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  • Alexandre Beliaev, Le Pain éternel

     

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    « La Nature est prodigue. Sur une centaine de plants, un ou deux seulement survivraient ; sur une centaine d’espèces, une ou deux.
    Mais pas l’homme. »
    T. M. Disch, Génocides

     

    Avant de commencer l’année 2006 par quelques critiques de nouveautés – L’Ultime tabou de Franca Maï (le Cherche Midi, 2005), Electrons libres de James Flint (Au Diable Vauvert, 2006)… –, ou de curiosités et rééditions – Les géocroiseurs d’Eric Pessan (La Différence, 2004), Le Gambit des étoiles de Gérard Klein (Le Livre de poche « Science-fiction », 2005), Dernière conversation avant les étoiles, passionnante et frustrante série d’entretiens avec Philip K. Dick déjà évoquée ici… –, permettez-moi de clore le mouvementé chapitre 2005 par l’évocation d’une rareté slave miraculeusement échouée dans ma boîte à lettres.

     

    De la science-fiction russe, le lecteur français ne connaît rien ou presque : hormis Evgueni Zamiatine (Nous autres, Gallimard « L’imaginaire », 1971) et Arcadi & Boris Strougatski (Stalker, Denoël « Présence du futur », 1994) – ainsi, à la rigueur, qu’Ivan Efremov, dont le nom nous est plus familier que l’œuvre, et peut-être Vladimir Volkoff, dont les éditions L’Âge d’homme ont réédité récemment La Guerre des pieuvres et Le tire-bouchon du bon Dieu, écrits en français –, nous serions bien en peine de citer d’autres noms marquants… Or si l’on croit la préface de l’anthologiste Leonid Heller à l’introuvable Livre d’or de la science-fiction soviétique (Pocket, 1984), le genre avait suscité sous le régime communiste de nombreux textes tantôt inféodés au Parti, tantôt farouchement critiques, mais souvent admirables.

    Remercions donc les éditions Langues & Mondes/L’Asiathèque qui nous font aujourd’hui découvrir (en version bilingue !) le talent d’un certain Alexandre Beliaev (1884-1942) dont la biographie, brièvement esquissée par la traductrice (Aselle Amanaliéva-Larvet) en introduction, est déjà un roman... Fasciné par Jules Verne et par la science, le jeune Beliaev « construisait des ailes en paille, attachait des balais à ses bras ou s’accrochait à un parapluie ou à un parachute fait d’un drap, montait sur le toit et… se jetait dans le vide. » (p. 8), abandonna un séminaire religieux imposé par son père et devint juriste avant de se consacrer au théâtre pendant quinze ans, non sans avoir construit des barricades en 1905 pendant les émeutes de Moscou. Frappé d’une pleurésie, il resta paralysé des membres inférieurs de 1916 à 1922 (« C’est là que j’ai réfléchi et perçu tout ce que peut subir une “tête sans corps”. », p. 9), devint chercheur, collabora à divers journaux et rédigea ses premiers textes de science-fiction. A la fin des années trente, à Pouchkine (!) au sud de Léningrad, Beliaev rencontra Alexeï Tolstoï (autre auteur de science-fiction dont on peut lire une nouvelle dans Le Livre d’or mentionné plus haut) et publia de nombreux textes. « En 1940, il subit une opération aux reins […]. Beliaev suivit l’intervention dans un miroir accroché devant lui à sa demande. » (p. 12). Il décède en 1942 dans Pouchkine occupée par les nazis.

    Le Pain éternel, recueil de quatre nouvelles choisies et traduites par Aselle Amanaliéva-Larvet, prouve s’il en était encore besoin – les récalcitrants sont nombreux ! – que la science-fiction, en spéculant sur notre avenir, s’intéresse avant tout à notre temps présent. De fait, plusieurs problèmes envisagés ici par Alexandre Beliaev[1] nous concernent directement.

    La longue nouvelle de 1928 qui donne son titre au recueil, « Le Pain éternel », relate les espoirs suscités par la formidable invention du professeur Brojer : une substance vivante et nourrissante semblable à une gelé d’œufs de grenouilles, laquelle, si l’on en mange la moitié, se régénère totalement en une seule journée – si bien qu’un seul pot suffit en principe à nourrir un individu tout au long de sa vie. Seulement, le secret du scientifique n’aurait jamais dû être éventé : pour une bouchée de cette pâte miraculeuse – version science-fictive de La Nappe magique et d’autres contes du même type –, les pauvres pêcheurs de l’île de Fair vont s’entretuer avant d’être phagocytés par des industriels sans scrupule, puis par l’Etat qui s’arroge le monopole du commerce de la pâte. Las ! Si le professeur Brojer, qui réservait son invention à l’éradication de la famine, n’avait déposé aucun brevet, il avait pour cela une bonne raison : le produit semblait en tous points parfait, mais ses expériences n’étaient pas encore achevées ! Or, alors que tout le monde, dans le pays et au-delà des frontières, semble posséder son pot de précieuse mixture, celle-ci commence à croître anormalement, à déborder, à envahir les maisons, jusqu’à s’étendre, invincible, sur terre comme à la surface des mers… L’humanité saura-t-elle trouver une parade à cette apocalypse grotesque et métastatique ?... La course effrénée au profit, l’impasse d’une éthique officielle corrompue par les enjeux économiques, l’espérance savamment entretenue par les marchands en la fin de tous les maux au moyen d’un produit-miracle, ont raison de la plus élémentaire prudence. En manipulant ainsi la vie, en substituant à une chaîne alimentaire traditionnelle un mode d’alimentation aussi nouveau qu’artificiel, le professeur Brojer savait que le pire était envisageable – mais n’en travaillait pas moins avec acharnement. Cela ne vous rappelle rien ? ORGANISMES GENETIQUEMENT MODIFIES. De même que le clonage humain ne devient problématique que s’il est considéré en termes fantaisistes plutôt que rationnels, de même ne condamnons ni ne portons aux nues les techniques transgénétiques – chez Beliaev, moraliste optimiste, point de technophobie, au contraire : le salut viendra encore de la science et de la technique. Soyons positivistes, gardons-nous donc de la cadavérique stase réactionnaire, mais montrons-nous inflexibles et refusons toute exploitation commerciale d’organismes transgéniques dont l’innocuité pour l’homme et pour son environnement, ne l’oublions jamais, reste encore à prouver…

    « La Lumière invisible », le second texte du recueil, s’avère lui aussi d’une sidérante modernité. Un médecin ambitieux (Kruss) permet à un aveugle (Dobbel) de voir non pas le monde visible tel que nous le voyons, mais seulement, grâce à un récepteur connecté à ses nerfs optiques, le monde électrique tel que le « voient » les galvanomètres. A la splendeur du paysage inédit qui s’offre à notre aveugle aux yeux électrique succède hélas rapidement la monotonie de la vie sociale : Dobbel, engagé par la Compagnie générale d’électricité au titre d’appareil vivant d’expérimentation, s’ennuie ferme. Kruss lui rend sa vision « normale ».  Dobbel, désormais privé d’emploi, orphelin des beautés de la « lumière invisible », voit comme vous et moi, mais le monde n’est-il pas d’une tristesse à pleurer ?... Ici, l’apport cybernétique est bien décrit comme une positive extension du corps humain, et non comme la profanation d’un temple sacré. Inutile de préciser que je souscris intégralement à cette vision prototranshumaniste des anthropotechniques.

