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Fin de partie - Page 62

  • Au coeur de Ténèbres - 3 - A travers le miroir

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    « De toutes les prothèses qui jalonnent l’histoire du corps, le double est sans doute la plus ancienne. Mais le double n’est justement pas une prothèse : c’est une figure imaginaire qui, telle l’âme, l’ombre, l’image dans le miroir hante le sujet comme son autre, qui fait qu’il est à la fois lui-même et ne se ressemble jamais non plus, qui le hante comme une mort subtile et toujours conjurée. Pas toujours cependant : quand le double se matérialise, quand il devient visible, il signifie une mort imminente. »
    Jean Baudrillard, « Clone story », in Simulacres et Simulation.


    Il y a deux donc tueurs dans Ténèbres : l’animateur de télévision, Cristiano Berti, et l’écrivain de « thrillers », Peter Neal – même si le doute quant à la chronologie du passage de témoin subsiste jusqu’à la fin. Mais en fait tous les personnages fonctionnent par couple, chacun a son « doppelganger », un alter ego complémentaire, sans qui il n’existerait pas ; il s’agit d’un procédé narratologique courant, mais ici l’ambiguïté se fait système et règne en maîtresse absolue. Ainsi les « ténèbres » du titre, loin de répéter la palette chromatique du film – dont nous avons vu qu’elle était blanche, lisse, métallique, à l’opposé de l’univers plastique de l’horreur gothique –, sont d’abord celles de l’âme : pour Dario Argento, son film était en effet une entreprise « d’exorcisme » du spectateur (ici le thème du double, récurrent dans la littérature et le cinéma fantastiques, n’est plus abordé frontalement, évitant la partition classique entre « Bien » et « Mal » – Docteur Jekyll & Mister Hyde de Stevenson, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde… –, mais en conserve le rôle de « miroir » – reflet de l’importance que revêt la psychanalyse pour Dario Argento). En d’autres termes, le programme sous-tendu par le titre est bien la mise en lumière de nos démons personnels – pulsions de mort, pulsions scopiques… –, la révélation de notre « part maudite ». Le film serait alors une véritable mise en abyme de son propre rapport au spectateur, ce qui ne manque pas de laisser perplexe : comment une œuvre aussi peu « interactive » dans son processus de création pourrait-elle anticiper les réactions du public, au point d’en faire son sujet sous-jacent ? Par une profonde connaissance de son art. Examinons à présent les « binômes » formés par les personnages : Neal/Berti, Neal/Giermani, Anne/Altieri, Anne/Gianni, Anne/Neal, et deux autres, Jane/Bullmer et Bullmer/Eva, que nous réunirons, pour les besoins de la démonstration, en un « trinôme » : Jane/Bullmer/Eva.

    Cristiano Berti / Peter Neal

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    Peter Neal (Anthony Franciosa) et Cristiano Berti (John Steiner) sont, dans le désordre, les deux tueurs du film. Nous avons vu précédemment que la présence de deux assassins distincts est un élément récurrent du giallo en général et des films de Dario Argento en particulier. Néanmoins le passage de relais entre meurtriers n’implique pas a priori le type de relations duales déployées dans Ténèbres. Ainsi dans La Baie sanglante / Ecologia del delitto / L’Antefatto [Italie, 1972] de Mario Bava, les protagonistes s’entretuent les uns après les autres, chacun devenant à son tour assassin sans qu’il soit pour autant possible d’établir d’autres liens que criminels. D’autres films, comme Profondo rosso, exploitent un trauma d’enfance : les liens entre assassins sont alors seulement filiaux. Mais dans Ténèbres Peter Neal et Cristiano Berti sont indissociables, à plusieurs titres. Patrice Peyras écrit dans « Autopsie du giallo » que le thème du relais dans Ténèbres « permet d’étudier les rapports entre le giallo et un cinéma fantastique traditionnel » [6] ; ainsi Berti, le tueur classique dont l’antre, très symboliquement, n’est autre que sa cave sépulcrale, est-il éliminé et subrogé par Neal, le tueur moderne qui agit en pleine lumière. Tous deux incarnent une certaine idée opposée de l’horreur, celle-là même, nous l’avons dit, qui démarque Ténèbres des réalisations précédentes du cinéaste. D’ailleurs n’est-ce pas justement Berti – du moins le suppose-t-on a posteriori – qui, dès le premier plan du prologue, jette un livre au feu (Tenebrae, évidemment), évoquant alors les grimoires et autres mains velues de Suspiria et Inferno ? N’est-ce pas ce même Berti qui, incarnant à lui seul l’ambiguïté fondamentale d’une télévision à la fois prostituée et moralisatrice, où le stupre et la censure font loi de concert, accuse l’écrivain de « thrillers » à succès – best sellers modernes et cyniques (comme le lui fait remarquer son amie journaliste Tilde) – de corrompre son public ? Et n’est-ce pas lui, encore, qui introduit de force des pages du livre dans la bouche de ses victimes ? D’une certaine façon, Neal et Berti ne font qu’un – ou plutôt, le second (le premier tueur, chronologiquement) n’est qu’une émanation (une projection ?) du premier, une créature de fiction échappée de son propre inconscient, excroissance de son « moi » devenue autonome, progéniture de son esprit matriciel. Neal n’est pas tant généré par Berti [7] comme le suggère Patrice Peyras, qu’il n’en est le créateur par l’entremise – et pour les besoins – de son roman ; si l’écrivain assassine son prédécesseur en effet – et il ne pouvait en être autrement – c’est que cet alter ego n’est qu’un déclencheur, un élément fonctionnel dont il lui faut se débarrasser dès lors qu’il est capable d’assumer lui-même son « côté sombre ». Berti, en dernière analyse, permet à Neal de donner corps à son imaginaire et à son scénario le plus retors. Mais bien entendu, Neal est aussi la créature de Berti forcée, telle le monstre de Frankenstein, de détruire son créateur afin d’oublier son origine. Et Peter Neal, avec ses traumas refoulés et son cynisme, incarne, mieux encore que Cristiano Berti, la schizophrénie pathologique de la société moderne.
    Ne soyons pas surpris dès lors si l’acte de sublimation manifestement opéré par Peter Neal – l’écriture de son roman – aboutit à un renversement du processus : le livre déverse à son tour ces pulsions sublimées dans la réalité diégétique. « Sublimez tout ce que vous voudrez, il faut le payer avec quelque chose. Ce quelque chose s’appelle la jouissance. Cette opération mystique, je la paie avec une livre de chair. [...] Car ce n’est pas une voie où l’on puise s’avancer sans payer. » [8] a écrit Jacques Lacan. Dont acte : Berti ayant endossé les pulsions meurtrières de l’écrivain, ce dernier n’a plus besoin de la sublimation artistique : il peut désormais écrire dans le réel, dans la chair. Autrement dit, l’animateur s’inspire de la fiction créée par Peter Neal pour commettre ses méfaits tandis que ce dernier élabore une nouvelle fiction, dans cette même réalité. Neal le dit d’ailleurs clairement à l’inspecteur Giermani, lorsque celui-ci le découvre penché sur le cadavre de son assistante – l’inspecteur Altieri – : « C’était comme écrire un bon livre ! Un bon livre ! » Berti n’est alors guère plus qu’un pantin, un simple personnage que Neal peut faire disparaître à sa guise. Lors de la « scène-pivot » (selon l’expression utilisée par Jean-Baptiste Thoret) du meurtre de l’un par l’autre – Gianni, le jeune stagiaire venu accompagner Peter Neal, est témoin du crime au même titre que le spectateur, c’est-à-dire qu’il ne voit pas l’identité du coupable –, Neal fend le crâne de son « doppelganger » à l’aide d’une hache. Or Gianni découvre ensuite l’écrivain gisant sur la pelouse, le visage ensanglanté comme s’il avait été frappé à la tête : Neal, nous le comprenons beaucoup plus tard, s’est sans aucun doute frappé lui-même avec une pierre dans le but évident d’endormir les soupçons du jeune homme. « Neal s’est frappé lui-même à la tête » : on ne saurait mieux dire ; le subterfuge de l’écrivain n’est que la manifestation de leur parenté – et corrobore mon hypothèse selon laquelle Cristiano Berti n’est que la créature de Peter Neal, de la même façon que les enfants monstrueux de The Brood [Canada, 1979], l’excellent film de David Cronenberg, sont nés des pulsions de leur mère. Nous l’avons dit, Gianni est incapable d’identifier le tueur, mais en réalité la confusion est totale : dans cette même scène-pivot, Gianni (comme le spectateur) attribue par erreur à l’assassin les paroles prononcées en réalité par Berti (« Oui, c’était moi, je les ai toutes tuées ! »). Enfin auparavant Berti, lors d’un appel anonyme, dit à Peter Neal : « C’est vous qui m’avez dit comment faire, Peter Neal. Nous sommes liés ! » Aveu éclatant du « je est un autre » rimbaldien, condamnation à mort.


    [6] Op. cit., p49.
    [7] Ibid.
    [8] J. Lacan, « L’Éthique de la psychanalyse », Séminaire VII, Séance du 6 juillet 1960, Seuil, Paris, p. 372.

  • Au coeur de Ténèbres - 2 - Cinéma Inferno

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    « De quoi Caïn eut rage au coeur, et comme ils parlaient,
    Il le férit à la poitrine d'une pierre
    Qui fit jaillir la vie : il tomba ; et, mortellement pâle,
    D'une plainte rendit son âme en un flot de sang répandue. »
    John Milton, Le Paradis perdu.


