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  • Jeanne d'Arc à l'écran - 3 - Carl Theodor Dreyer (1928)

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    Une douzaine d'années après Cecil B. DeMille, ce n'est pas un mais deux films consacrés à la Pucelle qui sont mis en chantier quasi simultanément. Première à dégainer, la Société Générale des Films dirigée par le duc d'Ayen engage le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, encore nimbé du succès public du Maître du Logis. De cet exil volontaire en notre beau pays naîtra un grand film expérimental, muet mais, comme l'écrivait Bazin, déjà « virtuellement parlant » au même titre que Les Rapaces d'Erich Von Stroheim. Ce film, aussi mythique parmi les cinéphiles que son héroïne chez les fidèles, c'est évidemment La Passion de Jeanne d'Arc, l'un de mes immortels – les visages de Falconetti et d'Artaud en fonds d'écran de ma conscience – revu dans la splendide version Criterion avec la musique orchestrale et vocale de Richard Einhorn (Voices of Light). L'autre production, la sous-estimée Merveilleuse Vie de Jeanne d'Arc, fera l'objet du prochain chapitre de notre série.

     

    Dreyer prétendit que le sujet proposé par la SGF, avec qui il signait un juteux contrat, avait été tiré sort au détriment de Catherine de Médicis et de Marie-Antoinette. En vérité la Pucelle, fraîchement canonisée, était un sujet idéal pour ce cinéaste obsédé par la mort, la foi et la religion, et Jeanne figurait déjà sur sa short-list personnelle en compagnie de Médée et de Jésus [1]. Côté producteurs, les risques ne semblaient pas très élevés : officiellement déclarée sainte par Benoît XV en 1920, fêtée par la nation grâce aux bons soins de Maurice Barrès, Jeanne paraissait alors jouir en France d'une immense popularité, attestée dans le monde des lettres, entre autres, par la parution d'une pièce de George Bernard Shaw en 1924 (adaptée en 1957 par Otto Preminger) et l'attribution du prix Femina l'année suivante à Joseph Delteil pour son exubérante Jeanne d'Arc aux éditions Grasset.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, couronne, passion, christC'est d'ailleurs ce même Joseph Delteil qui fut d'abord engagé pour écrire le scénario avec Dreyer, mais leurs horizons divergeaient trop pour collaborer en toute sérénité. De fait, La Passion de Jeanne d'Arc ne conserve du texte initial que quelques éléments – certes essentiels –, comme la christique couronne de paille tressée par la Pucelle, et la « croix de Jésus », comme disent mes enfants, formée par l'ombre du croisillon sur le sol de la cellule (signe fugitif, que sans le savoir foule – et efface – le sournois Loiseleur). C'est que Dreyer, qui comme une certaine presse le lui reprochait durement [2], n'était pas français : tare congénitale qui néanmoins le tenait écarté des considérations politiques de nos compatriotes. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était le caractère humain du procès, le combat d'une sainte contre la religion officielle, le drame personnel qui se noue entre une jeune femme, animée par une foi inébranlable, et une docte et dogmatique assemblée – visées réalistes aux antipodes de celles, beaucoup plus fantasques, de l'auteur de Sur le Fleuve Amour. Assisté de l'historien Pierre Champion, Dreyer choisit alors d'étudier les minutes du procès et d'en tirer les scènes et les intertitres. Pour autant, le cinéaste ne jouait pas les historiens : afin d'éviter l'ennui d'un film de procès interminable (celui de Jeanne dura en réalité trois mois, de février à mai 1431), Dreyer le condensa en une seule journée, celle de la mort de Jeanne le 30 mai 1431, et rechercha l'unité spatiale en concentrant l'action en trois lieux seulement (le tribunal de Rouen, la cellule, le bûcher), parti-pris esthétique absolument décisif.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, renée falconetti, falconettiPour incarner sa Jeanne, le studio pensa d'abord à des vedettes comme Lillian Gish (l'actrice fétiche de D.W. Griffith, qu'on retrouvera aussi dans Le Vent de Victor Sjöjström et, bien plus tard, dans La Nuit du Chasseur de Charles Laughton) ou Madeleine Renaud [3] (célèbre pour son interprétation sur les planches de Oh ! les beaux jours du grand Sam, et tête d'affiche de quelques films remarquables de Jean Grémillon, comme Remorques et L'étrange Monsieur Victor) mais c'est à la Comédie Française que le maître de Copenhague trouvera sa perle rare en la personne de Renée Falconetti. Non seulement Dreyer crut deviner derrière le maquillage de la comédienne « une femme rustique, très sincère, et qui était aussi une femme de souffrance » [4], mais de surcroît Falconetti – dont ce sera l'unique apparition cinématographique – fut la première à accepter de tourner une scène cruciale pour le réalisateur : l'actrice devait accepter de se faire tondre le crâne devant la caméra [5] (le tournage respectait scrupuleusement la chronologie du scénario). Il s'agissait rien moins pour Dreyer que de donner corps à Jeanne d'Arc – un corps sans fard, qui ne soit pas que perruques, mimiques et costumes – un corps vrai, creusé d'abîmes où s'engouffrer – autrement dit un visage. Les premiers essais avec Falconetti incitèrent Dreyer à poursuivre sur cette voie, d'autant qu'il jouissait de l'utilisation d'une toute nouvelle pellicule, dite « panchromatique », qui restituait une éblouissante palette de gris.

