant fi de son caractère aporétique, de proposer, sous forme de métaphores, une expérience phénoménologique de la mort – mais en poète, non en intellectuel – : encore une fois, que se passe-t-il quand on meurt, c’est-à-dire, non après la mort (comme l’écrivait Nietzsche dans Aurore, la vie après la mort « ne nous regarde plus ! »), mais au moment même où l’on passe de vie à trépas ?...

    Il ne faut certainement pas négliger, pour mieux saisir les enjeux du roman, la référence à Alan Watts, dès la quatrième ligne du roman. Alan Watts (1915-1973) est considéré comme une figure importante de la contre-culture. Surtout connu pour ses ouvrages sur le bouddhisme (Le bouddhisme zen, Payot, 1969), il s’est inspiré des philosophies et religions d’orient comme d’occident, pour proposer une « nouvelle manière de vivre », notamment dans Amour et connaissance (Denoël/Gonthier, 1958). Watts, qui fait logiquement suite dans la galerie colinienne – même s’il n’apparaît que sous forme de statue et de citation –, au Gurdjieff de Kathleen, vécut entre autres à Sausalito, où se déroule le récit de La Mémoire du vautour. « Qui mieux que lui parlait de la lumière qui s’étiole, les soirs de brise surtout, quand la frontière entre ciel et eau devient floue et que règne sur la baie ce calme d’un gris bleu perle ? » (21), se demande Bill Tyron. Alan Watts, qui s’intéressait aussi à la science, ne croyait pas en la dualité du corps et de l’esprit. Il disait « Je suis un corps », pas « J’ai un corps ». Prendre conscience de notre insignifiance (« nous serons poussière dans moins de cent ans ! ») nous permet selon lui de faire sens. Pour Watts, « la fascination qu'exerce la certitude de la mort peut nous laisser figés de stupeur, jusqu'au moment où une illumination nous révèle que ce n'est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire. S'ouvrir à cette vérité, c'est s'ouvrir à un singulier sentiment de solidarité – d'identité – avec les autres créatures et commencer à comprendre le sens de la compassion. Le Moi lutte sans relâche contre la dissolution qui serait justement sa délivrance. »[3] Ce n’est pas la conscience qui meurt, mais la mémoire… Il nous a semblé découvrir, dans cette pensée spirituelle, une clé fondamentale de compréhension, ou plutôt, d’appréhension, de La Mémoire du vautour. La conscience n’est plus, quand la mémoire est vide. Effacer la mémoire, c’est ouvrir une brèche, irrémédiable : « Si on oublie l’impact, si on ne laisse qu’un trou béant, alors tout peut s’engouffrer. Et vous vacillez pour finir. Voilà ce que je voudrais leur dire. Vous vacillez, c’est irrémédiable. » (107) dit Sarah, peu avant son exérèse. Le souvenir manquant agit comme un cancer sur la mémoire. La leucémie de Sarah n’est-elle pas la réification de cette idée ? Le corps de Sarah compense en effet les trous de sa mémoire par cette prolifération incontrôlée de cellules myéloïdes immatures…

    Mais revenons à Watts. « Considérée de cette façon, la complexité déconcertante de la nature devient une danse, sans autre but que les figures exécutées. Pris dans l'illusion du temps et de la finalité, la danse et le rythme extatique des choses sont masqués, et apparaissent comme une chasse éperdue, une lutte contre le retard et l'obstacle. Une fois reconnu le non-sens ultime de cette chasse, l'esprit s'apaise et perçoit le rythme du cosmos; il découvre que l'intentionnalité (intemporelle) du processus atteint sa fin à chaque instant. » Par ailleurs, comme Raymond Abellio, Watts croit à l’interdépendance, à « l’idée d’un monde unitaire sans le moindre raccord, tissu d’interactions mutuelles, où une chose ne se comprend que rapportée à une autre et réciproquement. Il est impossible dans cette perspective de considérer l’homme isolément de la nature. » Cette dernière notion est essentielle, et nous y reviendrons en temps voulu. À tort ou à raison, il nous apparaît que d’une certaine manière, pour Watts, la mort n’est la fin que d’une vie linéaire, pas d’une vie intérieure – l’âme pouvant prétendre, de son vivant, à l’immortalité par l’illumination. Mais dans La Mémoire du vautour, cette illumination ne se produit que lorsque survient la mort. À cela, il y a une raison, en définitive fort simple, et qui a à voir avec l’idée de cycle, d’Ouroboros, comme le pressent Tyron : « Le temps n’est pas un fleuve. Le temps est un serpent enragé prêt à tout pour se dévorer lui-même. C’est ainsi que l’univers finira : quand le début aura rattrapé la fin. » (45) Mais n’allons pas trop vite en besogne…

