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SF - Page 5

  • Chronique des jours à venir de Ronald Wright

     

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    En juin 2007 paraissait aux éditions Actes Sud, dans le Cabinet de lecture d’Alberto Manguel, un superbe roman de science-fiction, Chronique des jours à venir de Ronald Wright, dont l’avisée Transhumaine m’avait dit le plus grand bien. Vous pouvez lire sur le site ActuSF ma longue critique de cette histoire d’amour fou, de dernier homme, de voyage temporel, de fin du monde et, peut-être, de schizophrénie, qui doit autant à William Shakespeare et à Joseph Conrad qu’aux scientific romances de H. G. Wells. Après quelques mois de recul, je peux affirmer, avec plus de conviction encore, qu’il s’agit tout simplement du plus beau roman SF que j’ai lu l’an dernier.

     

    Lire l’article.

     

  • L’Enchâssement de Ian Watson - 2 - Les expériences de Chris Sole

     

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    Illustration : Pierre Clayette (revue Planète N°10 - mai/juin 1963)

     

     

    Le roman de Ian Watson entrelace – enchâsse – trois fils narratifs distincts. D’abord, au Centre Haddon, des enfants sont élevés dans des conditions très particulières, dans le but de décupler leurs capacités à comprendre et à produire des langages artificiels. Ensuite, un anthropologue français relate ses observations au cours d’un séjour chez des indiens amazoniens, les Xemahoa, qui à l’aide de l’absorption d’une drogue locale enchâssent leurs mythes dans un langage spécifique, incompréhensible dans d’autres conditions. Enfin, arrivent sur Terre les Sp’thra, extraterrestres linguistes qui poursuivent une inlassable quête encyclopédique et spirituelle, à la recherche de l’Autre-Réalité. Ils se nomment eux-mêmes les Changeurs de Signes.

     

     

    L’Enchâssement commence donc avec Chris Sole, un linguiste. Sole travaille dans une unité spéciale du Centre Neurothérapique Haddon, hôpital spécialisé dans le traitement des enfants aphasiques. Sole et ses collègues ne soignent personne : ils explorent les limites linguistiques du cerveau humain. Ils ont isolé, dans trois « univers » clos et souterrains, des enfants, orphelins de guerre, auxquels ils ont également administré une drogue, l’ASP (Accélérateur de synthèse des protéines) qui modifie les facultés cérébrales et améliore les capacités d’apprentissage... Dans l’univers « étranger », les enfants sont soumis à de constantes illusions perceptives – comme s’ils étaient dans un tableau d’Escher – ; d’autres, dans un deuxième « univers », assimilent des « langages logiques » ;  dans celui dont il a la charge, Sole apprend à ses jeunes cobayes (car c’est bien de cela dont il s’agit) un langage « enchâssé », sur le modèle des Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel. À Tom Zwingler, mystérieux envoyé du gouvernement à qui les membres du Centre sont sommés de présenter leurs travaux, Chris Sole avance que « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde qui nous a produit. Nous enseignons donc trois langages “artificiels” destinés, en quelque sorte, à sonder les frontières de la pensée. » (p. 52)[1]

    Ici, Sole se réapproprie d’une part certains éléments de la théorie de la grammaire générative de Noam Chomsky, pour qui le cadre universel des structures syntaxiques de toutes les langues serait inscrit en nous dès la naissance (Chris Sole : « […] le langage reflète notre conscience biologique du monde »), et d’autre part les théories relativistes (Benjamin Whorf) qui à la suite du behaviorisme postulent que le langage serait une (re)construction de la réalité par le sujet (Chris Sole : « qui nous a produit »), selon des mécanismes parfaitement analysables. Selon la perspective behavioriste, l’acquisition du langage s’opérerait par essais, erreurs, sélection, récompenses. Chomsky réfute ces théories :

     

    « […] les conditions taxinomiques de la structure linguistique sont inadéquates et […] l’on ne peut parvenir à la connaissance de la structure grammaticale en appliquant les divers types d’opérations inductives, procédant pas à pas (segmentation, classification, procédures de substitution, cases remplies dans une structure, association, etc.), qui ont pu être développées jusqu’à présent dans la linguistique, la psychologie ou la philosophie. […] Il semble évident que l’acquisition linguistique est fondée sur la découverte par l’enfant de ce qui, d’un point de vue formel, constitue une théorie profonde et abstraite – une grammaire générative de sa langue – dont les concepts et les principes ne sont reliés à l’expérience que de loin, par des chaînes longues et complexes d’étapes inconscientes de type quasiment déductif. Le caractère de la grammaire acquise, la qualité inférieure et l’étendue extrêmement limitée des données dont le sujet dispose, la frappante uniformité des grammaires obtenues, le fait qu’elles soient indépendantes de l’intelligence, de la motivation, de la situation émotionnelle, ces facteurs pouvant avoir une grande marge de variantes – tout cela ne permet pas d’espérer que la structure de la langue puisse être apprise par un organisme qui ne disposerait d’aucune information préalable sur son caractère général. »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 83-84.