     

    Presque aussi cher que le Napoléon d'Abel Gance (9 millions de francs – tournage au long cours, décors ruineux et à peine montrés – contre 11 millions pour le film de Gance), La Passion fut un cuisant échec commercial. La guerre était derrière – la France ignorait encore que d'Allemagne surgirait une nouvelle menace –, et en réalité ne s'engouaient vraiment pour l'héroïne que l'Eglise et, déjà, l'Action française et l'extrême-droite. C'était, surtout, sans compter sur le conservatisme frileux des critiques et spectateurs de l'époque, et sur les velléités expérimentales de Dreyer, très impressionné par le Cuirassé Potemkine.

     

    La décision de ne filmer le procès qu'en très gros plans (un procédé aussi décisif que l'apparition du monologue intérieur en littérature, pour Pierre Bost) découlait à la fois du scénario, essentiellement constitué de dialogues, et des contraintes du muet. Comment cependant ne pas remarquer avec Jean Sémolué que ces gros plans et décadrages participent pleinement d'un projet esthétique total, au même titre que le scénario, qui élimine systématiquement toutes les données factuelles (les noms, lieux, accessoires et événements de l'épopée de Jeanne, ne sont jamais cités, au profit de discussions purement – et simplement – théologiques) ? La déterritorialisation du visage à l'œuvre dans La Passion, déjà repérée par Béla Balazs [6] et synthétisée par Deleuze dans L'Image-mouvement [7], n'est donc pas l'effet du seul gros plan.

     

    passion de jeanne d'arc, jeanne, artaud, antonin artaud, jean massieuMais si les visages sont nus et singuliers (Bazin parlait d'un « documentaire de visages », Paul Morand de visages « comme d'immenses paysages, plats ou ravinés »), les costumes réalistes et les larmes, asticots et crachats bien réels, l'espace est quant à lui théâtralisé (géniaux – et ruineux – décors « caligaristes » [8] de Hermann Warm et Jean Hugo – petit-fils de Victor) et minimaliste (les gros plans n'en laissent d'ailleurs entrevoir que de rares éléments : pont-levis, gibet ou instruments de torture...). Entre-déchirement pour Jacques Lourcelles, expressionnisme pour Jean Sémolué, cette confrontation du réalisme et du dépouillement crée un effet de réel proprement saisissant, si l'on veut bien, du moins, considérer nos productions fantasmatiques comme indubitablement réelles. Ne subsiste que la substance-même du film, spécifiquement cinématographique [9] : ce n'est pas le visage à jamais perdu de Jeanne d'Arc que nous voyons, mais la représentation pararéaliste de celui d'une autre – Falconetti – avec son histoire et sa topographie propres – l'image-affection type, pour Deleuze. Et Dieu que le film émeut, en effet ! Jeanne est christique (c'est bien d'une Passion qu'il s'agit), Falconetti pathétique et Antonin Artaud (l'huissier Jean Massieu, l'intermédiaire – presque un intercesseur – entre Jeanne et Cauchon) dont la présence irradie la pellicule [10]. On doit d'ailleurs au dialogue de Jeanne et Massieu après la condamnation définitive (bouleversant Cauchon déjà, au visage trahissant une infinie tristesse) la scène la plus terrassante du film, celle qui me laisse toujours pantois, ravagé par la co-présence, à l'écran, du drame johannique dans son essence la plus pure – une sainte contre la religion officielle –, et de deux visages-univers d'une prégnance absolument inouïe avant le final apocalyptique.

