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Film - Page 4

  • Jeanne d'Arc à l'écran - 3 - Carl Theodor Dreyer (1928)

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    Une douzaine d'années après Cecil B. DeMille, ce n'est pas un mais deux films consacrés à la Pucelle qui sont mis en chantier quasi simultanément. Première à dégainer, la Société Générale des Films dirigée par le duc d'Ayen engage le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, encore nimbé du succès public du Maître du Logis. De cet exil volontaire en notre beau pays naîtra un grand film expérimental, muet mais, comme l'écrivait Bazin, déjà « virtuellement parlant » au même titre que Les Rapaces d'Erich Von Stroheim. Ce film, aussi mythique parmi les cinéphiles que son héroïne chez les fidèles, c'est évidemment La Passion de Jeanne d'Arc, l'un de mes immortels – les visages de Falconetti et d'Artaud en fonds d'écran de ma conscience – revu dans la splendide version Criterion avec la musique orchestrale et vocale de Richard Einhorn (Voices of Light). L'autre production, la sous-estimée Merveilleuse Vie de Jeanne d'Arc, fera l'objet du prochain chapitre de notre série.

     

    Dreyer prétendit que le sujet proposé par la SGF, avec qui il signait un juteux contrat, avait été tiré sort au détriment de Catherine de Médicis et de Marie-Antoinette. En vérité la Pucelle, fraîchement canonisée, était un sujet idéal pour ce cinéaste obsédé par la mort, la foi et la religion, et Jeanne figurait déjà sur sa short-list personnelle en compagnie de Médée et de Jésus [1]. Côté producteurs, les risques ne semblaient pas très élevés : officiellement déclarée sainte par Benoît XV en 1920, fêtée par la nation grâce aux bons soins de Maurice Barrès, Jeanne paraissait alors jouir en France d'une immense popularité, attestée dans le monde des lettres, entre autres, par la parution d'une pièce de George Bernard Shaw en 1924 (adaptée en 1957 par Otto Preminger) et l'attribution du prix Femina l'année suivante à Joseph Delteil pour son exubérante Jeanne d'Arc aux éditions Grasset.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, couronne, passion, christC'est d'ailleurs ce même Joseph Delteil qui fut d'abord engagé pour écrire le scénario avec Dreyer, mais leurs horizons divergeaient trop pour collaborer en toute sérénité. De fait, La Passion de Jeanne d'Arc ne conserve du texte initial que quelques éléments – certes essentiels –, comme la christique couronne de paille tressée par la Pucelle, et la « croix de Jésus », comme disent mes enfants, formée par l'ombre du croisillon sur le sol de la cellule (signe fugitif, que sans le savoir foule – et efface – le sournois Loiseleur). C'est que Dreyer, qui comme une certaine presse le lui reprochait durement [2], n'était pas français : tare congénitale qui néanmoins le tenait écarté des considérations politiques de nos compatriotes. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était le caractère humain du procès, le combat d'une sainte contre la religion officielle, le drame personnel qui se noue entre une jeune femme, animée par une foi inébranlable, et une docte et dogmatique assemblée – visées réalistes aux antipodes de celles, beaucoup plus fantasques, de l'auteur de Sur le Fleuve Amour. Assisté de l'historien Pierre Champion, Dreyer choisit alors d'étudier les minutes du procès et d'en tirer les scènes et les intertitres. Pour autant, le cinéaste ne jouait pas les historiens : afin d'éviter l'ennui d'un film de procès interminable (celui de Jeanne dura en réalité trois mois, de février à mai 1431), Dreyer le condensa en une seule journée, celle de la mort de Jeanne le 30 mai 1431, et rechercha l'unité spatiale en concentrant l'action en trois lieux seulement (le tribunal de Rouen, la cellule, le bûcher), parti-pris esthétique absolument décisif.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, renée falconetti, falconettiPour incarner sa Jeanne, le studio pensa d'abord à des vedettes comme Lillian Gish (l'actrice fétiche de D.W. Griffith, qu'on retrouvera aussi dans Le Vent de Victor Sjöjström et, bien plus tard, dans La Nuit du Chasseur de Charles Laughton) ou Madeleine Renaud [3] (célèbre pour son interprétation sur les planches de Oh ! les beaux jours du grand Sam, et tête d'affiche de quelques films remarquables de Jean Grémillon, comme Remorques et L'étrange Monsieur Victor) mais c'est à la Comédie Française que le maître de Copenhague trouvera sa perle rare en la personne de Renée Falconetti. Non seulement Dreyer crut deviner derrière le maquillage de la comédienne « une femme rustique, très sincère, et qui était aussi une femme de souffrance » [4], mais de surcroît Falconetti – dont ce sera l'unique apparition cinématographique – fut la première à accepter de tourner une scène cruciale pour le réalisateur : l'actrice devait accepter de se faire tondre le crâne devant la caméra [5] (le tournage respectait scrupuleusement la chronologie du scénario). Il s'agissait rien moins pour Dreyer que de donner corps à Jeanne d'Arc – un corps sans fard, qui ne soit pas que perruques, mimiques et costumes – un corps vrai, creusé d'abîmes où s'engouffrer – autrement dit un visage. Les premiers essais avec Falconetti incitèrent Dreyer à poursuivre sur cette voie, d'autant qu'il jouissait de l'utilisation d'une toute nouvelle pellicule, dite « panchromatique », qui restituait une éblouissante palette de gris.

