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david cronenberg

  • Top 10 Films 2012

     

    1. Le Cheval de Turin de Béla Tarr & Ágnes Hranitzky

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    Symphonie minimaliste et répétitive absolument unique. Six jours d'apocalypse lente. Six jours pour que le souffle et la lumière désertent la création. Une plaine décharnée balayée par le vent, une ferme en ruine, un arbre mort. La nuit s’abat lentement sur le vieux paysan taiseux (Jànos Derzsi) et sa fille (Erika Bók), trahis par l’assèchement de leur cheval, de leur puits et du monde. Terrassant.

     

     

    2. Faust d'Alexandre Sokourov

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    L'idée géniale de Sokourov, qui signe son meilleur film depuis Mère et Fils, est d'avoir trouvé une formidable expression formelle du mythe. Si le docteur Faust lui-même brille surtout par sa fadeur, c'est en vérité parce que nous sommes les véritables victimes du démon. C'est nous (pulsion scopique) qui désirons la virginale et sensuelle Marguerite, nous qui nous attardons sur son éblouissant visage, nous qui vrillons son bas-ventre du regard. C'est nous, encore, que corrompent Méphistophélès (aussi bien Sokourov) et son corps difforme (chairs visqueuses, parties génitales à l'arrière / image anamorphosée), nous qui choisissons délibérément la voie de la volupté. Ce sont bien eux (sans oublier le talent du chef opérateur Bruno Delbonnel) irrésistible objet du désir – qui, comme le notait très justement Jacky Goldberg dans sa belle critique, finit par irradier la toile comme une icône – et monstrueuse représentation de la volonté de puissance, qui permettent au film, commencé dans la glauque lumière d'un village à l'atmosphère de mort, d'atteindre progressivement au sublime, jusqu'à l'hallucinant dénouement volcanique.

     

     

    3. Amour de Michael Haneke

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    L’appartement d’Amour n’est pas qu’un décor (fort réaliste, grâce aux talents du cinéaste et de son chef opérateur Darius Khondji), il est la représentation spatiale, topographique et dynamique, du couple incarné par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva et de son rapport au monde extérieur : fenêtres, portes, fermées, ouvertes, seuils, franchissements. C'est que, pour ces vieux amants qui n'ont d'autre désir que de se frayer un passage vers un autre monde où ils seront à nouveau réunis, heureux, l’extérieur est une menace : qu’on sonne en rêve à la porte et c’est l’asphyxie ; qu’une fenêtre s’ouvre et ici Anne s’écroule, là s’introduit un pigeon – évident psychopompe, renvoyé une première fois, puis serré sur le giron du vieil homme qui n’aspire qu’à une chose : libérer l’âme de sa bien-aimée et la retrouver telle qu’en elle-même, assise derrière son piano par exemple : ce même piano sur lequel Georges, pathétique, se met à jouer le bouleversant Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ (BWV 639) de Jean-Sébastien Bach, rien moins que le thème d’ouverture de Solaris de Tarkovski – un film auquel Amour renvoie secrètement : ce n’est qu’à la disparition des avatars de Khari – malades – que Kris peut enfin rejoindre son îlot d’espace-temps ; de même, Georges ne quittera l’appartement qu’après le dernier souffle de sa femme.

     

     

    4. Cosmopolis de David Cronenberg

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    Le monde extérieur est une toile muette (cf. les génériques de début – pollockien et dans la droite lignée de celui de A Dangerous Method – et de fin – Rothko) où s'impriment non les mots mais leurs extensions fantasmatiques. Tableau expressionniste. Il suffit que le milliardaire Packer (Robert Pattinson, rigoureusement parfait) et son jeune analyste financier Michael Chin évoquent un poème dans lequel le rat devient l'unité monétaire dominante, pour que les rats se mettent à envahir l'extérieur – vu à travers l'écran/vitre de la limousine-telepod insonorisée. Eric Packer glisse dans la ville-monde en plan rapproché comme dans un rêve absurde et violent, pontué par la fascinante partition d'Howard Shore, qui n'est pas sans rappeller celle de Crash. Et l'intérieur feutré de la stretch-limo, c'est la métaphore de l'esprit, comme siège (en cuir) d'une parole virale et délirante. L'esprit du temps, le Zeitgeist, le fantôme du capitalisme.

