Au coeur de Ténèbres - 4 - Ténèbres ou les ambiguïtés (17/03/2005)

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« Le sage a les yeux ouverts, mais l'insensé marche dans les ténèbres. Et je sais, moi aussi, qu'ils auront tous deux le même sort. »
L'Ecclésiaste.


Nous poursuivons notre étude du thème du double à travers les personnages de Ténèbres.

Peter Neal / Inspecteur Giermani

Fort différents sont les rapports entre ces deux personnages. Si l’enquêteur est, lui aussi, « l’instrument des ténèbres » de l’écrivain-tueur, il n’en reste pas moins son rival, son adversaire spéculaire et non pas seulement sa créature : ici, les rôles sont inversés. Dans le giallo classique – et chez Argento plus particulièrement –, le héros est souvent un journaliste, artiste, ou écrivain comme ici, qui s’improvise détective et finit toujours par damer le pion aux autorités. Le fait que dans Ténèbres ce héros est également l’assassin nous amène à formuler deux remarques.
Notons en premier lieu que dans la quasi totalité des gialli, la police – souvent ridiculisée – joue un rôle mineur, réduite à la fonction de simple faire-valoir : les scènes la concernant sont le plus souvent très plates, conventionnelles ; elles tranchent radicalement avec la recherche esthétique des séquences de meurtres, beaucoup plus raffinées et virtuoses. Or l’inspecteur Giermani (Giuliano Gemma), dans Ténèbres, occupe une place d’importance ; chose rare, il est même gratifié d’une certaine consistance, il paraît sympathique et cultivé. Mieux : il est parfaitement intégré à la mise en scène du film – qui n’est autre, de mon point de vue, que la représentation du Réel déformé par l’inconscient du tueur. Peter Neal, au départ classique détective amateur, devient lui-même objet de l’enquête – il est même permis de penser que celle-ci, dès le début du film, est ontologiquement faussée, si l’on considère, comme nous l’avons fait précédemment, que Cristiano Berti (le premier assassin) n’est qu’une incarnation des pulsions de l’écrivain (Neal enquêterait alors sur ses propres agissements). Giermani, moins fade, moins transparent que ses prédécesseurs, endosse alors le rôle de l’enquêteur innocent, contrepoint nécessaire à la démence de l’écrivain.
Les deux personnages entretiennent par ailleurs tous deux des rapports étroits avec les romans policiers (en particulier les « whodunit », ou « romans à énigme ») : l’un en écrit, l’autre en lit. On commence à percevoir quelle hiérarchie s’impose : le lecteur, d’une certaine façon (l’inspecteur qui tente de déchiffrer le langage du meurtre), est subordonné à l’auteur, qui écrit en lettres de sang. Giermani, au détour d’une conversation apparemment anodine avec Peter Neal, affirme qu’il a trouvé l’identité du coupable de son roman (Tenebrae) dès la trentième page ; il fait ici référence à une autre discussion au cours de laquelle il avouait avoir lu un grand nombre de romans policiers, sans jamais avoir réussi à démêler l’intrigue. En vérité l’œuvre véritable de Peter Neal, à l’énigme adroitement tissée, n’est pas sa fiction littéraire mais celle qu’il imprime dans le Réel : Giermani se révélera tout aussi incapable de résoudre cette intrigue que celles de ses lectures – il ne comprend pas qu’il y a en fait deux tueurs, et que l’animateur TV Cristiano Berti est le premier d’entre eux, chronologiquement ; il est encore mystifié par le tour de passe-passe final de Neal (le rasoir truqué) et finit logiquement par être lui-même assassiné. Les rôles entre criminel et policier sont donc clairement inversés : si l’inspecteur Giermani échoue dans son enquête, Neal a quant lui aisément démasqué Cristiano Berti (et pour cause : Berti, pour lui, n’est qu’un personnage à sa merci) – c’est d’ailleurs le policier qui demande à l’écrivain (non sans quelque ironie) de mettre son imagination d’auteur à contribution pour l’enquête. La « lecture » de ce dernier « whodunit » écrit dans le Réel par Peter Neal sera fatal à l’inspecteur. L’écrivain dément lui donne pourtant sciemment des indices, comme s’il ne s’agissait que d’un roman : il cite Conan Doyle (la phrase célèbre déjà notée dans mon chapitre précédent : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, tout ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité » ) ; après la mort de Berti, Neal confesse à Giermani qu’il a l’impression que quelque chose « ne colle pas », qu’une « personne qui est morte devrait être en vie, ou une personne qui ne devait pas mourir serait morte » : Neal fait évidemment ici référence à sa propre culpabilité. S’il est difficile de déterminer le moment exact de la substitution, la présence de deux scènes quasiment identiques d’abord avec le policier, ensuite avec l’écrivain, nous met néanmoins sur la voie : vers la vingtième minute du film en effet, un appel téléphonique du premier tueur à l’hôtel où réside Peter Neal déclenche une poursuite : Giermani et Altieri, qui se trouvaient sur les lieux pour avertir l’écrivain qu’il courait un grand danger, se précipitent à l’extérieur dans l’espoir d’interpeller l’auteur des menaces, dont ils ont deviné qu’il agissait depuis une cabine à proximité. Un quart d’heure plus tard, c’est au tour de Neal lui-même et de sa secrétaire Anne (Daria Nicolodi) de répéter les mêmes gestes – avec le même insuccès. Cette réitération n’est pas innocente – la musique d’accompagnement est du reste strictement identique dans les deux scènes, et n’est jamais plus répétée.
Ce renversement des rôles (l’écrivain détective et l’inspecteur lecteur), enfin, est visualisé à l’écran par un plan d’une grande audace, au cours de la dernière séquence (93e minute) : l’inspecteur, après le « suicide » spectaculaire de Peter Neal, retourne dans l’appartement de Jane et découvre avec stupeur que le corps a disparu (l’écrivain, nous l’avons déjà évoqué, avait en fait simulé l’égorgement à l’aide d’un faux rasoir). Giermani aperçoit alors une étoffe blanche sur le sol, et nous voyons alors ce dernier de face, en plan rapproché ; il se baisse pour ramasser le linge, révélant ainsi Peter Neal qui était dissimulé juste derrière lui, épousant parfaitement sa silhouette (cette trouvaille a d’ailleurs été « empruntée » par Brian de Palma dans L'Esprit de Caïn / Raising Cain [Etats-Unis, 1992]). L’inversion des rôles entre chasseur et gibier, la victoire de l’écrivain démiurge (et dément) sur son « lecteur » (Neal tue alors l’inspecteur d’un coup de hache dans le dos) est alors visuellement signifiée.

