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  • Une barbarie fondamentale, par Anne Tronche (à propos de La Forteresse de coton de Philippe Curval)


     
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    « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. »

    Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel » in Fictions.


    « Ceux qui ont peur ont perdu. »
    Jules Echnort.

    Fin de partie, le blog du Transhumain a aujourd’hui un an. J’adresse avant toutes choses un grand merci à tous mes lecteurs et lectrices, silencieux ou non, toujours plus nombreux. Qu’il me soit également permis de saluer tout particulièrement le valeureux Juan Asensio[1], dont le soutien n’a jamais faibli en dépit de nos irrémédiables divergences, ainsi que Sébastien Wojewodka, grand spécialiste de l’œuvre de David Cronenberg, auteur de deux remarquables études consacrées à eXistenZ et à Spider et dont l’amitié m’est plus que précieuse : inestimable. Du premier texte publié ici, réfutation polémique des inepties de Jean-Claude Guillebaud et plaidoyer iconoclaste pour un transhumanisme respectueux de l’individu comme de l’espèce comme process, aux dernières critiques littéraires consacrées à James Flint ou à Fabrice Colin, en passant par mon étude encore inachevée de Ténèbres de Dario Argento, cette expérience a toujours été motivée par la volonté inflexible de porter quelque lumière en des lieux trop obscurs – et, parfois, de porter le glaive du Verbe contre notre mortelle ennemie, la Médiocrité.
    Ce labeur désintéressé, cet ahurissant mais inflexible investissement personnel, n’auront pas été vains puisqu’ils m’ont d’abord permis d’être publié dans Le Journal de la Culture, l’inégale mais généreuse revue de Joseph Vébret récemment transformée en Presse Littéraire, à laquelle ont collaboré, entre autres, Matthieu Baumier, Jean-Jacques Nuel, Muriel Cerf, Gabriel Matzneff, Ludovic Maubreuil et Sarah Vajda. Depuis le changement de formule et de périodicité, j’anime chaque mois dans La Presse Littéraire la « chronique des nouveaux mondes » consacrée à la science-fiction et, plus généralement, à la littérature des marges. Je vous annonce en outre qu’à la demande de David Kersan, j’ai officiellement rejoint les membres de la rédaction du Ring, aux côtés de Maurice G. Dantec, Renaud Camus, Alexandre Del Valle, Christian Combaz, Juan Asensio, Philippe Muray, Laurent James, Emily Tibbatts, Philippe Rivac et Jean-Louis Costes… Ma critique de Cosmos Incorporated, en trois parties, n’y est évidemment pas pour rien. Vous devriez bientôt lire sur le Ring quelques critiques littéraires initialement prévues pour Fin de partie. N’en dévoilons pas plus...
    Si je n’hésite pas à écrire sous d’autres cieux, d’autres voix – et non des moindres – se feront aussi entendre dans Fin de partie. Le texte que j’ai choisi de mettre en ligne pour célébrer à ma façon cet anniversaire, s’intitule « Une barbarie fondamentale ». Il s’agit de la superbe préface, rédigée par Anne Tronche en 1979 à l’occasion de la réédition chez Denoël d’un chef d’œuvre de Philippe Curval hélas tombé dans l’oubli, La Forteresse de coton, qui cependant, bien que ne relevant absolument pas de la science-fiction, renaît chez « Folio SF ». A mon grand regret, cette nouvelle édition a été expurgée de la belle préface d’Anne Tronche, vraisemblablement jugée trop intellectuelle par l’éditeur[2]. Bien qu’ayant déjà consacré à Philippe Curval un dossier dans la revue Galaxies[3] – constitué d’une nouvelle inédite, d’un article et d’une interview – ainsi qu’une chronique dans La Presse Littéraire n°3 (à paraître), j’éprouve toujours le plus grand plaisir à faire découvrir cette œuvre libre, inclassable, extraordinairement vivante. Tenez, c’est bien simple : bien qu’infiniment plus lyrique, plus romantique – mais pas moins torturée –, La Forteresse de coton figure en bonne place dans ma bibliothèque idéale, non loin des Yeux d’Ezéchiel sont ouverts de Raymond Abellio, de La Femme des sables de Abé Kôbô ou encore de Crash! de James G. Ballard…
    Mais trêve de bavardages. Anne Tronche, auteur de plusieurs livres d’arts et compagne de Philippe Curval, exprime dans son texte, bien mieux que je ne saurais le faire, l’urgence de dévorer La Forteresse de coton, cette tragique et envoûtante histoire de désir, de folie et de mort, dont le dénouement fantastique dans les eaux glauques, à la fois matricielles et mortifères des canaux de Venise – où le héros meurt et renaît –, anéantit définitivement les prétentions du roman réaliste.

    Une barbarie fondamentale, préface à La Forteresse de coton (Denoël, Présence du Futur, 1979)