     

     

    5. Drive de Nicholas Winding Refn

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    Bluette d'une mièvrerie éhontée, film de vengeance violent et hyper-stylisé, Drive avait tout pour me déplaire. Et pourtant, mon moi-midinette et mon moi-Conan se sont unis secrètement pour m'injecter une dose quasi mortelle d'endorphine devant cette post-série B idéale dont a toujours rêvé Michael Mann sans jamais oser la réaliser. Splendide composition des plans, avec une recherche quasi systématique des lignes de fuite (copyright Hélène Bora Coquecigruë). D'accord, Drive est sorti le 5 octobre 2011. Mais c'est moi qui fixe les règle. Okay ?

     

     

    6. Moonrise Kingdom de Wes Anderson

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    A l'image de Fantastic Mr. Fox, Moonrise Kingdom est un authentique et euphorisant cartoon live, d'une inventitivé visuelle de tous les instants. Il y a même, mais oui, quelque chose de bouleversant dans cette course effrénée du couple d'enfants-amants vers un impossible et autistique jardin d'Eden. Un rythme fou, et une grande maîtrise.

     

     

    7. The Day He Arrives (Matins calmes à Séoul) de Hong Sang-soo

    The Day He Arrives.jpegEmouvante énième variation du coréen Hong Sang-soo autour de sa figure fétiche de cinéaste paumé, lâche et alcoolique. Comme d'habitude – mais dans le magnifique noir et blanc qui conférait déjà à La Vierge mise à nu par ses prétendants une pointe irrationnelle de nostalgie Nouvelle Vague – les personnages se croisent et les événements (comme les films) se répètent, mais ici le décalage suscite le malaise, parce que les reprises des mêmes scènes – en particulier dans le bar « Roman » – interviennent dans une narration à priori linéaire. Dès lors Seungjun nous apparaît hagard, comme empêtré dans la trame sans fin de ses échecs, prisonnier de ses propres schémas mentaux. Rohmer + 3 bouteilles de soju = Resnais.

     

     

    8. Un monde sans femmes de Guillaume Brac

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    Comédie mélancolique sur les déboires sentimentaux d’un célibataire maladroit dans une station balnéaire de Picardie. Le réalisateur saisit au vol avec une rare délicatesse ces instants fugitifs du jeu de la séduction, quand un courant inattendu passe soudain entre deux êtres… Il y a du Rohmer (décidément) dans le cinéma de Guillaume Brac, du Rozier aussi. Touchant.



    9. Le Marin masqué de Sophie Letourneur

    Le marin masque.jpgSophie Letourneur m'avait déjà passablement impressionné avec La Vie au Ranch, chronique survoltée et discrètement désenchantée d’un groupe d’étudiantes fêtardes et immatures. Elle confirme avec un court-métrage rohmero-truffaldien franchement réussi. Noir et blanc désuet, dialogues post-synchronisés (façon Nouvelle Vague, encore) et voix off légère créent d’incessants décalages : façon efficace et sophistiquée de noyer la mélancolie sous les artifices acidulés. Ca ne dure que 38 minutes mais c’est un pur plaisir.

     

     

    10. Avengers de Joss Whedon

    avengers.jpg À mille lieues des boursouflures d'un Hobbit, Joss Whedon maîtrise son sujet presque à la pefection : scénario et découpage efficaces, effets spéciaux réussis, dynamisme et maîtrise des scènes d'action. Tout juste regretterons-nous le caractère trop impersonnel des bestioles venues d'Asgard, lors de la bataille finale. Mais ne boudons pas notre plaisir : voir Thor le bombeur de torse, Captain America le propre sur lui, Iron Man l'alcoolique et Hulk le pas content réunis pour contrer l'infâme et tragique Loki, c'est un plaisir purement régressif, certes, mais non moins intense. Les filles ne peuvent pas comprendre.