    A la fois aboutissement et mise à mort d’un genre déjà agonisant – qui coïncide avec la disparition de Mario Bava, en 1980 ; les films ultérieurs de Dario Argento (mais Profondo rosso, déjà…) n’utiliseront les codes du giallo que pour servir d’autres desseins, jusqu’au Sang des innocents dont je reparlerai plus longuement –, Ténèbres soumet tout un pan de l’histoire du cinéma au filtre de l’inconscient malade de son (ses) tueur(s), à commencer par le giallo bien sûr, dont il conserve tous les gimmicks : l’assassin est ganté de cuir noir, commet une série de meurtres sadiques (et apparemment gratuits), multiplie (et fétichise) les armes blanches et s’en prend aux déviations sexuelles (un trauma originel « explique » ses actes) ; n’omettons pas enfin la présence caractéristique d’un second assassin, qui ouvre une profonde brèche dans notre appréhension du Réel diégétique. Argento reste d’ailleurs fidèle à ses propres schémas narratifs, puisque comme souvent chez lui, le personnage principal est, littéralement, un corps étranger – manière habile d’instaurer une atmosphère d’insécurité : sans repères, le héros est comme pris au piège d’une ville qui n’est pas sienne – qui semble déclencher, par son intrusion même, la prolifération du chaos. De film en film, Argento reproduit ainsi la situation de départ de La Fille qui en savait trop / La Ragazza che sapeva troppo de Mario Bava [Italie, 1962] dans lequel une Américaine, sitôt débarquée des Etats-Unis, est confrontée à de violents événements : dans Les Frissons de l’angoisse / Profondo rosso [Italie, 1975 ; j’utiliserai de préférence le titre original] Mark, Anglais, enseigne le piano jazz au conservatoire de Turin ; la Suzy de Suspiria, une Américaine, intègre une étrange école de danse à Fribourg ; le héros italien d’Inferno (Italie/Etats-Unis, 1980) enquête à New York ; l’héroïne de Phenomena, fille d’un célèbre acteur Américain, est envoyée dans une école de jeunes filles en Suisse. Or dans Ténèbres, le héros, écrivain Américain de romans à suspense, se rend à Rome pour la promotion de son dernier livre (intitulé Tenebrae). L’impression de danger permanent lié à cet exil en terre étrangère est bien réelle, comme dans le film de Bava – on s’y fait agresser par des clochards lubriques et des dobermans obstinés, épier par les habitants depuis leurs fenêtres, et bien sûr assassiner par l’élite culturelle du pays (un critique et un écrivain) –, mais ici la raison en est, comme nous le verrons, que la ville elle-même et son architecture sont avant tout l’expression plastique de l’univers mental d’un psychopathe.
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    Ténèbres est donc, irréfutablement, un giallo à part entière – or le genre n’est déjà qu’une relecture fétichiste et esthétique du « thriller » –, en adopte rigoureusement toutes les règles, de façon tellement systématique (et référentielle) qu’il en devient éminemment réflexif (ce en quoi J.-B. Thoret fait erreur). Ténèbres, en un sens, est au giallo ce que Scream de Wes Craven [Etats-Unis, 1997] sera plus tard au « slasher » (forme dégénérée du giallo construite sur le modèle de La Baie sanglante de Mario Bava [Italie, 1971]), à cette différence, selon moi décisive, que Scream fait ouvertement référence aux codes et à l’histoire du genre quand Argento, étranger à cette mode (qu’on me permettra de juger désastreuse, mais que je ne me hasarderai pas à confondre avec la « distanciation brechtienne » comme n'hésitent pas à le faire certains ayatollahs du cinéma comme expérience purement physique) du « second degré » hollywoodien – mode hélas importée en France plus que de raison – et peu enclin à l’autocélébration, a travaillé de manière plus souterraine, « latente » et non plus « manifeste ». Ténèbres nous montre, par exemple – encore n’est-ce là que l’exemple le plus ostensible – un simple trucage théâtral, également utilisé au cinéma : Peter Neal, aux abois, simule son suicide par égorgement à l’aide d’un simple rasoir factice muni d’un réservoir empli de liquide rouge pouvant éventuellement évoquer du sang. Argento démythifie le genre, le dissèque sous nos yeux, tout en le revitalisant (le coup du faux rasoir, que l’on prend d’abord pour un véritable suicide, précède un dernier meurtre – puis la mort accidentelle du héros – d’une rare sauvagerie). En citant deux fois, textuellement, la célèbre réplique de Sherlock Holmes : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, tout ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité » Argento nous livre l’une des clés de son œuvre, à visage découvert ; or dans Ténèbres l’assassin se révèle être le héros lui-même : difficile dès lors d’aller plus avant dans le domaine de « l’improbable », de surprendre davantage, à moins de basculer dans le fantastique pur (notons qu’Argento revient au fantastique dans ses films suivants, comme si, « l’improbable » ayant été épuisé, il n’avait alors effectivement d’autre choix que de s’attaquer à l’impossible). La citation de Conan Doyle (que le cinéaste attribue au Chien des Baskerville alors qu’elle apparaît en réalité dans plusieurs autres récits du célèbre détective) pourrait être considérée comme la devise du genre – et comme son épitaphe… – : Ténèbres, giallo terminal, semble bien en avoir épuisé les ressources.
    Mais la démarche de Dario Argento excède ce simple épuisement d’un genre : par un jeu de références et de correspondances (dont je me demande si certaines ne sont pas inconscientes de la part du réalisateur), Ténèbres clôt un cycle inauguré en 1962 par La Fille qui en savait trop, le très hitchcockien film-matrice (lui-même très référentiel) de ce qui deviendra le giallo (terme jusqu’alors réservé aux romans policiers italiens de couleur jaune vendus dans les gares), et dans lequel on trouve déjà le trauma initial (une « scène primitive » selon la terminologie lacanienne), la série de meurtres inexpliqués et la présence d’un couple d’assassins. Cette analogie entre les deux films, loin de relever du simple hommage – ou pire, du pastiche –, prolonge littéralement l’œuvre de Bava, en le soumettant au feu de la modernité. Ils commencent d’ailleurs de manière similaire : un personnage Américain (Nora / Leticia Roman chez Bava ; Peter Neal / Anthony Franciosa chez Argento) s’envole de New York pour Rome – où ce personnage sera confronté au meurtre. On trouve même deux plans, au début des deux films, extrêmement ressemblants : dans La Fille qui en savait trop, nous voyons l’héroïne sur son siège d’avion, en plan rapproché – la caméra descend lentement en panoramique pour cadrer un livre (« The Knife », un giallo justement) – ; dans Ténèbres, le plan, citation évidente, est identique, Neal remplaçant Nora, mais la caméra ne s’arrête pas cette fois sur le livre (un guide touristique) qui repose sur les genoux du personnage : elle poursuit son mouvement pour finalement s’immobiliser sur le sac de voyage, posé à ses pieds. Rappelons que cet accessoire (le bagage) a son importance dans les deux films puisque s’y manifeste dans les deux cas le début des troubles (un paquet de cigarettes à la marijuana dans l’un, un acte de vandalisme dans l’autre), signes annonciateurs des tragédies à venir, comme si la caméra nous confiait déjà son rôle de complice.
    Mais le lien le plus étroit entre Ténèbres et le film de Mario Bava est sans doute la présence de leur acteur commun, John Saxon. Dans La Fille qui en savait trop, pour rassurer la jeune Nora qui vient d’être témoin, en pleine nuit, d’un meurtre à l’arme blanche sur une place romaine déserte (la Piazza di spagna), le docteur Marcello Bassi / John Saxon la conduit à nouveau sur les lieux du crime, cette fois en plein jour, à proximité de nombreux passants, et lui demande, un brin condescendant (mi-charmeur mi-protecteur) : « Cela ressemble-t-il à un endroit où l’on tue des femmes ? » Or dans Ténèbres c’est justement sur une autre place de Rome, en plein soleil et fréquentée par de nombreux badauds, que Bullmer, le personnage joué par John Saxon, est à son tour poignardé – sans que l’assassin soit plus identifiable que chez Bava. Argento fait encore mentir son mentor en faisant un tueur d’un auteur de polar, puisque dans La Fille qui en savait trop une voix over nous assurait doctement qu’heureusement, « les assassins ne lisent pas de polars » ! Voilà donc pourquoi, entre parenthèses, Peter Neal ne lit qu’un guide touristique durant son voyage, et non pas un polar comme l'héroïne de Bava : les assassins n’en lisent pas : ils en écrivent… La littérature policière est d’ailleurs l’enjeu d’un autre contrepoint ironique : dans La Fille qui en savait trop étaient en effet cités Mickey Spillane, Agatha Christie, Edgar Wallace ; dans Ténèbres sont mentionnés Ed Mc Bain, Mickey Spillane, Agatha Christie, Arthur Conan Doyle, Rex Stout… Les mêmes références servent dans un cas à épauler l’héroïne (lectrice avisée du genre, croit-on comprendre), mais sont totalement inutiles dans l’autre puisque l’inspecteur, non moins amateur de polars – et non moins avisé puisqu’il prétend avoir très tôt identifié le tueur de Tenebrae-le livre – se révèle en revanche incapable – ou trop tard – de confondre le criminel. Le seul vainqueur – et le dernier à mourir – est donc bien le tueur lui-même, Peter Neal, dont l’empalement rien moins qu’artistique constitue le « clou du spectacle », l’apothéose de sa mise en scène machiavélique.