    « Il est des livres qui résistent à toute tentative de classification. Étrangers aux normes des fichiers et dotés d’un genre trop inhabituel pour que l’étiquette d’une chapelle ou d’une tendance puisse s’y apposer, ils dérivent vers nous indifférents aux modes, aux dictatures de la forme, ayant pour seule énergie cinétique une barbarie fondamentale. Il semble à les écouter entendre des voix qui agitent la pensée nocturne, il semble à les observer découvrir un furoncle sur le corps de la littérature. La Forteresse de coton est, sans conteste, de ceux-là. A évoquer ce titre depuis tant d’années, puisque ma première lecture remonte à sa première parution[4], il me semble retrouver cet étrange climat de désespérance, de fièvre et de doute dans lequel sa découverte m’avait plongée. Et s’il fallait en justifier l’insertion dans « Présence du futur »[5], il conviendrait de préciser qu’elle n’est certes pas plus conforme aux options de base qu’une collection de science-fiction présuppose, qu’aux schémas fictionnels sur lesquels la littérature générale a bâti sa forteresse. Mais c’est justement cette non-conformité, cette non-adaptation aux règles des genres reconnus, qui lui assurent cette qualité spéculative par laquelle se reconnaît toute expression s’autorisant à faire sauter quelques serrures mentales pour explorer les possibilités non prévisibles de l’utopie. C’est-à-dire d’un imaginaire qui ne s’en prend pas exclusivement, ou pas du tout, à ce qui ressort de la scénographie ou du décor, mais bien à la structure du récit, à son espace-temps, aux mécanismes qui en règlent l’évolution dans la durée.
    Tous les thèmes décisifs de La Forteresse de coton mettent en cause l’optimisme béat de l’ordre, le réconfort de la mesure, les bondieuseries de la logique. L’amour s’y vit mal, la projection du désir y oscille entre le dégoût et l’adhésion au dégoût de la maladie, l’aventure mentale des personnages n’y est qu’une chute délictueuse vers la mort ou la folie. Aujourd’hui que je tente de faire revivre mes premières impressions de lectrice, je ne me souviens pas d’une histoire tissée par la cohérence d’une anecdote bien troussée. Des scènes sans suite me reviennent, des images, des « flashes » qui me permettent de penser que les mots se sont davantage injectés en moi comme sous l’effet d’une seringue hypothermique, qu’agencés harmonieusement en mon esprit. Sans doute parce que La Forteresse de coton, pénétré d’un romantisme de rupture, est un ouvrage qui, tout en connaissant la qualité du froid de table rase, avoisine fréquemment les 42° , signe d’une fièvre intense.
    Au sein d’un curieux équilibre blanc, l’histoire contée est celle d’une aberration. Les mécanismes qui en assurent le déroulement traduisent l’impossibilité d’adhérer à n’importe quel système social, politique, idéologique comme aux lois les plus simples de la survie quotidienne, qui tentent tous de régler abusivement l’alchimie des rêves, des espoirs et des passions. En dépit du phénomène ganglionnaire que ce refus biologique et global suppose, les personnages se vouent à des rites de passage. Ce qui leur permet de se lier un court temps à celui ou à celle auquel ils demandent beaucoup trop : le dépassement de l’indifférence et de la solitude. Le feu et les pactes rituels, par lesquels toute imposture devient duplicité, permettent à cette entité si peu innocente qu’est le couple, de se créer une voie d’épreuves entre la naissance et l’agonie, entre le feu et la combustion lente. Sous le ciel étonnamment blanc de Venise, au cœur des places gagnées par endroit par des taches de moisissure verdâtres, dans les venelles où le silence s’emploie à prolonger l’heure de la sieste, les protagonistes captifs du jeu au-delà du jeu, cherchent désespérément à croire qu’ils se trouvent du même côté du mur qui les sépare. Dans leur crainte d’être rattrapés par les ombres du doute, mais traînant déjà derrière eux le cadavre de leur passion contrariée, ils cherchent à pénétrer plus avant dans les chemins de la pensée contraire, à se perdre dans les marécages de la fin de toute réflexion raisonnable, à dénoncer toute interprétation réaliste du monde.
    Est-ce la vie à deux et son corollaire, la mise en ordre des passions, qui travaille et ronge ainsi les personnages, ou est-ce le haut mal de la vie tout court ? Je dois avouer que cette question m’a longtemps préoccupée. Et ce, en raison même du rôle que le hasard des circonstances m’a amenée à jouer auprès de Philippe Curval. Le désespoir qui traverse toutes les phrases du récit, paraît révéler que l’ennui s’en prend toujours aux affaires de cœur quand celles-ci ne sombrent pas dans la folie la plus dérangeante, ou bien que la provocation mentale et affective peut seule convertir la vacuité en substance. Depuis, la patiente fréquentation de l’auteur et de son œuvre m’a enseigné que son expression était marquée par le rêve de l’apatride. Et qu’à l’encontre de ceux qui cherchent obstinément à consolider leurs racines, lui s’emploie à cisailler ce qui pourrait le lier définitivement à un sol, à une généalogie terrestre, à une histoire familiale. D’où son attirance pour un futur qui déterritorialise les faits et les comportements humains, d’où son désir de projeter son écriture vers des zones qui confèrent une existence identique aux lois de l’espèce et aux hasards des intuitions volatiles. Persuadé qu’il n’y a point d’évolution qui ne soit destructrice, du moins dans ses moments d’intensité, il associe bizarrement l’avènement de la lucidité, au culte de la folie créatrice. Il ne faut donc pas s’étonner si la plupart du temps, les personnages de ses fictions romanesques, las de dépendre de ce qui leur est extérieur, cherchent à faire dépendre ce qui leur est extérieur d’eux-mêmes. Face à un quotidien qui semble interdire toute possibilité de rencontres vivables, ils ne cessent d’exiger le désordre de l’imaginaire, à contredire la maturité de leur apparence par l’immaturité lumineuse de leurs rêves.
    Plus un esprit court de dangers, plus il ressent le besoin de multiplier les malentendus à son sujet. Philippe Curval, lors de la réalisation de La Forteresse de coton, n’a pas échappé à cette fatalité. Brodant les mots de son récit avec quelques touches d’une préciosité baroque, il attire l’attention sur les effets de style pour cacher combien les énigmes du récit sont couleur de noyade. De même, qu’en explorant un certain nombre de voluptés parmi lesquelles : l’ivresse, la gastronomie, l’érotisme, il paraît s’attarder à la table des moments heureux, alors même qu’il découvre à quel point les plaisirs ne conduisent pas à la satiété quand on puise à pleine main dans le vide.
    En fait, toute l’histoire de La Forteresse de coton est bâtie sur un unique sentiment, celui du dépaysement dans la durée. L’effort mis pour rejoindre le plan de la réalité épuise les sentiments et transforme les gestes les plus accessoires du quotidien en genre équivoque. Si bien que l’objet de cette réalité devenant diffus, les personnages succombent à son imprécision. Étouffant dans la double impossibilité de vivre et de mourir, ces voyageurs pour eaux profondes, ces fidèles sujets de l’exil total, n’ont plus qu’à se laisser captiver par les parfums d’une schizophrénie, peut-être salvatrice.
    Il est des livres qui, trouvant leur rythme respiratoire dès les premières pages, conduisent le lecteur vers le mot « fin » avec l’assurance que donne la connaissance préalable de l’itinéraire. D’autres, à l’image de La Forteresse de coton sont en proie à des tachycardies émotives, à des ruptures narratives qui dévient le récit de ce qui pouvait passer précédemment pour une trajectoire. Ainsi, dans La Forteresse de coton, le dernier chapitre rompt avec les significations convenues d’une histoire crédible pour se faire complice de l’énigme. Comme si en quête d’un autre ordre, l’auteur lançait un défi à l’évidence de l’artifice romanesque, à l’optique générale du genre littéraire et opérait une disjonction brutale entre la réalité et les signes de sa réinvention. Le livre lu et reposé, il nous faut mentalement contaminer notre souvenir des premiers chapitres par les connaissances acquises durant le déchiffrement des dernières pages. Comme si le récit nous avait donné en fin de course une clé de passe à multiples entrées pour un sésame trompeur. Le dédoublement final du personnage principal dans le pressentiment voilé d’un retour au fœtus assassiné par sa descendance, l’adulte, accompagne comme une ligne mélodique la fuite de l’écriture hors des territoires balisés par la logique romanesque. Tout se passe comme si le roman renonçait quelques pages avant la fin à sa fonction, coupait court à la hantise moderne de la psychologie convaincante et se donnait la capacité métaphysique de s’élever au-dessus de sa catégorie. N’est-ce pas là le propos de toute littérature spéculative ? N’est-ce pas là le but de toute pensée qui, pour se protéger des médiocres et irrespirables certitudes de son temps, s’emploie à élever une protestation contre la vérité qui, tout en étant parfaitement relative et éphémère, parvient presque toujours à devenir doctrinaire ? C’est peut-être là le sort de l’expression littéraire de Philippe Curval, d’avoir toujours à combattre contre elle-même, pour que jamais elle n’ait à se figer sous un label mortifère et culturel, pour que jamais une forme définitive ne prenne forme en elle au point de convertir en principes ses nuits. »
    Anne TRONCHE.


    [1] Fin de partie fut évidemment inspiré par la découverte inespérée du Stalker, le blog critique et polémique de Juan Asensio. Ainsi, il était possible de nourrir la Toile d’une eau autrement plus riche et brûlante que le filet saumâtre de forums putrescents et autres sites superficiels !
    [2] La quatrième de couverture de l’édition Folio SF reprend seulement quelques lignes de la préface.
    [3] Galaxies n°32, mars 2004.
    [4] La Forteresse de coton est initialement paru chez Gallimard, collection « blanche », en 1967 (Note du Transhumain).
    [5] L’argument d’Anne Tronche vaut évidemment aujourd’hui pour sa réédition en « Folio SF » (NdT).
  • Or not to be de Fabrice Colin

     

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    « […]
    And my ending is despair,
    Unless I be relieved by prayer,
    Which pierces so that it assaults
    Mercy itself and frees all faults.
    As you from crimes would pardon'd be,
    Let your indulgence set me free. »
    William Shakespeare, The Tempest.

     

    « Y a-t-il un dieu ?
    Regarde-nous à Elisnear. Regarde les fous errant sous le couvert des arbres, implorant d’imaginaires secours. Dans les asiles, grandes villes d’où s’élèvent les fumées noires, observe donc les déments se débattant sous leurs douches glacées. T’attendais-tu à cela ? Les coprophages, les schizophrènes, les aliénés, tel homme s’arrachant les yeux, tel autre parlant une langue qu’il n’a jamais apprise, les vois-tu comme je les vois ? Dis-moi encore une fois que la vie est conscience. »
    Fabrice Colin, Or not to be.