     

    (Presque) chaque phrase que nous prononçons étant une combinaison nouvelle de mots, et non la répétition de phrases-types adaptées aux situations, il ne peut s’agir d’un système, aussi complexe soit-il, de réactions à des stimuli. En outre, l’enfant est très tôt capable de formuler spontanément des phrases cohérentes et pertinentes (et l’adulte passe sans difficulté majeure de sa langue maternelle à une autre, apprise plus tard). Par ailleurs, Chomsky postule l’existence d’universaux linguistiques, autrement dit l’ensemble des éléments phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques ou lexicaux, que l’on suppose communs à toutes les langues naturelles. Fort de ces constatations, le linguiste américain cherchera à mettre en lumière une « grammaire universelle », un ensemble restreint d’instructions abstraites différemment déclinées selon les langues, où nous puiserions la structure de nos phrases – non les phrases elles-mêmes, nous y reviendrons –, sans passer par une sélection aveugle parmi une infinité de combinaisons syntaxiquement indéterminées – ces dernières étant d’emblée, sans analyse, jugées incorrectes[2].

    Plus loin, Sole développe les enjeux de son propre projet :

    « – L’enchâssement est un cas spécial de ce que nous appelons les lois de récursivité, ensemble des règles qui permet d’effectuer la même opération plus d’une fois lorsqu’on construit une phrase, de façon à faire cette phrase de la forme et de la longueur qu’on désire. […] Chaque phrase que nous construisons est une création inédite. Cela est proprement le fait des règles de récursivité. Le chien et le chat et l’ours ont mangé. Ils ont mangé du pain et du fromage et des fruits, avidement et gloutonnement. Ces phrases, vous les entendez pour la première fois. Elles sont entièrement nouvelles, mais vous n’avez aucune difficulté à les comprendre. C’est grâce à cette compétence linguistique, à la fois créatrice et souple, inscrite dans notre cerveau. Mais l’enchâssement porte la pensée aux limites du cerveau, ce qui explique le rôle de sonde que nous lui faisons jouer à la lisière… » (pp. 53-54)

    Le principe de l’enchâssement, comme dans la comptine « La maison que Pierre a bâtie », est relativement simple à comprendre. Mais : « […] c’est autre chose d’appliquer l’enchâssement à l’intérieur d’une même phrase : c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Que c’est grammaticalement correct ? C’est vrai, mais on n’y comprend pratiquement rien. Qu’on pousse un peu plus loin l’enchâssement et on en arrive au poème de Raymond Roussel. Les surréalistes ont essayé de construire des machines à lire Roussel. Mais l’appareillage le plus docile, le plus sensé que nous ayons, que nous connaissions, pour le traitement du langage – notre propre cerveau – est, dans ce cas précis, impuissant. » (p. 56)

    Pour vous en convaincre, voici un extrait des Nouvelles impressions d’Afrique :

     

    « Traitement héroïque ! user avec la langue,

    Sans en rien rengainer qu’elle ne soit exsangue,

    Après mille autre fous, les flancs de ce pilier !

    Mais vers quoi ne courir, à quoi ne se plier,

    Fasciné par l’espoir, palpable ou chimérique

    (Espoir ! roi des leviers ! tout oncle d’Amérique

    ((Ce pays jeune encore, inépuisé, béni,

    − Si tard, de nos atlas, vierge il restera banni, –

    Où l’on rafle plus d’or, vingt fois, qu’en l’ancien monde,

    Soit que – l’appétissant a besoin de l’immonde –

    Par cent mille kilos on fabrique un engrais

    Pour ces champs infinis, où, gaillards, le nez frais

    (((Un jour, d’un chien souffrant fait un chien hydrophobe ;

    S’assurer que toujours ce liquide que gobe

    Même le mieux appris entre les nouveau-nés

    Sort de l’ami de l’homme et lui vernit le nez

    N’est pas, prenons-y garde, acte moins nécessaire

    Que : − lorsque l’ennemi se fend d’un émissaire,

    Sur les yeux de l’intrus appliquer un bandeau ;

    − Quand passe un roi, marquer autour de son landau

    Chaque point cardinal par un mouchard cycliste ;

    − Quand, chef de conjurés, des noms ont fait la liste,

    Tout ce qu’on a d’esprit le mettre à la chiffrer ;

    − Pour que l’oiseau pillard hésite à s’empiffrer,

    Meubler d’épouvantails les terres où l’on sème ;

    − Vieux ! ((((pendant notre hiver notre tignasse essaime,

    Tels les rayons plantés dans le soleil vernal

    S’en vont quand il se change en soleil hivernal ;)))),

    S’imposer de fuir l’air ou de porter calotte ;