    Dans la troisième nouvelle, « Monsieur le rire », un jeune ingénieur-mécanicien avide de réussite, Spaulding, entreprend de découvrir l’ultime secret du rire, source de succès assurés. Mais dès l’instant où il y parvient, au terme d’une implacable démarche rationnelle, Spaulding tue tout rire en lui. « Je me suis volé à moi-même… », lance-t-il au comble du désespoir (p. 283). Je ne résiste pas à l’envie de vous offrir la conclusion de ce texte aussi drôle que féroce : « Les plus grands artistes comiques finissent souvent dans une mélancolie noire, disait le médecin. Mais son jeune assistant, un original et un amateur de paradoxes, assurait que Spaulding avait été tué par l’esprit américain de mécanisation. » (p. 283)… Américain, vraiment ? Ou soviétique ?... Je suis décidément stupéfait de trouver dans les textes de ce Russe d’avant-guerre une telle acuité de regard – acuité, mais aussi ambivalence : ne cachons pas que chaque texte pourrait sans doute être interprété de très différente manière –, non seulement sur les forces à l’œuvre, soviétiques et capitalistes, mais encore sur la richesse et la complexité du progrès scientifique. Ici  en effet, vous l’aurez noté, ce n’est pas l’analyse du vivant en soi qui est condamnée, mais seulement la confusion de l’inerte et du métaphysique : considérer l’homme, qui est créature productrice d’âme, comme une simple machine – alors qu’il est une machine, certes, mais infiniment complexe, et que les choses de l’esprit relèvent de l’indéterminé –, est une grossière erreur passible de mécanisation du monde – où l’on en revient à Anders et à Dantec...

    Dans « Cap à l’ouest » enfin, dernier texte du Pain éternel, Beliaev se montre diablement ingénieux. Le « Grand Esprit », surhomme aux facultés mentales extraordinaires, fruit du long travail de scientifiques eugénistes, est sur le point de mourir. La communauté scientifique, affolée à l’idée de devoir se passer, même momentanément, des lumières d’un tel cerveau , lui demandent alors de chercher toutes affaires cessantes le moyen de prolonger sa propre vie, de façon à pouvoir mener à bien le projet en cours… Notre Grand Esprit, se basant sur les théories relativistes, a alors l’idée fantastique de s’installer avec son laboratoire et ses assistants dans une grande fusée volant indéfiniment vers l’ouest (c’est-à-dire dans le sens inverse de la rotation terrestre) à la vitesse, censée relativiser le déroulement du temps, de mille six cent soixante-six kilomètres et six dixièmes à l’heure. Le résultat est au-delà des espérances : le Grand Esprit ne vieillit plus mais… pour lui, comme pour les autres passagers, le temps s’est arrêté ! Pire : suite à une erreur de calcul après plusieurs rebondissements, le pilote augmente encore la vitesse de la fusée… dans laquelle un physicien envoyé en reconnaissance ne trouve que des bébés, tous morts à l’exception d’un seul, le Grand Esprit sauvé par son intelligence supérieure… Passons sur l’aspect scientifique du texte, en grande partie obsolète – même si demeure intact le mystère d’éventuels paradoxes temporels –, et saluons plutôt l’audace et l’humour mordant de Beliaev, qui pour un prétexte matérialiste que n’aurait pas renié le Parti, souffla à ses contemporains que c’est à l’ouest, seulement à l’ouest que le renouveau naîtrait…

     

    Il n’y a pas de hasard. « Ce n’est pas parce que deux nuages se rencontrent que l’éclair jaillit, écrivait Raymond Abellio, c’est afin que l’éclair jaillisse que les nuages se rencontrent ». Le Pain éternel surgit en France précisément au moment où nous avons cruellement besoin non de maîtres à penser (ce que ne sont ni le footballeur Lilian Thuram, ni le populiste Nicolas Sarkozy, pas plus d’ailleurs qu’Alain Finkielkraut[2]) mais de passeurs (stalkers) comme Alexandre Belaiev, réactionnaires ou progressistes, apocalyptiques ou utopistes, mais toujours prophétiques – des grands écrivains d’anticipation capables de nous faire entrevoir la « lumière invisible ».

     

    Tenez, puisque vous êtes encore là, j’en profite pour vous signaler aussi la parution le 5 janvier 2006 d’un inattendu Omnibus intitulé Catastrophes, brièvement présenté par Michel Demuth (« le malheur a commencé dès que le premier feu a été allumé »[3]) et réunissant des œuvres assez datées (Terre brûlée de John Christopher, Soleil vert de Harry Harrison, et le remarquable Génocides de Thomas Disch) et deux autres que je n’ai jamais lues (La fin du rêve de Philip Wyle et La Goélette des glaces de Michael Moorcock). Cinq romans cataclysmiques pour le prix d’un : largement de quoi reprendre du poil de la bête ! Le 21e siècle sera transhumain ou ne sera pas.



    [1] Après vérification, la traduction française d’un roman d’Alexandre Beliaev, L’Homme amphibie, est disponible depuis 1988 aux éditions Radouga (Moscou).

    [2] Alain Finkielkraut, dont on devine quelle fut la réaction au coup d’éclat de Marc-Edouard Nabe, en 1985, sur le plateau d’Apostrophes… ou celui de Renaud Camus dans son journal de 1994, La campagne de France...  Dénombrer les Juifs parmi les invités d’une émission, et dénombrer les Noirs dans le onze de départ de l’équipe de France de football, relève de la même logique.

    [3] M. Demuth, « La Terre gronde, le ciel tombe, il gèle en enfer… Les nouveaux voyages de Gulliver » in Catastrophes (Omnibus, 2006), p. IV.

  • Transpause

     

     

     

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    Retour du Transhumain le 30 décembre 2005.

     

  • Transhumanae Vitae

     

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    « Nous ne savions pas que les premiers embryons avortés dont on faisait des médicaments pour nourrissons malades ouvraient la voie aux gigantesques usines où, aux portes de nos villes, des milliers de nos semblables – oui, de nos semblables ! – sont chaque jour dépecés ?

     

    « Nous ne savions pas que les premières cultures de tissus destinés aux greffes des grands brûlés préparaient la justification humanitaire de la boucherie – oui, la boucherie ! – à l’étal de laquelle les alcooliques viennent aujourd’hui s’approvisionner en foies neufs et les tabagiques en poumons frais ?

     

    « Nous ne savions pas que les premiers bébés éprouvettes, qui nous attendrirent tant, n’étaient que les aînés de ces frères – oui, frères ! – que, sous le label commode de « clones », nous expédions crever par millions dans les incendies de nos usines, dans les radiations létales de nos centrales, dans les gaz toxiques de nos mines, sous les hautes pressions de nos océans ou sous les chenilles de nos chars d’assaut ?

     

    « Si nous ne savions pas, c’est que nous n’avons pas voulu entendre ceux qui savaient : […] – l’Église ringarde, l’Église réactionnaire, l’Église totalitaire, intolérante, inaccessible aux souffrances humaines, fermée aux progrès de la science, disions-nous, moi le premier […].

     

    « Nous ne savions pas ? En réalité, nous avions des yeux mais ne voulûmes point voir, des oreilles mais voulûmes rester sourds… »

     

    J.-M. Truong, Reproduction interdite.