     

    Pure invention, du reste, et principale entorse aux faits tels que nous les connaissons aujourd'hui, que cette révolte du peuple rouennais réprimée dans le sang par les hommes de Warwick. Sans doute un moyen de faire basculer la Pucelle de son rôle de martyre à celui d'héroïne nationale. Son rôle de martyre ? Oui, comme le signalait Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des Films, chez Dreyer Jeanne n'est qu'une sacrifiée christique : « […] Dreyer n'a voulu montrer (ou s'est condamné lui-même à ne montrer) dans Jeanne que la femme souffrante et persécutée ; non la combattante mais la victime, non la triomphatrice mais la martyre. La divine fraîcheur, la spontanéité, l'insolence géniale de Jeanne (qui constitue l'un des traits dominants des minutes de son procès) ont pour ainsi dire disparu de cette évocation. » [11] Christique, la Pucelle, indubitablement, et chemin de croix du film lui-même, censuré puis détruit par le feu (comme Jeanne) avant de ressusciter par la grâce d'une miraculeuse copie danoise trouvée dans les archives d'un asile psychiatrique norvégien en 1981...

     

    Mais jamais l'intention de Dreyer ne fut de brosser un portrait fidèle de la Pucelle. La singulière beauté du film, d'une puissance pré-bergmanienne, est précisément de préférer le détail au plan d'ensemble, le microscopique au googlemapping. Pierre Champion comparait le film à « un beau morceau de sculpture signé Rodin ». C’est très juste. Tenez, un détail parmi d’autres : dans le film Jeanne porte comme votre serviteur un anneau unique, à l’annulaire de la main droite – discret et efficace moyen de signifier son indéfectible alliance avec le Seigneur [12].

     

     

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    [1] Andrei Tarkovski, admirateur ému du film de Dreyer, envisagea lui aussi de donner vie à sa propre Jeanne, comme en témoignent ces deux projets, « Jeanne d'Arc 1970 » et « La Pauvre Jeanne ou Le Grand Inquisiteur », recensés par « l'édition définitive » de son Journal 1970-1986 aux éditions des Cahiers du Cinéma en 2004.

    [2] Le plus violent fut probablement Jean-José Frappa (cf. L’Avant-Scène Cinéma n°367/368, La Passion de Jeanne d’Arc, jan-fév. 1988, p. 163). Mais sans doute le fait que Frappa était aussi le scénariste du film concurrent, n'y est-il pour rien...

    [3] Madeleine Renaud dont le pucelage johanique ne restera pas totalement intact puisqu'on peut entendre sa voix dans un film (auto)promotionnel de Sacha Guitry projeté en 1944 à l'Opéra de Paris...

    [4] Cahiers du cinéma n°170, cité par L’Avant-Scène Cinéma, op. cit., p. 11.

    [5] Jean Renoir (Ecrits 1926-1971 cités par L’avant-Scène Cinéma, op. cit., p. 6) : le crâne rasé comme » l’abstraction de toute épopée de Jeanne d’Arc ».

    [6] « Nous nous mouvons dans la dimension spirituelle de l'expression. Nous ne voyons pas, et ne percevons pas non plus, l'espace dans lequel la scène se déroule. Nous ne voyons pas galoper le moindre cavalier, ni le combat d'un boxeur. Des passions violentes, des idées, des sentiments et des convictions s'affrontent sans combattre dans un espace. Et pourtant, toute une série de combats singuliers se déroulent entre des mines et des regards, une tension qui ne se relâche pas pendant une heure et demie et tient sous son charme un public subjugué. Nous lisons sur les visages chaque assaut, chaque parade du combat, les jeux de physionomie nous montrent chaque ruse, chaque coup de main. Le cinéma muet a ainsi tenté de réaliser un drame spirituel, de manière plus suggestive qu'une pièce écrite. » (Béla Balazs, Le Cinéma, Nature et évolution d'un art nouveau, Payot & Rivages, « Petite bibliothèque », traduit de l'Allemand par J. Chavy, 2011, p. 83)