     

     

     

  • Cosmopolis de David Cronenberg

    cosmopolis, david cronenberg

     

    Nulle drogue – et certainement pas le novo de la rave party onirique où se perd le bodyguard Danko pour festoyer nus dans le vidéodrome contemporain de Cosmopolis. La puissance psychotique d’un langage purement narcissique (substitut du dollar) suffit. Le monde extérieur est une toile muette (cf. les génériques de début – pollockien, et dans la droite lignée de celui de A Dangerous Method – et de fin – Rothko) où s'impriment non les mots mais leurs extensions fantasmatiques. Tableau expressionniste. Il suffit que le milliardaire Packer (Robert Pattinson, rigoureusement parfait) et son jeune analyste financier Michael Chin évoquent un poème dans lequel le rat devient l'unité monétaire dominante, et les rats se mettent à envahir l'extérieur – vu à travers l'écran/vitre de la limousine-telepod insonorisée. Eric Packer glisse dans la ville-monde en plan rapproché comme dans un rêve absurde et violent, pontué par la fascinante partition d'Howard Shore, qui n'est pas sans rappeller celle de Crash. Et l'intérieur feutré de la stretch-limo, c'est la métaphore de l'esprit, comme siège (en cuir) d'une parole virale et délirante. L'esprit du temps, le Zeitgeist, le fantôme du capitalisme.

     

    cosmopolis, david cronenberg, robert pattinson

     

    L’on se connecte à la structure absolue via l’examen de la prostate par toucher rectal, comme l’on se connectait à eXistenZ par l’introduction d’un biocâble dans un orifice artificiel en bas du dos… La voix d’un champignon entre les orteils peut justifier l'exécution d'un homme... Prononcer un nom peut tuer même le plus aguerri des gardes du corps (et ne pas prononcer un nom c'est entériner l'effacement du sujet)... Nier l'auto-immolation d'un manifestant, c'est le faire disparaître... Le cours du yuan ne peut plus monter mais il monte encore... Et demander où passent les limousines la nuit, vous envoie inéluctablement au théâtre… Dire la chose, c'est la faire accéder à l'existence – d’où ces champs et contrechamps systématiquement calés sur celui qui parle. Richard Sheets (Paul Giamatti) affirme que ses organes sexuels se rétractent à l'intérieur de son corps : « Qu'ils le fassent ou non, je sais qu'ils le font ». Déclarer à sa directrice financière « odorante et moite » son désir de la foutre suffit à nimber Packer d’un parfum de sexe aux yeux de son épouse (délicieuse Sarah Gadon, pour la seconde fois chez Cronenberg). Et quand le chauffeur Ibrahim et le coiffeur Anthony avertissent Packer du danger extrême qu’il encourt dans Hell’s Kitchen sans arme ni protection rapprochée, se déclenche presque mécaniquement la fusillade qui ouvre le final.

     

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    Quitter l'univers « prousté » de la limo (bulle économique, cercueil), c'était, en toute logique, risquer la contamination, non d'une réalité consensuelle, à laquelle Packer, mort au monde » pour le réalisateur, semble aussi imperméable que son persécuteur, mais de l'univers d'un autre, en l'occurrence Benno Levin/Richard Sheets, incarnation proprement démoniaque (Pierre Cormary signalait justement l’autre jour combien le dialogue final évoquait celui de Kirilov et Verkhovenski dans Les Démons de Dostoïevski) des laissés pour compte du néolibéralisme. Baiser une garde du corps (Patricia McKenzie, dans une scène d’un rare érotisme) ou une galeriste (Juliette Binoche d’une beauté et d’une sensualité sidérantes), se prendre une décharge de taser à cent mille volts, se tirer une balle dans la main ou se faire entarter par un activiste (Mathieu Amalric peroxydé) : piqûres de rappel pulsionnelles sans autre effet que de l’attirer peu à peu au cœur du dernier cercle, celui de la déréliction, du désordre et de l’asymétrie (la liberté, dira Packer, fasciné par les cicatrices de ses employés). De la limo utérine de plus en plus pollockisée, au délabrement théâtral du squat. Son corps (une extension de l'esprit – pas de place, donc, chez Cronenberg, pour les figurants allongés nus en pleine rue, dans le roman) en porte les stigmates, d’abord dérisoires (la limùo dégradée, une tenue de plus en plus débraillée, de la crème sur le visage, des plats dépareillés ou un vieux pistolet à la main, une coupe mal égalisée…) puis plus impressionnante (la blessure à la main). Packer semble réaliser enfin qu’il est déjà mort. Un fantôme parcourt le monde...