     

    Reproduction Interdite, le premier roman de Jean-Michel Truong, paru en 1988, bien avant Le Successeur de pierre (1999) et Eternity Express (2003), était une oeuvre visionnaire, prophétique, à la fois terrifiante et d'une infinie tristesse, et reste à mon sens la meilleure fiction consacrée au clonage – thème qui obsède pourtant la science-fiction, mais qui y déverse aussi son lot de fantasmes et d’idées reçues. A l’heure où écrivains et journalistes s’interrogent vainement sur la possibilité et l’intérêt de « cloner le Christ » – quand bien même telle chose serait possible, nous n’obtiendrions qu’une copie génétique, un corps plu sou moins identique, mais certainement pas une copie du Christ lui-même –, à l’heure où  Raël et ses fidèles pathétiques défendent un scientisme amoral au nom d’une nouvelle et grotesque eschatologie, à l’heure où La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, qui ne recourre à la figure du clone qu’à d’habiles fins morales et narratives, est mal compris par des médias et un poussah décérébrés, à l’heure donc où le clone vous devient aussi familier que votre ordinateur, une brutale mise au point s’imposait.

    Mon transhumanisme, je l’avais écrit en inaugurant ce blog critique, ne se conçoit qu’au point nodal des enseignements essentiels du Christ et de Zarathoustra, c’est-à-dire qu’il se propose de considérer aussi bien l’amour du prochain que l’amour du plus lointain : « Dans le plus strict respect de la dignité humaine – ce qui nous distingue fondamentalement (pour l’heure…) des machines, étrangères à toute notion d’empathie et seulement préoccupées, génétiquement pourrait-on dire, de leur réplication –, nul, à mon sens, n’est en mesure d’assigner une limite au champ de la connaissance, sinon pour combattre l’immarcescible volonté de puissance qui nous caractérise. ». Jamais paradoxe plus parfait. Le transhumanisme, la modification technique de l’homme par l’homme, est en effet le mode de l’homme, il le caractérise, mais ce faisant il creuse son propre tombeau, il s’enfonce inéluctablement au plus profond de la fosse de Babel. Le Successeur comme déhiscence de l’Homme. Les progrès du génie génétique me passionnent évidemment plus que quiconque, mais le clonage humain est une pratique imminente bien plus problématique que ce à quoi les journalistes nous préparent… Plus que la question, sans doute secondaire, de la construction de l’identité du sujet cloné – indistinction du sujet et de l’objet –, plus que l’arraisonnement de l’humain par la technologie – qui en fait a existé depuis qu’un primate s’est servi d’une pierre comme d’un outil : cet arraisonnement, en un sens, n’est rien d’autre que l’humanité comme process –, c’est aux prémices d’une solution finale auxquels vous assistez sans même vous en rendre compte – une douce apocalypse que vous cautionnez, qui insidieusement fait glisser l’être humain au rang de pièce de machine. Et vous, chers lecteurs, vous-mêmes êtes les agents serviles de ce nouvel holocauste.

    medium_reproduction_interdite.jpgSous forme de dossier d’instruction (transcriptions d'écoute, articles de journaux, lettres, etc.), Reproduction interdite déroule son implacable démonstration avec une rigueur, une froideur d’entomologiste qui renvoie au lecteur ses lâches compromissions. Le juge Norbert Rettinger, avec l'aide de la belle commissaire de police Nora Simonot, exhume une affaire d'ampleur internationale, mettant gravement en cause divers gouvernements et multinationales, et ébranlant la puissante industrie du clone. Nous sommes en France, en 2037. Les clones humains, génétiquement amputés d’une petite partie du cerveau et donc profondément débiles, sont depuis longtemps utilisés à des fins médicales (transplantations d'organes, transfusions sanguines, expériences diverses...), industrielles (recyclage des déchets...) et militaires (chair à canon), depuis que les dernières résistances d'ordre éthique ont été balayées grâce, entre autres, à l'acceptation par l'Eglise de la non-humanité du clone, désormais considéré comme un robot organique, sans plus de droit qu’un autocuiseur. Tout le monde s'en accommode, vous, moi, vos enfants, sauf quelques agitateurs subversifs volontiers qualifiés de terroristes fanatiques. Mais à la suite de divers rebondissements, les millions de clones « élevés » dans le camp CP24 doivent être supprimés, de la même façon qu’un cheptel d’animaux est aujourd’hui abattu dès que plane un soupçon de contamination par l'encéphalopathie spongiforme bovine. Entre temps, Rettinger aura appris à considérer les clones, qui pour lui n’étaient que de la chair à son service, comme ses égaux en droit.

    Vous n’y croyez pas ? Vous ne trouvez pas ce scénario crédible ? Détrompez vous. Pour Jean-Michel Truong, dont l’avertissement n’a évidemment pas été écouté – comme pour Peter Sloterdijk –, nos lois éthiques actuelles, notre contexte socio-économique, sont en train de constituer un terreau plus que favorable à l’institution d’un holocauste autorisé, officiel, politiquement correct, parce que la logique et l'ontologie mêmes de l'éthique, pour reprendre les mots de Sloterdijk, sont sinon impensées, du moins déformées par la répartition erronée de l'étant entre d'une part le spirituel, l'humain et d'autre part le concret, l'inhumain. C'est au nom de cette éthique dont vous vous réjouissez que l'horreur sera répétée encore et encore, sous vos yeux bienveillants. On parle déjà d’utiliser des organ bags, clones acéphales donc inhumains, qui constitueraient une réserve d’organes pour nos transplantations. Notre civilisation va bientôt être confrontée à un grave problème de conscience auquel l’Eglise, désormais réduite à son rôle de repoussoir réactionnaire – ce qu'elle est assurément –, n’apportera d’autre réponse qu’une indignation aussi prévisible qu’attendue – une lettre encyclique n’y changera rien –, à moins qu’elle refuse tout simplement d’accorder une âme aux clones, auquel cas le problème serait rapidement réglé. Ce que vous refusez d’admettre, chers lecteurs, chers agents exterminateurs de tous horizons, c’est que vous-mêmes accompagnerez l’abjection avec indifférence, avec intérêt, voire avec convoitise. Je l’affirme ici sans ambiguïté, au risque de me voir agoni d’injures : tolérer l’avortement, c’est entériner la future jurisprudence qui permettra l’usage intensif et industriel de clones auxquels sera refusée la dignité humaine.

    Je sais pertinemment qu’écrire cela, c’est s’exposer à de violentes attaques. Je sais qu’on m’accusera d’être un pro-life, moi qui me méfie des religions comme de la peste, mais qu’importe : au moins serez-vous prévenus, au moins agirez-vous en toute connaissance de cause, lorsque les premiers cas de clonage humain surviendront officiellement, lorsque, peut-être, la médecine ou une industrie vous proposeront de prolonger votre espérance de vie, ou celle de vos enfants, d’un, de dix ou de vingt ans grâce au clonage. Si l’avortement est toléré en effet, c’est parce que le législateur a décrété qu’un amas de cellule n’avait pas de dignité humaine. Or, comment convaincre ce même législateur qu’un clone au cerveau diminué, au corps déformé, ne pouvant assumer son rôle social de par sa nature même, devrait cependant bénéficier des mêmes droits que vous et moi ? Je vous vois venir… Les handicapés ? Non, eux ont été victimes d’un accident de la nature, quand les clones ne sont que des produits de fabrication. Aujourd’hui, certains scientifiques nous font admettre l’utilité médicale – indéniable – d’éventuels organes créés in vitro. En effet, si l’on vous dit aujourd’hui qu’en cas d’accident, votre rein ou votre foie peuvent être remplacés par un clone de l’original, avouez que vous êtes tentés… Si l’on vous dit que votre durée de vie peut être augmentée de plusieurs années si vous acceptez diverses transfusions et transplantations, si l’on remplace vos organes vieillissants par des modèles de première fraîcheur, avouez que quelles que soient vos convictions morales ou religieuses, vous ne pourrez que céder à vos rêves d’immortalité… « Mais oui, enfin, cher Transhumain, bien sûr que nous acceptons ! Un foie n’est pas un être humain, admettez au moins cette évidence ! » Un foie ? Et un fœtus ?... Mais admettons… Il est en fait très improbable que les laboratoires puissent dans un avenir relativement proche réussir cet exploit. Un organe ne se développe en effet que dans un environnement interactif : il n’acquiert sa forme qu’au cours de la morphogenèse. Autrement dit, le seul moyen techniquement envisageable de disposer d’organes de rechange est le clone. Lorsque les laboratoires avoueront leur échec, il sera trop tard : l’idée de transplantations médicales d’organes clonés sera déjà admise, solidement ancrée dans nos esprits trop avides d’une nouvelle jeunesse, d’une seconde chance. L’étape suivante, la production industrielle de clones à usage médical pourra alors commencer, et nous pouvons d’ores et déjà avancer qu’elle connaîtra un succès prodigieux – la recherche étant majoritairement financée par les industries, celles-ci devront inexorablement être payées en retour, et de façon plus conséquente que les dérisoires revenus de l’aide à la procréation…