    « Et pourtant, tout au long de ces gros plans, nous ne perdons à aucun moment la conscience de l'espace. Nous voyons des physionomies purement individuelles, nous fixons dans les yeux des personnalités nettement définies, sans pourtant échapper à l'effet que leur ensemble produit sur nous ». (ibid., p. 163)

    [7] Pour Deleuze, La Passion est un film en système clos, le hors-champ « s'ouvre à une durée immanente au tout de l'univers, qui n'est plus un ensemble et n'est pas de l'ordre du visible. » (G. Deleuze, Cinéma, T .1, « L’image-mouvement », éd. De Minuit, « Critique », 1983, p. 30)

    « Dreyer en avait fait une méthode ascétique : plus l'image est spatialement fermée, réduite même à deux dimensions, plus elle est apte à s'ouvrir sur une quatrième dimension qui est le temps, et sur une cinquième qui est l'Esprit, la décision spirituelle de Jeanne ou de Gertrud. » (Ibid., p. 31)

    Deleuze parle de « montage affectif » (pour Deleuze le gros plan de visage est une « image-affection »). L'effet, l'affect, c'est « la colère de l'évêque et c'est le martyre de Jeanne ; mais, des rôles et des situations, ne sera conservé que ce qu'il faut pour que l'affect se dégage et opère ses conjonctions, telle « puissance » de colère ou de ruse, telle « qualité »de victime ou de martyre. (…) L'affect est comme l'exprimé de l'état de choses, mais cet exprimé ne renvoie pas à l'état de choses, il ne renvoie qu'aux visages qui l'expriment et, se composant ou se séparant, lui donnent une matière propre mouvante. Composé de gros plans courts, le film a pris sur soi cette part de l'événement qui ne se laisse pas actualiser dans un milieu déterminé » (Ibid., p. 150).

    [8] Le mot est de Jean Sémolué.

    [9] « Il n’est pas important que les interprètes « jouent » bien, en revanche la verrue de l’évêque Cauchon ou les taches de rousseur de Jean d’Yd sont partie intégrante de l’action. Dans ce drame vu au microscope la nature tout entière palpite sous chaque pore de la peau. Le déplacement d’une ride, le pincement d’une lèvre sont les secousses sismiques et les marées, le flux et le reflux de cette écorce humaine. Mais la suprême intelligence cinématographique de Dreyer, je la verrais volontiers dans la scène d’extérieur que tout autre n’aurait pas manqué de tourner en studio. Le décor construit évoque assurément un moyen âge de théâtre et de miniatures. En un sens, rien de moins réaliste que ce tribunal au cimetière ou cette porte à pont-levis, mais tout est éclairé par la lumière du soleil et le fossoyeur jette par-dessus son trou une pelletée de vraie terre. Ce sont ces détails « secondaires » et apparemment contraires à l’esthétique générale de l’œuvre qui lui confèrent pourtant sa nature cinématographique. » (André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, Cerf, « 7ème art », 1976, pp. 163-164).

    jeanne d'arc,joan of arc,passion de jeanne d'arc,dreyer,carl theodor dreyer,renée falconetti,falconetti,antonin artaud,artaud[10] Etrangeté des plans 739 et 740 : entre Ladvenu et Loiseleur, Massieu-Artaud surmonté d’un ésotérique triangle trinitaire.

     

     

     

    jeanne d'arc,joan of arc,passion de jeanne d'arc,dreyer,carl theodor dreyer,renée falconetti,falconetti,antonin artaud,artaudQuant au curieux signe runique que l’on peut voir sur un bâtiment au plan 1083, il s’apparente probablement plus à une ancre de façade qu’à un symbole hermétique.

     

     

     

    [11] J. Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, les Films, R. Laffont, « Bouquins », 1999, p. 1118.

    [12] En réalité l’anneau de Jeanne, qui portait selon elle l’inscription « Jhesu Maria », de laiton ou d’or impur, ainsi que trois croix, lui avait été pris par les Bourguignons, sans doute dès le printemps 1430, mais c’était à l’index de la main gauche (cf. P. Contamine, O. Bouzy & X. Hélary, Jeanne d’Arc, histoire et Dictionnaire, R. Laffont, « Bouquins », 2012, article « Anneaux »).