     

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  • Top 5 Films 2011 (1) A Dangerous Method

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    1/ A Dangerous Method - David Cronenberg

     

    1904. Le jeune psychiatre suisse C. G. Jung (Michael Fassbender, dont la prestation nous rappelle le Jeremy Irons de Dead Ringers et de M. Butterfly), protestant polygame et assistant d’Eugen Bleuler à la clinique du Burghölzli, entreprend la thérapie d’une jeune étudiante russe en psychiatrie sujette à l’hystérie, Sabina Spielrein (Keira Knightley, animale). Plutôt que de la soigner selon les moyens traditionnels (saignées, bains d’eau froide…), Jung expérimente la méthode psychanalytique (the talking cure, la guérison par la parole) prônée par Sigmund Freud. La cure est un franc succès, mais Jung, encouragé par son patient toxicomane Otto Gross (lui-même psychiatre anarchiste, adepte de l’immoralisme sexuel), finit par entretenir une liaison torride (et, ici, sadomasochiste) avec sa patiente, au grand dam de Freud (Viggo Mortensen, impérial) dont il est entre temps devenu le meilleur disciple. 

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    Sur un scénario de Christopher Hampton, A Dangerous Method fait donc le récit de ces amours tumultueux, en même que celui de la relation entre Jung et le patriarche viennois – qui joua un rôle limité mais essentiel dans le dénouement de leur dangereuse liaison –, jusqu’à leur brouille de 1912-1913, essentiellement liée à leur profond désaccord sur la théorie de la libido. Pour Freud, les créations de l’inconscient sont des symptômes et ont une origine sexuelle – même s’il avait de la sexualité, de l’aveu même de Jung, une idée incroyablement élastique. Jung, en revanche, concevait la créativité de l’inconscient non pas comme un simple et négatif dispositif défensif, mais comme l’accomplissement d’une fonction compensatrice de l’esprit (notons que leurs différends théoriques reposaient souvent sur la mauvaise foi ou le contresens). La psychologie analytique jungienne s’oppose également à la psychanalyse freudienne par l'optique de sa thérapie, qui ne consiste pas seulement à comprendre et à guérir mais à accompagner positivement le patient dans le développement de son Soi – l’archétype totalisant et paradoxal de l’esprit, quasi-synonyme de l’âme.

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    Bien qu’il feigne d’adopter le point de vue de C. G. Jung, A Dangerous Method est en réalité essentiellement freudien. De la conception jungienne de l’inconscient, le film ne dira quasiment rien. De la doctrine freudienne non plus, du reste… Pas de manière explicite, du moins : comme toujours chez Cronenberg, tout se joue sous la surface – du corps, de l’esprit, de l’image. Et ce, dès le générique, proche de celui de Spider : les pleins et les déliés calligraphiques sur du papier à lettre sont semblables aux planches du Rorschach : manifestement, quelque chose est écrit – quelque chose d’incontrôlé, d’inquiétant et d’attirant. Et, en effet, A Dangerous Method, c’est aussi la synthèse métaphorique des principaux schèmes freudiens, à commencer par l’Œdipe, concept crucial de sa doctrine, avec Jung en sujet, Sabina Spielrein dans le rôle de la mère désirée dont il lui faudra se détacher (voir leur séparation finale sur les berges du lac Léman), et Freud dans celui, plus explicite, du père, celui qui doit être tué, le chef de la horde primitive, celui qui empêche la réalisation des désirs (et quand l’Aryen Jung voit Freud prendre sa sœur juive Sabina sous son aile, l’on songe au Siegfried de Richard Wagner – principale inspiration musicale du film – et à ses parents, Siegmund et Sieglinde, les jumeaux incestueux créés par Wotan pour fonder une nouvelle lignée… L’on peut également faire le lien entre l’amour de Sabina pour Siegfried, et le caractère incestueux de ses relations sadomasochistes avec Jung, qui font directement écho au trauma infantile de la jeune femme – son excitation sexuelle lorsque son père l’humiliait… Et l’on peut encore voir Freud en Wotan, dieu déchu irrité par l’arrogance de Jung-Siegfried, et Sabina en Brunehilde – que dans l’opéra Siegfried prend un instant pour sa mère)…