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    Ténèbres célèbre ainsi la fin d’un genre – et d’une industrie mise à mal par l’empire télévisuel –, en même temps que la consécration, quatre ans après Zombie / Dawn of the Dead de George Romero [Etats-Unis, 1978] auquel il fut d’ailleurs associé, et un an après Possession d’Andrzej Zulawski [France/Allemagne, 1981], dont Argento avoue s’être inspiré, du film d’horreur moderne. Ses quatre premiers gialli (L’Oiseau au plumage de cristal [Italie, 1969], Le Chat à neuf queues, Quatre mouches de velours gris [Italie, 1971], Profondo rosso), à l’instar des films de Bava, évoluaient dans la nuit expressionniste de l’épouvante gothique, redevables d’Alfred Hitchcok et de Fritz Lang. Suspiria et Inferno, qui précèdent Ténèbres dans la filmographie d’Argento, sont eux-mêmes deux contes gothiques et baroques, cauchemars nocturnes peuplés de sorcières et de magie noire ; ils constituent les deux premiers mouvements d’une trilogie inachevée, dite des « Trois Mères » en référence à un texte de Thomas de Quincey, « Suspiria de profundis » que l’on trouve dans Les Confessions d’un mangeur d’opium anglais [Gallimard, « L’Imaginaire », 1990] (notons que de Quincey est aussi l’auteur en 1827 du livre fondateur De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts [Gallimard, « L'étrangère », 1995] dont le titre anticipe évidemment le projet du giallo qui envisage le meurtre sous un angle esthétique…). Le titre de notre film, Ténèbres (Tenebrae dans sa version originale), semblait bien annoncer la troisième partie de cette « trilogie des Mères », mais il n’en est rien. Le film se déroule même au grand jour ; aucun élément fantastique ne vient troubler son « hyperréalisme » (mot utilisé par le cinéaste pour décrire son travail pour ce film) ; le blanc a subrogé le noir, les ténèbres ont fait place à la lumière. Mais le Mal rôde, invisible – ou tellement visible que personne n’y prend garde – ; le Mal, ici, est partout : dans la rue, dans les boutiques, au cœur de la foule diurne, et même chez soi. Argento devait effectivement réaliser la conclusion de sa « trilogie des Mères », mais divers déboires avec les producteurs américains d'Inferno l’en ont dissuadé – il faut savoir à ce sujet qu’Inferno fut produit par une compagnie américaine, la Twentieth-Century Fox, qui ne l’a même pas distribué aux Etats-Unis ! Or l’actrice qui interprète la première victime dans Ténèbres n’est autre que Ania Pieroni qui faisait justement une apparition dans Inferno en tant que Mater Lachrymarum, la Mère des Larmes, précisément celle qui devait être au centre du troisième volet de la trilogie… La mise à mort de la comédienne au début du film est donc clairement symbolique : elle marque non seulement le terme de la trilogie, mais aussi la fin d’un cycle. L’horreur fantastique expressionniste de Suspiria et d’Inferno est supplantée – littéralement, et vulgairement : plantée – par l’horreur clinique du monde urbain contemporain, où les néons blafards remplacent les éclairages contrastés de l’épouvante classique – le format même du film en atteste puisque le cinéaste tourne pour la première fois en 1:85 (plus proche du format TV), abandonnant le cinémascope –, et où les barres de verre et de béton remplacent les architectures gothiques (un « cauchemar climatisé » [2], écrit J.-B. Thoret).
    Nous avons donc affaire à un film hybride, entre film d’exploitation et « cinéma d’auteur », comme toujours chez Argento ; entre Mario Bava et Michelangelo Antonioni – ceci explique pourquoi ses œuvres ont toujours souffert d’un étiquetage trop hâtif et forcément réducteur, vite relégués dans l’enfer du cinéma-bis (la Critique elle-même, à de trop rares exceptions près, n’a pas su voir l’intérêt et la beauté de films comme Profondo Rosso ou Suspiria) alors que dans le même temps Brian De Palma, à l’œuvre analogue (du moins dans les années soixante-dix et quatre-vingt, comme Pulsions / Dressed to kill [Etats-Unis, 1980] ou Blow out [Etats-Unis, 1981]) était montré en exemple au même titre qu’un Scorsese. L’antagonisme des deux exigences – artistique et commerciale – auxquelles sont soumis les films d’Argento, est parfaitement illustré par ses « castings » hétéroclites : conformément aux pratiques en vigueur dans l’industrie cinématographique italienne, Argento emploie généralement des acteurs plus ou moins célèbres, généralement américains, pour s’assurer une certaine crédibilité commerciale. Ainsi David Hemmings (inoubliable dans Blow up d’Antonioni), Macha Meril (Une femme mariée de J.-L. Godard) et Clara Calamai (Ossessione / Les Amants diaboliques de Visconti) jouent dans Profondo rosso ; Jessica Harper (Phantom of the paradise de Brian de Palma), Joan Bennett (La Femme au portrait, Le Secret derrière la porte de Fritz Lang) et Udo Kier (Du sang pour Dracula, Chair pour Frankenstein de Paul Morrissey) dans Suspiria ; Alida Valli (Le Procès Paradine d’Hitchcock, Senso de Visconti, Les Yeux sans visage de Franju, Lisa et le diable de Bava…) dans Suspiria et Inferno ; Karl Malden (Baby Doll d’Elia Kazan, La Conquête de l’ouest de John Ford) dans Le Chat à neuf queues ; Michael Brandon (Jennifer of my mind de Noel Black), Mimsy Farmer (More de Barbet Schroeder), Jean-Pierre Marielle (Le Diable par la queue de Philippe de Broca) et Carlo Pedersoli alias Bud Spencer (On l’appelle Trinita d’Enzo Barboni) dans Quatre mouches de velours gris ; ou encore Patrick Bauchau (La Collectionneuse de Rohmer, L’Etat des choses de Wenders, Emmanuelle 4 de Francis Leroi…), Donald Pleasence (Les Mains d’Orlac d’Edmond Gréville, Cul-de-sac de Polanski, THX 1138 de Lucas, Halloween de Carpenter…) et Jennifer Connelly (Il était une fois en Amérique de Sergio Leone) dans Phenomena ; Julian Sands (Gothic de Ken Russell, Chambre avec vue de James Ivory, Naked Lunch de David Cronenberg…) dans Le Fantôme de l’opéra ; ou Max von Sydow (l’acteur fétiche de Bergman) dans Le Sang des innocents. La notoriété (parfois relative) de ces acteurs n’est évidemment pas la seule motivation de leur emploi par Dario Argento : on comprend bien, à lire les extraits de filmographies ci-dessus, combien leurs rôles chez lui répondent souvent à leurs incarnations antérieures. Ainsi David Hemmings dans Profondo rosso, après avoir été témoin d’un meurtre, part en quête d’une vérité mise à mal par un problème de perception, exactement comme dans Blow-up [Grande-Bretagne/Italie, 1962], le chef d’oeuvre de Michelangelo Antonioni. Dans Profondo rosso toujours, Clara Calamai interprète l’assassin, la mère terrible et pathétique de Carlo (l’ami de Mark), ancienne actrice autrefois meurtrière de son mari. Clara Calamai était, en 1942, la Giovanna des Amants diaboliques [Italie, 1942] de Luchino Visconti dans lequel, avec l’aide de son amant, elle assassinait son mari ! Argento, ancien critique, connaît l’histoire du cinéma comme la connaissaient, en France, François Truffaut et Jean-Luc Godard. La Maddalena du Procès Paradine / The Paradine case [Etats-Unis, 1948] était-elle coupable ? Argento semble trancher, faisant d’Alida Valli l’horrible Miss Tanner de Suspiria, laquelle, grâce à sa maîtrise de la sorcellerie, fait égorger un pianiste aveugle par son propre chien : or le mari assassiné de Mrs Paradine, déjà, était lui-même aveugle...
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    Le choix des comédiens de Ténèbres n’est pas moins signifiant. Outre les cas déjà évoqués de John Saxon et Ania Pieroni, signalons aussi, dans le rôle de la secrétaire et amie (très) intime de Peter Neal, la propre épouse (à l’époque) de Dario Argento : Daria Nicolodi – ce qui nous permet, inévitablement, d’opérer un début de rapprochement entre l’écrivain-tueur Peter Neal et Argento lui-même. Par ailleurs la fille troublante des flash-backs est interprétée par Eva Robbins, un transsexuel : nous verrons que ce choix est loin d’être hasardeux – remarquons aussi que le compagnon homosexuel de Carlo dans Profondo rosso était joué par une femme – et participe pleinement du travail du cinéaste sur l’ambiguïté sexuelle (nous y reviendrons plus tard). John Saxon, nous l’avons vu, et dans une moindre mesure Daria Nicolodi, déjà au générique de Profondo rosso et d’Inferno, assurent une certaine viabilité commerciale au film tout en faisant sens, du point de vue intertextuel. Enfin Anthony Franciosa, qui interprète Peter Neal, autre habitué du cinéma de genre, était entre autres l’acteur principal des Fantômes de hurlevent / Nella stretta morsa del ragno d’Antonio Margheriti [Italie/France/R.F.A., 1971] remake de Danse Macabre / Danza macabra [Italie, 1963] du même réalisateur, avec Barbara Steele. Patrice Peyras écrit dans « Autopsie du giallo » [3] que « les comédiens utilisés semblent l’être alors uniquement pour récolter les miettes d’une gloire passée (…) : rentabiliser le film en le créditant d’un « nom » et en élargissant au maximum son public potentiel. ». Et s’il est vrai que le giallo « prostitue plus qu’ailleurs son acteur », il n’en reste pas moins que ses principaux Auteurs (Bava et Argento) ne s’en contentent pas et s’il y a « prostitution », celle-ci est du même ordre que l’emploi d’Erland Josephson et de Sven Nykvist, acteur et chef opérateur chez Bergman, par Tarkovski dans Le Sacrifice [Suède/Grande-Bretagne/France, 1986] : à la fois hommage et relecture, marque de respect et effronterie sans borne, réitération et reconfiguration. La photographie de Ténèbres est d’ailleurs due à Luciano Tovoli, auquel nous devons également celles, entre autres, de Profession : reporter [Italie/France/Espagne/Etats-Unis, 1975] et du Mystère d’Oberwald [Italie, 1980] de Michelangelo Antonioni ; et la ritournelle qui accompagne les flash-back, réminiscence de M le maudit [Allemagne, 1931] de Fritz Lang – comme le note Jean-Baptiste Thoret, elle est synonyme de « ressassement, puisqu’il s’agit de jouer dans les deux cas la reprise en même temps que la variation. » [4] – ressemble étrangement à celle que jouait la boîte à musique de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz [Mexique, 1955] de Luis Bunuel : et si Archibald comme Peter Neal s’inventent tous deux des crimes, le second finira par les perpétrer effectivement. « Dans le monde d’Argento [écrit Thoret], le hasard, la coïncidence et, en dernière analyse, la réalité, n’est rien d’autre qu’un rapport encore inconnu à élucider. Par conséquent, celui-ci est toujours animé d’intentions secrètes, il complote. […] Et en lui prêtant une intention, Argento le criminalise. Il y avait donc bien deux criminels dans le film de Bunuel […] comme il en existe deux dans Ténèbres, mais cette fois en chair et en os : Cristiano Berti et Peter Neal. » [5] C’est-à-dire que la diégèse, dans Ténèbres (comme dans Spider [Canada/Grande-Bretagne, 2002] de David Cronenberg, grand film du désordre mental), ne saurait prétendre à l’objectivité : le Réel de ce film construit comme un rêve, nous le verrons, est véritablement déformé par « l’instance de censure » de l’inconscient du tueur.