Anne / Inspecteur Altieri

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Le rapprochement précédent entre les deux scènes de poursuites infructueuses concerne également les deux femmes présentes. Et si Anna (secrétaire de Peter Neal) et Altieri (assistante de Giermani, jouée par Carola Stagnara)) occupent des fonctions similaires auprès de leurs confrères masculins respectifs, elles se ressemblent également physiquement – même gabarit, même allure (elles portent toutes deux des vêtements relativement classiques – jupe et tailleur – de couleur blanche ou claire, et ont la même couleur de cheveux – auburn) – et font preuve d’un même effacement, d’un même dévouement, si bien qu’elles font même par deux fois l’objet d’une confusion durant le film : la première lors de la menace téléphonique déjà citée, Berti ne paraît pas remarquer qu’Altieri prend la place d’Anne à la fenêtre au côté de Peter Neal ; la seconde sera fatale à l’inspectrice : Neal la tue d’un brutal coup de hache dans le dos avant de réaliser (à tort) qu’il vient d’assassiner son amie – c’était pourtant bien Altieri et non Anne : il ne comprend son erreur qu’à l’arrivée de cette dernière en compagnie de Giermani. La méprise était d’autant plus naturelle que les deux femmes se rendaient simultanément chez Jane McKerrow (comme en atteste un montage alterné).
Un autre détail force encore la comparaison, toujours dans les scènes jumelles de poursuite : constatant leur échec, sous le coup de la déception, Giermani lance une remarque misogyne à sa collègue (incapable de courir assez vite), tandis que la lettre anonyme que Neal lit dans la rue après sa course avec Anne reproduit une phrase (en latin) qui vise essentiellement l’homosexualité féminine (« Ainsi passe la gloire de Lesbos »). Les deux femmes, selon un schéma assez conservateur, ont d’abord pour fonction d’épauler leur partenaire – elles semblent d’ailleurs entretenir avec eux une relation plutôt intime. Anne et Altieri sont encore une fois, d’une certaine manière, deux incarnations d’un même personnage, d’une même idée de la femme. L’une d’elle est donc vouée à mourir (Altieri, personnage sans grand relief dont le seul rôle, dans la fiction machiavélique de Peter Neal, est de se faire assassiner) et si l’autre s’en sort vivante, c’est qu’elle était indispensable au dénouement de cette fiction : il semblerait en effet que le roman de chair et de sang de Peter Neal tende irrémédiablement vers la mort de ce dernier ; Anne serait alors l’instrument involontaire de ce suicide libérateur : Neal devait absolument mourir de façon spectaculaire pour déclencher les longs et vibrants hurlements de la secrétaire, qui ferment le film. Nous verrons plus loin que cette hypothèse du « suicide » n’est pas qu’un délire d’interprétation – du moins si l’on veut bien accorder quelque crédit à mon hypothèse du film comme miroir de l’inconscient de Peter Neal.