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    Mais le film s’organise principalement autour de la deuxième topique freudienne. Le réalisateur ne cache d’ailleurs pas l’influence des concepts psychanalytiques sur la structure du récit. À l’égard de son désir sexuel envers sa patiente, mais aussi de son ambition d’ouvrir la psychanalyse aux grands mythes fondateurs des civilisations primitives, et non plus, comme chez son mentor, à la seule sexualité, C. G. Jung – qui, en tant que personnage principal, est évidemment le Moi – est tiraillé entre désir et culpabilité, entre, d’une part, le Ça, grand réservoir de la libido, véritable chaos de pulsions primitives et de désirs refoulés soumis au principe de plaisir (et sur lequel le Moi essaie d’imposer le principe de réalité) qui s’incarne d’abord en Sabina Spielrein, l’obscur objet du désir, puis en Otto Gross, génialissime Vincent Cassel, double dionysiaque du psychologue qui l’incite à laisser libre cours à ses pulsions les plus primaires et, je cite, à défoncer sa patiente jusqu’à l’agonie, et, d’autre part, son Surmoi (qui certes plonge dans le Ça – et Freud n’omet surtout pas de rappeler à son disciple que les névroses font partie du paysage mental – mais qui est en quelque sorte l’intériorisation – liée à la résolution de l’Œdipe – de tous les interdits et autres forces répressives rencontrés par le sujet au cours de son développement), instance d’abord figurée par la sage Emma Jung – Sarah Gadon, remarquable –, puis par son autre double, Freud, père apollinien et juge impitoyable.

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    Formellement, cette répartition des rôles trouve une expression spatiale des plus simples et efficaces. Sabina Spielrein et Otto Gross viennent d’en bas, des profondeurs de l’esprit. Lors de sa première apparition, Sabina, en pleine crise hystérique, est conduite en calèche à la clinique, située sur une colline boisée au sud-est de Zurich. La voilà donc, Brunehilde choisissant le monde des mortels, qui monte jusqu’à la colline du Burghölzli où exerce le professeur Jung. Vient alors leur première confrontation : Ça-bina est assise sur une chaise, en proie à une forte agitation. Jung lui fait face, debout : leur dialogue est filmé en champ-contrechamp alternant plongées (sur la patiente) et contre-plongées (sur le médecin). Jung s’installe alors sur une chaise située derrière elle : le Moi-Jung plonge dans l’univers pulsionnel de son Ça… L’apparition d’Otto Gross, un plan rapproché de Vincent Cassel sur la colline, face à la clinique, produit le même effet que celle de la jeune femme. Mais sa rencontre avec Jung montre plutôt son ascendant immédiat sur le médecin : Jung est assis à son bureau, tandis que Gross fouille le cabinet de fond en comble, ouvrant les tiroirs, jetant un œil aux courriers du médecin, s’emparant d’un flacon de pilules… D’emblée, nous comprenons que le Ça-Gross a pris l’ascendant sur le Moi-Jung. Lorsque Freud apparaît, à l'inverse, il est évidemment en surplomb, dans des escaliers, et descend à la rencontre de Jung...

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    À cette dimension dynamique de l’inconscient freudien s’ajoute une dimension topologique. Dans A Dangerous Method, les scènes, les lieux, sont filmés comme autant d’espaces mentaux, intimes, le plus souvent en gros plans à courte focale – ponctués de plans larges à l’effet insulaire. La chambre d’Otto Ça-Gross est un capharnaüm couvert de dessins érotiques, le cabinet de Surmoi-Freud est une bibliothèque oppressante, la maison zurichoise de Moi-Jung et de son Surmoi-Emma est un modèle d’ordre bourgeois. Et quand il cherche à s’isoler, seul ou avec les voix  de sa conscience – Sabina, Freud, un lettre de son père spirituel –, Jung navigue sur le lac dans son petit bateau à voile, hors du monde. Les personnages sont régulièrement filmés dans les angles des pièces, qui sont les recoins de l'esprit, les lignes de partage entre les doubles et les instances. Par ailleurs, nous les voyons souvent de face, qu'ils soient seuls, côte à côte (Jung et Freud, Jung et Otto...) ou l'un derrière l'autre (Jung et Sabina), soulignant leur gémellité.