    − Après avoir sombré de culotte en culotte,

    Mettre en sûr viager l’argent sauvé du club ;

    −Engager le verrou quand c’est l’heure du tub ;

    −Avant de travailler sur une corde raide

    S’armer d’un balancier ;))) »

     

    Refermer les deux parenthèses encore ouvertes (au moins Raymond Roussel a-t-il la bonté de les distinguer par leur nombre !) nous obligerait presque à citer le texte in extenso, de nouvelles parenthèses s’ouvrant à nouveau à la suite de l’extrait… Le texte de Roussel pousse l’exercice jusqu’au cinquième degré (parenthèses à cinq branches). Sole dit vrai : on n’y comprend pratiquement rien – au point, d’ailleurs, que je suis, en ce qui me concerne, incapable de décider si l’enchâssement de Raymond Roussel est du type self-embedding, du type center-embedding[3] ou d’une articulation des deux, même si à première vue, cette « forêt concentrique de parenthèses », pour reprendre les mots de Foucault, ressemble fort à un self-embedding (comme, du reste, cette nouvelle série d’articles, enchâssée dans cette autre série consacrée à La Mémoire du Vautour de Fabrice Colin, encore inachevée ((elle-même enchâssée dans mon travail au long cours sur Ténèbres de Dario Argento (((qu’heureusement n’enchâsse aucun autre texte))) qui n’attendait plus que ma (re)lecture d’Egard Allan Poe)) mais dont la mise en ligne ne devrait plus tarder) qui simplement excède nos capacités de mémorisation.

    Dès lors, la comparaison de Chris Sole pourrait bien être douteuse. Sole paraît en effet suggérer que nous devrions notre inaptitude à maîtriser un tel langage au fait que celui-ci échappe au cadre préétabli de la grammaire universelle. Cependant, notre objection est presque aussitôt relativisée. Selon Sole en effet, si nous sommes impuissants à appréhender le langage enchâssé, c’est en réalité parce que « […] le traitement du discours dépend du volume d’information que le cerveau peut emmagasiner à court terme. » (p. 56) Dont acte. Il n’est plus question de structure transcendante mais de mémorisation. L’adjonction d’ASP chez ses enfants-cobayes est donc, de ce point de vue, justifiée : en augmentant leurs capacités cérébrales, Sole entend ramener l’enchâssement dans le périmètre de leur entendement - ou plutôt étendre ce périmètre pour y circonscrire l'enchâssement. Poursuivons : « Mais cette forme permanente n’est pas fonctionnelle pour chaque mot isolé. Le souvenir de la signification essentielle suffit à nos besoins. On a ainsi un premier niveau d’information, celui des mots qu’on utilise effectivement, à la surface de l’esprit. Et un second niveau, permanent, profond où s’enchevêtrent, en associations d’idées, des concepts hautement abstraits, organisés en réseaux et en nœuds, comme un filet. Entre ces deux niveaux se trouve le plan du discours engendré par les idées. C’est là, dans cette zone intermédiaire, que sont inscrites les règles de ce que nous appelons la grammaire universelle. Nous la disons universelle parce que ce plan du discours est une pièce essentielle de la structure de l’esprit et parce que les mêmes règles peuvent traduire des idées dans n’importe quel langage humain, quel qu’il soit… […] Si, pour dégager les règles de la grammaire universelle, nous rassemblions tous ces aspects, nous obtiendrions une carte du territoire, du champ d’action possible de toute pensée humaine, de tout ce que, un jour, nous pourrions vouloir exprimer en tant qu’espèce. » (pp. 56-57)

    Pour une interprétation cohérente du roman, il convient de garder ce passage présent à l’esprit. Pour l’heure, retenez surtout qu’aux yeux de Chris Sole, l’enchâssement ne déborde pas du cadre de la grammaire universelle : simplement, il ne nous est pas accessible, dans l’organisation commune de notre pensée.

    Récapitulons. De la fameuse « hypothèse Sapir-Whorf (la réalité serait inconsciemment construite à partir des habitudes linguistiques du groupe) à la grammaire générative de Noam Chomsky, L’Enchâssement suggère donc que tous les êtres humains sont naturellement capables, dès leur naissance, d’acquérir n’importe quel langage (humain), mais aussi, et surtout, que tous nos langages sont structurellement apparentés, tous évoluant dans le champ de la grammaire universelle (qui, comme la Bibliothèque de Babel de Borges, contiendrait toutes les possibilités de notre pensée – y compris celles contenues dans les structures enchâssées). Les limites de notre mémoire à court terme restreignent fortement le nombre de combinaisons possibles. Avec l’ASP, Sole espère donc repousser ces limites, et découvrir, sans sacrifier les lois de récursivité, l’ensemble des possibilités du langage. Aveuglé par l’amorale ambition d’expérimentations scientifiques qui n’ont guère plus de raisons d’être que celles du Camp de concentration de Thomas Disch, Sole semble cependant oublier les grands principes de la représentation du monde exposés dans la Sémantique générale de Korzybski popularisée par Alfred Elton Van Vogt dans son cycle des non-A : non seulement la carte n’est pas le territoire, mais encore elle ne recouvre pas le territoire (autrement dit la mise en lumière hypothétique du « champ d’action possible de toute pensée humaine » ne saurait exprimer exactement cette pensée). En d’autres termes, le langage est interprétation du monde, plutôt que révélation. D’ailleurs, il ne s’agit de la part de Sole que d’une mauvaise interprétation de Chomsky, qui dans Aspects de la théorie syntaxique, écrivait ceci :