     

    Presque aussi cher que le Napoléon d'Abel Gance (9 millions de francs – tournage au long cours, décors ruineux et à peine montrés – contre 11 millions pour le film de Gance), La Passion fut un cuisant échec commercial. La guerre était derrière – la France ignorait encore que d'Allemagne surgirait une nouvelle menace –, et en réalité ne s'engouaient vraiment pour l'héroïne que l'Eglise et, déjà, l'Action française et l'extrême-droite. C'était, surtout, sans compter sur le conservatisme frileux des critiques et spectateurs de l'époque, et sur les velléités expérimentales de Dreyer, très impressionné par le Cuirassé Potemkine.

     

    La décision de ne filmer le procès qu'en très gros plans (un procédé aussi décisif que l'apparition du monologue intérieur en littérature, pour Pierre Bost) découlait à la fois du scénario, essentiellement constitué de dialogues, et des contraintes du muet. Comment cependant ne pas remarquer avec Jean Sémolué que ces gros plans et décadrages participent pleinement d'un projet esthétique total, au même titre que le scénario, qui élimine systématiquement toutes les données factuelles (les noms, lieux, accessoires et événements de l'épopée de Jeanne, ne sont jamais cités, au profit de discussions purement – et simplement – théologiques) ? La déterritorialisation du visage à l'œuvre dans La Passion, déjà repérée par Béla Balazs [6] et synthétisée par Deleuze dans L'Image-mouvement [7], n'est donc pas l'effet du seul gros plan.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, artaud, antonin artaud, jean massieuMais si les visages sont nus et singuliers (Bazin parlait d'un « documentaire de visages », Paul Morand de visages « comme d'immenses paysages, plats ou ravinés »), les costumes réalistes et les larmes, asticots et crachats bien réels, l'espace est quant à lui théâtralisé (géniaux – et ruineux – décors « caligaristes » [8] de Hermann Warm et Jean Hugo – petit-fils de Victor) et minimaliste (les gros plans n'en laissent d'ailleurs entrevoir que de rares éléments : pont-levis, gibet ou instruments de torture...). Entre-déchirement pour Jacques Lourcelles, expressionnisme pour Jean Sémolué, cette confrontation du réalisme et du dépouillement crée un effet de réel proprement saisissant, si l'on veut bien, du moins, considérer nos productions fantasmatiques comme indubitablement réelles. Ne subsiste que la substance-même du film, spécifiquement cinématographique [9] : ce n'est pas le visage à jamais perdu de Jeanne d'Arc que nous voyons, mais la représentation pararéaliste de celui d'une autre – Falconetti – avec son histoire et sa topographie propres – l'image-affection type, pour Deleuze. Et Dieu que le film émeut, en effet ! Jeanne est christique (c'est bien d'une Passion qu'il s'agit), Falconetti pathétique et Antonin Artaud (l'huissier Jean Massieu, l'intermédiaire – presque un intercesseur – entre Jeanne et Cauchon) dont la présence irradie la pellicule [10]. On doit d'ailleurs au dialogue de Jeanne et Massieu après la condamnation définitive (bouleversant Cauchon déjà, au visage trahissant une infinie tristesse) la scène la plus terrassante du film, celle qui me laisse toujours pantois, ravagé par la co-présence, à l'écran, du drame johannique dans son essence la plus pure – une sainte contre la religion officielle –, et de deux visages-univers d'une prégnance absolument inouïe avant le final apocalyptique.

     

    Pure invention, du reste, et principale entorse aux faits tels que nous les connaissons aujourd'hui, que cette révolte du peuple rouennais réprimée dans le sang par les hommes de Warwick. Sans doute un moyen de faire basculer la Pucelle de son rôle de martyre à celui d'héroïne nationale. Son rôle de martyre ? Oui, comme le signalait Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des Films, chez Dreyer Jeanne n'est qu'une sacrifiée christique : « […] Dreyer n'a voulu montrer (ou s'est condamné lui-même à ne montrer) dans Jeanne que la femme souffrante et persécutée ; non la combattante mais la victime, non la triomphatrice mais la martyre. La divine fraîcheur, la spontanéité, l'insolence géniale de Jeanne (qui constitue l'un des traits dominants des minutes de son procès) ont pour ainsi dire disparu de cette évocation. » [11] Christique, la Pucelle, indubitablement, et chemin de croix du film lui-même, censuré puis détruit par le feu (comme Jeanne) avant de ressusciter par la grâce d'une miraculeuse copie danoise trouvée dans les archives d'un asile psychiatrique norvégien en 1981...

     

    Mais jamais l'intention de Dreyer ne fut de brosser un portrait fidèle de la Pucelle. La singulière beauté du film, d'une puissance pré-bergmanienne, est précisément de préférer le détail au plan d'ensemble, le microscopique au googlemapping. Pierre Champion comparait le film à « un beau morceau de sculpture signé Rodin ». C’est très juste. Tenez, un détail parmi d’autres : dans le film Jeanne porte comme votre serviteur un anneau unique, à l’annulaire de la main droite – discret et efficace moyen de signifier son indéfectible alliance avec le Seigneur [12].