    Que savons-nous, au juste, sur le passage de vie à trépas ? Dans son essai La Mort , Vladimir Jankélévitch a démontré l’impossibilité d’un discours sur la mort en tant qu’événement qui certes advient, mais qui n’advient qu’une fois, hapax « littéralement unique dans l’histoire du monde »[4], selon le philosophe, pour qui la pensée sur la mort serait alors une pensée du rien, autant dire un rien de pensée, ou ne saurait donner lieu qu’à une pseudo-pensée, à une « forme de rêverie » (et l’on entrevoir dès à présent la brèche où peut s’engouffrer la littérature – où Colin s’engouffre allègrement !). La pensée de la mort présuppose sa connaissance profonde. « La mort, à cet égard, est aussi peu “pensable” que Dieu, le temps, la liberté ou le mystère musical. On ne pense pas le temps ni le devenir, mais on pense des contenus temporels déterminés qui deviennent dans le temps […]. De la même manière, on ne pense jamais la mort (en tant que la mort est accusatif de l’acte pensant, en tant que la mort est l’objet immédiat d’une visée et le complément direct d’une opération transitive appelée Pensée), car la mort est proprement impensable »[5]. Impensable en effet, parce que personne n’est en mesure de faire l’expérience de la mort pour en témoigner ensuite (il n’y a pas d’ensuite). « On peut certes concevoir une espèce de simultanéité-éclair, une coïncidence ponctuelle de la conscience-de-soi avec l’article létal : mais cette simultanéité est parfaitement inutilisable, puisque, l’instant d’après, ou mieux à l’instant même, il n’y a ni conscience ni être conscient. […] Non, d’aucune façon l’instant mortel n’est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement ; d’aucune manière la simultanéité fulgurante, qui est contemporanéité resserrée aux dimensions de l’instant, et finalement annulée, n’est vécue dans une expérience psychologique et consciente – puisque toute conscience est soit anticipatrice soit retardataire ; d’aucune manière la coupe instantanée de la mort n’est une chose, Res, car si elle était “quelque chose”, sa masse serait l’objet de vision ou de discours ; mais elle ne serait plus l’instant. »[6] Pire : il n’y aurait même « rien à raconter dans cet instant insécable, nulle extension discursive à dérouler, nulle profondeur compréhensive à inventorier »[7] puisque la narration est une suite d’événements descriptibles, et que l’instant mortel, qui n’est pas progressif mais soudain, qui n’est pas plein mais vide – une béance – est de l’ordre de l’infiniment petit. On/off… Quid, alors, de l’ambition de La Mémoire du vautour ? Nous verrons qu’en dépit de l’apparente cyclicité du roman, Fabrice Colin n’entend surtout pas dire l’indicible, il reste dans l’en-deçà, mais le plus proche possible de l’Instant ; il sait que cet Instant est inaccessible : l’instant d’avant, il y a l’être, souffrant peut-être, diminué peut-être, mais il y a l’être – l’instant d’après, il n’y a plus rien[8]. Pour Jankélévitch encore, « l’intuition de l’instant mortel chez le mourant, si elle existait, ressemblerait bien plus à une impondérable tangence qu’à un contact »[9]. Nous y sommes. Le « paysage avec vautour » de Fabrice Colin serait ainsi situé « au point de tangence de l’en-deçà et de l’au-delà »[10] ! En enchâssant son récit dans la mort de Tyron, l’énonciateur de La Mémoire du vautour fait ainsi comme si cette intuition de l’instant mortel existait, comme si Tyron en faisait l’expérience, au moment même de son tragique accident, comme s’il n’en finissait pas de mourir. Comme si, en somme, le pénultième instant de la mort ouvrait sur une forme perverse d’immortalité dans le temps et dans l’espace… Pourquoi perverse ? Nous verrons plus loin que dans La Mémoire du vautour, cette immortalité repliée sur elle-même s’apparente à une psychose – la schizophrénie. Et surtout, nous verrons quel sens accorder à celle-ci, qui s’avèrera n’être qu’une grande – et belle – métaphore…

     

    À suivre.

     

    La Mémoire du vautour – 1 – Introduction

    La Mémoire du vautour – 2 – Résumé

     

    La Mémoire du vautour – 4 – JE est un autre

    La Mémoire du vautour – 5 – L'expérience intérieure

     

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    [1] Les chiffres entre parenthèses renverront toujours aux pages de La Mémoire du vautour. Les autres références seront précisées en notes de bas de page.

    [2] « Être ou n’être pas ? Entre ces deux extrêmes incompatibles, Hamlet n’a pas trouvé de troisième solution qui cumulerait les avantages de l’existence et le repos de l’inexistence, qui éviterait les douleurs de la vie et l’horreur du néant. », écrit Vladimir Jankélévitch dans La Mort, Paris, Flammarion, « Champs » (1977), 1999, p. 265.

    [3] Toutes les citations d’Alan Watts, extraites de son ouvrage Amour et connaissance, proviennent de la page suivante : http://www.syti.net/AlanWatts.html. Amour et connaissance, épuisé, doit être réédité en septembre. Nous vérifierons alors l’exactitude des citations.

    [4] V. Jankélévitch, op. cit., p. 29.

    [5] Ibid., p. 42.

    [6] Ibid., pp. 220-221.

    [7] Ibid., p. 223.

    [8] Ainsi la critique d’Éric Holstein, qui reprochait à l’auteur de s’approcher de l’abîme, sans oser « regarder au fond », est-elle invalide. Fabrice Colin est allé, avec La Mémoire du vautour, aussi loin qu’il lui était possible. C’est l’abîme qui se refuse au regard, et non l’inverse.

    [9] V. Jankélévitch, op. cit.., p. 220.

    [10] Ibid., p. 254.