    Alors l’être humain, déjà déconsidéré par l’Holocauste, déjà en voie de machinisation avancée, se dépossédera lui-même de sa propre humanité – je ne parle pas de son corps, qui pour moi n’est qu’un médium auquel nous pouvons avantageusement greffer diverses extensions, mais bien de son essence métaphysique –, car si le clone débile ou acéphale peut être dépecé, remplacé, fabriqué, réparé, nous-même éprouverons les plus grandes difficultés du monde à conserver notre dignité humaine. Nous ne serons plus que les pièces d’une machine utilitariste, celle que Maurice G. Dantec redoute tant dans Cosmos Incorporated, celle que Jean-Michel Truong, s’il la craint tout autant, espère voir succéder à cette humanité à jamais damnée par ses crimes. Et tout cela sera possible parce qu’un jour, nous avons décidé, pour des raisons que je me refuse ici de juger, qu’un fœtus n’accède à la dignité humaine qu’au terme de douze semaines d’aménorrhée, y compris lorsque l’intégrité de la mère n’est pas menacée. Il est certains combats où les conclusions matérialistes les plus athées rejoignent les positions spirituelles les plus intransigeantes...

     

  • Chromozone et Les Noctivores, deux tueries de Stéphane Beauverger

     

    « […] Pour la première fois, Justine perçoit l’effrayante totalité du monde. Des marées montantes de concepts corrodent ses convictions. Partout, des épiphénomènes, des micro-tourbillons, postulats réfractaires qui se noient sous le poids de leur partialité, ou diffusent leur éclatante hérésie jusqu’à devenir le courant dominant. A chaque seconde, des potentialités sont écartées, des décisions s’imposent. Sereine, la synthèse pulse ses certitudes jusqu’aux racines des dents serrées de Justine. La plénitude de la sphère humaine, insaisissable et intégralement accessible, à portée d’âme. L’équilibre, dans le mouvement toujours réinitialisé.
    Tout est là, simplement. »
    S. Beauverger, Les Noctivores.


     

    Si la SF contemporaine n’est pas aussi riche que celle des années soixante, soixante-dixson véritable « âge d’or » avec les chefs d’œuvre de Dick, Brunner, Spinrad, Disch, Silverberg, Jeury, Curval, Ballard, Herbert, Vonnegut, etc. ―, certaines voix parviennent malgré tout à s’élever au-dessus des gargouillis de la soupe terminale des lettres françaises, et à nous soumettre leurs visions cauchemardesques ou fantasmatiques de notre avenir et de nos espaces intérieurs. Ces Voix, il nous faut le reconnaître, évoluent le plus souvent aux marges des genres, plutôt dans l’Entre-Mondes évoqué par Francis Berthelot dans son guide de lecture paru en Folio SF, c’est-à-dire à la jonction d’un réel technologique interdisant toute transcendance et d’un imaginaire personnel, que dans les limites vitrifiées des genres eux-mêmes ; ces Voix, en somme, font ce qu’elles peuvent pour donner corps au réel ― un corps forcément schizophrénique ―, pour que jamais ne s’éteigne la flamme d’une littérature d’abord menacée par elle-même, ou plutôt par son envers. Tandis que les bataillons de littérateurs qui envahissent bibliothèques et librairies avec la précision des automates de Métropolis n’animent qu’une langue morte, décomposée, ces Voix déconstruisent les lois du monde et de la narration pour mieux les réinventer. Ces Voix, aujourd’hui en France, ont pour nom Xavier Mauméjean (auteur du remarquable Car je suis légion aux éditions Mnémos, sur lequel je reviendrai dès que possible), Fabrice Colin (je vous parlerai bientôt de son magnifique Or not to be, et sans doute de son nouveau roman à paraître en janvier, Kathleen, tous deux chez L’Atalante), Maurice G. Dantec, Alain Damasio (je ne répèterai jamais assez combien La Horde du contrevent est une œuvre prodigieuse), Antoine Volodine (qui poursuit son chemin à nul autre pareil avec une constance rare, de son premier roman, Biographie comparée de Jorian Murgrave, à son dernier en date, Bardo or not Bardo), Alain Fleischer (étrange et apocalyptique La Hache et le violon), Christophe Claro (pour ses récits personnels mais aussi et surtout pour son immense travail de l’ombre) ou Michel Houellebecq. A cette liste des insurgés du Verbe, certainement pas exhaustive mais qui prouve que la carte des nouvelles constellations littéraires reste encore à dresser, peut-être pourrons-nous dans un proche avenir ajouter Stéphane Beauverger. Ce dernier n’a sans doute pas encore l’envergure des Voix solitaires citées, mais à lire ses deux premiers thrillers d’anticipation, Chromozone et Les Noctivores (en attendant le dernier tome de la trilogie, La Cité nymphale), on retrouve un peu de cette énergie explosive des premiers Dantec, de La Sirène rouge à Babylon Babies, et l’on se dit que leur auteur pourrait bien nous réserver quelques surprises. Je reprends ici, en la développant, une courte critique de Chromozone parue dans Trans/Fictions[1] (fanzine prometteur dirigé par mon collaborateur à Galaxies, Xavier Bruce), que je complète de ma récente lecture des Noctivores.

     