    [2] Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento, magicien de la peur (éd. Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002), p. 129.
    [3] « Autopsie du giallo » in Cinemaction n°74 : Le cinéma fantastique, p.54.
    [4] Op. cit., p. 132.
    [5] Op. cit., p. 133.

  • Au coeur de Ténèbres - 1 - Introduction (le chercheur de traces)

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    « La tourmente infernale, qui n'a pas de repos,
    mène les ombres avec sa rage
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    [...]
    Et je compris qu'un tel tourment était le sort des pécheurs charnels
    qui soumettent la raison aux appêtits. »
    Dante, L'Enfer


    J’inaugure aujourd’hui la mise en ligne d’un long texte consacré au film Ténèbres de Dario Argento (Italie, 1982), travail universitaire rédigé en 1999 et initialement intitulé « Eloge de la perversion », dont je vous livre ici une version entièrement revue et corrigée.

    1 - Introduction (le chercheur de traces)

    A la faveur d’un opportun phénomène de mode ou d’une véritable prise de conscience de la Critique, le cinéaste italien Dario Argento a pu jouir durant un certain temps d’une indéniable reconnaissance (articles élogieux dans les « Cahiers du Cinéma », rétrospective à la Cinémathèque Française…) qui commence déjà, hélas, à être remise en cause. Dario Argento, autrement dit, ne soulève pas l’enthousiasme du public – et la Critique, empêtrée dans son système de valeurs tout à la fois relatives et idéologiques, soupire à l’évocation de « l’âge d’or » du cinéaste, qu’elle situe immanquablement dans les années soixante-dix. Le silence gêné de cette dernière – voire son hostilité (ou son ironique mépris) – lors de la sortie des deux derniers films du cinéaste (Le Fantôme de l’Opéra / Il fantasma dell’Opera, [Italie, 1999] d’après l’œuvre de Gaston Leroux, injustement boudé par les spectateurs et raillé par des journalistes suffisants, et Le Sang des innocents / Non ho sonno [Italie, 2002], thriller aux allures de « giallo » fantomatique avec Max von Sydow), est riche en enseignements… A ceux qui reprocheraient au réalisateur de se complaire dans un cinéma violent, « ignoble » (au sens de « non noble »), vulgaire, je répondrais avec une mauvaise foi inébranlable que le grand Alfred Hitchcock, dont personne n’oserait contester l’importance historique, sinon esthétique – et ce, même si son Œuvre est en vérité fort inégale – était lui-même considéré comme un simple « faiseur » de films de genre, au moins jusqu’aux années cinquante, c’est-à-dire après trente ans de carrière… Les ascètes du cinématographe – par goût, et pour ne citer que des Maîtres encore en activité, mentionnons seulement le Russe Alexander Sokourov, le Taïwanais Hou Hsiao Hsien ou le Hongrois Béla Tarr – ne doivent pas obombrer les contrées plus inhospitalières du septième art ; le cinéma d’horreur en particulier, riche de virtuoses et de poètes, de peintres abstraits et de génies réalistes, mérite toute notre attention, au même titre que la science-fiction en littérature – et au-delà même d’une représentation du Réel que l’on jugera parfois « kitsch » au premier abord, ceux-ci déploient souvent d’incroyables systèmes esthétiques qui n’ont rien à envier aux plus grands : ainsi Ténèbres [Italie, 2002], chef d’œuvre barbare que nous allons étudier ici. Le meilleur exemple en est sans doute David Cronenberg, qui a su s’imposer comme un artiste majeur alors même que des films aussi viscéraux que Shivers [Canada, 1976], Rabid [Canada, 1977], The Brood [Canada, 1979], etc., jusqu’à The Fly [Etats-Unis, 1986], l’avaient rapidement – et durablement – voué au statut peu respectable de réalisateur de films d’horreur, réservant l’accueil de ses films à un cercle restreint d’aficionados du genre. Dario Argento, à sa suite, n’est donc plus simplement le cinéaste « culte » d’une cinéphilie parallèle – dont les soirées « bis » de la Cinémathèque des Grands Boulevards assure régulièrement la promotion – qui, il faut bien l’avouer, peine souvent à se départir d’une fascination coupable pour le mauvais goût. S’il s’inspire souvent de ses maîtres (de Luis Bunuel à Mario Bava, en passant par Michelangelo Antonioni et Alfred Hitchcock), il a lui-même exercé une influence non négligeable sur un certain nombre de ses pairs, au point d’être désormais une référence – un alibi ? – pour bon nombre de cinéastes contemporains – hélas, souvent à mauvais escient : (ne pas) voir les inénarrables navets Saint-Ange [Pascal Laugier, France, 2004], qui ne vaut que pour la prestation de la belle Virginie Ledoyen, dont la ressemblance avec Jennifer Connelly dans Phenomena [Italie, 1984] ne manque pas d'étonner, Haute tension [Alexandre Aja, France, 2003] ou Le Pacte des loups de Christophe Gans [France, 2001]. Cette influence, aujourd’hui évidente, n’est cependant pas un phénomène récent : ainsi Frenzy [Alfred Hitchcock, Grande-Bretagne, 1972] comportait déjà d’intéressantes ressemblances avec Le Chat à neuf queues / Il gatto a nove code (Dario Argento, 1970, Italie) réalisé deux ans plus tôt, et on sait que Brian De Palma s’est souvent « inspiré » d’inventions visuelles d’Argento pour ses propres films – la réciproque étant sans doute également vraie...
    J’avais d’abord pensé, afin de donner corps à mon idée d’une « vivisection » du cinéma argentien – le livre de Jean-Baptiste Thoret Dario Argento, magicien de la peur (éd. Cahiers du cinéma, « Auteurs », 2002), qui n’existait pas encore lors de la première rédaction de ce travail, n’approfondit pas assez ses hypothèses et se présente plus comme un regard d’ensemble que comme une véritable autopsie –, j’avais donc d’abord pensé, disais-je, étudier un corpus plus large mais d’impasses en fausses pistes, au paroxysme d’un rapport quasi obsessionnel à l’Œuvre du réalisateur – ce qui aurait pu, si je n’y avais pris garde, avoir de graves conséquences sur ma vie amoureuse… –, le lumineux Ténèbres (blanc, piqueté de rouge profond) s’est peu à peu imposé non pas comme une synthèse, mais plutôt comme un cas tout à fait exemplaire ; un film incroyablement sous-estimé dont le scénario, la construction, la composition, la photographie, les cadrages, le montage, la bande-son, jusqu’au choix des acteurs, convergent vers un but unique, fruit de la volonté démiurgique du réalisateur. Cette laborieuse sélection m’a cependant permis, dans un premier temps, de disséquer d’autres films, d’y découvrir ici quelque organe invisible, là quelque connexion nerveuse insoupçonnée.
    L’étude qui suit – que mon ami Sébastien Wojewodka, dont vous pouvez lire sur ce blog un formidable texte sur eXistenZ de David Cronenberg, a qualifié un jour (je ne suis pas dupe, mais que son talent et sa noblesse d’âme soient encore remerciés !), de « quasiment exhaustive » – emprunte beaucoup à la psychanalyse. Il convient dès lors de préciser, afin de couper court aux objections indignées que je sens déjà poindre de toutes parts, que je ne m’adonne évidemment pas ici à l’un de ces délires d’interprétation psychologique dont sont se rendent souvent coupables les critiques et exégètes de toutes sortes : toutes mes hypothèses se fondent sur une observation formelle ; j'inaugure, en quelque sorte, la réalisation d'une psychanalyse filmique. J’avais en effet l’intuition – étayée par le soin patent apporté par le réalisateur à d’innombrables détails plastiques, comme nous le verrons – que Ténèbres déployait sciemment, méthodiquement, un dispositif « cathartique » (ici, pour résumer : le spectacle de la violence comme défoulement) savamment orchestré, dont le hurlement final sous une pluie diluvienne serait l’acmé libérateur. Or Ténèbres « met en scène » – jamais terme plus adéquat – notre plongée sensorielle dans un univers mental multiple, à la fois l'inconscient du tueur, celui, coalescent, du spectateur, sans oublier celui du réalisateur lui-même. Le film serait en d’autres termes la « matrice plastique », pour reprendre les mots de Thoret, d’un « esprit malade » (que Thoret assimile d'ailleurs, avec audace et acuité, à l'emprise télévisuelle sur le cinématographe). Il m’incombait subséquemment de discerner les schémas dynamiques à l’œuvre ; découper un cadavre ne suffit pas, il faut encore oser les expériences codicillaires, révéler d’invisibles liens entre les œuvres – d’où mon recours à de nombreuses références – et entre les éléments du film. Pourquoi avais-je, avec d’autres, cette certitude, à la vision de l’oeuvre, d’assister à un spectacle érotique bien qu’aucune image explicitement sexuelle n’y soit représentée ? Pourquoi ressentais-je une authentique jubilation à celui de morts sanglantes ? Il convenait alors, par une approche « textuelle » et sémiotique du film – qui n’exclut pas, on l’a dit, et bien que Ténèbres ne soit pas un « giallo réflexif » dixit Thoret [1], une dimension historique –, d’en repérer les récurrences, les correspondances, les détails, même infimes, qui lui confèrent cependant sa logique implacable, sa densité – je devais me faire « chercheur de traces », comme l’envoyé d’Imre Kertész et, comme lui, « laisser parler » le film, laisser le sens s’imposer à moi – ; puis, évidemment de les analyser – la recension ne saurait suffire, ou alors s’apparenterait à une lecture « astrologique », totalement arbitraire, de l’œuvre. Ce que j’ai tenté de mettre en lumière, c’est la structure interne du film, ce piège machiavélique – dont la catharsis constitue le but final – orchestré par un réalisateur-démiurge à notre insu, comme à notre corps défendant, avec une efficacité rien moins que salutaire.