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    Film intérieur, donc, mais pas seulement. S’il est absent à l’image, le monde extérieur, social et historique est bien là, tapis dans les dialogues et dans l'ombre. Voici d’ailleurs l’autre grande métaphore du film – semblable à celle du Ruban Blanc de Michael Haneke –, celle d’une Europe surmoïque sur le point de basculer dans la violence la plus inouïe de son histoire. C’est désormais le règne de l’industrie, de la technique et de la rationalité (la psychanalyse elle-même, pour Freud, c’est la recherche des mécanismes de l’esprit). C’est aussi – et les deux faits sont étroitement liés – le déferlement d’un violent antisémitisme, notamment en Russie et chez les peuples germaniques. Que Cronenberg insiste plus d’une fois sur le climat délétère entre Juifs (Spielrein, Freud…) et Aryens (Carl et Emma Jung…) n’est évidemment pas anodin. Rappelons tout de même que c’est par mesure de prévention contre l’antisémitisme que Freud, qui redoutait l’assimilation de la psychanalyse à une « science juive », plaça Jung, son premier disciple non-Juif, à la tête de son mouvement. Le patriarche, qui se méfiait des Aryens, n’en soupçonnait pas moins son champion d’être antisémite, ce dont Jung se défendit farouchement, en dépit de textes accablants publiés sous l’égide d’Hermann Göring.

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    Comme Jung, donc, la bourgeoisie austro-hongroise corsetée dissimule sous un délicieux vernis glacé – que l’ambiance particulièrement lumineuse conçue par Peter Suschitzky restitue admirablement –tout un monde de désirs et d’angoisses, de « choses inavouables », pour reprendre les termes de Cronenberg lui-même. Cette dissimulation inconsciente, est, selon Freud, la « pierre d’angle sur quoi repose tout l’édifice de la psychanalyse » (L’interprétation des rêves) : c’est le refoulement, c’est-à-dire le mécanisme de défense du sujet qui consiste à « repousser ou à maintenir dans l’inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. » (J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Dictionnaire de la Psychanalyse). Pour le professeur viennois cependant, ce qui est refoulé n’est jamais anéanti et resurgit à l’extérieur sous forme de symptômes (rêves, actes manqués, lapsus, névroses etc.). C’est ce qu’il appelle le retour du refoulé. Et c’est sous cette forme seulement – une tache de sang sur le linge de Sabina après son dépucelage – que transparaît dans A Dangerous Method la judéophobie souterraine de Jung – qui s’enracine structurellement, pourrait-on dire, dans la nature même de sa doctrine culturaliste.

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    Bref, qu’il s’agisse de Jung, l’homme des synchronicités – ces coïncidences que l’esprit interprète comme des signes, et dont le film nous montre quelques exemples –, lorsqu’il relate son rêve apocalyptique à Sabina Spielrein sur les rives du lac Léman dans le beau final, ou de la société bourgeoise, bientôt mûre pour ses deux grands épisodes psychotiques, « ça parle », comme disait Lacan.

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    On a beaucoup reproché au film son « académisme », son aspect « trop sage », son « bavardage », son « didactisme »… Or, la réussite d’A Dangerous Method repose précisément sur le monde extraordinairement complexe, latent, si l’on veut, qui grouille sous la surface, magistrale transposition formelle des lieux et dynamiques de l’inconscient. Telle est, semble-t-il, la véritable ambition de ce film mal compris mais très impressionnant : enchevêtrer, par un remarquable travail de condensation – auquel participe l’omniprésent Siegried de Wagner avec ses thèmes d’inceste, de races et de filiation –, l’histoire d’amour de Jung avec sa patiente, ses relations avec Freud, les balbutiements pratiques, théoriques et éthiques de la dangereuse méthode du docteur viennois, et les concepts psychanalytiques qui eux-mêmes s’entremêlent. A Dangerous Method est sans doute le film le plus cérébral de David Cronenberg.

     

     

  • Ingmar Bergman est mort

     

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    Le plus grand cinéaste de tous les temps, Ingmar Bergman, vient de mourir à l’âge de 89 ans dans sa maison de l’île de Farö. Son dernier (télé)film, Saraband, déjà évoqué ici et dont je reparlerai un jour, est un pur chef d’œuvre (lire ce beau texte de Juan Asensio). Je vais devoir me faire une raison : désormais, le plus grand cinéaste vivant est David Cronenberg.