     

     

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    [1] Andrei Tarkovski, admirateur ému du film de Dreyer, envisagea lui aussi de donner vie à sa propre Jeanne, comme en témoignent ces deux projets, « Jeanne d'Arc 1970 » et « La Pauvre Jeanne ou Le Grand Inquisiteur », recensés par « l'édition définitive » de son Journal 1970-1986 aux éditions des Cahiers du Cinéma en 2004.

    [2] Le plus violent fut probablement Jean-José Frappa (cf. L’Avant-Scène Cinéma n°367/368, La Passion de Jeanne d’Arc, jan-fév. 1988, p. 163). Mais sans doute le fait que Frappa était aussi le scénariste du film concurrent, n'y est-il pour rien...

    [3] Madeleine Renaud dont le pucelage johanique ne restera pas totalement intact puisqu'on peut entendre sa voix dans un film (auto)promotionnel de Sacha Guitry projeté en 1944 à l'Opéra de Paris...

    [4] Cahiers du cinéma n°170, cité par L’Avant-Scène Cinéma, op. cit., p. 11.

    [5] Jean Renoir (Ecrits 1926-1971 cités par L’avant-Scène Cinéma, op. cit., p. 6) : le crâne rasé comme » l’abstraction de toute épopée de Jeanne d’Arc ».

    [6] « Nous nous mouvons dans la dimension spirituelle de l'expression. Nous ne voyons pas, et ne percevons pas non plus, l'espace dans lequel la scène se déroule. Nous ne voyons pas galoper le moindre cavalier, ni le combat d'un boxeur. Des passions violentes, des idées, des sentiments et des convictions s'affrontent sans combattre dans un espace. Et pourtant, toute une série de combats singuliers se déroulent entre des mines et des regards, une tension qui ne se relâche pas pendant une heure et demie et tient sous son charme un public subjugué. Nous lisons sur les visages chaque assaut, chaque parade du combat, les jeux de physionomie nous montrent chaque ruse, chaque coup de main. Le cinéma muet a ainsi tenté de réaliser un drame spirituel, de manière plus suggestive qu'une pièce écrite. » (Béla Balazs, Le Cinéma, Nature et évolution d'un art nouveau, Payot & Rivages, « Petite bibliothèque », traduit de l'Allemand par J. Chavy, 2011, p. 83)

    « Et pourtant, tout au long de ces gros plans, nous ne perdons à aucun moment la conscience de l'espace. Nous voyons des physionomies purement individuelles, nous fixons dans les yeux des personnalités nettement définies, sans pourtant échapper à l'effet que leur ensemble produit sur nous ». (ibid., p. 163)

    [7] Pour Deleuze, La Passion est un film en système clos, le hors-champ « s'ouvre à une durée immanente au tout de l'univers, qui n'est plus un ensemble et n'est pas de l'ordre du visible. » (G. Deleuze, Cinéma, T .1, « L’image-mouvement », éd. De Minuit, « Critique », 1983, p. 30)

    « Dreyer en avait fait une méthode ascétique : plus l'image est spatialement fermée, réduite même à deux dimensions, plus elle est apte à s'ouvrir sur une quatrième dimension qui est le temps, et sur une cinquième qui est l'Esprit, la décision spirituelle de Jeanne ou de Gertrud. » (Ibid., p. 31)

    Deleuze parle de « montage affectif » (pour Deleuze le gros plan de visage est une « image-affection »). L'effet, l'affect, c'est « la colère de l'évêque et c'est le martyre de Jeanne ; mais, des rôles et des situations, ne sera conservé que ce qu'il faut pour que l'affect se dégage et opère ses conjonctions, telle « puissance » de colère ou de ruse, telle « qualité »de victime ou de martyre. (…) L'affect est comme l'exprimé de l'état de choses, mais cet exprimé ne renvoie pas à l'état de choses, il ne renvoie qu'aux visages qui l'expriment et, se composant ou se séparant, lui donnent une matière propre mouvante. Composé de gros plans courts, le film a pris sur soi cette part de l'événement qui ne se laisse pas actualiser dans un milieu déterminé » (Ibid., p. 150).

    [8] Le mot est de Jean Sémolué.

    [9] « Il n’est pas important que les interprètes « jouent » bien, en revanche la verrue de l’évêque Cauchon ou les taches de rousseur de Jean d’Yd sont partie intégrante de l’action. Dans ce drame vu au microscope la nature tout entière palpite sous chaque pore de la peau. Le déplacement d’une ride, le pincement d’une lèvre sont les secousses sismiques et les marées, le flux et le reflux de cette écorce humaine. Mais la suprême intelligence cinématographique de Dreyer, je la verrais volontiers dans la scène d’extérieur que tout autre n’aurait pas manqué de tourner en studio. Le décor construit évoque assurément un moyen âge de théâtre et de miniatures. En un sens, rien de moins réaliste que ce tribunal au cimetière ou cette porte à pont-levis, mais tout est éclairé par la lumière du soleil et le fossoyeur jette par-dessus son trou une pelletée de vraie terre. Ce sont ces détails « secondaires » et apparemment contraires à l’esthétique générale de l’œuvre qui lui confèrent pourtant sa nature cinématographique. » (André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Cerf, « 7ème art », 1976, pp. 163-164).

    jeanne d'arc,joan of arc,passion de jeanne d'arc,dreyer,carl theodor dreyer,renée falconetti,falconetti,antonin artaud,artaud[10] Etrangeté des plans 739 et 740 : entre Ladvenu et Loiseleur, Massieu-Artaud surmonté d’un ésotérique triangle trinitaire.