     

    « C’est une propriété essentielle du langage que de nous fournir le moyen d’exprimer un nombre indéfini de pensées et de réagir de façon appropriée dans une série indéfinie de situations nouvelles […]. La grammaire d’une langue particulière doit dès lors être complétée par une grammaire universelle qui rende compte de l’aspect créateur de l’acte linguistique et formule les régularités profondes qui, étant universelles, sont omises dans la grammaire elle-même ; il est, par conséquent, tout à fait normal qu’une grammaire ne traite en détail que des exceptions et des irrégularités »

    N. CHOMSKY, Aspects de la théorie syntaxique, éd. du Seuil, « L’ordre philosophique », 1971, pp. 16-17.

     

    Cette créativité propre au langage humain, Sole, naïvement, n’en tient pas compte. In fine, la méthode et les postulats des scientifiques du Centre – et nous voici arrivés au troisième postulat de la Sémantique Générale – en disent plus long sur leur propre mode de pensée – et peut-être celui de l’auteur – que sur l’objet de leurs folles expériences, forcément vouées à l’échec…

     

     

    1 - SF et langage

    3 - Les indiens Xemahoa

    À suivre…



    [1] Les numéros de pages correspondent à l’édition Pocket « Science-fiction » n° 5211, 1985, illustration de Wojtek Siudmak, traduction de Didier Pemerle.

    [2] J’espère, n’étant point linguiste de formation, ne pas trop trahir les propos de Noam Chomsky…

    [3] Tenser, dit the Tensor, étudiant anglais en linguistique spécialisé en informatique, reproche sur son étonnant blog à L’Enchâssement de confondre deux structures différentes : d’une part le self-embedding (enchâssement qui consiste en une série de termes imbriqués les uns dans les autres à la manière des poupées russes ; reprenons l’exemple, utilisé par Watson, de la comptine « The house that Jack built », connue chez nous sous le titre « La maison que Pierre a bâtie » : « C’est le chien qui a étranglé le chat qui a attrapé le rat qui a mangé le riz qui est dans le grenier de la maison que Pierre a bâtie. ») et d’autre part le center-embedding, le seul à produire des phrases effectivement incompréhensibles (voir l’exemple cité dans l’extrait ci-dessus, qui reprend, en le tordant, la même comptine : « c’est le malt que le rat que le chat que le chien a chassé, a mordu, a mangé. »). Notons que le passage à la langue française entretient la confusion, puisque self-embedding et center-embedding se traduisent tous deux, si j’en crois le glossaire du SIL, par « auto-enchâssement » ou, plus simplement, par « enchâssement »… Une phrase construite sur de multiples center-embeddings (le rat (que le chat (que le chien a étranglé) a attrapé) qui a mangé le riz) est grammaticalement correcte, ou du moins acceptable, et donc parfaitement sensée, mais elle résiste à notre compréhension. Or, argumente Tenser, si elle est grammaticalement correcte dans une langue particulière, elle est forcément conforme à toute hypothétique « grammaire universelle ».

  • L’Enchâssement de Ian Watson - 1 - SF et langage

     

     

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    L’Enchâssement (The Embedding), publié en 1973 et traduit par Didier Pemerle, était le premier roman de Ian Watson (« le plus remarquable premier roman que j’ai lu depuis dix ans » écrivait James G. Ballard dans The New Statesman) ; il obtint en 1975 le prix Apollo pour sa traduction française. Né en Angleterre en 1943, cet ancien étudiant en linguistique, dont les débuts en science-fiction remontent à 1969 dans la revue New Worlds – et à qui l’on doit également Le modèle Jonas (The Jonah kit, 1975), L’inca de Mars (The Martian Inca 1978), L’ambassade de l’espace (Alien Embassy, 1977), le « space opera théologique » Le monde divin (God’s World, 1979) ou la novella La voix de Wormwood (A Speaker from the Wooden Sea, 2002) –, entretient dans ses romans l’idée que notre réalité peut être littéralement transcendée, que, par des moyens qui diffèrent d’une œuvre à l’autre – ici, le langage –, nous pourrions atteindre ce que Michael Bishop a désigné comme un « continuum cosmique », ou ce que les extraterrestres de L’Enchâssement appellent l’ « Autre-Réalité » – transcender la prison que constitue l’univers physique.