    [1] Op. cit., p. 131.

  • Longue vie à la nouvelle chair ! (à propos de La Passion du Christ de Mel Gibson)

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    « Chers et bons prophètes ! Ne nous touchez pas, n’attisez pas dans nos âmes les sentiments élevés et humains et ne faites aucune tentative pour nous rendre meilleurs. Car, voyez-vous, tant que nous sommes mauvais, nous nous contentons de petites lâchetés ; quand nous devenons meilleurs, nous tuons. »
    M. Aguéev, Roman avec cocaïne


    Je me suis souvent demandé pourquoi tant de commentateurs avaient cru bon de nous infliger le fruit de leurs cogitation sur le dernier film de Mel Gibson, cinéaste qui, au souvenir de Braveheart, ne me semblait mériter qu’hilarité, et oubli. Néanmoins, dans un moment de pur masochisme sans doute, ou mû par quelque intuition maligne – une amie m'ayant prêté le DVD avec empressement, trop heureuse de se débarrasser d'un bien encombrant cadeau –, j’ai revu le film en question : à l’ennui terminal du premier visionnage, seulement pimenté de loin en loin par quelque involontaire humour – décuplé lors de cette seconde vision, à ma grande joie ! – s’est greffée une gêne croissante causée, j’en ai pris rapidement conscience, par le gouffre abyssal qui sépare l’esthétique du film, et le signifié. Il s’agissait donc d’un problème de représentation. Tentons d’y voir plus clair.

    Je résume l'emballage formel de cette « Lamentation » monomaniaque – car il ne s’agit que de cela, un « emballage » synthétique, « sulfurisé »… – : de grotesques ralentis, dénués de toute valeur temporelle – point de « suspension » du temps : seulement l’insistance –, émaillent les scènes à chaque fois que Gibson veut souligner un point important ; une bande originale aussi insipide que redondante (et surtout incessante : c'est une plaie du cinéma hollywoodien moderne…), mélange de world music new age et de musique au kilomètre, appuie lourdement l'image au point d'envahir la bande son au détriment des dialogues – dits en araméen, en hébreu et... en latin (alors que la langue alors parlée dans cette partie de l'empire était le grec !), ce qui se révèle finalement inapproprié, impropre à toute empathie – (si Mel Gibson était écrivain – que Dieu nous en préserve ! –, ses livres seraient truffés de mots à la fois en gras, en italique, soulignés, surlignés, en majuscule et en taille et police différentes !) ; l’enfer est rouge et le ciel, bleu (!)… Bref, La Passion de Mel Gibson déploie toutes les ressources d’une esthétique indigente (et indigeste) qui fait ressembler le film à un interminable clip vidéo façon production Bruckenheimer.
    Son projet esthétique, nous allons le voir, organise méthodiquement son propre désastre métaphysique. Car à force de vouloir tout montrer – « surmontrer » serait plus juste –, Gibson ne montre rien : il assène. La pharmacie d’effets – sonores, visuels – ensevelit en effet le représenté, le signifié, sous une couche d’artifices spectaculaires – et sans talent – au service d’un manichéisme des familles comme seul Hollywood en a le secret. De toute évidence, la tentative de Gibson d’évangéliser la génération MTV – le Frère Garrigues évoque un « jeunisme apostolique » –, en filmant le Chemin de croix comme un match de baseball, est vouée à l’échec, du moins si l’on veut parler d’une authentique rencontre spirituelle. Car au jeu des amalgames simplistes, Gibson frappe fort et mérite sans le moindre doute les soupçons d’extrémisme dont on l’a taxé à sa sortie, nous allons voir pourquoi.
    Passons sur la séquence de flagellation (historiquement erronée) qui n’est pas sans rappeler celle – mille fois plus réussie – de la plongée nauséeuse au cœur des ténèbres sadomasochistes du « Rectum » dans l’excellent Irréversible de Gaspar Noé ; passons aussi sur les flash-backs clipesques au rôle tantôt palliatif (remédier à l’ennui qui menace les jeunes spectateurs visés par le film), tantôt dialectique (mais ces mises en relation des paroles du Christ et de ses souffrances sont complètement anéanties par cette esthétique mélodramatique – musique, photographie, cadrages –, voire inversées : ici l’image n’est pas au service de sa Parole, c’est la représentation de sa Parole qui est au service de l’image, ainsi l’épisode de la Cène, suivie immédiatement d’un gros plan sur le clouage d’une paume christique : le sang versé serait-il donc celui que le Christ nous donne à boire ? Peu importe : seule compte l’analogie, la mise en valeur de l’image sanglante).
    La violence du film, cette surenchère d'hémoglobine, ne parvient pas à conférer quelque réalisme, à défaut d'autre chose, à cette fiction réalisée comme un Commissaire Moulin ou comme une publicité pour du café colombien où la musique, purement illustrative, ne cesse jamais, insupportable bouillie plaquée sur l'image pour tenter de nous faire oublier sa nullité plastique. Et qu’on ne vienne pas me parler d’hyperréalisme : le calvaire du Christ est passé ici au crible de la broyeuse hollywoodienne, imagerie pas moins sulpicienne que celle précisément reniée par le réalisateur. Comme le signale judicieusement le Frère dominicain Jean-Michel Garrigues dans son article « La Passion du Christ selon Mel Gibson, regard décalé sur les inadéquations d'une esthétique », les témoins de la crucifixion n’ont certes pas « assisté à toutes les étapes de la passion, ni vu les chutes du Christ au ralenti, ou son visage tuméfié et les plaies de son corps rapprochés à l'extrême par l'effet de « zoom ». » ! Outre son indigence, ce simplisme esthétique pose également de graves problèmes éthiques, d’autant que Gibson afflige les incroyants et autres ennemis de Jésus de toutes les tares : laids, bêtes, veules, efféminés (Hérode est une espèce de drag-queen avant l’heure), rien ne leur est épargné. Puisque l’intention était, on l’a compris, d’en mettre plein la vue, de faire connaître Jésus à la jeunesse inculte repue de MTV, Gibson aurait dû prendre garde à ne pas montrer les Juifs sous un jour aussi caricatural (et ne parlons pas de Judas, présenté, fidèlement à l’imagerie populaire comme un méprisable traître alors que son rôle est en vérité – je vous le dis – bien plus complexe !) Peut-être aurez-vous noté que le diable – représenté à Gethsémani par un être androgyne drapé de noir, personnifié et affublé de marques distinctives – apparaît à l’image quasi systématiquement au milieu des Juifs… Cette représentation du mal – qui culmine à la fin du film lorsque, à l’instant de la résurrection, Satan hurle sa rage du fond de l’enfer (rouge évidemment), insignifiant, conforme en tout cas à l’imagerie hollywoodienne fantastique (voix polyphonique, crâne rasé et teint cadavérique !) – est tout à fait révélatrice du projet gibsonien de ne laisser aucune place à l’invisible. Gibson ne se contente pas de nous montrer le Mal sous des traits identifiables : Satan fait aussi apparaître un serpent que Jésus, inflexible, foule à ses pieds ! Grotesque, n’est-ce pas ?
    Laurent James se trompe donc lourdement lorsqu’il évoque dans son article « Une croix sur le cinéma » les vertus grand-guignolesques de la violence du film : ce dernier n’annonce évidemment aucune mutation (idée stupide) : en filmant Jésus comme un héros de cinéma d’action – certes en mauvaise posture, mais fort de sa vie éternelle et de sa résolution inébranlable – (voir l’épisode du serpent), Mel Gibson sanctifie au contraire l’équarrissage métaphysique, l’effacement radical de toute transcendance. Il ne nous « entraîne » pas « dans la souffrance », pour reprendre ses propres termes, mais plutôt dans la représentation hollywoodienne, lisse et idéalisée en dépit du lynchage exhibé, de la souffrance : peu importe dès lors que les supplices représentés soient horribles : l’image et sa bande-son, ripolinées ad nauseam, ne nous restituent qu’un clip vidéo sans la moindre aspérité dont on ne retient que l’héroïsme d’un Christ de fiction. Quand je lis sous la plume de Laurent James que La Passion serait une « oeuvre de propagande charnelle pour l'expansion séminale de la Parole du Christ », j’ai grand-peine à réprimer un fou rire, croyez-moi ! Car cette Parole justement, est rigoureusement absente du film, presque littéralement même – ou restituée, nous l’avons vu, dans des langues étrangères aux spectateurs ciblés, au même titre que l’elfique parlé par Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux… –, de même que cette chair cinématographique (la « nouvelle chair » ?) appelée de ses vœux par L. James ; en effet, à l’opposé d’artistes tels que Bergman, Cassavetes ou Cronenberg, dont le travail semble tendre tout entier vers la représentation concrète du corps (voyez le baiser incestueux de Saraband !), La Passion, en dépit de ses citernes de sang artificiel et de son attirail bondage, n’a pas plus de réalité que n’importe quelle autre image de la sphère toute puissante de l’entertainment – voyez par exemple le film magnifique de Naomi Kawase, Shara, et sa séquence de la danse de rue : un degré d’intensité, de présence concrète rarement atteint.
    Laurent James commet en fait une erreur fort répandue : il confond l’intention de Gibson – même si je doute que ce dernier en ait eu d’autre que la plate mise en image des Evangiles à l’intention de la génération MTV – et sa réalisation ; il confond le corps et sa représentation. Ainsi aux propos de L. James (« Une évidence est rappelée dans ces propos lumineux : c'est la rétine qui est le véritable récepteur photonique d'un film, et l'écran de la salle de cinéma n'est qu'un intermédiaire matériel : réaliser un film pour transformer le regard – c'est-à-dire le corps – du spectateur, revient à désirer annihiler la puissance médiatrice de l'écran. ») répondrais-je avec le professeur O’Blivion de Videodrome (je cite de mémoire) : « The television screen has become the retina of the mind’s eye » : James projette sur le film des espoirs, des intentions subjectives, qu’il commente ensuite comme si le film n’était fait que d’elles. Lorsque je vois le Christ-Caviezel de Gibson se faire fouetter, crucifier, torturer, je ne vois rien d’autre que LE CHRIST-CAVIEZEL DE GIBSON : c’est-à-dire pas le Christ, ni même la figure du Christ telle qu’aurait pu la faire surgir Robert Bresson, non pas même un homme, mais un personnage joué par un acteur hollywoodien, beau gosse célèbre et filmé comme le héros d’une publicité (ou comme Aragorn encore, alors même que le personnage de Tolkien mis en scène par Peter Jackson était lui-même une référence christique évidente, signe sans doute que l'image du Christ dégringole à grande vitesse…). Et ne parlons pas de Marie-Madeleine, fort mal jouée par une Monica Bellucci (!) bien peu crédible quand il s’agit de parler en araméen, et de Marie elle-même (Maria Morgenstern, insipide), si conventionnellement éplorées qu’elles ne nous émeuvent pas plus que le Christ lui-même. Ce que James, imbu de sa morgue anti-cinéphile, ne comprend pas, c’est que La Passion n’imprime pas les rétines : seule l’esthétique dominante des « blockbusters » (simplification, exagération, redondance érigée en dogme) étend son empire.
    Le cinématographe, pourtant capable de susciter le sentiment religieux – Bergman, Bresson, Tarkovski, Pasolini, von Trier... – est ici utilisé, prostitué à des fins propagandistes ; son peu de subtilité, sa vulgarité formelle n'ont d’ailleurs rien à envier aux pires productions communistes. La complaisance exhibitionniste du film, à mon sens véritablement pornographique (le film ressemble d'ailleurs beaucoup, par la forme – tortionnaires grimaçant de plaisir, obsession de la monstration… – au cinéma X à gros budget, ou aux plus mauvais films gores italiens, ce qui revient au même – encore que ceux-ci ménageaient toujours quelque surprise, ce qui n'est évidemment pas le cas ici !), sa complaisance pornographique disais-je, obscène au sens premier du terme, fait du martyre de Jésus non plus un sacrifice exemplaire (il n'est d'ailleurs pas question ici de racheter nos « péchés » mais de savoir mourir au nom de Dieu) mais un défi héroïque à faire pâlir d'envie les terroristes d'Al Qaida et consort (et tel était sans doute le but recherché...), jusqu'à ce plan final, descendant direct de Terminator : Jésus ressuscité, nu, repart pour de nouvelles aventures ! Quelques minutes avant la crucifixion, alors que Jésus endure mille souffrances sur son chemin de croix, nous sont données ces paroles terribles – parmi les rares retenues pour le film – au cours d’un flash-back de la Cène : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis »… Et l’inévitable « Aimez-vous les uns les autres » qui survient juste avant le clouage apparaît plus dès lors comme une anomalie – par ce montage spectaculaire – que comme un principe – qu’auraient d’ailleurs démenti la peinture caricaturale des Romains et des Juifs. Alain Finkielkraut avait noté avec justesse que les Romains étaient dépeints comme des Nazis, et Jésus traité par eux comme un « Untermensch », un « sous-homme ». Ce qu’il ne dit pas en revanche, c’est que Gibson, par opposition, traite Jésus en Ûbermensch ! En « surhomme », en superhéros prêt à donner sa vie ! Remarquons d’ailleurs que les Evangiles s’en tiennent, pour la résurrection, à l’observation du tombeau miraculeusement vide ; Gibson préfère montrer le Christ, nu et superbe, encore stigmatisé par la crucifixion – ce qui accroît encore la similitude avec Terminator –, se levant sous une musique triomphaliste pour fouler à nouveau la terre ferme.