     

     

     

    jeanne d'arc,joan of arc,passion de jeanne d'arc,dreyer,carl theodor dreyer,renée falconetti,falconetti,antonin artaud,artaudQuant au curieux signe runique que l’on peut voir sur un bâtiment au plan 1083, il s’apparente probablement plus à une ancre de façade qu’à un symbole hermétique.

     

     

     

    [11] J. Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, les Films, R. Laffont, « Bouquins », 1999, p. 1118.

    [12] En réalité l’anneau de Jeanne, qui portait selon elle l’inscription « Jhesu Maria », de laiton ou d’or impur, ainsi que trois croix, lui avait été pris par les Bourguignons, sans doute dès le printemps 1430, mais c’était à l’index de la main gauche (cf. P. Contamine, O. Bouzy & X. Hélary, Jeanne d’Arc, histoire et Dictionnaire, R. Laffont, « Bouquins », 2012, article « Anneaux »).

     

     

  • Jeanne d'Arc à l'écran - 2 - Cecil B. DeMille (1916)

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    Quinze ans ont passé depuis le sympathique Jeanne d'Arc de Georges Méliès. Entre temps, plusieurs cinéastes (Max Skladanowsky, Mario Caserini, Albert Capellani....) se sont intéressés à la Pucelle de France, mais il semblerait que leurs productions soient aussi invisibles que celle de Georges Hatot en 1898 (sauf peut-être au Centre Jeanne d'Arc d'Orléans, où je ne manquerai pas de faire un saut un jour où l'autre) . C'est encore le cas, hélas, du Giovanna d'Arco (1913) de Nino Oxilia (les rares spectateurs ayant pu le voir évoquent un film aux moyens impressionnants et la prestation outrée pour les uns, remarquable pour les autres, de Maria Jacobini dans le rôle-titre), aussi sommes-nous contraints de nous rabattre sur l'incontournable superproducteur bien connu des ménages, Cecil B. DeMille, et son Joan the Woman réalisé en 1916.

    Le moins que l'on puisse dire est que pour son premier grand film historique, l'homme de Ben Hur et des Dix Commandements n'a lésiné ni avec les moyens, ni sur la planche à clous. La mise en scène est certes à la hauteur. Les décors sont  relativement crédibles, les costumes somptueux, le montage franchement efficace (économie des intertitres et sens du rythme) et l'armée de figurants suffisamment nombreuse pour impressionner jusqu'au spectateur du XXIe siècle. Tout, si l'on oublie les affligeantes scènes de batailles (des soldats qui par dizaines agitent frénétiquement leurs lances, bâtons et épées factices plutôt que de se foutre vraiment sur la gueule – ou d'en avoir l'air –, c’est franchement ridicule), tout, disais-je, semblait donc réuni pour offrir un spectacle de haute tenue. À ce détail près que nous sommes en pleine guerre mondiale : Joan the Woman (notez l'abandon du nom pour un autre plus générique, que d'aucuns relient au contexte suffragettien) n'est pas qu'une fresque historique. C'est aussi et surtout un film de propagande.

    Après une brève et fort belle introduction – Jeanne symboliquement crucifiée sur une lumineuse fleur de lys –, nous sommes transportés en France en 1915, dans les tranchées, où le soldat Eric Trent a découvert une vieille épée. Un officier demande un volontaire pour une mission suicide. Trent est alors visité par Jeanne, qui lui offre une occasion d’« expier tous ses péchés »...

    Ce n'est pas un hasard si, ramenés au XVe siècle, nous retrouvons Eric Trent dans les rangs anglo-bourguignons, véritable incarnation de la perfide Albion. C'est à l'occasion d'un pillage annoncé que Jeanne rencontre son bellâtre. A l'approche des Godons, les habitants de Domrémy sont partis se réfugier en lieu sûr (probablement à Neufchâteau). Seuls sont restés au village un soldat poltron, caché dans la grange, et l'impétueuse Jeanne, prête à parlementer avec l'envahisseur. Seulement, voilà : Eric Trent, le chef anglais, en pince pour les rustaudes et lui fait la cour avec empressement. On s'attend au viol dans la grange mais pour une raison inexpliquée (la Providence ?....), l'Anglais la traite avec respect et s'apprête à prendre congé en gentleman, quand le couard local surgit de son tas de foin et lui assène un violent coup d'épée. S'ensuit ce qui doit s'ensuivre : Jeanne dissimule et soigne le blessé – c'est l'idylle impossible et, cela va de soi, parfaitement platonique. Alors seulement, apparaissent une épée de lumière, puis Saint-Michel, qui lui ordonne de sauver le royaume de France. Trent doit s'enfuir, mais nous le retrouverons plus tard à Orléans, où il sera fait prisonnier. Jeanne réclamera sa libération à Charles VII après le sacre de Reims (en même temps que l'exemption d'impôt pour Domrémy !). Elle renoncera cependant une nouvelle fois à son amour, pour la France et – lui confie-t-elle benoîtement – pour libérer Compiègne. Or, ironie du sort, c'est Trent lui-même qu'on enverra capturer Jeanne...