     

    L’Enchâssement n’est certes pas le premier roman de science-fiction à s’articuler autour du langage et de ses théories. Dans « L’odyssée martienne » (« A Martian Odyssey », in Wonder stories, 1934) de Stanley G. Weinbaum, le membre de la première expédition martienne était confronté à l’étrangéité du langage des autochtones. En 1973, les lecteurs de Fiction pouvaient découvrir « Langage universel » (« Omnilingual »), récit de H. Beam Piper publié à l’origine dans Astounding Science Fiction en 1957, dans lequel une autre expédition se heurtait au langage d’une civilisation martienne disparue. Dans Les langages de Pao (The Languages of Pao, 1957) de Jack Vance (que Folio SF réédite en mars 2008), les langues sont des outils, des armes sociales utilisées pour manipuler les masses, à l’image – même si, ici, c’est d’abord pour améliorer la société jugée trop passive de la planète Pao que le sorcier Palafox scinde la langue paonaise en plusieurs branches artificielles – du Novlangue de 1984 de George Orwell (1949), sans doute le plus fameux prototype du genre. Plus encore que l’apparence ou le comportement, c’est le langage qui différencie deux cultures pour Jack Vance ; le message reçu par les scientifiques de La voix du maître 1968) de Stanislaw Lem, aussi insondable que les émanations de la planète Solaris, en est un autre exemple, tout aussi probant. Le langage est encore une arme, au sens littéral cette fois – et viral –, dans Babel 17 de Samuel R. Delany, qui, sans renoncer « à aucun des délicieux poncifs du genre », écrivait Gérard Klein dans sa préface, met en scène une impitoyable guerre du langage. D’Orwell à Delany, en passant par Vance, circule en effet l’idée que le langage ne se contente pas de refléter notre vision du monde : il l’informe, il altère nos perceptions, il façonne notre pensée – si le verbe peut être créateur, il peut également aliéner. Dans Babel 17 comme dans 1984, la nature totalitaire – technique – du langage est ainsi combattue par ce qui échappe à tout systématisme : l’amour et les infinies possibilités de la poésie contre le réductionnisme des algorithmes. Chez Philip K. Dick, le langage peut d’ailleurs créer de (presque) parfaites illusions : ainsi Ragle Gumm, le malheureux héros du Temps désarticulé (1959), découvre-t-il, effaré, que de simples mots écrits sur des morceaux de papier ont suffi à berner ses sens : « Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses. D’ailleurs une chose, cela n’existe pas, c’est une Gestalt au sein de l’esprit. […] Le mot est plus réel que l’objet qu’il désigne. ». Plus tard, personne ne semble avoir relevé que son œuvre la plus emblématique, Ubik (1969), achevait d’accorder au langage sa toute puissance – il suffisait d’y déclarer « Je suis vivant et vous êtes morts » pour bouleverser radicalement jusqu’aux lois les plus immuables de la diégèse – pour voir des vivants se dessécher et des morts réapparaître qui n’avaient pourtant pas été conservés dans un moratorium. Ainsi que le stipulait déjà à mots couverts Jorge Luis Borges dans « Tlön, Uqbar, Orbis tertius », maîtriser le langage (en l’occurrence à travers l’édification d’une encyclopédie totale), c’est maîtriser l’univers.

     

    Avec L’Enchâssement, Ian Watson propose apparemment une sorte de synthèse entre les spéculations d’un Vance ou d’un Delany d’une part, et les intuitions logocratiques d’un Dick ou d’un Borges d’autre part. Certes pas exempt de défauts, certes pas aussi psychédélique – bien qu’il brasse extraterrestres, indiens d’Amazonie, drogues diverses, gouvernements fourbes, expérimentations scientifiques et vertiges cosmiques –, que d’autres romans américains de la même période (je pense entre autres à Jack Barron et l’éternité, Tous à Zanzibar, Camp de concentration…), L’Enchâssement n’en constitue pas moins l’un des sommets de la science-fiction moderne, qu’aucun éditeur, pourtant, n’a cru bon de rééditer depuis vingt-deux ans (Camp de concentration n’est pas mieux loti, avec déjà vingt-quatre ans de purgatoire)…

     

     

    2 - Les expériences de Chris Sole

    3 - Les indiens Xemahoa

    À suivre…

     

  • Rêve de fer de Norman Spinrad / Le Seigneur du Svastika d’Adolf Hitler

     

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    Couverture mise au pilon. 