Anne / Gianni

Comme le note avec acuité Maitland McDonagh dans Broken mirrors, broken minds : the dark dreams of Dario Argento [9], le jeune Gianni (stagiaire de Bullmer, l’agent de Peter Neal) constitue le pendant masculin d’Anne, son double destiné à seconder l’écrivain : Gianni (incarné par Christian Borromeo) la supplée pour les tâches ingrates (est ainsi révélée en filigrane l’hypocrisie bourgeoise de Peter Neal, qui se permet à la fois de sermonner son agent – qui « emploie » gratuitement Gianni – sans pour autant libérer le jeune homme de ses obligations), y compris pour la plus fatale d’entre elles : Anne devant à tout prix rester vivante, il meurt à sa place. En fait le personnage de Gianni, comme l’inspecteur Altieri, n’existe que pour ce sacrifice, pour permettre à Anne de survivre aux événements. Être témoin de l’assassinat de Cristiano Berti aurait dû être en effet le rôle de la secrétaire et amie de Peter Neal, mais le témoin devait disparaître et Anne, nous venons de le voir, était encore indispensable à l’écrivain. Gianni, sur le point de découvrir la supercherie, est donc tué à son tour.
Sa mort (étranglé dans sa voiture) est annoncée trente-cinq minutes plus tôt : Anne regagne son propre véhicule garé dans un parking souterrain ; la caméra est alors placée sur la banquette arrière : le spectateur, qu’il soit familier ou non des gialli ou des thrillers, suppose alors qu’il s’agit d’une vue subjective – mais rien ne se passe ; or lorsqu’il trucide le pauvre Gianni, le tueur est à la même place que cette caméra dans la scène de la secrétaire. Celle-ci, appuyée par une autre scène trompeuse (Anne quitte son appartement mais la caméra reste dans la pénombre de la pièce lorsque la porte se referme. Puis, accompagnée d’une musique que l’on associe par expérience au tueur, la caméra panoramique sur la gauche et s’immobilise devant ce qu’on identifie comme une lame dressée dans laquelle brille un reflet lumineux ; ici encore, rien ne se passe) atteste de la sécurité dont jouit Anne, seul personnage du film à échapper à la mort ! C’est qu’Anne, dans la fiction inventée par Peter Neal, devait bien rester vivante. Nous verrons plus loin combien son hurlement final, sur lequel se clôt le film, était indispensable à son achèvement.

Anne / Peter Neal

L’immunité programmée de la secrétaire jouée par Daria Nicolodi renseigne également sur son rôle « d’ange gardien » (selon le point de vue de l’écrivain psychopathe) : elle a confiance en Peter Neal, le réconforte quand le besoin s’en fait sentir, ne cesse de l’aimer même quand éclate la vérité (quelques instants après le faux suicide de Neal, anéantie, elle déclare à Giermani qu’elle ne peut pas le laisser « comme ça », c’est-à-dire seul, mort, baignant dans son propre sang). Anne est la garante du succès de la catharsis opérée par le film ; le Bien, l’innocence doivent l’emporter au final, et c’est bien sûr l’attachante Anne qui les incarne – elle tend même la main à Jane McKerrow, qu’elle ne semble pourtant pas tenir en haute estime. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire du personnage de Jane que notre hypothèse se vérifie. Peter Neal, puis plus tard Anne elle-même, aperçoivent Jane dans sa voiture, alors qu’elle est censée se trouver à New York en traitement psychiatrique. Neal l’assassinera sauvagement (magnifiquement !) tandis qu’Anne, au contraire, lui proposera son aide.
A travers leurs liens avec Jane se profile donc la nature – disons « métaphorique » – de la relation entre Peter et sa secrétaire : l’un est un démon, l’autre est un ange. Notons que la religion catholique est très présente dans le film, principalement en raison des notions de péché et de culpabilité qui lui sont associées. Le titre original, Tenebrae, est aussi le nom d’un office religieux de purification de l’âme célébré le jour de la trahison de Judas Iscariote ; et les deux tueurs (Neal et Berti) revendiquent eux-mêmes leur catholicisme. Peter Neal parodie même la résurrection du Christ avec l’épisode du suicide simulé. Gardons nous bien, au demeurant, de faire une lecture religieuse du film : les quelques allusions décelées jouent surtout avec leur prégnance dans l'inconscient collectif (on sait l’intérêt que porte le cinéaste à la psychanalyse jungienne). Néanmoins, le catholicisme de l'écrivain, par les yeux duquel le film est projeté, influence indubitablement la caractérisation des personnages. Ainsi Neal se perçoit-il comme un être corrompu ; son salut passe par sa mort. Anne en revanche, est perçue comme un ange dénuée de toute mauvaise pensée. En l'épargnant, c'est à Dieu que Neal s'adresse. Mes maigres connaissances religieuses ne me permettent pas cependant d'approfondir cette interprétation.