    Mais notre joli-cœur, qui trouve certainement son origine chez Schiller, n'est pas la seule aberration d’un scénario écrit à la baïonnette. Passons sur les petites fantaisies (Jeanne brisant l'épée de Baudricourt d'un simple coup de dague ; Jeanne refoulant un héraut anglais envoyé corrompre le Dauphin ; Jeanne touchée à l'abdomen et non à l’épaule lors de l'assaut des Tourelles...), inoffensives contributions personnelles des auteurs du film à l'iconographie de la Pucelle, et remarquons au passage que Cecil B. DeMille n'hésite jamais à recourir aux images d'Epinal : ainsi Jeanne est-elle présentée comme une bergère [1], Charles VII comme une lavette,  et ainsi encore n'échappons-nous pas à la scène classique de la reconnaissance à Chinon  fin février 1929 (Charles VII échange sa place et ses habits avec un autre seigneur, mais Jeanne démasque l'imposteur et reconnaît son roi sans la moindre hésitation).

    Mais enfiler les clichés ne suffisait manifestement pas à notre bon Cecil, encore lui fallait-il inventer un Iago du dimanche (l'infâme « araignée » – jamais nommé mais à l’évidence inspiré de Georges de La Trémoille –, chargé par les anglais de manipuler le faible Dauphin, et son acolyte le « moine fou », alias Nicolas Loyseleur) et surtout désigner le cerveau diabolique de l'affaire, un méchant digne de ce nom, machiavélique et prognathe, j'ai nommé Pierre Cauchon. Non content de vouloir empoisonner Charles VII (attentat que Jeanne empêche in extremis, avertie par Saint-Michel !), Cauchon fomente la capture de la Pucelle, apporte en personne l'argent de la rançon au nom des anglais, ricane sardoniquement à l'idée de la brûler vive, lui fait signer son abjuration sous la menace de la torture et ordonne qu'on enferme « les pires voyous de la garde » dans sa cellule pour lui faire reprendre habit d’homme et, enfin, la juger hérétique... N'en jetez plus : conformément aux thèses complotistes d'Anatole France, le Cauchon de Cecil est un porc démoniaque et ambitieux, ce que ne sont ni Loyseleur, qui implore sur le tard le pardon de la condamnée, ni, bien entendu, Eric Trent, qui lui apporte une croix sur l'échafaud avant de prononcer des paroles célèbres : « Nous avons brûlé une sainte ! » (Soit dit en passant, la scène du bûcher est magnifique ; dans le brasier colorisé et fort impressionnant, nous ne pouvons qu'entrevoir la jeune femme).

    Vous l'aurez compris, le Trent des tranchées (Judas à la petite semaine, peut-être, mais Judas rédimé) se sacrifiera dans la dernière séquence et en sera récompensé par une ultime apparition de Jeanne dans son étincelante armure. La Pucelle instrumentalisée ?... Il est vrai que les récupérations politiques ne datent pas d'hier (et même commerciales : Philippe Contamine rappelle dans son Jeanne d'Arc, Histoire et Dictionnaire [2] que déjà au XIXe siècle, et déjà face à la menace allemande, on vendait bières et bonbons à son effigie). Jeanne fit même l'objet, de son vivant, une fois connus les résultats de l'examen de Poitiers, d'une vaste campagne de propagande, au moyen, en particulier, de la diffusion dans tout le Royaume d'un dossier comprenant biographie, lettre aux Anglais, traité de théologie et autres prophéties à son avantage ! Que cela plaise ou non, notre Jeannette reste le meilleur symbole de la résistance à l'envahisseur, en même temps, depuis Michelet surtout, que celui de la France elle-même. Dès lors personne ne sera surpris de son regain de popularité en temps de guerre.

    En 1916, année de production du film, Jeanne est une véritable icône nationale, et pas seulement pour la droite nationaliste. Béatification en 1909 (la canonisation suivra en 1920), théâtralisation poétique en 1910 sous la plume du grand Charles Péguy, fête nationale en projet, statues dans toutes les églises: Jeanne, c'est la France. Deux écrivains, en particulier, convoquèrent leur figure tutélaire pendant la Grande Guerre. Deux visions radicalement différentes (Jeanne comme origine symbolique de la France terrienne et éternelle pour Barrès, Jeanne christique comme lien sacré entre Dieu et la France pour un Bloy plus désespéré que jamais), mais réunies par une même volonté d'un retour à l'âge d'or de la nation [3]. Dans Autour de Jeanne d'Arc, Maurice Barrès opposait la conception de la vie qu’incarnait Jeanne, comme bonté, amour et justice universelles, contre les « accès hideux de l'Allemagne » qui « s'enfonce dans une conception inhumaine et antichrétienne (…) » [4] et Léon Bloy concluait son Jeanne d’Arc et l’Allemagne par ces mots : « Oui, la France, responsable toujours de ses chefs spirituels, pourrait bien être condamnée, par leur infidélité criminelle, à périr dans d'horribles flammes. Il lui resterait alors la pauvre Croix de bois de Jeanne d'Arc dont elle ne veut pas en ce moment, mais qui la sauverait miraculeusement à la dernière heure pour que le genre humain ne fût pas perdu. » [5]