     

    Sur le site « Mauvais Genres » puis ici même, je m’étais déjà longuement exprimé sur les labyrinthes mentaux de Sayonara Baby, paru en 2004. Avant de m’attaquer au dernier roman de Fabrice Colin aux éditions de L’Atalante, Kathleen[1], j’aimerais en guise de préambule revenir sur son obscur chef d’œuvre clair-obscur, lyrique et pastoral, Or not to be, oublié de la critique généraliste, jugé trop hermétique par la critique spécialisée[2], hélas aussi confidentiel qu’indispensable, dont la trame fantastique tissée autour du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare et d’inquiétants rites païens m’évoque ces livres imaginaires commentés par Borges dans ses Jardins aux sentiers qui bifurquent. A lire Bibliothèque de l’Entre-Mondes (guide de lecture, les transfictions), l’essai de Francis Berthelot récemment paru en Folio SF, nous sommes plusieurs – mais pas encore suffisamment nombreux – à considérer Or not to be en dépit de ses excès comme l’une des pièces essentielles de la littérature française contemporaine. « Le plus remarquable dans Or not to be, écrit Francis Berthelot, reste la fluidité de son écriture, qui lui permet d’allier complexité et profondeur en un récit constamment limpide, où même les zones d’ombre demeurent lumineuses. Dans ce paradoxe se joue la question fondamentale du lien entre l’amour, la mort et l’art : une question qui constitue le sujet même de ce fascinant ouvrage »[3] Fluidité donc, mais aussi polymorphisme : Fabrice Colin, au Verbe animé par un souffle hors du commun et faisant feu de tout bois, n’hésite pas à enchâsser dans sa sarabande vers, épîtres et pièces de théâtre, tirés de l’œuvre de Shakespeare ou créés pour les besoins du roman ; son texte multiplie les audaces formelles, avec une exubérance jamais complaisante, comme ce rêve du « chapitre vingt et un » au début du livre – la partie « Révélations » est chapitrée à rebours –, cut-up burroughsien parfaitement maîtrisé, comme cette page entièrement noire, cette « ombre portée par la révélation » (pp. 21-22) de William Shakespeare en 1592, ou comme, encore, ces antiques bacchanales des vergers d’Arcadie – réminiscence ou fantasme –.relatée à la manière d’un scénario de film muet, légendes en lettres gothiques à l’appui (pp. 289-296)…
    Vitus Amleth de Saint-Ange, jeune anglais hanté par William Shakespeare, est frappé d’« amnésie volontaire » – ne subsistent que des images, des sensations, qu’aucune structure logique ne semble étayer. Depuis cette excursion près des grands lacs en compagnie de sa mère et de Samuel, l’amant de cette dernière, sa vie est un abîme qu’illumine seulement le feu éternel du poète. Quels étranges événements ont pu ainsi précipiter le garçon dans la folie ? Et d’où lui viennent ces souvenirs qui semblent appartenir à Shakespeare lui-même, celui des « années sombres » ? Interné à Elisnear Manor à l’époque de la psychanalyse balbutiante après une tentative de suicide et dans un état de mutisme « effarant » (selon son dossier), Vitus est analysé par le jungien Thomas Jenkins. De ces séances, il sort « horriblement déprimé, aux limites du désespoir » (p. 57). Au décès de sa mère Mary, dont Jenkins était l’amant, il quitte Elisnear à la recherche de son propre passé. « Je m’enfonce dans les ténèbres » (p. 71), écrit-il à l’instant de sa sortie. Ses souvenirs épars – ou ceux, réels ou inventés, de Shakespeare – le mènent irrésistiblement au village de Fayrwood qu’aucune carte ne mentionne, en lisière de la forêt mythique d’Arcadie. C’est en ces lieux que jadis, lorsqu’il n’était âgé que de sept ans, sa vie bascula irrémédiablement en compagnie du mystérieux Baron Henry Hudson. C’est en ces lieux, au cœur de cette forêt des anciens dieux, que cela prit possession de lui, en une nuit magique digne des plus belles pages des Mythagos de Robert Holdstock. Au milieu des vestiges d’un temple romain, guidé par d’effrayants présages (une lumière divine tombant des frondaisons, un squelette aux orbites béantes), Vitus rencontra le Grand Pan, qui l’appela William… C’est au lendemain de ces étranges événements que Vitus découvrit pour la première fois, encore jeune enfant – et déjà victime d’un grave complexe d’Œdipe –, le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare – et que son obsession prit corps. Revenu à Fayrwood, Vitus adulte, redevenu Amleth, rencontre la belle Maryan Beauclerck qui s’offre à lui, troublante synthèse de la mère et de l’amante. Dans les couloirs du château de la famille Beauclerck, l’histoire quoique plus fantasmagorique que jamais paraît se répéter, la vérité se révéler. Qui est donc vraiment Thelma, frère de Maryan et double anagrammatique d’Amleth ? Qui est ce Queequeg gardien de cimetière, échappé de Moby Dick ? Et Hermia, du Songe d’une nuit d’été ? Ces événements étranges nous sont contés au cours d’une pièce, La Tragédie fantôme, drame en cinq actes composé par Amleth au sortir de terrifiants rituels païens.
    En ouvrant son inextricable roman sur une projection de Vertigo d’Alfred Hitchcock, Colin situe d’emblée son récit sous le sceau de la dualité, de l’obsession et de la schizophrénie. A mesure que Vitus Amleth (Hamlet) tente de reconstituer le puzzle de sa mémoire scotomisée, nous essayons nous lecteurs de démêler le vrai du faux, de distinguer le souvenir du fantasme, avant de comprendre qu’il n’y a en définitive ni vrai ni faux, ni rêve ni réalité, mais seulement une œuvre littéraire, une fiction qui s’assume comme telle, qu’elle soit le fait du personnage Amleth/William, ou celui de l’auteur, Fabrice Colin. Selon le point de vue adopté, Or not to be est soit un roman fantastique qui n’a rien à envier aux classiques du genre – Vitus est effectivement possédé par l’âme immortelle de Shakespeare –, soit une description certes onirique mais surtout métaphorique d’un cas clinique  – Vitus est schizophrène : rigoureusement incapable de différencier le monde extérieur de son univers intérieur, il s’invente un passé, une personnalité, une histoire, seulement possédé par Shakespeare comme paradigme. La conclusion du roman, dévolue comme le prologue (tous deux qualifiés d’« échos »[4]) au docteur Jenkins, va d’ailleurs en ce sens puisqu’elle invoque l’inconscient collectif comme élément déterminant. Fabrice Colin en vérité annonçait la couleur dès les premières pages ; il écrivait que la schizophrénie est « […] la plus émouvante et la plus impénétrable de toutes les maladies mentales » (p. 13).
    Le problème fondamental de Vitus Amleth de Saint-Ange est qu’il se conçoit lui-même comme objet fictionnel ; l’artiste et le fou sont ici les deux faces d’une même pièce – dont l’autre extraordinaire illustration, pour en rester aux écrivains de science-fiction et de fantasy, est à mon sens Camp de concentration, le chef d’œuvre de Thomas Disch. Le titre Or not to be (littéralement : Ou ne pas être) est lui-même signifiant : en abandonnant le To be (Être) initial, en mettant l’accent sur ce non-être, sur cette existence d’ombre sans sujet, Colin prépare déjà l’incertitude ontologique du récit ; il convie son lecteur à assister à une Tempête sous un crâne, à la création d’une vie, et au final, qu’on me pardonne ce lieu commun, à un livre en train de s’écrire[5]. « Différences imperceptibles, au fond, entre un fantôme et un souvenir. L’un comme l’autre n’appartiennent qu’à vous » (p. 112).
    Par ailleurs l’auteur adjoint habilement à cet aspect fantastique une trame psychanalytique plus traditionnelle : Vitus développe en effet un complexe d’Œdipe prononcé, sans doute lié à un traumatisme sexuel – l’inceste en particulier, plane sur le roman sans jamais ôter son masque. Colin ne cède cependant jamais aux sirènes de la psychanalyse facile : l’explication du mystère ne sera jamais révélée et le lecteur ne dispose, pour recomposer le tableau – repensons à cette esquisse de sous-bois inachevée de Constable, dans le cabinet du docteur Jenkins –, que d’indices poétiquement déformés par les barrières de l’inconscient de Vitus. Cet incroyable passage dans la forêt de Fayrwood – au nom évocateur –, où Pan, dieu des bergers d’Arcadie, prince de la fécondité, se frotte à un arbre en une posture obscène devant l’enfant Vitus/William hébété, avant d'être secoué des spasmes de l'ensemencement – scène identifiée comme éminemment traumatisante, déterminante dans l’évolution de sa psychose –, n’est-elle pas aussi la représentation symbolique et allégorique d’une agression pédophile ? Les bacchanales du maître du château ne sont-elles pas aussi la distorsion d’un autre souvenir, en même temps que la confusion schizophrénique de Vitus ? La schizophrénie chez Colin se veut l’aboutissement de l’Art comme transcendance, ouverture vers un ailleurs – vers un autre – qui exige un lourd tribut : la folie. Il se dégage ainsi du livre une profonde tristesse – à rapprocher du Spider de Patrick McGrath (qu’il surpasse) et de son adaptation par David Cronenberg – et une incurable mélancolie nées de la féconde rencontre du drame psychanalytique, des tragédies shakespeariennes et du fantastique borgésien. Le mal de Vitus Amleth de Saint-Ange, c’est-à-dire son génie, se révèle en même temps que Le Songe d’une nuit d’été dans la forêt magique d’Arcadie, Fayrwood, où jaillit toujours intacte, par le vigoureux bas-ventre du Grand Pan, la sève immortelle d’une nature matricielle, primordiale, nourricière – écho merveilleux d’un éden et de mystères immémoriaux tels que ceux magnifiquement dépeints par J.R.R. Tolkien et Robert Holdstock –, que rythment avec douceur et violence les irrépressibles élans, joués au syrinx, d’Eros et de Thanatos.