     

    « La pureté génétique est la seule politique de survie humaine ! »

    Feric Jaggar, héros du Seigneur du Svastika

     

    «  J’inclinerais pour ma part à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie-là. »

    Nicolas Sarkozy, candidat à l’élection présidentielle, dans Philosophie Magazine.

     

     

    Ce texte est une version revue et augmentée d’une critique parue dans la revue Galaxies n°40 (automne 2006).

     

    Les uchronies autour du Troisième Reich sont très nombreuses. Parmi les plus célèbres, citons Fatherland (1992) de Robert Harris, K (1997) de Daniel Easterman, La Séparation (2002) de Christopher Priest ou encore Le Complot contre l’Amérique (2004) de Philip Roth sans oublier, bien sûr, le fameux Maître du Haut Château (1962) de Philip K. Dick (et une ribambelle de nouvelles, dont certaines sont remarquables). Les Français s’y sont également essayés, de Jimmy Guieu ( La Stase achronique, 1976) à Johan Heliot (La Lune n’est pas pour nous, 2004), en passant par Dominique Douay (Le Principe de l’œuf, 1980) et Jean-Pierre Andrevon (Le dernier dimanche de Monsieur le chancelier Hitler, 1995). Et peu ou prou, toutes ces fictions expriment l’idée que l’Allemagne nazie, née sur les cendres encore chaudes de la première guerre mondiale, n’était pas seulement un accident de l’Histoire. Autrement dit : non seulement cela aurait pu se passer ailleurs (en France, en Angleterre, en Amérique…), mais surtout : cela pourrait encore se passer…

    Dans cette constellation, Rêve de fer (The Iron Dream, 1972) occupe une place à part. Tandis que la plupart des textes cités ci-dessus, mettent leurs lecteurs en garde contre les dérives sécuritaires, autoritaires, qui ne manquent jamais de resurgir dans nos pays occidentaux en temps de crise économique ou de menace terroriste, le roman de Norman Spinrad met en lumière l’insidieuse propagation de certains traits de l’idéologie nazie dans la culture populaire, dont nous trouvons un nouvel exemple, aujourd’hui, avec 300[1].

    medium_foliosf239-2006.2.jpgLongtemps introuvable – il n’avait pas été réédité depuis quinze ans –, Rêve de fer (interdit en Allemagne de 1982 à 1990 par le Bundesprüfstelle für jugendgefährdende Medien) est à nouveau disponible, depuis quelques mois, au terme de regrettables péripéties éditoriales (une première version de cette réédition ayant été mise au pilon in extremis, à cause d’une couverture – reproduite ci-dessus et remplacée par celle reproduite ci-contre – et d’une quatrième de couverture soudain jugées trop ambigües…). Remercions plutôt Folio SF de permettre à cette œuvre marquante, extrêmement dérangeante (aussi incroyable que cela puisse paraître, l’American Nazi Party en a même recommandé la lecture !) et unique en son genre de connaître un nouveau public.

     

    Ce rêve de fer, de cuir et de croix gammées n’est évidemment pas celui de Norman Spinrad, au-dessus de tout soupçon, mais celui, fictif, d’un écrivain de science-fiction renommé, Adolf Hitler… Avant même que le corps du récit commence, une deuxième page de titre nous apprend, bibliographie à l’appui, que nous nous apprêtons à lire Le Seigneur du Svastika, œuvre posthume et testamentaire saluée par un prix Hugo en 1954 (!), par l’auteur du Crépuscule de Terra, de La race des Maîtres et du Triomphe de la Volonté. Hitler , en effet, aurait fui la défaite allemande après la première guerre mondiale pour se consacrer à la science-fiction en Amérique : « Pendant de nombreuses années, il avait été une des figures de proue des Conventions, et sa réputation de conteur intarissable et spirituel avait fait le tour du petit monde de la SF. »…