    Mais quand Bloy jetait la sainteté de sa Jeanne eschatologique [6] à la face des catholiques [7], DeMille dépouillait sa passionaria de toute mystique. Aucune trace, par exemple, de Catherine et Marguerite : Jeanne en appelle aux armes pour la France. Ces visées politiques expliquent sans doute, du reste, le choix pour le moins discutable de l'imposante cantatrice Geraldine Farrar dans le rôle-titre… Erreur de casting ? La Jeanne de DeMille n'a rien, en vérité, de la puella dévote et anorexique que suggèrent les sources historiques. Non. Robuste et opulente, elle a tout de l'allégorie guerrière, et si l'actrice a toujours l'air exalté, bras levé, œil exorbité et poitrine opulemment gonflée, c'est seulement par ferveur patriotique. Aux armes.

     

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     [1] Sur la construction du mythe pastoral de la bergère, et de manière générale sur le contexte historique de la vie de Jeanne, lire  Jeanne d’Arc de Colette Beaune (Perrin, 2004) et Jeanne d’Arc, histoire et dictionnaire dirigé par Philippe Contamine (R. Laffont, « Bouquins », 2012).

    [2] Cf. note précédente. Un chapitre de l'ouvrage dirigé par P. Contamine est consacré à Jeanne d'Arc après Jeanne d'Arc, jusqu'à nos jours.

    [3] Lire A. Simpson, Jeanne d'Arc au front de 14 : une guerre à la Française (Maurice Barrès et léon Bloy). Texte téléchargeable ici.

    [4] M. Barrès, Autour de Jeanne d’Arc (Edouard Champion, 1916), pp. 58-59.

    [5] L. Bloy, Jeanne d’Arc et l’Allemagne (G. Crès & cie, « Les Proses », 1915), p. 264.

    [6] « Jeanne d'Arc était trop la fille de l'Esprit- Saint pour n'avoir pas été prophétesse au moins autant par ses actes que par ses paroles. 11 suffit d'avoir lu son histoire pour sentir avec une force extraordinaire qu'on est en présence d'une préfiguratrice. Elle est femme, elle est vierge, elle n'a pas vingt ans et son nom est synonyme de délivrance. Délivrance du royaume de Dieu, délivrance de Dieu lui-même. Délivrance des hommes par le Sang du Christ, délivrance du Christ par le Feu. Lorsque Jésus, dans sa seconde Agonie, appelait Élie pour qu'il le délivrât, c'était le Sang de la Victime du monde invoquant le Feu libérateur. Elias quasi ignis. Par-dessus la tête des siècles, Jésus appelait Jeanne d'Arc du haut de sa Croix, et Jeanne d'Arc, sur son bûcher, répondit de sa voix mourante en prononçant le nom de Jésus et en demandant de l'eau qui est le symbole du Père dont il faut bien que le « Règne arrive » à la fin des fins. Tels furent les deux derniers mots qu'on entendit... » (op. cit., pp. 150-151)

    [7] « Le supplice de Jeanne d'Arc continue, ai-je dit. Il continue par la sottise et la dégoûtante sentimentalité de ses admirateurs catholiques, absolument incapables de comprendre la mission réelle de cette fille de Dieu. Sans doute ils blâment le bûcher, mais l’horreur qu'ils en pourraient éprouver est mitigée fort heureusement par l'imagerie bondieusarde qui les console. Il en est du bûcher de la Pucelle comme de la Croix de velours où Jésus sans doute a dû peu souffrir. Tout se passe dans l’extrême douceur et rien n'est plus facile pour les dévotes confortables que de suivre en autos leur Rédempteur couronné d'épines. On m'a montré une petite Jeanne d'Arc en simili-bronze agenouillée dans son armure sur un prie-Dieu capitonné emprunté à Sainte-Clotilde ou à Saint-Thomas d'Aquin. L'art prétendu chrétien exige ces profanations et ces idioties. L'extrémité de la Souffrance est devenue inconcevable autant que la plénitude de la Foi, et le clergé mondain n'approuve pas l'excessive configuration des Martyrs.

    Que pourrait comprendre à Jeanne d'Arc cette populace de la piété, mille fois inférieure à ces gens du pauvre peuple qui sanglotaient en voyant mourir la Sainte de France? Ceux-là comprenaient au moins qu'une chose inouïe s'accomplissait, que quelqu'un venu de Dieu expirait pour eux dans d'épouvantables tourments et qu'il n'y avait pas moyen de s'en consoler. » (op. cit., 18-19)

  • Jeanne d'Arc à l'écran - 1 - Georges Méliès (1900)

     

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    Du Jeanne d'Arc de Georges Méliès, l'un des plus lointains ancêtres des superproductions hollywoodiennes en costume, nous sont parvenus onze tableaux – le premier a disparu. Onze chromos, des apparitions des saints Michel, Catherine et Marguerite à la montée de Jeanne au ciel, qui ne sont pour le cinéphile johanien contemporain qu'une simple et charmante curiosité. Même le commentaire d'origine, dit jadis pendant la projection par un bonimenteur, et proposé par les éditions Lobster dans leur indispensable coffret Méliès, s'avère très approximatif (Baudricourt devient « Baudicourt », et Philippe le Bon est mystérieusement changé en « Philippe Auguste »)...