    Voilà ce que peut la littérature et que réussit pleinement Fabrice Colin avec Or not to be, comme autrefois Philippe Curval dans sa Forteresse de coton – transcender son univers de référence, entraîner le lecteur hors des couloirs trop arpentés de la routine romanesque, le confronter au désordre de l'imaginaire, le perdre dans des labyrinthes insoupçonnés ; rompre avec les règles sclérosées du récit et de la psychologie pour faire de la littérature non simplement un efficace antidépresseur, mais bien un feu vif, insaisissable, transfictionnel, créateur et non imitateur. 

     

    « If we shadows have offended,
    Think but this, and all is mended,
    That you have but slumber'd here
    While these visions did appear. »

    William Shakespear, Midsummer Night’s Dream.

     

     

    Fabrice Colin, Or not to be, L'Atalante, 2002, 364 pages.



    [1] Mentionnons aussi la parution de son nouveau roman pour la jeunesse, Invisible, aux éditions Mango, Autres Mondes. Fabrice Colin mène une carrière à deux visages : s’il multiplie les productions plus ou moins alimentaires – souvent de grande qualité, jamais indignes –, c’est avant tout pour vivre de sa plume et se permettre, dans le même temps, d’écrire et de publier des romans plus personnels, plus confidentiels, chez L’Atalante.
    [2] Citons tout de même, parmi ses admirateurs, J.-C. Vantroyen du Soir, A.-F. Ruaud dans Bifrost et A. Marcinkowski, auteur d'une belle critique dans SF-Mag. Notons en outre que le dieu Pan, dont il est question dans Or not to be, est désigné dans l’Hymne homérique comme le fils d’Hermès… Quoi de plus naturel, dès lors, que d'être dérouté par un certain hermétisme ?
    [3] F. Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes (Gallimard, Folio SF, 2005), p. 187.
    [4] Le prologue s’intitule « Echo : le Grand Pan est mort », et l’épilogue : « La Grand Pan est mort : écho ». Fabrice Colin prétend qu'ils comptent très exactement le même nombre de caractères...
    [5] Dans la nouvelle « L’Homme dont la mort était une forêt » – quel beau titre ! – publiée en 2000 dans Royaumes, anthologie réunie par Stéphane Marsan au Fleuve noir, les âmes des morts se muent littéralement en histoires, en fictions.
  • Noir de KW Jeter

     

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    « Les gens, avec tout le savoir-faire et la volonté dont ils étaient capables, étaient les artisans de leur propre perte. »
    KW Jeter, Noir.

     

    Avant de poursuivre notre lente et sélective revue critique des nouveautés et rééditions littéraires (à venir, dans le désordre et sous réserve : Bandes alternées de Philippe Vasset, Le Gambit des étoiles de Gérard Klein, Kathleen de Fabrice Colin, Dernière conversation avant les étoiles de Philip K. Dick…), je vous invite aujourd’hui à vous pencher sur un auteur américain, KW Jeter qui, hormis un mémorable Dr Adder (Denoël, Présence du futur, 1985), était surtout connu du public français pour ses sequels de Blade Runner et de Star Wars – qu’on me pardonnera de n’avoir pas lues. Noir, paru en 2003 dans la défunte collection Millénaires aux éditions J’ai Lu, est un exceptionnel roman noir d’anticipation, férocement inventif, un âpre chef d’œuvre comme les « mauvais genres » n’en proposent que trop rarement.

     

    Dans quelques années, les côtes du Pacifique formeront une ceinture urbaine ininterrompue, gigantesque mégalopole – le « Gloss », monstrueuse Zéropolis, hystérique préfiguration de la Grande Jonction de Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec – qui paraît aspirer le reste du monde[1] comme un Trou Noir. Ce paysage de métaux, de béton et d’enseignes lumineuses est bien entendu propice à la prolifération des milieux interlopes, théâtre d’obscures machinations et de crimes sordides, d’expériences sexuelles déviantes, de désespoirs en stade terminal et de solitudes rongées à coups de psychotrips. McNihil, héros bien nommé, est un ancien asp-ion de l’Agence de recouvrement des droits d’auteurs. Autant vous prévenir : dans le Gloss on ne plaisante pas avec la propriété intellectuelle : l’Agence et les ayants droit suffisamment habiles (ou nantis) sont capables d’identifier et de localiser un piratage numérique en temps réel… Et le sort réservé aux criminels du copyright pris en flagrant délit, croyez-moi, est fort peu enviable… Ceux-ci perdent en effet tous leurs droits, même les plus élémentaires – les intérêts financiers ont eu raison des dernières résistances éthiques –, et les asp-ions, couverts par leurs puissants commanditaires, rivalisent d’imagination sadique pour châtier les imprudents. Il n’est pas rare, par exemple, que le cerveau encore vivant – encore conscient ! – de ces malheureux, soit reconverti en biocâble numérique haute fidélité !... S’agit-il vraiment d’une critique du droit d’auteur et de ses abus ? Noir, sur ce point, est ambigu, car autant les châtiments encourus par les contrevenants paraissent aberrants, autant l’auteur lui-même, dans une énergique postface, se montre radicalement opposé au piratage et au pillage culturel… Mais peu importe : tandis que nos gouvernements s’apprêtent à durcir les lois  – DADVSI[2] ou pas, c’est une affaire entendue en haut lieu –, sachons, avant qu’il ne soit trop tard, apprécier l’ironie de KW Jeter à sa juste valeur.

    Depuis qu’il a quitté l’Agence à la suite d’une bavure meurtrière, McNihil travaille donc en free lance. Par ses yeux – dont il a fait  modifier la vision chirurgicalement pour ne plus endurer une réalité trop grise, trop triste –, le monde ressemble à un film noir des années quarante – noir et blanc, peuplé de femmes fatales façon Lauren Bacall et de faux durs façon Humphrey Bogart. Désabusé, McNihil est cependant forcé de reprendre du service auprès d’une puissante multinationale, chargé contre son gré d’enquêter sur la mort d’un cadre foudroyé alors qu’il s’adonnait à une pratique technosexuelle extrême, révolutionnaire. Commence alors pour notre cynique anti-héros un voyage halluciné dans l’inframonde cauchemardesque du Gloss, terrifiant de réalisme sous la plume frénétique de l’auteur. McNihil agit comme un robot, psychopathe incapable de contrer le cours inéluctable des événements. Jusqu’à sa propre mort, c’est ivre de rédemption, dans un irrépressible élan suicidaire, que McNihil aux yeux fous arpente l’espace urbain.