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    De la réalité quasi concrète des visages dans La Passion de jeanne d'Arc de Dreyer, à ces visages grimaçants, tels ceux de « hardeurs » de l’industrie du cinéma X, de La Passion du Christ de Gibson, il semble que le christianisme ait été broyé par l'uniformisation culturelle (Dieu – assimilé à Hollywood ? – ne s'y manifeste que par la toute puissance des effets spéciaux, tandis que le diable est incarné diégétiquement : le déséquilibre n’est pas négligeable). Ce qui aurait plutôt tendance à me satisfaire si je n'y voyais en même temps la douloureuse démission intellectuelle – allez : métaphysique – de tout un pan de l'occident, en même temps que l'inquiétante croisade évangélisatrice d'une Amérique qui a fini par croire à ses propres mythes : Jésus-Terminator pourrait bien être la figure emblématique des Etats-Unis de ce début de siècle.

  • Des choses et des fantômes (pathétique Jean-Claude Guillebaud) – 5 – La structure absolue et les lois de l'anature

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    « En quelque recoin écarté de l’univers répandu dans le flamboiement d’innombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de l’ ‘histoire universelle’ : mais ce ne fut qu’une minute. À peine quelques soupirs de la nature, et l’astre se figea, et les animaux intelligents durent mourir. »
    F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extramoral

    « Plus haut que l'amour du prochain se trouve l'amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l'amour de l’homme, je place l'amour des choses et des fantômes. »
    Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra


    Dans Le Principe d’humanité Jean-Claude Guillebaud, confronté comme tant d’autres au « désenchantement du monde », paraît raisonner comme si sciences et techniques, qu’il assimile implicitement au Mal – alors même que le Mal ne saurait se concevoir qu’en tant que comportement conscient (le Mal, en un certain sens, n’est rien de moins que le contraire de la machine…) –, étaient totalement asservies à l’homme, soumises à son bon vouloir, au service d’un quelconque comité d’éthique, comme si la Technique, « totalement inhumaine », ne s’émancipait pas, comme si elle n’échappait pas à notre contrôle, inexorablement, déhiscence aculturelle née de l’anature de l’homme. Comme si, en définitive, et pour reprendre notre analogie kabbalistique, la Technique était considérée comme un élément hypertélique isolé, organe indépendant de la « structure absolue » telle que définie par Raymond Abellio (c’est-à-dire un ensemble fini d’interactions) et non comme une Séphirah interdépendante. « Le goût de l’avenir […] c’est le sentiment que l’avenir ne sera rien d’autre que ce que nous déciderons entre nous et démocratiquement. » [47], déclare Guillebaud, reproduisant sans le savoir la doxa prométhéenne, foi quasi mystique en un avenir meilleur qui présuppose, nous l’avons vu, un mouvement universel vers un état utopique de perfection. Peut-on encore sérieusement croire aujourd’hui que la démocratie est capable de façonner notre avenir pierre par pierre, quand le réel est soumis à tant d’impondérables, à tant de contingences géopolitiques, climatiques, sociologiques, technologiques, qu’il nous est rigoureusement impossible de le plier à nos désirs – au point que l’écrivain J.G. Ballard, dans son dernier roman Millenium People (Denoël & D’Ailleurs), décrit notre société de consommation comme un immense simulacre peuplé de cadavres se croyant vivants (une version contemporaine et politique de Ubik, si l’on veut) – ?
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    Tout au plus pouvons-nous infléchir l’ordre des choses (même si comme Nietzsche « j’aime l’ignorance de l’avenir » [48]), ce qui est néanmoins essentiel, j’en conviens, d’où l’existence de ce blog (je ne partage pas le pessimisme radical de Ballard, qui conçoit son roman lui-même comme du Disney World à l’usage des bobos, un alibi culturel pour classes moyennes, à exhiber comme un trophée sous le nez des amateurs de football et de nains de jardins), et je n’oublie pas que « tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l’avenir nécessite la douleur » [49]. Mais ne soyons pas naïfs : que demain, une bombe explose en plein cœur de Paris, et l’eudémonisme guillebaudien tombe en poussière. Que demain une intelligence artificielle s’éveille à la conscience, et tout peut arriver, indépendamment de tout pouvoir démocratique. Guillebaud, nous l‘avons vu, se dresse délibérément contre la recherche technoscientifique qu’il diabolise ; ce qui n’a strictement aucun sens, comme nous l’explique Jean-François Lyotard dans Le Postmodernisme expliqué aux enfants : « Ce déclin du "projet moderne" n'est […] pas une décadence. Il s'accompagne du développement quasi exponentiel de la technoscience. Or il n'y a pas, et il n'y aura plus jamais, de perte et de recul dans les savoirs et les savoir-faire, sauf à détruire l'humanité. » [50]. Jacques Ellul, technophobe convaincu et maître de Guillebaud, ne dit pas autre chose : « Ce n'est pas la présence de l'homme qui empêche la Technique de se constituer en système : l'homme qui agit et pense aujourd'hui ne se situe pas en sujet indépendant par rapport à une technique objet, mais il est dans le système technique, il est lui-même modifié par le facteur technique. L'homme qui aujourd'hui se sert de la technique est de ce fait même celui qui la sert. Et réciproquement, seul l'homme qui sert la technique est vraiment apte à se servir d'elle » [51]. Face aux machines intelligentes de demain, dont il est illusoire de penser, quand le point de non-retour sera franchi (et soyez assurés qu’il le sera), que nous pourrons les maîtriser, l’homme n’aura d’autre choix que de modifier son comportement social et sa constitution organique (« lui refaire son anatomie » [52] pour reprendre les termes d’Antonin Artaud) grâce à la génétique, à la cybernétique et aux nanotechnologies, dont le réseau formera « comme un nouveau cortex, plus complexe » [53]. « La vraie question [dixit Raymond Abellio] n’est pas de savoir si la science est « bonne » ou « mauvaise » en soi et dérange une certaine image idéale de l’homme « véritable », elle est de savoir pourquoi l’humanité, qu’elle le veuille ou non, est livrée à la science et quelle composante de l’homme celle-ci doit faire mûrir. » [54]
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    La seule alternative à cette mutation programmée, à ce « processus sans sujet », serait, comme Truong et Lyotard l’ont suggéré, le rejet brutal, violent, de toute technologie ; un projet d’annihilation : en d’autres termes, le « terrorisme apocalyptique ». Et d’une certaine manière, les attentats du 11 septembre 2001 – que Guillebaud assimile trop opportunément au Mal [55] – pourraient bien constituer les prodromes de ce nouveau nihilisme, de ce choc qui n’opposerait pas tant deux civilisations ou deux religions que deux attitudes envers les progrès techniques comme les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle ou la nanotechnologie – une guerre du sens, du Logos, qui pour Ballard serait déjà perdue. Nul ne peut en effet prédire avec certitude que les découvertes d’aujourd’hui ne creusent pas notre tombe – c’est du reste ce que suggère la phrase de Kafka déjà citée par Raymond Abellio et que j'ai repris à mon compte : « Nous creusons la fosse de Babel ». Frank Herbert, dans son cycle de Dune, a par exemple imaginé un futur fort lointain d’où toute technologie avancée serait bannie, seules subsistant quelques applications utilitaires indispensables. De cette croisade contre les machines (le « Jihad butlérien ») découlent indirectement tous les événements dont Herbert nous décrit les péripéties, des jeux de pouvoir les plus retors à l’asservissement des peuples par un Empereur-Dieu tout puissant, rendus possibles par la mainmise de castes aristocratiques sur l’argent (l’épice) et sur la technique (voyage spatial, génétique). Le prix à payer pour échapper à l’emprise technique y est donc terrible – et inutile : à la Technique inorganique se substitue la Technique mentale, en sorte que l’on pourrait qualifier Dune de « précis d’inhumanité »… Il va de soi qu’une dictature autoritaire de ce type ne saurait exister dans une société technicienne libérale telle que la nôtre ; celle-ci suscite en revanche de nouveaux types de servitude, adaptés à ses paradigmes propres, à sa logique de réseaux et d’interdépendances (cette Novlangue de 1984…). Guillebaud ne fait preuve d’aucune intelligence de vue dans sa critique de la Technique, contrairement à Jacques Ellul encore : « La technique englobe maintenant la civilisation. Des tentatives de culture, de liberté, de poésie, etc., sont simplement insérées dans ce classeur gigantesque, dans ce fichier vivant qu'établit la technique. Ainsi se constitue un monde unitaire et total. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter. Les hommes, confusément, se rendent compte qu'ils sont dans un univers nouveau, inaccoutumé. Et de fait, c'est bien un nouveau milieu pour l'homme. C'est un système qui s'est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l'homme, mais cet intermédiaire est tellement développé que l'homme a perdu tout contact avec le cadre naturel et qu'il n'a plus de relations qu'avec ce médiateur fait de matière organisée, participant à la fois au onde des vivants et au monde de la matière brute. Enfermé dans son oeuvre artificielle, l'homme n'a aucune porte de sortie, il ne peut la percer pour retrouver son ancien milieu, auquel il est adapté depuis tant de siècles. » [56]
    Avant d’entrer plus avant dans notre réflexion sur les liens invisibles qui unissent les événements en un événement unique et absolu – projet sous-jacent des œuvres cyberpunk, plus explicite dans le récent Identification des schémas de William Gibson –, il me faut revenir sur des notions déjà abordées dans les chapitres précédents, qui permettront de comprendre pourquoi la schize guillebaudienne entre l’humanité et le monde est inopérante. Si l’on ne peut que souscrire au louable refus par Guillebaud de hiérarchiser l’humain [57] – je me suis déjà exprimé sans ambiguïté sur le sujet –, il nous faut l’affirmer cependant avec non moins d’assurance : contester la supériorité biologique de l’homme sur le reste du vivant tend au contraire à interdire toute hiérarchisation au sein de l’espèce, et même : à proclamer l’égalité ontologique des êtres vivants. Est-il en outre besoin de préciser que personne n’a prétendu abolir le fossé « métaphysique » qui sépare l’homme des animaux, y compris des grands singes ? Pour Alain Prochiantz (directeur du Laboratoire de développement et évolution du système nerveux au CNRS), la différence fondamentale entre l’homme et le singe est à rechercher « dans les gènes, mais pas dans n’importe lesquels : dans ceux qui programment les stratégies de développement et qui laissent une part plus ou moins grande à l’histoire individuelle dans la construction, c’est-à-dire dans l’adaptation de l’individu, tout au long de sa vie. » Dans les gènes, et non dans d’hypothétiques forces invisibles. Aussi considérer l’homme comme de la matière animée (et non « animale ») et pensante (et non « douée » de pensée), nécessite au préalable de l’inclure intégralement dans un système infiniment complexe – donc imprédictible, mais dont on peut reproduire, en théorie, les conditions d’émergence – d’interactions, où « le monde est tout ce qui a lieu » et « la totalité des faits, non des choses » [58], dans une trame gigantesque où chaque élément a son importance, en sorte que la moindre particule, le moindre micro-événement influencent l’ensemble de l’univers [59]. Ceux que Guillebaud accuse de « scientisme » parce qu’ils ne sont nullement retenus par la main (le dogme) de Dieu (ou de ses fous), et de « réductionnisme » parce qu’ils ne se croient pas faits à Son image, proposent en vérité, j’ose l’écrire, une approche presque « animiste » du monde ; une vision, à tout le moins, qui n’est pas sans évoquer le rapport étroit qu’entretiennent les chamans avec la Nature. Comme Dupastre, le narrateur de La Fosse de Babel, je crois « à l’agencement rigoureux de tous les rouages du monde, et à l’unité de cet agencement. » [60]. Comme lui encore, je crois qu’il « n’existe pas d’être clos » [61] ni d’être insulaire : plutôt que le « scientisme » étrillons le « scientifisme », pour reprendre un mot de Nietzsche, c’est-à-dire cette approche fragmentaire – « spécialiste » dirait-on aujourd’hui – de la connaissance, dont « l’influence débilitante » se fait toujours sentir. Je veux être « cet homme futur que les savants produiront comme un ouvrage de leurs propres mains » [62] tant redouté par Hanna Arendt, parce que je crois en l’homme ; je veux participer à l’avènement du cyborg de demain, du surhomme – assisté par les NBIC [63] – dont je pressens qu’il sera mieux armé pour résister à la concurrence du silice. Je veux me voir offrir – quand j’écris « je », j’entends aussi mes semblables (comme d’ailleurs mes dissemblables) – la possibilité d’étendre mes capacités physiques, intellectuelles, mais aussi émotionnelles et « spirituelles », grâce à la technologie. « Ce sera la fin de l’enfance de l’humanité et le début d’une ère posthumaine » écrit le philosophe Nick Bostrom [64]. Si je n’adhère pas totalement à cette formule trop finaliste à mon goût, trop utopiste, et donc dangereuse – encore qu’il faille n’user du mot « danger » qu’avec la plus extrême prudence –, j’appelle cependant de mes vœux cette ère posthumaine où l’homme néoténique, certes agi par sa volonté de puissance, va néanmoins apprendre à comprendre le monde – c’est-à-dire à le décrypter, à le déchiffrer, à le « lire » car « c’est l’étude de la loi qui soutient le monde » comme aime à le rappeler la Kabbale –, d’approcher la Vérité originelle – et non une vérité dogmatique – en cultivant sa volonté de connaissance. Mais j’appelle également de mes vœux, non moins puissamment, cette ère posthumaine où l’homme, conscient des processus historiques à l’œuvre, va enfin octroyer la parole aux sages et non plus aux seuls puissants, refuser non point la recherche, en quelque manière que ce soit, mais seulement certaines applications – celles, néfastes, qui mettent en danger l’humanité et l’individu – ; j’aimerais d’ailleurs rappeler que la pensée – l’Âme ? –, selon Alain Prochiantz, pourrait être définie « dans un sens purement biologique comme le rapport adaptatif qui lie l’individu et l’espèce à leur milieu » [65]
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    Naïf ou menteur, Guillebaud prétend, nous l’avons vu, que les partisans d’une science sans garde-fou irrationnel et sans morale transcendante, ceux qui ne craignent pas de porter leur regard sur la structure du vivant ou de modifier l’être humain, le condamneraient à n’être qu’une « chose » dénuée de droits et de respect. S’il est inutile de nier ce mouvement de réification, qu’il me plaît – ou pas, mais peu importe – de croire inéluctable, mouvement consubstantiel au progrès ou du moins à la maîtrise technique de son environnement, l’honnêteté intellectuelle aurait dû forcer Guillebaud à admettre que provoquer l’évolution (à défaut de l’infléchir selon nos désirs), « améliorer » l’être humain à l’aide de la technique, suppose au préalable de le considérer non plus comme une entité sacrée, supérieure à toute chose à l’exception de Dieu, mais comme un élément d’une chaîne, ou plutôt d’un réseau, d’une Toile, d’un tout infiniment plus vaste dont il ne serait qu’un rouage aussi sublime qu’insignifiant, aussi terrible qu’inoffensif : la « structure absolue ». Encore une fois, ces questions ne devraient pas – du moins en théorie – remettre en cause la foi de ceux, parmi les croyants, pour qui la religion serait autre chose qu’une injection de penthotal. Hélas, peu nombreux sont les esprits éclairés, hostiles aux dogmes abêtissants, qui soient capables de saisir la portée de ces mots de Descartes : « Il me vient en esprit que l’on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu’on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfait, mais généralement toutes les créatures ensemble : car la même chose qui pourrait peut-être avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite si elle était toute seule, se rencontre très parfaite en sa nature si elle est regardée comme partie de tout cet univers. » [66] N’est-ce pas justement cette cohérence que met en lumière la Kabbale où chacune des dix Sephiroth contient une parcelle de toutes les autres, totipotente au même titre que les cellules souches de l’organisme, qui renferment l’homuncule génétique de l’homme ? (Il serait d’ailleurs intéressant de confronter la philosophie nietzschéenne à la Kabbale, qui postule que toute chose n’existe que par son contraire, comme le Bien et le Mal, qui ne sont alors pas considérés comme des valeurs fixes, alors même que le philosophe, à ma connaissance, ne s’y est jamais intéressé) L’Arbre des Sephiroth est ainsi structuré que toutes les valeurs s’opposent autour d’un point d’équilibre, « colonne » de tous les possibles. Figer ces valeurs, pour les kabbalistes – je veux parler ici du kabbalisme tel que le conçoit Raymond Abellio, c’est-à-dire la recherche, par l’étude des textes, d’une structure symbolique, et non l’inflexible observation de dogmes inopérants –, est impur, parce que la Vie est justement ce mouvement perpétuel autour de cette « colonne ». S’ils cherchent la perfection – le point d’équilibre –, ils savent aussi que l’atteindre serait le perdre ; comme Nietzsche, ils sont plus intéressés par le chemin que par le but. Selon le kabbaliste Isaac Louria, Dieu a créé le monde pour que celui-ci Lui renvoie en permanence une nouvelle image qui maintienne un mouvement lui permettant de se purifier. Dieu est inchoatif, il s’engendre Lui-même par la contemplation de Son image imparfaite [67]. Voyez combien mon transhumanisme, « eupraxophique » mais pas moins opérant, admet d’autres formulations, y compris, pourquoi non, ésotériques ou religieuses : « La kabbale appelle aussi la Hockmah Moh'a, « le cerveau », car notre cerveau est le reflet de la Sagesse. En effet, si l'on observe l'évolution d'un cerveau, au commencement il est vide mais possède une potentialité. Le fait même d'exister va lui apporter une première connaissance qui, associée à la potentialité existentielle, permettra la découverte d'une nouvelle connaissance et ainsi de suite jusqu'à des milliers puis des millions de connaissances. Le cerveau répond à cette loi d'expansion, non pas en tant qu'objet physique mais en tant qu'esprit. C'est en assimilant des connaissances qu'on peut en générer de nouvelles. » [68]
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    Mais Revenons à des considérations plus terrestres. Il va sans dire que si je suis tout disposé à puiser dans la symbolique religieuse, je reste fondamentalement matérialiste et athée, aussi je ne partage pas la vision eschatologique de l’humanité de Jean-Claude Guillebaud qui, s’il brouille les cartes avec son dernier livre, Le Goût de l’avenir – qu’il présente comme une ode au progressisme – ne dupe personne : progresser, selon lui, c’est nier l’image, forcément déjà obsolète, que lui renvoie le miroir, c’est refuser les développements techniques pour ne s’intéresser qu’à l’homme, comme si celui-ci – dont Lyotard écrivait qu’il « est peut-être seulement un nœud très sophistiqué dans l’interaction générale des rayonnements, qui constitue l’univers » [69] – était une unité indivisible et figée à jamais, isolée de la « structure absolue » de l’univers alors qu’il est en vérité comme sorti de la Nature ; il est « anaturel », ai-je écrit, autrement dit sa nature est d’échapper à la Nature. Voilà qui devrait mettre un terme, du moins jusqu’à un certain point, à l’éternelle querelle entre Nature et Culture, inné et acquis, déterminisme et indéterminisme. Edgar Morin – celui-là même qui a poussé Guillebaud à écrire de tels essais, si l’on en croit les éléments biographiques à notre disposition – a écrit ceci : « Ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas la notion d’homme, mais une notion insulaire de l’homme. » [70] Autrement dit, il convient non pas de penser le devenir de l’homme selon des principes supérieurs, indépendants, permanents, mais, comme l’écrit D. Jamicaud dans L’Homme va-t-il dépasser l’humain, de le « resituer dans l’évolution des vivants, par rapport à son environnement, ainsi qu’en ses différences ethniques et socioculturelles » [71], c’est-à-dire sans tenir compte des idéaux universalistes des Lumières. L’homme n’est pas une île mais un continent luxuriant quand les autres espèces sont des zones plus ou moins désertiques. Je ne m’étendrai pas sur le sujet ; je me contenterai de mentionner l’absurde croisade « civilisatrice » de l’occident chez les peuples que celui-ci considère comme « barbares », dont la conséquence la plus évidente, si l’on excepte les massacres, est bien l’annihilation de tout un pan de la « noosphère », la destruction non pas de simples traditions, mais de traditions symboliques. Ainsi les rites de circoncision et d’excision, chez les Dogons et les Bambara, consistent, symboliquement, à supprimer l’ambivalence originelle de l’être (puisque chacun naît avec deux âmes de sexe opposé, le prépuce étant la matérialisation de l’âme femelle de l’homme, le clitoris étant celle de l’âme mâle de la femme [72]) « Progresser », pour Guillebaud, c’est donc chercher à accéder au bonheur universel, au mépris de la seconde loi de la thermodynamique (l’entropie) et de ces interdépendances, cette vie en réseau (combinaison et non agrégation, selon les termes de Teilhard de Chardin) que nous avons mis en lumière. Or encourager le développement scientifique, y compris dans les domaines biotechnologiques, ne suppose pas forcément, comme d’aucuns le prétendent, de croire en un avenir idéalisé. De telles critiques, jadis peut-être légitimes, sont désormais infondées, tant notre relation à la Technique s’est modifiée ; de La Nouvelle Atlantide de Bacon, la première utopie reconnue comme telle, aux hommes modifiés de Greg Egan (Isolation, La Cité des permutants, L’Enigme de l’univers), la littérature prospective, la fiction spéculative, ont déjà assimilé par endroits ces changements. Le progrès technologique, tel que je le conçois, ne poursuit aucun but (il convient même selon Georges Bataille de « délivrer les choses du but » – je cite de mémoire), il ne représente même pas « un développement vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus beau » [73] ; ma position n’est en aucune manière motivée par une quelconque religiosité, un quelconque gnosticisme scientifique. Le progrès est un chemin qui ne mène nulle part, seules importent la volonté de comprendre notre univers, la recherche de Vérité – remarquez que je n’émonde en rien la notion de progrès de son ambivalence essentielle, c’est-à-dire de son potentiel aussi bien créateur qu’apocalyptique : « On n’y peut rien [écrivait Nietzsche] : il faut aller de l’avant, je veux dire s’avancer pas à pas plus avant dans la décadence – c’est là ma définition du « progrès » moderne… » [74] Cette idée fausse…