    Les herménautes avertis regarderont néanmoins d'un œil appréciateur la transmutation symbolique réalisée par le cinémagicien au moyen d'un beau fondu entre les onzième et douzième tableaux : du bûcher qui embrase l'image – presque la pellicule, comme s'il devait déchirer l'écran du réel – aux cieux illuminés par un rayonnant et quasi maçonnique triangle d'or du Feu divin – bientôt rejoint par une Jeanne bras grands ouverts en signe d’amour –, Méliès parachève le symbole alchimique du Soufre philosophique – le feu secret qui anime la matière.

     

  • Les Adieux à la Reine de Benoît Jacquot

     

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    Virginie Ledoyen, dont je suis jadis tombé amoureux en visionnant La Cérémonie puis La Fille seule avant que sa carrière ne prenne un tour plus chaotique, traverse le dernier film de Benoît Jacquot, Les Adieux à la Reine, comme l'incarnation même de l'objet du désir, dans la peau de Gabrielle de Polignac. Nous ne la regardons pas avec les yeux brûlants de Marie-Antoinette (Diane Kruger, parfaite) mais avec ceux, envieux et jaloux, de la lectrice Sidonie Laborde. C'est d'ailleurs cette dernière (Léa Seydoux, incroyable de présence) qui nous trouble par sa jeunesse et sa sensualité. Polignac/Ledoyen et sa somptueuse robe verte ne sont qu'une icône, splendide et hautain symbole des forces dont le film est tissé, à la fois politiques (si Léa est le peuple d'en-bas, elle est l'aristocratie inaccessible mais au bord du gouffre) et désirantes (dernier maillon de la chaîne passionnelle formée avec Sidonie et Marie-Antoinette, la duchesse de Polignac ne semble, elle, rien tant désirer que son ambition et sa propre survie). Formidable moment de cinéma que cette inversion finale de la duchesse et de la servante, passage de témoin d'une muse à une autre et allégorie du basculement révolutionnaire.

     

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  • Top 10 Films 2012

     

    1. Le Cheval de Turin de Béla Tarr & Ágnes Hranitzky

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    Symphonie minimaliste et répétitive absolument unique. Six jours d'apocalypse lente. Six jours pour que le souffle et la lumière désertent la création. Une plaine décharnée balayée par le vent, une ferme en ruine, un arbre mort. La nuit s’abat lentement sur le vieux paysan taiseux (Jànos Derzsi) et sa fille (Erika Bók), trahis par l’assèchement de leur cheval, de leur puits et du monde. Terrassant.

     

     

    2. Faust d'Alexandre Sokourov

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    L'idée géniale de Sokourov, qui signe son meilleur film depuis Mère et Fils, est d'avoir trouvé une formidable expression formelle du mythe. Si le docteur Faust lui-même brille surtout par sa fadeur, c'est en vérité parce que nous sommes les véritables victimes du démon. C'est nous (pulsion scopique) qui désirons la virginale et sensuelle Marguerite, nous qui nous attardons sur son éblouissant visage, nous qui vrillons son bas-ventre du regard. C'est nous, encore, que corrompent Méphistophélès (aussi bien Sokourov) et son corps difforme (chairs visqueuses, parties génitales à l'arrière / image anamorphosée), nous qui choisissons délibérément la voie de la volupté. Ce sont bien eux (sans oublier le talent du chef opérateur Bruno Delbonnel) irrésistible objet du désir – qui, comme le notait très justement Jacky Goldberg dans sa belle critique, finit par irradier la toile comme une icône – et monstrueuse représentation de la volonté de puissance, qui permettent au film, commencé dans la glauque lumière d'un village à l'atmosphère de mort, d'atteindre progressivement au sublime, jusqu'à l'hallucinant dénouement volcanique.

     

     

    3. Amour de Michael Haneke

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    L’appartement d’Amour n’est pas qu’un décor (fort réaliste, grâce aux talents du cinéaste et de son chef opérateur Darius Khondji), il est la représentation spatiale, topographique et dynamique, du couple incarné par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva et de son rapport au monde extérieur : fenêtres, portes, fermées, ouvertes, seuils, franchissements. C'est que, pour ces vieux amants qui n'ont d'autre désir que de se frayer un passage vers un autre monde où ils seront à nouveau réunis, heureux, l’extérieur est une menace : qu’on sonne en rêve à la porte et c’est l’asphyxie ; qu’une fenêtre s’ouvre et ici Anne s’écroule, là s’introduit un pigeon – évident psychopompe, renvoyé une première fois, puis serré sur le giron du vieil homme qui n’aspire qu’à une chose : libérer l’âme de sa bien-aimée et la retrouver telle qu’en elle-même, assise derrière son piano par exemple : ce même piano sur lequel Georges, pathétique, se met à jouer le bouleversant Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ (BWV 639) de Jean-Sébastien Bach, rien moins que le thème d’ouverture de Solaris de Tarkovski – un film auquel Amour renvoie secrètement : ce n’est qu’à la disparition des avatars de Khari – malades – que Kris peut enfin rejoindre son îlot d’espace-temps ; de même, Georges ne quittera l’appartement qu’après le dernier souffle de sa femme.