    Dans Le Seigneur du Svastika, avec un talent pleinement consacré à l’édification des valeurs raciales d’Heldon – peuple de vaillants esprits et de corps sains –, Adolf Hitler décrit l’irrésistible ascension d’un jeune purhomme exalté, qui des bas-fonds de Borgravie empoisonnés par les gènes mutants – la Terre telle que nous la connaissons a été dévastée par le « Feu des Anciens », c’est-à-dire, nous le comprenons vite, une terrible guerre nucléaire –, gagne la tête d’une invincible armée, les Fils du Svastika, dont l’unique but est de garantir la pureté de la race helder. Feric Jaggar, pourvu d’une volonté de fer et de la légendaire Massue de Held, n’aura de cesse de détruire la vermine de Zind. Rien ne semble pouvoir arrêter la puissante armée de Feric, dont les meilleurs éléments, les valeureux SS (Soldats du Svastika), rivalisent d’héroïsme dans les batailles dantesques qui opposent Heldon[2] à la répugnante horde des mutants de Zind, composée de métis, de Dominateurs et de géants décérébrés (dont Zack Snyder s’est visiblement inspiré pour son adaptation du graphic novel de Frank Miller…). Héros de fantasy comme tant d’autres, Feric incarne assurément le fantasme hitlérien de l’homme pur, blond guerrier aux yeux d’azur, au caractère entier, et totalement dévoué à la défense de son peuple… À ses côtés combattent fièrement Bogel, commandant en chef de la Volonté Nationale et double uchronique de Joseph Goebbels ; le général Waffing, chef des armées en qui nous reconnaissons Hermann Göring ; Remler, fanatique commandant des SS que nous identifions rapidement comme Heinrich Himmler ; et Best, aussi dévoué à Feric que Rudolf Hess l’était à Hitler. Le Seigneur du Svastika n’étant pas un roman historique, mais bien une épopée de science-fiction ou de fantasy post-apocalyptique semblable aux space operas impérialistes qui pullulaient jadis – un peu moins aujourd’hui –, Feric et les Fils du Svastika réussissent sans mal, mais non sans hauts faits guerriers, à exterminer métis et mutants jusqu’au dernier. Et si la race helder se voit tragiquement menacée par le dernier coup bas des maîtres de Zind – avant d’expirer, le dernier ennemi réveille le Feu des Anciens et corrompt irrémédiablement le patrimoine génétique des purhommes –, elle trouve dans le clonage et la conquête des étoiles un souffle à la hauteur de son immarcescible volonté de puissance…

    medium_opta-am09.jpgTout le sel de Rêve de fer réside dans le subtil décalage opéré par l’identité de l’auteur du Seigneur du Svastika, Adolf Hitler. En effet, tandis que nous nous laissons emporter malgré nous, jusqu’à l’écœurement, par l’hystérie épique d’un roman qui transfigure – pour en mieux montrer l’absurdité – une imagerie et une idéologie de sinistre mémoire, nous ne pouvons qu’être durement frappés par ce qui relève, dans cette vibrante épopée raciale, non pas de l’horreur des Camps, mais des patterns les plus répandus, les plus recherchés, de la fantasy et du space opera… Or, Norman Spinrad, alors déjà auteur de plusieurs romans de SF (Les Solariens, Ces hommes dans la jungle, Les Pionniers du chaos et, surtout, le formidable Jack Barron et l’éternité), maîtrise parfaitement son récit. De sorte que, même s’il est totalement gangrené par les rêves fous et pompeux d’Adolf Hitler, qui épouse complaisamment le point de vue racialiste de Jaggar, Le Seigneur du Svastika bénéficie de tout son talent et s’avère d’une redoutable efficacité. La révolte du lecteur n’en est que plus vive. Le malaise s’installe très vite et ne fait qu’enfler, de page en page, jusqu’au délire des massacres, rudes à encaisser. Extrait : « Ainsi, poussée à des actions glorieuses d’héroïsme surhumain et de fanatisme infatigable, l’entité raciale qu’était Heldon fouaillait, tel un dieu possédé par les démons, les parties vitales de son antithèse, obscène cancer génétique de la fourmilière sans âme et sans vie de Zind. Quant aux guerriers de Zind, ils combattaient avec une férocité inscrite dans leurs gènes par une ignoble race mutante qui faisait profession de mépriser toute chair exceptée la sienne. » Certes, Le Seigneur du Svastika est abject. Certes, Le Seigneur du Svastika est grandiloquent. Et cependant, Le Seigneur du Svastika est une prouesse stylistique superbement restituée par le traducteur, Jean-Michel Boissier. Avec Rêve de fer, c’est ainsi un projet quasi borgésien qu’a mis en œuvre Norman Spinrad, comme le souligne pertinemment Ursula Le Guin dès 1973 : « He has done, in The Iron Dream, something as outrageous as what Borges talks about doing in "Pierre Menard" (the rewriting of Don Quixote, word for word, by a twentieth-century Frenchman): he has attempted a staggeringly bold act of forced, extreme distancing. And distancing, the pulling back from "reality" in order to see it better, is perhaps the essential gesture of SF. It is by distancing that SF achieves aesthetic joy, tragic tension, and moral cogency. It is the latter that Spinrad aims for, and achieves. We are forced, in so far as we can continue to read the book seriously, to think, not about Adolf Hitler and his historic crimes--Hitler is simply the distancing medium--but to think about ourselves: our moral assumptions, our ideas of heroism, our desires to, lead or to be led, our righteous wars. What Spinrad is trying to tell us is that it is happening here. »