Eva Robbins / Jane McKerrow / Bullmer

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Notre dernier « binôme » de personnages n’en est pas un puisqu’il s’agit en fait d’un « trinôme », regroupement qui s’est révélé plus commode pour notre démonstration. Mais nous allons voir que Jane et Bullmer, de mon point de vue, ne sont qu’une double incarnation de la « fille de la plage » incarnée par le transsexuel Eva Robbins.
Jane McKerrow (fiancée de Peter Neal, jouée par Veronica Lario) et Bullmer (l’agent de l’écrivain joué par John Saxon), sont unis dans le film par une liaison adultère : ils se rendent donc coupables d’une transgression morale et sexuelle – d'une trahison. La fille des flash-back (que nous appellerons donc Eva Robins, nom féminin de l’actrice/acteur Roberto Coatti) transgresse également morale et normalité sexuelle : d’une part dans ces séquences oniriques elle s’offre à plusieurs hommes (et trompe peut-être Neal à cette occasion : il n'est pas interdit d’imaginer qu’elle fut sa fiancée à Rhode Island, même si l'hypothèse est peu plausible), elle l’humilie même violemment (elle lui enfonce un talon effilé dans la bouche), et d’autre part l’actrice, nous l'avons dit, est en fait transsexuel (la transgression est donc également d'ordre biologique).
Jane, de toute évidence, est l’alter ego d’Eva : mêmes chaussures rouges, même maquillage appuyé, même blancheur des vêtements… Comme Eva, Jane est mystérieuse : on ne sait pas grand chose d’elle sinon qu’elle est, fait notable, quelque peu schizophrène (et amante de Bullmer). Eva et Jane baignent donc dans la même atmosphère d’étrangeté, d’irréalité, et finiront toutes deux par se faire assassiner. Bullmer quant à lui est tué exactement de la même manière qu’Eva : en extérieur, dans un lieu public ensoleillé, poignardé plusieurs fois dans l’abdomen.
Eva Robins est un transsexuel, il/elle est donc à la fois homme et femme (ou ni homme ni femme [10], mais ce qui nous importe ici est qu’elle représente, d’une façon ou d’une autre, les deux sexes). On peut alors affirmer que Jane et Bullmer sont deux nouvelles représentations d’Eva par Peter Neal. Un homme et une femme : Eva s'est donc scindée pour donner naissance à deux individus distincts. Si nous envisagions l’éventualité (improbable) selon laquelle la série de flash-back ne serait qu’un rêve, l'hypothèse tiendrait toujours, seulement Eva serait le résultat d’un travail de condensation : elle désignerait alors plusieurs personnes, plusieurs idées (en l’occurrence Jane, Bullmer et leur trahison). Mais de toute évidence, un peu d’Eva se retrouve dans tout le film, à commencer par la quasi totalité des personnages féminins (beauté, rouge à lèvres, tenues légères, habits blancs…). La question de l’origine réelle d’Eva (songe, fantasme ou souvenir) n’a aucune importance : le fait est qu’elle et ses actes irradient tout le film, et tendent même à le submerger : Jane et Bullmer devaient périr puisqu’ils incarnaient la reviviscence de faits anciens (ou imaginaires) et que par conséquent, leur fin devait être identique. Neal fait d'ailleurs porter à Jane les escarpins d’Eva avant de la tuer, répétant ainsi au plus près (nous verrons combien la notion de rituel est ici importante) la scène du trauma.

[9] M. McDonagh, Broken mirrors / broken minds : the dark dreams of Dario Argento (A Citadel Press Book, 1994).
[10] La différence prendra son importance lorsque nous aborderons le fétichisme lié à l’angoisse de castration.

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