    Mais dans Noir, la mort elle-même n’est d’aucun secours aux âmes damnées… En effet, dans les friches du Gloss, les inégalités sociales ont fait des ravages au point que les plus pauvres, plus ou moins organisés en hordes bestiales, sont prêts aux actes les plus vils, les plus barbares pour vous détrousser de vos maigres biens – au point que même les défunts sont exploités ! Pauvres hères… En mourant, vous croyiez être enfin délivrés des souffrances terrestres ? Attendez, nous vérifions d’abord l’état de votre compte… Vous êtes endettés, dites-moi, cela change tout : pour vous, pas de repos éternel avant d’avoir soldé votre dette ; nous vous réanimons, nous vous maintenons à l’état de viande froide à moitié vivante – ce qui ne vous change guère, n’est-ce pas ? –, nous vous parquons dans une zone urbaine fantomatique, et nous vous faisons trimer jusqu’à ce que votre compte soit positif – sans oublier, cela va de soi, des intérêts exorbitants qui dépassent parfois, ironie du sort, le montant de vos modestes revenus d’esclave-zombie !

    Le moins que l’on puisse dire est que l’avenir selon KW Jeter n’est pas rose – ou alors d’un rose bien sale, d’un rose frappé d’un X pornographique... Comme le titre du roman l’indique, nos lendemains seront noirs ou ne seront pas. Ce récit de science-fiction hard boiled, influencé par le Dick de Blade Runner comme par Neuromancien de William Gibson – et dopé par un style mordant évoquant les meilleurs James Ellroy –, est aussi celui d’un long et inéluctable suicide, tragique odyssée urbaine ordonnée par les dieux des finances et des technosciences et dont l’Ulysse, nihiliste revenu de tout, n’est attendu à LA que par une morte-vivante. Jamais nous ne nous sentons asphyxiés par cette atmosphère explosive, pourtant oppressante, tant l’auteur prend ses distances avec son phantasme urbain, jamais dupe de ses propres visions infernales, et utilise judicieusement le potentiel d’humour noir inhérent au genre. Au travers du regard fallacieusement cinématographique de McNihil ce monde pourrissant – le nôtre évidemment – prend une teinte décalée, poétique, nostalgique (troublante confrontation des esthétiques cyberpunk et private eye), et surtout schizophrénique : l’essor des nanotechnologies permet désormais de brouiller jusqu’en nos centres nerveux nos facultés de représentation symbolique. Tout devient possible – c’est l’avènement du Néant. La ville, dans Noir (comme, déjà, dans Dr. Adder), est le royaume du simulacre en même temps que celui – que nous ne connaissons que trop bien – de l’exhibitionnisme et du voyeurisme de masse. L’apocalypse selon KW Jeter se pare de verres miroirs déformants : abusés par nos propres artifices, nous nous y jetterons tous comme des damnés. Voici le précipice qui nous recevra dans ses routes périlleuses...

     

    *

     

    « La littérature est le monde des morts », écrit Juan Asensio à la fin d'un « intermède mélancolique ». J'inverse la proposition. LE MONDE EST LA LITTERATURE DES MORTS.


     

    KW Jeter, Noir, traduit de l’américain par Marie de Prémonville (J’ai lu, Millénaires, 2003), 466 pages, 18 €.

     



    [1] Dans Cosmos Incorporated également, rien n’existe en dehors de Grande Jonction. Maurice G. Dantec évoque bien la situation géopolitique de l’Europe, mais de même que son héros Plotkine ne se libérait qu’en écrivant sa propre histoire, de même la diégèse ne souffrait aucun hors-cadre.

    [2] DADVSI : Droit d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information.
  • Electrons libres de James Flint (et retour sur Habitus)

     

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    « To subsist in lasting Monuments, to live in their productions, to exist in their names, and prædicament of Chymera's, was large satisfaction unto old expectations, and made one part of their Elyziums. But all this is nothing in the Metaphysics of true belief. To live indeed is to be again our selves, which being not only an hope but an evidence in noble beleevers; 'Tis all one to lye in St Innocents Church-yard, as in the Sands of Ægypt: Ready to be any thing, in the extasie of being ever, and as content with six foot as the Moles of Adrianus. »
    Sir Thomas Browne, Hydriotaphia Or, A Brief Discourse of the Sepulchrall Urnes Lately Founds in Norfolk.

     

    « Je t'invoque, toi qui es plus grand que tout, qui as tout créé, qui es né de toi-même, qui vois tout et qui n'es point vu.  C'est toi qui as donné au Soleil sa gloire et toute sa puissance, à la Lune de croître et de diminuer et de suivre une course régulière, sans avoir rien enlevé aux ténèbres antérieures, mais en attribuant à tous une part égale. Car c'est avec ton apparition que le monde vint à l'être et que la lumière apparut. Toutes choses te sont soumises, toi dont aucun des dieux ne peut voir la vraie forme, toi qui, tandis que tu revêts toutes les formes, demeures l'invisible Aïon de l'Aïon. »
    Hermès Trismégiste, Poimandrès

     

    Virginia Woolf écrit que l’ouvrage Urn Burial de l’érudit Sir Thomas Browne, « est un temple dans lequel nous ne pouvons entrer qu’en laissant nos bottes boueuses sur le seuil (a temple which we can only enter by leaving our muddy boots on the threshold). Ici il n’est pas question de vous et moi, ou d’elle et lui, mais du destin et de la mort, de l’immensité du passé, de l’étrangeté qui nous enveloppe de toutes parts. Ici, comme dans aucun autre écrit anglais exceptée la Bible, plutôt que d’être abandonné à sa lecture solitaire le lecteur devient la partie d’un tout. Mais là encore, il y a une différence ; alors que la Bible prêche un évangile, qui saurait en revanche affirmer avec certitude que Sir Thomas Browne lui-même avait la foi ? » Auparavant, comme en prévision des labyrinthes borgésiens, Edgar Allan Poe citait Browne en épigraphe des Nouvelles histoires extraordinaires : « Quelle chanson chantaient les Sirènes ? Quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture ». Selon l’un des personnages du Livre de cendre (El Libro de ceniza) de l’auteur britannique James Flint, la rumeur voudrait que Sir Thomas Browne fut « le dernier homme vivant à avoir  lu tous les livres jamais écrits » – la mort de Browne en 1682, si telle hypothèse était vérifiable, daterait alors précisément la venue au monde de la Machine. De l’abecedarium naturae de Bacon à la bibliothèque de Babel, perce ainsi peu à peu la certitude que l’univers est de dimensions sinon infinies, du moins indéfinies – l’étendue des possibles n’est pas humainement concevable. James Flint, s’il n’est pas doué du génie littéraire de Thomas Pynchon, de Don DeLillo ou du maître Argentin – qui refermait sa nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius sur ces mots : « Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m’en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l’impression) de l’ “Urn Burial” de Browne »[1] –, a cependant l’ambition rare d’ouvrir quelques fenêtres sur un monde dont les sentiers, s’ils sont tracés d’avance, bifurquent suffisamment pour nous réserver le terrible honneur de choisir notre propre voie.