    medium_chromozone.5.jpgChromozone est un récit choral, à l’anglo-saxonne, qui nous fait suivre en alternance et à la troisième personne les aventures de Gemini — jeune prisonnier d’un camp de réfugiés dominé par les violents Keltics —, de Teitomo — flic pur et dur qui travaille pour le plus offrant dans les « zones de couleur » communautaires de Marseille —, d’Ogre — machine à tuer pour qui « il n’y a plus de place en ce monde pour la bêtise », véritable leitmotiv du roman —, de Justine — femme (à poigne) de l’inventeur d’un éventuel antivirus révolutionnaire —, et de Khaleel — homme génétiquement modifié qui traite les informations phéromoniques et fournit ses synthèses sous forme de sueur, avant de se découvrir un effrayant don de prescience… Dans ce futur proche en effet, les technologies informatiques ont été anéanties par un mégavirus militaire, le « Chromozone », qui a contraint les consortiums et multinationales à développer un nouveau mode de communication et de stockage de l’information : les phéromones… La catastrophe a eu une autre grave conséquence : les nations ont éclaté en communautés, en territoires ethniques ou tribaux — Beauverger n’est cependant jamais caricatural —, abandonnant l’ordre public et la justice à des milices privées — c’est la loi de la jungle urbaine ; dans Chromozone, seuls les plus forts et les plus malins survivent, souvent au détriment des autres.
    S’il n’atteint pas les sommets himalayens de son prédécesseur déjà culte aux éditions la Volte (La Horde du contrevent), Chromozone n’en est pas moins un remarquable thriller d’anticipation — le meilleur, peut-être, en France, depuis Babylon Babies de Maurice G. Dantec. Plus fantaisiste, peut-être, que Forteresse de Georges Panchard ou Cosmos Incorporated, mais aussi plus inventif. Dans ce roman nerveux et post-apocalyptique — on pense également, ce n’est pas un maigre compliment, au Norman Spinrad de Rock machine —, dans ce nuage d’orageuse noirceur donc, Beauverger ménage cependant d’essentiels îlots de lumière : ses personnages, quels qu’ils soient — hormis la faction Orage —, conservent jusqu’au bout quelques fragments d’humanité ; ils s’entraident, ils s’aiment — ils vivent. Le moins étonnant sans doute, dans ce que son auteur annonce comme le premier titre d’une trilogie, n’est pas le style percutant, incisif, d’un écrivain qui ne craint pas de risquer parfois un style ampoulé — un écrivain dont les audaces s’avèrent finalement payantes ― qui rend admirablement compte de l’atmosphère explosive de son récit. Beauverger, c’est une bonne et grande nouvelle — c’est aussi, à la réflexion, ce qui le rapproche d’Alain Damasio —, ne se contente pas de raconter (ce qu’il fait pourtant avec une maîtrise évidente), il écrit aussi avec une jubilation, avec une conviction dont les peine-à-jouir de la littérature germanopratine sans estomac devraient s’inspirer toutes affaires cessantes, et qui nous font oublier ses quelques maladresses : « Fleurs corrosives et magnifiques, des bouffées de haine s’ouvraient en corolles sanglantes sur l’écran sensible de son front. Il était un jardin, parsemé d’orchidées primitives et carnivores exprimant le feu et le sang qui se répandaient dans la cité. La rage révélée allait dévorer quiconque l’empêcherait de s’épanouir et tout effort de modération serait vain. Le temps était venu de jeter à bas les espoirs en un progrès corrompu. »


    medium_les_noctivores.2.jpgLa narration des Noctivores, suite directe du précédent, est plus linéaire. Huit ans après les massacres de Marseille, une version mutante du virus Chromozone qui exacerbe la violence de ses hôtes divise le territoire entre « zombies » contaminés et éléments « sains ». Deux génies se disputent alors le pouvoir : Khaleel, le prophète doué de prescience reclus dans son bunker, a développé un contre-virus technologique aux effets insidieux tandis que Peter Lerner, inexpugnable démiurge à l’origine de la pandémie, phagocyte littéralement l’humanité avec ses hordes de Noctivores. Cendre, jeune Sauveur des Soubiriens Révélés doué d’un terrifiant pouvoir ― par la prière, il foudroie les porteurs du virus ― et jeté au cœur du maelström, devient l’enjeu de ces deux grands manipulateurs. Mais quand les renégats d’Ouessant et les bombardiers Chamans s’en mêlent, le chaos menace de détruire cet ordre précaire. Comme l’assènent sans arrêt les sbires post-humains de Peter Lerner, « il est peut-être temps d’en finir avec la violence »…

    Si techniquement Stéphane Beauverger maîtrise son sujet, il faut cependant attendre le dernier tiers du roman pour qu’enfin son explosivité se libère totalement. La linéarité sied mal en effet à son style sec, brutal, et à son imaginaire composite qu’on devine influencé par les univers hypertextuels des jeux vidéos et des technologies numériques ― ainsi défragmentée, sa prose nerveuse aux dialogues virils menace à tout moment (sans vraiment perdre pied) de sombrer dans les pires clichés du roman de gare. Mais une fois atteint le point de convergence du récit, une fois les pièces du puzzle assemblées, la tuerie peut enfin commencer. Beauverger n’est jamais aussi à l’aise que dans les scènes d’action, animées d’un souffle hors du commun (le souffle, dénominateur commun des livres publiés par la Volte). C’est également dans cette dernière partie que nous est dévoilée la véritable nature des Noctivores, brillante idée à l’origine de ces courtes « Interfaces » enchâssées ça et là, entre deux chapitres. Les Noctivores, s’ils conservent leur individualité physique, sont une entité informationnelle unique, alimentée par les pensées de chacun de ses membres ― tous contaminés par le Chromozone. Une Gestalt agglomérée autour de la personnalité dominante (et démoniaque, comme le suggère l’auteur plusieurs fois) de Peter Lerner lui-même, comme réponse définitive ― solution finale ― à la bêtise et à la violence humaines ― version destroy des clones asexués de l’épilogue des Particules élémentaires ou des frères-clones reliés de ma nouvelle Pater Noster. L’enjeu du triptyque est ainsi le choix impossible que l’humanité s’apprête à faire malgré elle, et auquel nous confrontent tous les grands romans d’anticipation : soit nous suivons la voie de la déshumanisation, la servitude volontaire, l’engloutissement dans la Machine-Monde qui caractérise l’Occident moderne, soit nous lui résistons, l’arme au poing, au risque du terrorisme et de la barbarie ― mais avec l’espoir d’une illumination. Combattre le Mal par le Mal, ou épouser sa cause... Comme pour Dantec, le salut n’est ici sans doute possible que par un inflexible réenchantement du monde. Chez Beauverger, cet espoir est incarné par Gemini, le héros castré de Chromozone qui n’use de la violence qu’en dernière extrémité (et qui, ayant choisi son nom, tente de reprendre les rênes de son existence), et par le couple amoureux des Noctivores, Cendre et Lucie ― Cendre, dont la parole ironiquement pieuse clôt le roman sur une note terriblement ambiguë : « L’extase vient. ». Ou l'Apocalypse...



    [1] Vous pouvez vous procurer le N°1 de Trans/Fictions en contactant Xavier Bruce à l’adresse suivante : transfictions@aol.com. A lire, entre autres, des textes consacrés à Chuck Palahniuk, Régis Jauffret, Hubert Selby Jr, Philip K. Dick et David Peace.
  • Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec (The Novel That Exploded – 3 – Trou Noir)

     

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    « Certains événements sont des puits sans fond, où le sens même a été jeté, sans espoir jamais de pouvoir être éclairé par la conscience qui se perd dans le néant comme une poignée de photons dans un trou noir ; certains hommes sont des gouffres, des abîmes profonds comme des fosses ouvertes sous les profondeurs océaniques. On dit que la vie s’y développe, mais il s’agit de la vie des gouffres, des abîmes situés hors de toute lumière. La vie des ténèbres. »
    Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated.

     

    « Le but de mon écriture est de révéler de dénoncer et d'arrêter tous les Criminels Nova. […] Avec votre aide nous pouvons occuper le Studio de Réalité et reconquérir leur univers de Peur Mort Monopole »
    William S. Burroughs, Nova Express.