    [47] Lire cette interview.
    [48] F. Nietzsche, [1882-1887]Le Gai savoir, livre quatrième (Œuvres t. II, R. Laffont, 1993) p. 171.
    [49] F. Nietzsche, [1888]« Ce que je dois aux Anciens » in Le Crépuscule des idoles ou comment on philosophe au marteau(Œuvres t. II, R. Laffont, 1993) p. 1028.
    [50] J.-F. Lyotard [1988], Le Postmodernisme expliqué aux enfants (Le Livre de poche, biblio essais, 1993), p 119.
    [51] J. Ellul, Le Système technicien (Calmann-Lévy, 1977) p. 360.
    [52] A ; Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu in Œuvres (Gallimard, Quarto, 2004), p. 1648.
    [53] J.-F. Lyotard, op. cit., p. 121.
    [54] M.-T. de Brosses, Entretiens avec Raymond Abellio (Belfond, 1966), p. 180.
    [55] Sans jamais définir cette notion éminemment religieuse…
    Relisons par ailleurs ce qu’écrivait Jean Baudrillard dans un texte très controversé (L’Esprit du terrorisme) : « Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle.
    Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral – un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance – triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle.
    »
    [56] J. Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle (Economica, 1990), pp. 379-380.
    [57] Chapitre 2 : L’Homme réduit à l’animal ?
    [58] L. Wittgenstein, [1922] Tractatus logico-philosophicus, 1.1 et 1.11 (Gallimard, Tel, 1993), p. 33.
    [59] Il me faut ici prendre mes distances avec Raymond Abellio que la notion de « structure absolue » a mené, par quelque anomalie logique, à accorder une valeur prophétique à l’astrologie, pseudo-science pour laquelle je n’éprouve qu’un profond mépris. Avoir connaissance des « liens invisibles » évoqués ne permet pas pour autant de les identifier : là sans doute réside l’erreur d’Abellio comme celle de Gibson, à l’opposé d’un DeLillo pour qui – comme Borgès – ces schémas se confondent avec le monde, hors de portée des hommes.
    [60] R. Abellio, op. cit., p. 65.
    [61] Ibid.
    [62] H. Arendt [1961] La crise de la culture (Gallimard, Folio, 1989).
    [63] NBIC : Nanotechnology, Biotechnology, Information technology, and Cognitive science.
    [64] Bostrom N. Human Reproductive Cloning from the Perspective of the Future .
    [65] A. Prochiantz, Machine-esprit (O. Jacob, 2001) p. 154.
    [66] R. Descartes [1647], « Méditation quatrième - du vrai et du faux » in Méditations.
    [67] J’emprunte ces interprétations au kabbaliste Georges Lahy (Virya).
    [68] www.lahy.net
    [69] J.-F. Lyotard, op. cit., pp. 35-36.
    [70] E. Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine (Seuil, Points, 1973), p. 211.
    [71] D. Jamicaud cité par J.-M. Truong ici.
    [72] Je me réfère ici au Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (R. Laffont/Jupiter, Bouquins, éd. revue et augmentée de 1982), et plus particulièrement aux articles « clitoris » et « prépuce ».
    [73] F. Nietzsche, [1888]L’Antéchrist, imprécation contre le christianisme (Œuvres t. II ; R. Laffont, Bouquins, 1993) p. 1042.
    [74] F. Nietzsche, [1888]« Flânerie d’un inactuel » in Le Crépuscule des idoles (Œuvres t. II ; R. Laffont, Bouquins, 1993) p. 1016.