     

    J’avais été favorablement impressionné, il y a quelques années, par le premier roman de James Flint – admirablement traduit par Claro – : Habitus, œuvre aussi imparfaite qu’inventive et prophétique, nous conviait sur plus de 700 pages à un fascinant parcours à travers l’histoire de l’informatique au cours de la seconde moitié du 20e siècle – ou comment l’ère des réseaux aura raison de l’être humain… Après Douce Apocalypse, recueil de nouvelles certes mineur mais sous-estimé par la critique (nous retiendrons tout particulièrement « Auto-assistance », texte ludique sous forme de test de personnalité ; « Lieux stratégiques », inquiétante variation autour du délire sécuritaire ; « Rêves d’un futur parfait », cauchemar psychosexuel nanotechnologique ; et « Esquisse pour un futur biotechnologique », implacable panorama historique des biotechnologies de 1980, date à laquelle la Cour suprême des Etats-Unis autorisa les brevets portant sur la vie génétiquement créée, jusqu’à 2060, année de la légalisation par le Congrès du clonage humain), les éditions Au Diable Vauvert publient aujourd’hui le dernier roman de James Flint, Electrons libres, traduit cette fois par Alfred Boudry. Ce Book of Ash s’avère plus drôle que Habitus, plus relâché aussi – à la construction composite de celui-là succède la nonchalance, la linéarité de celui-ci – ; le génie n’y transparaît plus qu’en creux, fuyant, insaisissable comme une ombre – celle de Jack Reever, le sculpteur pour déchets atomiques transmutés, sur les traces duquel nous sommes cordialement invités à marcher. Avant de nous pencher plus avant sur ces passionnants Electrons libres, plus profonds qu’ils n’en ont l’air, revenons sur Habitus. Voici ce que j’écrivis avec enthousiasme pour le numéro 28 de la revue Galaxies, en 2003 :

     

    « Premier roman de l'américain James Flint, Habitus célèbre avec bonheur les noces du proche et du lointain comme celles du trivial et du divin – ses personnages pathétiques sont confrontés aux vastes desseins qui président à leurs existences. Flint réussit une œuvre ambitieuse et personnelle qui ne croule jamais sous le poids de ses références : si Deleuze est cité en épigraphe[2], l'imaginaire de l'auteur paraît nourri avant tout de fantastique et de science-fiction. Habitus ressemble de ce fait à un improbable croisement entre Thomas Pynchon et Maurice G. Dantec, héritage de la grande tradition littéraire anglo-saxonne comme des cyberpunks. Impossible (pour des raisons matérielles) d'en résumer ici l'intrigue ; contentons-nous d'en dessiner les grandes lignes.
    Nous suivons dans Habitus les destins croisés de Joel, génie des mathématiques devenu informaticien – né dans une famille de kabbalistes hassidiques –, Judd, sosie introverti de Denzel Washington, et Jennifer, jeune fille dévergondée en manque de liens affectifs. De l'union de ces trois fragiles personnalités naîtra une enfant mutante dotée de deux cœurs – et de pouvoirs effrayants. Et loin au-dessus, en orbite à 298 kilomètres de la Terre, Laïka la chienne de l'espace observe l'agitation des humains avec son regard distancié d'animal-dieu…
    Pour donner vie ses personnages comme pour étayer ses descriptions, Flint utilise quasi systématiquement la métaphore – tantôt organique, tantôt minérale – dans un double mouvement de réification de l'homme et de vitalisation de l'inerte. Au confluent de ces deux courants contraires, le règne animal agit comme un révélateur des deux forces opposées qui se disputent l'univers : l'ordre et l'entropie. Mais ce qui n'apparaît un temps que comme un exercice de style gratuit prend tout son sens lorsque les métaphores deviennent littérales : Joël, obsédé par la création d'un Golem numérique à son image, devient lui-même pure information ; Judd finit par se minéraliser – littéralement – ; Jennifer se liquéfie, éparpillée en une myriade de particules. Et à bord de Spoutnik II, à force d'emmagasiner les flux d'informations en provenance de la Terre, Laïka finit par fusionner avec le satellite lui-même...
    Roman post-humaniste, Habitus défend l'idée matérialiste d'un monde absolument déterministe mais aussi complètement imprévisible parce que l'homme est incapable de maîtriser l'infinitude des interactions à l'œuvre – considération éminemment borgésienne. D'où cette histoire critique, ludique et désenchantée des nouvelles technologies, conclusion imprévue d'un récit pourtant fasciné par la science. Le propos en lui-même n'est pas nouveau – le mythe de Prométhée a fait long feu –, mais James Flint a su le renouveler avec bonheur, lui donnant même une authentique dimension cosmique (métaphysique), sans jamais oublier ses personnages, profondément humains en dépit de leurs caractères exceptionnels. [...] »

     

    Non sans humour et poésie, sur fond de physique quantique et de Kabbale, Habitus ne décrivait donc rien de moins que l’avènement imminent de la Machine-Monde – annoncé par les tentatives des personnages de dompter le hasard, et préfiguré par la Shoah. Cristallisation, structure structurante, structure structurée.

     

    medium_electrons_libres.2.gifDans Electrons libres, road-book aussi drôle qu'inquiétant – plus simple, plus touchant, moins métastatique qu'Habitus –, les métaphores sont plus discrètes, moins systématiques, mais d’une violence parfois surprenante. Ainsi les Etats-Unis, que traverse son personnage Cooper James équipé d’un appareil photographique – dont les clichés[3] sont insérés dans le texte, lui conférant plus d’étrangeté que de réalisme – et d’un exemplaire, offert par l’attentionnée Liz, d’une monographie de Sir Thomas Browne, « Hydriotaphia : De l’enfouissemen des Urnes ; ou Traicté des Urnes Sépulchrales récemmen mises à jour dans le Comté de Norfolk »[4], ainsi ces Etats-Unis sont-ils dépeints comme machine organique, immense et cancéreuse, à la beauté morbide. « Elle n’a rien d’une grande route large et vide qui s’étend pleine de promesses à la découverte de l’Ouest, non, c’est plutôt un tapis roulant pour bagnoles, un train à quatre voies dans lequel on s’insère pour s’oublier pendant les miles qu’on doit se taper, au milieu des feux arrière qui ondulent autour de vous avec une molle simplicité comme des composants électroniques en tri automatique dans une usine gigantesque, après quoi on n’a plus qu’à s’en extraire. » Si l’Homme empoisonne la planète, il s’assujettit volontairement à la Machine…
    Le héros visible et introverti d’Electrons libres – Cooper James, jadis prénommé Ash, autrefois nommé Reever –, qui a passé son enfance dans une communauté hippie, a rejeté ce milieu contestataire : il est programmeur informatique pour l’armée américaine dans le Yorkshire, Angleterre. En plein cœur du complexe militaire qui l’emploie, alors que le personnel est évacué, Cooper se voir remettre par ses supérieurs une boîte métallique qu’on soupçonne de contenir de l’anthrax… mais qui s’avère ne renfermer que les cendres de son père !... Suspendu de ses fonctions, Cooper part en Amérique sur les traces de ce dernier, Jack Reever, qu’il n’a connu qu’enfant. Là-bas, de Graniteburg dans le Vermont à la Zone 51 en passant par les ateliers d’artistes de Seattle, de lieux-dits en communautés pittoresques jusqu’à l’étrange capitale du plutonium, Atomville[5], il découvre non pas un père entier, mais un homme aux mille visages, extrêmement difficile à cerner, sculpteur fantaisiste et féru d’alchimie qui s’était mis en tête de sculpter des matériaux radioactifs – jusqu’à des déchets nucléaires – pour créer son chef d’œuvre, L’Herme de l’ère moderne, et propager son sortilège symbolique... En même temps qu’une quête initiatique – l’impérieuse recherche d’une âme à travers les reflets irisés qu’elle a laissés sur d’autres âmes – se dessinent en effet de mystérieux liens entre énergie nucléaire, civilisation et alchimie… Le portrait du jamais vu Jack Reever satisfait pleinement aux exigences imposées par l’exercice. Non seulement Electrons libres ne manque pas de détails prophétiques, mais de surcroît Jack Reever, en dépit d’une personnalité apparemment complexe que son fils peine à reconstituer, laisse l’impression d’un caractère authentique. N’y voyez surtout aucun messianisme – Jack Reever échappe à toute tentative de dissection rationnelle –, mais seulement la sincère amitié que l’auteur porte à celui qui l’inspira, le sculpteur James L. Acord.