     

    Injection

     

    Avec la partie intitulée « Bootstrap : Corpus Scripti », nous assistons à un brutal renversement du récit, à son inversion, au glissement de la narration sur son disque d’accrétion. Les jumaux McNellis, occupants « spaciens » (nés en orbite) de l’hôtel Laïka tout droit sortis de La Schismatrice de Bruce Sterling et descendants littéraires des jumeaux post-humains de Marie Zorn dans Babylon Babies, révèlent la Vérité avant-dernière à Plotkine : celui-ci ne serait autre que leur créature, leur personnage de fiction écrit dans une cellule du camp 77 du district de Hong-Kong… Il est leur golem, verbe fait chair (« Corpus Scripti ») qui doit s’affranchir pour conquérir sa liberté. Plotkine, l’homme venu à Grande Jonction pour tuer-le-maire-de-cette-ville, devient le Contre-Homme-Venu-du-Camp. Nous comprenons alors qu’il n’est que leur représentant, leur envoyé au creux de l’état totalitaire électronique de l’UMHU, c’est-à-dire dans la fourmilière en devenir du Contre-Monde, envers luciférien de la Création, galaxie de la fausse parole – la langue du Mal – ou « camp de concentration verbal »[1] – entre The Matrix et Le Maître du Haut Château. De cette révélation, nous avons déjà reçu quelques présages, comme ce clochard halluciné du Cosmodrome – double dickien de Dantec lui-même – qui hurle, les bras en croix, avant d’être arrêté : « POURQUOI NE VOULEZ-VOUS PAS VOIR QUE NOUS SOMMES TOUS MOOOOORTS ! » Cosmos Incorporated, à bien des égards, s’impose comme l’équivalent dans l’œuvre de Dantec de L’Invasion divine de Philip K. Dick et de Nova Express, le dernier volet du quartet burroughsien, deux romans qui postulent la fausseté de notre monde. J’écrivais en introduction que plus que chez Dick, sans doute fallait-il davantage se tourner vers William S. Burroughs, et en particulier sa première tétralogie (du Festin Nu à Nova Express), pour saisir pleinement les enjeux et l’échec de Cosmos Incorporated, mais il n’aura échappé à personne que l’Œuvre dickien n’en reste pas moins la matrice évidente du livre, comme de tous les récits de mondes truqués. Néanmoins, si le texte dickien, au moins à partir d’Ubik, est celui du ressassement, Cosmos Inorporated nous semble en revanche exiger un dénouement limpide et radical, à la façon du Temps désarticulé, Dick première manière. Nous allons voir, alors, que l’univers de la Métastructure de Contrôle, aussi faux soit-il, n’en est pas moins potentiellement réel, de même que la Révélation de Plotkine pourrait n’être à son tour qu’une nouvelle contre-fiction. In fine, le labyrinthe de la narration n’ouvre que sur des portes closes.

     

    Le Corps du Christ est une mante religieuse

     

    El Señor Métatron, l’IA de sécurité high-tech de Plotkine, firewall de l’ère cyberpunk et image luciférienne de l’Ange Métatron, n’est que le versatile successeur de la Neuromatrice des Racines du Mal ou de la schizomachine Joe-Jane de Babylon Babies, et cependant nous évoque d’autres figures : ses facéties, sa faculté (certes virtuelle) de s’immiscer dans la matière même, sa personnalité, rappellent Gloria, l’aya de l’excellente série de Roland C. Wagner, Les Futurs mystères de Paris ; mais je songeais surtout à cette « présence » apparue à Philip K. Dick sous le nom de Hagia Sophia, Sainte Sophie, que l’écrivain de science-fiction, dans l’indispensable Dernière conversation avant les étoiles paru aux éditions de l’Éclat en 2005, identifie lui-même dans un premier temps comme le Logos créateur et comme le « nom de code inventé par l’empereur Justinien pour désigner le Christ »[2]. Cette « présence » aurait fait revivre à l’auteur, en une série de flashs-back psychiques, les premiers temps chrétiens. Or le mystérieux Métatron du Zohar et du Livre d’Enoch, s’il est absent de L’Ancien Testament comme du Nouveau, est parfois considéré comme l’autre nom de YHVH… Notons qu’au fil des entretiens Dick se contredit de plus en plus, au point que ses apparitions, dont il finit par nier le caractère strictement angélique pour en faire d’hideuses mais édéniques créatures d’un monde lointain dont nos mystiques auraient un aperçu – et qui ne serait autre que l’au-delà des religions terriennes –, ne nous apparaissent de manière évidente (et émouvante) que comme le délirant tohu-bohu d’une imagination hors du commun dopée au Penthotal et au whiskey[3]. El Señor Métatron pourrait n’être à son tour que le fantôme d’Hagia Sophia, trace ironique pour Dantec du silence de Dieu, ange par qui l’écran-esprit de Plotkine, pour paraphraser le Burroughs de La Machine Molle (dans la trilogie, et surtout dans Nova Express, plane le soupçon que notre existence ne serait qu’un film), est rétroactivé amnésiquement.

     

    La révolution métatronique – Des éclats de lumière

     

    Si la première partie du roman nous montrait la résistance clandestine des chrétiens, les deuxième et troisième parties jouent pleinement de l’opposition du Mal et du divin. La citation des Confessions de Saint Augustin en exergue de « Bootstrap : Corpus Scripti » annonçait d’ailleurs la couleur : « Il est deux choses que Vous avez faites, Seigneur : l’une près de Vous, c’est l’ange, l’autre, près du néant, et c’est la matière première. ». Nouvel exemple de la parabole de la Chute : le Contre-Monde est aussi « la contre-part tragique à l’incarnation humaine du feu du Logos dans sa chair »[4]. Métatron, interface angélique entre le pôle céleste et le pôle terrestre (dans le roman, l’enfant de Plotkine et de Vivian est adopté par un certain Gabriel Link de Nova, or, si j’en crois mes sources, c’est de Métatron que l’ange Gabriel recevait ses ordres), n’aurait alors d’autre rôle que d’éclairer nos ténèbres de Sa lumière, réunifier l’indivisible divisé (« […] j’écrirai sur le monde comme le feu sur la chair, je vivrai par l’esprit, dans un point de lumière » : par ces mots, « point de lumière », Vivian McNellis ne désigne-t-elle pas Plotkine, le point en mouvement, le photon, l’Homme-Lumière ?). Pour le métanarrateur en effet, le Corps du Christ toujours déjà constitué, indivisible, est refoulé par l’anti-humanité égocentrée de l’UMHU (« Un monde pour tous, un dieu pour chacun ») ; latent, il ne se manifeste plus que de loin en loin, comme en atteste ce magnifique passage qu’on me permettra de citer longuement : « La nuit était tombée depuis longtemps et Plotkine dormait d’un sommeil sans rêve. Peut-être quelques îlots épars de souvenirs mal constitués essayèrent-ils de prendre forme, quelques-uns de ses crimes passés, sa seule mémoire un tant soit peu constituée, tentèrent-ils de s’exprimer une nouvelle fois, peut-être perçut-il comme une image du grand tube de neuronexion mondiale, spirale infinie dont les circonvolutions, tramées dans l’ultraviolet des biophotons de l’ADN, se configuraient selon votre propre cortex, et cela simultanément pour des centaines de millions d’individus et de machines […] » La « dévolution » n’est que l’envers du Progrès qui, comme le Verbe, n’est que division en unités combinables d’une seule pièce. Dans le temps post-historique de la Machine-Monde de l’UMHU, projection prophétique du temps présent, dans cette singularité relativiste de l’« antimonade »[5] – où les valeurs morales et esthétiques sont réduites à zéro par l’absence de repères stables –, le corps biologique, comme le corps cybernétique, incorporent le monde (la Création, le Cosmos) comme une infinité de trous noirs. – Jésus est saigné à blanc…

     

    L’Ange exterminateur

     