     

     

    4. Cosmopolis de David Cronenberg

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    Le monde extérieur est une toile muette (cf. les génériques de début – pollockien et dans la droite lignée de celui de A Dangerous Method – et de fin – Rothko) où s'impriment non les mots mais leurs extensions fantasmatiques. Tableau expressionniste. Il suffit que le milliardaire Packer (Robert Pattinson, rigoureusement parfait) et son jeune analyste financier Michael Chin évoquent un poème dans lequel le rat devient l'unité monétaire dominante, pour que les rats se mettent à envahir l'extérieur – vu à travers l'écran/vitre de la limousine-telepod insonorisée. Eric Packer glisse dans la ville-monde en plan rapproché comme dans un rêve absurde et violent, pontué par la fascinante partition d'Howard Shore, qui n'est pas sans rappeller celle de Crash. Et l'intérieur feutré de la stretch-limo, c'est la métaphore de l'esprit, comme siège (en cuir) d'une parole virale et délirante. L'esprit du temps, le Zeitgeist, le fantôme du capitalisme.

     

     

    5. Drive de Nicholas Winding Refn

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    Bluette d'une mièvrerie éhontée, film de vengeance violent et hyper-stylisé, Drive avait tout pour me déplaire. Et pourtant, mon moi-midinette et mon moi-Conan se sont unis secrètement pour m'injecter une dose quasi mortelle d'endorphine devant cette post-série B idéale dont a toujours rêvé Michael Mann sans jamais oser la réaliser. Splendide composition des plans, avec une recherche quasi systématique des lignes de fuite (copyright Hélène Bora Coquecigruë). D'accord, Drive est sorti le 5 octobre 2011. Mais c'est moi qui fixe les règle. Okay ?

     

     

    6. Moonrise Kingdom de Wes Anderson

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    A l'image de Fantastic Mr. Fox, Moonrise Kingdom est un authentique et euphorisant cartoon live, d'une inventitivé visuelle de tous les instants. Il y a même, mais oui, quelque chose de bouleversant dans cette course effrénée du couple d'enfants-amants vers un impossible et autistique jardin d'Eden. Un rythme fou, et une grande maîtrise.

     

     

    7. The Day He Arrives (Matins calmes à Séoul) de Hong Sang-soo

    The Day He Arrives.jpegEmouvante énième variation du coréen Hong Sang-soo autour de sa figure fétiche de cinéaste paumé, lâche et alcoolique. Comme d'habitude – mais dans le magnifique noir et blanc qui conférait déjà à La Vierge mise à nu par ses prétendants une pointe irrationnelle de nostalgie Nouvelle Vague – les personnages se croisent et les événements (comme les films) se répètent, mais ici le décalage suscite le malaise, parce que les reprises des mêmes scènes – en particulier dans le bar « Roman » – interviennent dans une narration à priori linéaire. Dès lors Seungjun nous apparaît hagard, comme empêtré dans la trame sans fin de ses échecs, prisonnier de ses propres schémas mentaux. Rohmer + 3 bouteilles de soju = Resnais.

     

     

    8. Un monde sans femmes de Guillaume Brac

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    Comédie mélancolique sur les déboires sentimentaux d’un célibataire maladroit dans une station balnéaire de Picardie. Le réalisateur saisit au vol avec une rare délicatesse ces instants fugitifs du jeu de la séduction, quand un courant inattendu passe soudain entre deux êtres… Il y a du Rohmer (décidément) dans le cinéma de Guillaume Brac, du Rozier aussi. Touchant.



    9. Le Marin masqué de Sophie Letourneur

    Le marin masque.jpgSophie Letourneur m'avait déjà passablement impressionné avec La Vie au Ranch, chronique survoltée et discrètement désenchantée d’un groupe d’étudiantes fêtardes et immatures. Elle confirme avec un court-métrage rohmero-truffaldien franchement réussi. Noir et blanc désuet, dialogues post-synchronisés (façon Nouvelle Vague, encore) et voix off légère créent d’incessants décalages : façon efficace et sophistiquée de noyer la mélancolie sous les artifices acidulés. Ca ne dure que 38 minutes mais c’est un pur plaisir.

     

     

    10. Avengers de Joss Whedon

    avengers.jpg À mille lieues des boursouflures d'un Hobbit, Joss Whedon maîtrise son sujet presque à la pefection : scénario et découpage efficaces, effets spéciaux réussis, dynamisme et maîtrise des scènes d'action. Tout juste regretterons-nous le caractère trop impersonnel des bestioles venues d'Asgard, lors de la bataille finale. Mais ne boudons pas notre plaisir : voir Thor le bombeur de torse, Captain America le propre sur lui, Iron Man l'alcoolique et Hulk le pas content réunis pour contrer l'infâme et tragique Loki, c'est un plaisir purement régressif, certes, mais non moins intense. Les filles ne peuvent pas comprendre.