     

    Nous l’avons dit, Cooper James est programmeur informatique pour l’armée américaine. Ce qu’il encode ? Il n’en a qu’une vague intuition : « Pour faire mon boulot, je n’ai pas besoin de connaître la fonction exacte du bidule. Même si j’ai mon idée sur la question » (p. 26). N’est-ce pas justement ce que dénonçait Günther Anders dans Nous, fils d’Eichmann ? Le défaut de représentation (« Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c’est la situation normale –, alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu’il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons. »[6]) nous plonge peu à peu dans un âge obscur : « Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’œuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur »[7], labyrinthe où nous nous perdons corps et âme. Il s’agit donc, pour Cooper James, de chercher en même temps que les traces de son père quelque lumière dans ces ténèbres grandissantes. Les sculptures de Jack Reever, où transparaît son obsession pour le nucléaire, les symboles alchimiques et autres allusions à Stonehenge disséminés çà et là, et l’Urn Burial de Browne, proposent à Cooper une nouvelle vision du monde qui ne renie plus l’héritage spirituel de la Vieille Europe, et qui ne repose plus sur les seuls produits culturels anglo-saxons, chrétiens, manichéens ou conspirationnistes (les références de Cooper ont pour titres Tron, Star Wars, Le Seigneur des Anneaux[8], Harry Potter, X-Files…).
    Depuis Habitus, James Flint tente tant bien que mal d’apporter sa modeste contribution – si telle chose est encore possible – au réenchantement d’un monde phagocyté par des puissances industrielles et techniques. Habitus empruntait la voie de la numérologie ; ici c’est l’hermétisme et l’alchimie – transmutation de l’Âme – qui sont convoqués. Jack Reever, selon Lemery, l’un de ses assistants était un magicien d’un nouveau type. Le symbole formé par le plan de Stonehenge, proche du circulus quadratus (voir image ci-contre), était selon lui un puissant sortilège : représentant le palais (le pouvoir politique), le temple (la religion), le grenier à blé (le pouvoir véritable), les trois murs (divisés en cinq blocs sur le plan) entourés d’un cercle (le mur d’enceinte) puis d’un second (les maisons agglomérées autour du centre du pouvoir), le symbole « a changé une société clairsemée de nomades, d’agriculteurs de subsistance et de chasseurs-cueilleurs en ce que nous appelons aujourd’hui une civilisation » (p. 451). Or, Jack Reever postulait que les physiciens nucléaires, avec leur trinité proton, neutron, électron, capables de recréer sur la surface de la Terre l’énergie divine du Soleil, sont les alchimistes modernes, ceux dont les travaux furent selon lui à l’origine du développement des lotissements pavillonnaires, construits autour de la nouvelle citadelle inexpugnable, Atomville – la Nouvelle Atlantide. C’est pour conserver la trace de notre civilisation, pour en communiquer à quelque Droctulft des temps futurs non une vulgaire copie mais un symbole mystérieux que L’Herme de granit de Jack Reever, renfermant des cendres dont la légende dira qu'elles sont les siennes, s’élève finalement en plein désert toxique, au cœur des Zones contaminées.

     

     

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    [1] « Entonces desaparecerán del planeta el inglés y el francés y el mero español. El mundo será Tlön. Yo no hago caso, yo sigo revisando en los quietos días del hotel de -Adrogué una indecisa traducción quevediana (que no pienso dar a la imprenta) del Urn Burial de Browne»

    [2] « L’habitude dans son essence est contradiction […] Il y a une contraction de la terre et de l’humidité qu’on appelle froment, et cette contraction est une contemplation, et l’autosatisfaction de cette contemplation. Le lys des champs, par sa seule existence, chante la gloire des cieux, des déesses et des dieux, c’est-à-dire des éléments qu’il contemple en contractant. Quel organisme n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau, d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés, entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ? […] Un animal se forme un œil en déterminant des excitations lumineuses éparses et diffuses à se reproduire sur une surface privilégiée de son corps. L’œil lie la lumière, il est lui-même une lumière liée. […] Or cette liaison est une véritable synthèse de reproduction, c’est-à-dire un Habitus. »

    G. Deleuze, Différence et répétition, cité par J. Flint.

    [3] Les photographies originales ont en réalité été prises par le sculpteur James L. Acord, dont l’œuvre et la personnalité ont largement inspiré la rédaction d’Electrons libres.

    [4] Une traduction de cet ouvrage de Sir Thomas Browne (1605-1682) est disponible aux éditions Gallimard, Cabinet des lettrés, 2004, sous le titre Les Urnes funéraires.

    [5] Atomville semble désigner le site de Hanford, état de Washington, qui inspira à James L. Acord le « B - Reactor Commemorative Sculpture ».

    [6] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann (Rivages, Bibliothèque, 1999) pp. 50-51.

    [7] Ibid., p. 51.

    [8] James Flint ne manifeste toutefois aucun mépris pour ces œuvres destinées au grand public. Ainsi, pp. 448-449, le fameux vers de Tolkien (« Un anneau pour les gouverner tous ») acquiert une signification inattendue… De même, Cooper James nous démontre de manière assez convaincante (pp. 105-106) que le film Tron a « prophétisé le destin de l’industrie informatique des années 90 »…

  • L'ultime tabou de Franca Maï

     

     

    « Las, il restait une contingence purement humaine que je ne pouvais transcender, quel que fût le réconfort spirituel que l’on m’offrait, quelles que fussent les éternités lithophaniques qui m’attendaient, à savoir que rien ne pourrait faire oublier à ma Lolita le stupre infâme où je l’avais plongée. »
    V. Nabokov, Lolita.

     

    « Les tourments sont inutiles. Mais je ne peux m’empêcher de penser que je suis fautive. Je devais être là. Et je n’arrive pas à garder la saveur de son baiser. Notre dernier câlin. »
    F. Maï, L’ultime tabou

     

    Comme le suggère l’infatigable Marc Alpozzo dans « La parole étouffée » (est ainsi intitulée sa critique de L’ultime tabou prématurément publiée sur son blog ainsi que sur Bellaciao et, bien sûr, sur e-torpedo[1]), la littérature contemporaine – trop lâche, trop inodore, aussi creuse qu’un tronc pourri – « rechigne » à aborder la pédophilie sous un angle moins ambigu, plus frontal, que les suaves obsessions de Humbert Humbert pour la prépubère Dolly dans le roman de Nabokov – « comme si l’acte, écrit Alpozzo, ultime sacrilège, rendait la parole impossible, la douleur et la peine indicible » ou comme si, ajouterais-je, comme si la parole avait été confisquée, structuralement et totalement, à la fois ligaturée par les milices communautaires du politiquement correct, et phagocytée, voire mise à mort par l’armée, chaque jour plus puissante, des faussaires professionnels.

    Le dernier audacieux à avoir brisé le tabou, Nicolas Jones-Gorlin, a cruellement subi les frais de la censure médiacratique avec son fameux Rose Bonbon qui adoptait le point de vue d’un pédophile – premier roman de l'ère post-Dutrou. La lecture de quelques passages choisis au hasard, en librairie, m’avaient rapidement convaincu de renoncer à l’acquisition d’un Rose Bonbon que je devinais pathétiquement nul : son humour noir et un style sous-nabokovien dégénéré, tout en calembours de mauvais goût, non seulement me semblaient maladroits, mais surtout paraissaient parfaitement incapables de transcender un sujet trop grave, trop complexe, trop douloureux aussi, pour le traiter avec une telle désinvolture – d’autant plus qu’aucun roman, si je ne me trompe, n’avait encore accordé la parole sinon aux victimes elles-mêmes, du moins à leurs proches : c’était un peu comme si la première fiction sur l’horreur des Camps, après-guerre, avait eu comme personnage et narrateur un nazi certes odieux mais attachant ; comme si ses actes pouvaient être psychologiquement justifiés… Autant dire que si j’aurais défendu sans condition son auteur contre toutes les tentatives de censure étatique ou médiatique, la littérature en sortait néanmoins avilie.