    « Et puis, de toute manière, tout se terminerait de même, c’est-à-dire, par la mécanisation complète – à moins qu’il n’arrive un miracle »[6], écrivait S. I. Witkiewicz dans L’Inassouvissement. Contrairement à Nous autres de Zamiatine ou au roman de Witkacy, et en dépit de sa peinture apocalyptique de notre avenir proche, Cosmos Incorporated n’est pas totalement désespéré. Subsiste en effet l’espoir inébranlable – la certitude – d’un miracle, au sens le plus religieux qui soit. Conservons à l’esprit que Dieu seul étant incréé, même un Contre-Monde tel que le domaine métastatique de la Métastructure de Contrôle, même soumis aux mensonges de Lucifer, appartient encore à Son Royaume. Les plus beaux passages du roman sont sans doute ceux où s’exprime cet espoir, dans une langue enfin vraie (fragments épars du Réel), d’un « futur qui voulait s’accomplir »[7]. Les actions de Plotkine, en effet, d’abord motivées par ses souvenirs morcelés puis par la volonté de Métatron, sont avant tout des actes de foi : « Quand on est au service d’un ange tombé sur la terre, on se doit à lui sans même réfléchir un seul instant au bien-fondé de cette nouvelle allégeance. On se doit de vivre et de combattre depuis sa cellule de liberté »[8] De même que le Néo de The Matrix se range irrémédiablement aux côtés des résistants de Zion sans jamais remettre en cause cette nouvelle réalité, de même Plotkine obéit aveuglément à ces anges tombés du ciel, sans se demander – il se l’interdit – si ceux-ci ne sont pas, finalement, que le jouet de son imagination schizoïde. Ces deux phrases résonnent aussi bien comme une légitimation du terrorisme – les fanatiques religieux étant alors plus vivants que nous autres zombies du Contre-Monde – ou comme l’expression littéraire d’un trip schizo terminal.

     

    Eraserhead – Welcome to Annexia

     

    « Dans les cas de paranoïa justifiée, la résistance et une conscience aiguë de la réalité font toute la différence. »[9] écrivait l’auteur anglais de romans noirs Robin Cook (à ne surtout pas confondre avec son homonyme, spécialiste du thriller médical) dans son roman de politique-fiction Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre. Plotkine entre en résistance, Plotkine est complètement  paranoïaque, mais sa paranoïa est-elle vraiment justifiée ? Il n’est pas impossible en effet que les événements relatés après la Révélation « métatronique » soient eux-mêmes hallucinés par Plotkine – et rien n’interdit de douter de la même façon de la réalité de l’UMHU qui serait non plus le film totalitaire de la fausse parole mais le film intérieur d’un schizophrène perdu dans son labyrinthe intérieur. Personne, à ma connaissance, n’avait encore noté ce fait pourtant remarquable : la manifestation du surnaturel, au cours de l’incendie très symbolique d’une « capsule » de l’hôtel Laïka, n’intervient qu’alors que Plotkine est en train de dormir et de rêver… « Son rêve, cette fois, prit forme. Or, Plotkine ne savait pas encore qu’il ne s’agissait guère d’un rêve. »[10] : les termes employés sont plus qu’ambigus ; endormi à la page 234, Plotkine ne se réveille qu’à la page 304, au terme d’une odyssée onirique et théologique hard science et d’une Genèse complexe qui entre temps auront laissé un certain nombre de lecteurs sur le carreau. Rappelons-nous que Plotkine, comme nous l’avons écrit plus tôt, présente des symptômes évoquant la schizophrénie, héritier post-conversion de Marie Zorn, l’héroïne de Babylon Babies. Ses souvenirs se mélangent, se chevauchent, ne se recoupent pas ; il reçoit des messages télépathiques issus de la Bible ; il est l’agent d’une organisation occulte ; il est paranoïaque ; son ADN « non codant » serait l’interface génétique entre la Chair et le Verbe ; il devient même son propre narrateur !… Ainsi Plotkine est-il peut-être victime d’une tragique conséquence d’implants mémoriels défaillants (à moins que même ceci fût inventé), tels que ceux déjà rencontrés chez Philip K. Dick, notamment dans la nouvelle « Souvenirs à vendre », adaptée au cinéma par Verhoeven dans Total Recall. Plotkine est le Bill Lee d’Interzone Incorporated, changeant de rôle à mesure qu’il s’enfonce au centre du Trou Noir, il est le tueur, le Contre-Homme-venu-d’Annexie, il est Vivian McNellis, il est l’Enfant-Boîte, il est le terminateur, il est Terminator. Quelle que soit notre interprétation, l’arme employée par Maurice G. Dantec est bien sûr le langage, dont il utilise les propriétés virales évoquées par William S. Burroughs – périlleuse entreprise dans laquelle l’auteur échoue en grande partie.

     

    The Downward Spiral

     

    Cosmos Incorporated figure en effet la résistance du Logos à l’emprise totalitaire de la fausse parole. Après une première partie située dans le monde-simulacre désenchanté de l’UMHU, se manifeste la parole divine, le Verbe, la Lumière qui éclaire les ténèbres (du monde ou de l’esprit, selon le point de vue, mais nous savons combien cette distinction manque de pertinence lorsqu’il s’agit d’analyser les liens, la dialectique, plutôt que les causes premières). Dès lors, les trois dernières parties (« Bootstrap : Corpus Scripti », « Process : Vers l’invisible » et « Output : Métatron ») consistent en une lutte incessante entre le récit initial du Cosmodrome (le contrat de Plotkine) et la Vérité Révélée de Vivian McNellis. La narration est ainsi déchirée entre deux pôles, l’un terrestre, l’autre céleste, l’un obscur, l’autre lumineux. Le Contre-Homme-Venu-du-Camp (dont l’éveil à Métatron est provoqué par des textes bibliques viraux parasitant son esprit) est envoyé pour couper les lignes-mots, pour ouvrir des brèches dans l’univers forclos du Contre-Monde. Casser les images-contrôles. Or à l’intersection de ces deux mondes pourtant déclarés incompossibles surgissent des fragments de textes de chansons (U2, Kraftwerk, Nine Inch Nails), étonnamment vrais, superbement réels, de notre temps présent, comme si ce Réel, celui de la Création malgré tout, se rappelait à Plotkine – et à Dantec – de temps à autre. L’Enfant-Boîte et sa liste de 99 noms jouerait alors le rôle que tenaient les petites étiquettes (« BUVETTE ») dans Le Temps désarticulé : celui d’une salutaire piqûre de rappel (« POURQUOI NE VOULEZ-VOUS PAS VOIR QUE NOUS SOMMES TOUS MOOOOORTS ! »).

     

    Antivirus

     

    La principale faiblesse de Cosmos Incorporated réside précisément dans sa soumission, puis dans son insoumission avortée, au langage-machine qui le contamine ; dans l’incapacité de Dantec de se libérer de ses gimmicks littéraires. Le Verbe prométhéen ne parvient pas à « déchaîner le Verbe »[11], il est au contraire enchaîné. Figurant la résistance de la parole vraie au joug de la fausse parole, le roman ne prend vie qu’à de rares occasions, lorsque la langue se fait enfin plus littéraire, plus poétique, lorsque son objet prend racine dans notre continuum et non plus dans celui, sénescent, de l’UMHU, lorsque, à la toute fin, avec une innocence insoupçonnée, il perpétue l’espoir d’une parole libre – humaine. Le plus souvent hélas, les procédés stylistiques maladroits font penser à un mauvais épigone de Chuck Palahniuk, et contrairement à ce qu’affirme une phrase du roman[12], l’opacité de la narration n’est pas soutenue, à l’opposé d’un Burroughs, par une énergique préoccupation esthétique. Comme Villa Vortex déjà, Cosmos Incorporated en dit trop pour être véritablement animé de l’intérieur, pour que son auteur, pour reprendre les termes du Stalker, soit « dépossédé de sa parole », et s’il explose en cours de route, l’explosion est trop contrôlée, son verbe trop mécanique, pour ouvrir de nouvelles perspectives littéraires. Tandis que William S. Burroughs accouchait de véritables réalités alternatives contre l’hégémonie ontologique du « Film-Dieu », s’il oeuvrait sans cesse pour enfin réaliser le vœu de Lautréamont (que la poésie soit faite par tous et non par un), Dantec en revanche ne parvient jamais à tirer les conséquences esthétiques de ses idées pourtant fortes et belles ; et lorsque son roman paraît échapper à l’artifice, lorsque la Parole enfin s’en extirpe, le romanesque disparaît : Cosmos Incorporated n’est alors ni roman, ni réalité alternative. La résistance à Big Brother, dans 1984, s’inscrivait « d’abord […] dans le genre romanesque »[13], le roman lui-même était une réponse cinglante et magnifique au Novlangue qu’il combattait. Et Raymond Abellio, dans La Fosse de Babel, appelait de ses vœux la naissance d’un roman absolu, désengagé et englobant, dont Les Frères Karamazov constituent peut-être l’exemple le plus achevé et dont rien n’est plus éloigné que Cosmos Incorporated.

     

    Rejection

     

    La limite de Cosmos Incorporated réside dans sa nature romanesque désavouée, explosée, dans son obstination pourtant à rester dans le champ de la fiction. « Un écrivain ne peut décrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit. », écrit Burroughs dans sa « postface atrophiée »[14] au Festin Nu. Et d’ajouter : « Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement… […] Je ne cherche pas à distraire, je ne suis pas un amuseur public… » Nous ne pouvons certes pas reprocher à Dantec de n’avoir pas connu la souffrance du Camp, mais le fait demeure que Fiodor Dostoïevski n’a écrit ses chefs d’œuvre (Souvenirs de la Maison des Morts ; Mémoires écrits dans un souterrain ; Crime et châtiment ; L’Idiot ; Les Possédés ; Les Frères Karamazov) qu’après avoir passé quatre ans au Bagne et subi un simulacre d’exécution... Cosmos Incorporated donne constamment l’impression de vouloir dire, de n’être qu’une métafiction sans objet. Métatron n’est sans doute pas apparu à Dantec, dont la conversion au catholicisme m’apparaît moins comme la conséquence d’une révélation, comme ce fut le cas pour Dick, que comme l’étape logique d’un cheminement spirituel et intellectuel dont ses multiples lectures nous fournissent les indices. Burroughs avait bien compris que l’inconscience-fiction (j’emprunte cette expression à Boris Eizykman) de l’enregistrement automatique du réel, qu’il rapprochait de la possession (pour Juan Asensio, Cosmos Incorporated est même l’histoire d’une dépossession), pourrait bien constituer la seule alternative au silence rimbaldien dans sa lutte contre la fausse parole. La prose frénétique du Festin nu et de la trilogie qui en découla était la seule capable de rendre compte de l’univers mental psychédélique de l’écrivain junkie. Mieux : elle s’opposait violemment aux organes policiers de ses contre-utopies fantasmatiques. Cut-up et fold-in, collages et permutations, décrivent un univers cauchemardesque tout en le combattant, jusqu’à l’ultime insurrection contre la Police Nova dans Nova Express.

     

    Plus lien… leviens vendledi…

     

    Non, Cosmos Incorporated, après l’explosion-révélation, refuse d’enregistrer le réel ; en fait, le Réel n’est pour Dantec que ce néant originel évoqué par Saint Augustin. Ambition aporétique s’il en est, d’un projet faustien désavoué in extremis : écrire le contre-roman du contre-monde, écrire l’impossibilité de décrire l’indicible, se défaire de son innocence pour retrouver l’innocence. Entendu au sens burroughsien de virus, le langage est ici plus contaminé qu’il ne contamine ; il finit par tuer son hôte – Plotkine, et le roman lui-même. Le langage ne transcende plus, il est une substance-mort. En d’autres termes, au Trou Noir du Contre-Monde relativiste succède un autre Trou Noir, celui du livre, celui de la littérature de Dantec. Dans La Littérature à contre-nuit, le recueil de textes critiques de Juan Asensio, figure un passage intitulé « de la littérature considérée comme un trou noir » où il est opportunément rappelé que cette singularité fut aussi désignée par de Nerval comme l’œil de Dieu. « [n]ous mettons en rapport la négativité d’un espace aboli, celle d’un astre inversé ou retourné, et l’apparition, au sein d’une écriture romanesque, d’un vide qui la creusera jusqu’à son amuïssement final. » D’amuïssement, il ne saurait être question dans Cosmos Incorporated puisque la parole – contre-verbe – y est déjà vaincue. On saisit quel abîme sépare irrémédiablement le roman de Maurice G. Dantec et le chef d’œuvre de Georges Bernanos, Monsieur Ouine, dont Juan Asensio, qui lui consacre les plus belles pages de son livre, écrit à juste titre qu’il est une révélation[15], ce que Cosmos Incorporated, à trop vouloir tutoyer les dieux, ne parvient jamais à être. Il semblerait toutefois que Dantec en soit douloureusement conscient, lui qui réduit Plotkine au silence – qui le rend à sa liberté – dans les dernières pages de son roman. Mais avant cette consomption finale, en dépit de son échec littéraire, Dantec et sa substance-mort auront au moins réussi, ce n’est pas rien, à nous communiquer l’essence de ce qui manque cruellement à sa fiction, et qui fit le succès et l’importance de 1984 : l’insurrection du Verbe au royaume du Novlangue.

     

    Output

     

    « Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, – elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux. »
    Arthur Rimbaud, Being Beauteous.


     


    [1] A. Robin, La Fausse parole, p.51, cité par J. Asensio in La Littérature à contre-nuit (A Contrario, 2005), p. 81.

    [2] P. K. Dick, Dernière conversation avant les étoiles, édité par Gwen Lee et Doris Elaine Sauter, traduit de l’anglais (USA) par Hélène Collon (éditions de L’Éclat, 2005), p. 168.

    [3] « Pendant presque huit ans, j’ai été en contact avec une forme ou une autre d’esprit dont tout indiquait qu’il s’agissait de Dieu, y compris dans les termes employés, etc. Mais je pense maintenant qu’il s’agissait en fait d’une autre forme de vie que la nôtre. […] Or le moment est venu pour nous de les voir tels qu’ils sont. Et ils ne ressemblent en rien à Jésus. Ils sont laids, horribles, mais sur le plan spirituel, il sont comme lui. Ils croient qu’on percevra leurs aspect spirituel. Sauf qu’ils sont vraiment affreux à voir. Ils n’ont pas d’oreilles. Ils ne peuvent pas parler. Ça n’a pas de mains. Ça ressemble à une mante religieuse. » Ibid., pp. 203-204.
    [4] Cosmos Inc., p. 265.

    [5] Ibid.

    [6] S. I. Witkiewicz, L’Inassouvissement (éditions L’Âge d’Homme, Classiques Slaves, 1970), p. 48.

    [7] Cosmos Inc., p. 185.
    [8] Ibid., p. 346.

    [9] R. Cook, Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre (Rivages, Ecrits Noirs, 2003) p. 140.

    [10] Cosmos Inc., p. 235.

    [11] W. S. Burroughs, « postface atrophiée » du Festin Nu (Gallimard, L’Imaginaire, 1984), p.  249.

    [12] « Toute tentative d’explication rationnelle manquerait inévitablement le point essentiel et souffrirait d’une absence totale de préoccupation esthétique », Cosmos Inc., p. 496.

    [13] J.-F. Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants (Le Livre de poche, Biblio, Essais, 1993), p. 126.

    [14] W. S. Burroughs, op. cit., pp. 241-242.

    [15] J. Asensio, op. cit., p. 226.