    Le cas du roman fantastique de Louis Skorecki, paru également en 2002, est sensiblement différent. Il entrerait dans la légende (prix Sade 2003) évoque en 2323 séquences les viols et les meurtres de femmes de plus en plus jeunes, par un narrateur monstrueux, noir comme l’obscurité, serial killer de cauchemar, ogre sexuel tout droit sorti d’un conte de fée infernal, abîmé dans l’envers de l’amour fou. Ici, la naïveté d’un style scandé jusqu’à la nausée est grandement légitimé par l’espèce de candeur immorale du monstre. Même s’il n’arrive pas à la cheville du Georges Bataille d’Histoire de l’œil, même si son croquemitaine moderne n’est pas aussi significatif, loin s’en faut, que les tueurs emblématiques de Bret Easton Ellis (American Psycho) et Eric Bénier-Bürckel (Un prof bien sous tout rapport), Il entrerait dans la légende ne méritait en tout état de cause ni le harcèlement judiciaire, ni la conjuration critique dont il fut victime à l’instar de Rose Bonbon.

    Les violeurs d’enfants, de Lolita à Il entrerait dans la légende, avaient donc leurs héros. Mais les victimes ?...

    L’ultime tabou, le nouveau roman de Franca Maï (dédicacé à l’innocence dépossédée), vient donc combler cette intolérable lacune, en s’attaquant de front à cette abominable menace qui pèse, ne cesse-t-on de nous rappeler à longueur de faits divers, sur nos enfants. L’auteur, dont je ne connaissais pas l’œuvre, tente en effet courageusement de dire l’indicible – la souffrance d’une mère dont la fille a été violée, torturée puis assassinée par un psychopathe – avec une conviction morale inébranlable, sans ambiguïté, sans fioriture. Composé de chapitres très courts (une page ou deux, parfois un simple paragraphe), L’ultime tabou commence aussi brutalement que possible, après que les faits ont eu lieu : la gendarmerie apprend à Madame Alvy que sa fille a enfin été retrouvée – morte. Suit l’identification à la morgue, insupportable : « J’ai découvert alors la chair carbonisée par endroits, le visage méconnaissable défiguré par les coups, les cheveux ébène détachés enlaidis de plaques séchées de sang, la robe retroussée et une petite chaussure blanche résistant encore aux assauts fatidiques. Des vers luisants grouillaient dans les orbites, attaquant avec férocité des lambeaux de peau. Non, ce n’était pas ma fille !... ce corps en décomposition ne pouvait être elle. Je ne voulais pas de cette monstruosité » (p. 11). L’image de la petite Betty rongée par la vermine, la bouche emplie de terre, va hanter la mère. Après cette description très crue du cadavre de l’enfant, aussi brève qu’insoutenable, Franca Maï se refusera à toute complaisance supplémentaire. Par sa violence, par sa force d’évocation, ce passage traumatique est également gravé dans l’esprit du lecteur – à mesure que l’intrigue (ténue et, nous le verrons, trop « ficelée » comme on dirait d’un jambon), à mesure, donc, que l’intrigue progresse, le lecteur est lui aussi poursuivi par cette vision d’une horreur et d’une tristesse infinies – ce corps, ce visage absents qui seuls soutiennent un roman par ailleurs abandonné par le souffle.

    Le voisin de madame Alvy, monsieur Bernard, est alors arrêté, suscitant bientôt la haine d’habitants rendus hystériques par la monstruosité du crime – Franca Maï rend bien compte, avec une étonnante économie de moyens, de l’animosité barbare dont la foule est capable dans certains circonstances... Cette arrestation ne lui est cependant d’aucun secours :

    « Qui pourrait réveiller ma fille ?
    « Lui enlever la terre de la bouche
    « Coller ses dents cassées ?
    « Recoudre son hymen ?
    « Rapiécer les lambeaux de chair brûlée ?
    « Qui pourrait me la rendre comme avant ? » (pp. 29-30)

    L’inculpé est relâché. Il est innocent. Monsieur Bernard s’invite alors chez madame Alvy et entreprend de lui conter son histoire – quelques bribes par jour –, celle qui lui valut jadis d’être condamné. Il est un « pédophile abstinent », malade mais suffisamment conscient pour ne pas passer à l’acte. Ce qu’il a vécu, et qu’il vit encore intérieurement, comme une authentique et pure histoire d’amour – Franca Maï prend acte de l’existence de telles amours, fussent-elles immorales –, est toutefois dénoncé par madame Alvy comme une lâcheté coupable. Même s’il n’a jamais pénétré celle qu’il appelle Reine, monsieur Bernard a abusé de sa candeur, de ses émois de préadolescente en mal de séduction – « Mais vous êtes une ordure. La pire des ordures. Vous avez brisé une vie. » (p. 83). Ces dialogues entre le pédophile abstinent et la mère désespérée, s’ils révèlent une grande sensibilité et une finesse de jugement assez inattendue, sont hélas parfois aussi digestes que la transcription d’un café philo (voir les pages 60-61)… Dès que l'auteur s'éloigne de l'univers mental de son personnage, le récit s'embourbe dans les discours d'où la littérature, à son tour, est absente..

    Madame Alvy, de son côté, reçoit des vidéos enregistrées par le tueur. Le roman voit alors alterner le récit de monsieur Bernard et le visionnage des cassettes par madame Alvy. La première montre Betty s’amuser à une petite fête – sa dernière fête, précisément celle qui coïncida avec sa disparition – ; la seconde la montre danser puis s’éclipser pour se diriger vers les toilettes... N’en dévoilons pas plus. Peu à peu la vérité se fait jour, abjecte, impensable. Un tel procédé emprunté au thriller aurait été profondément choquant – et ne manquera pas, j’en fais le pari, de faire bondir les garants du nouvel ordre moral – si Franca Maï, concédons-le, n’avait toujours observé une pudeur exemplaire. Certes, à chaque nouveau visionnage, l’auteur crée un suspense qui nous fait entrevoir les portes de l’abjection littéraire, mais cette technique douteuse est systématiquement désamorcée – jusqu’à la vengeance finale, étouffée avant même d’avoir pu se concevoir nettement –, comme pour mieux identifier, dénoncer et enfin exorciser nos pulsions malsaines de voyeurs drapés dans nos certitudes morales. Ainsi lorsque madame Alvy visionne l’enregistrement du supplice de sa fille, elle nous écrit la seule phrase acceptable : « Je ne raconterai rien » (p. 73).

    Entreprise des plus vaines en vérité – et des plus blessantes. Sans doute aurait-il mieux valu en effet ne jamais résoudre l’énigme, désintégrer l’affaire des cassettes et laisser la pauvre femme se débattre avec ses fantômes ; en nous révélant non seulement l’identité du coupable, mais de surcroît le fin mot de l’histoire – comme chez Agatha Christie, comme s'il s'agissait du simple vol d'une potiche –, l’auteur s’interdit en effet de laisser transparaître une réflexion universelle – ne nous est administrée qu'une leçon aussi inefficace qu'extrêmement désagréable : sauf la poignée de cinglés qui se procureront le livre pour d'inavouables raisons, les lecteurs normalement constitués n'auraient pu supporter la description de l'abjection. Et si le style de Franca Maï, d’une manière très anglo-saxonne, réussit dans un premier temps à transmettre quelque écho de l’indicible douleur évoquée plus haut, il s’enlise ensuite dans l’exercice romanesque et ne survit pas à la métamorphose de cet elliptique roman noir en explicite, manipulateur et trivial roman policier. Une épure rigoureuse n’aurait conservé de L’ultime tabou que quelques pages de détresse, l’exploration de l’espace intérieur complètement dévasté d’une mère dépossédée de son enfant – cette absence intolérable, on le devine, était l’ossature invisible du roman. Je déplore pour ma part qu’à la Littérature Franca Maï ait préféré la pédagogie retorse et velléitaire.

     

    Franca Maï, L’ultime tabou (Paris : le cherche midi, 2005), 132 pages, 13 €.



    [1] Franca Maï est en effet la principale rédactrice d’e-torpedo.