    À la fin du roman, une vraie-fausse postface tente une interprétation psychanalytique du Seigneur du Svastika, ne faisant en vérité que rappeler l’évidence, comme le suggère Roland C. Wagner dans sa (vraie) préface : l’univers rêvé par l’auteur Adolf Hitler, d’où les femmes sont radicalement absentes, « fait figure d’immense partouze homosexuelle où une sexualité refoulée s’exprime à travers la violence extrême des protagonistes ». Il serait sans doute erroné de s’en tenir à une lecture au premier degré de cette analyse caricaturale du nazisme, d’autant que l’auteur fictif de la postface prétend – ultime pirouette – que « [b]ien évidemment, un tel homme ne pourrait pas prendre le pouvoir ailleurs que dans les fantasmagories d’un roman de science-fiction pathologique »…

    Il y a, tapie entre les lignes de cette féroce parodie du fascisme latent d’une certaine science-fiction (ou d’une certaine fantasy), l’idée essentielle que la machine nazie n’est pas réductible à ses caractères pathologiques, aussi évidents soient ces derniers. Si Norman Spinrad a fait émigrer Hitler aux USA, au point de lui décerner un prix Hugo, c’est que, pour lui, le Mal – qu’il a pris soin, dans son roman, de situer dans un pays inidentifiable plutôt qu’en Allemagne – plonge ses racines où il veut, y compris dans la littérature d’évasion la plus simpliste ; l’Holocauste fut moins une folie qu’un processus. Ainsi, plus encore que les fantasmes de pureté raciale et de cuir noir du Troisième Reich (qui ne sont plus à démontrer), c’est la thèse même de la psychopathologie d’Adolf Hitler qui est ironiquement écornée…

     

    « Laissez-vous emporter par Adolf Hitler dans un lointain futur, sur une Terre où Feric Jaggar et son arme invincible, le Commandeur d'Acier, se dressent seuls face à la menace d'anéantissement que font peser sur les derniers humains purs les abominables Dominateurs et les hordes de mutants décervelés qu'ils contrôlent totalement. Lisez et vous comprendrez pourquoi cette œuvre brille tel un flambeau d'espérance en ces temps de ténèbres et de terreur.

     

    Né en Autriche en 1889, Adolf Hitler émigra en Allemagne puis en 1919, aux Etats-Unis. Illustrateur de talent, il collabora au magazine Amazing Stories où il se fit remarquer par ses couvertures toniques et colorées. Passant à l'écriture, il est devenu l'un des maîtres de l'Age d'Or de la S.-F.

     

    “Cette œuvre fait de Hitler l'égal de Tolkien.”

    MICHAEL MOORCOCK

     

    “Loin d'apparaître comme un roman stéréotypé, cette œuvre émerge comme le produit des obsessions d'un personnalité perturbée mais puissante. ”

    HOMER WHIPPLE

     

    “L'intensité de la vision d'Adolf Hitler projette littéralement le lecteur dans cet univers parallèle qu'il a créé dans ses moindres détails. On comprend que cette œuvre énorme ait valu à son auteur une aura de légende.”

    PHILIP JOSE FARMER »

     

    Quatrième de couverture de Rêve de fer (édition Pocket Fantasy, 1992)

     

     

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    [1] 300 n’est pas un film d’inspiration nazie. Les valeurs qu’il exalte sont aussi celles de l’Amérique de George W. Bush qui, quoi qu’on en pense, restent celles d’une nation libre et démocratique. Mais les ressemblances troublantes avec les films de Leni Riefenstahl ou avec Les Fils du Svastika, le faux roman d’Adolf Hitler écrit par Norman Spinrad, devraient susciter sinon de la méfiance, du moins une distance critique que certains ont cru bon d’oublier…

    [2] Heldon a donné son nom au groupe de Richard Pinhas auquel ont collaboré Norman Spinrad (qui s’inspirera de l’expérience pour Rock Machine), Maurice G. Dantec et même Gilles Deleuze, alors que le groupe s’appelait encore Schizo.

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, troisième partie

     

     

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    Suite et fin de l’entretien avec Stéphane Beauverger (lire les première et deuxième parties). Je remercie vivement Corinne Billon de m'avoir permis de reproduire quelques unes de ses illustrations. À signaler, sur le blog Systar, le bel article, enthousiaste et éclairant, de Bruno Gaultier sur Chromozone.

     

     

    ON : Ton prochain roman est une uchronie maritime… Tu m’as dit t’être beaucoup documenté, avoir lu et relu nombre de récits de piraterie, vu et revu nombre de films… Par ailleurs, ton personnage Cendre, dans La Cité nymphale, relit Moby Dick. Doit-on alors s’attendre à un pur récit d’aventures, flamboyant et, tout de même, un peu tordu (après tout, c’est une uchronie !), ou à un texte plus métaphysique, comme le chef d’œuvre de Melville ?... L’un n’exclut pas l’autre bien sûr, mais…

     

    SB : C’est un vieux rêve d’écrire une histoire de pirates. Ca fait partie de mes premières lectures personnelles, et c’est un sujet sur lequel je me documente depuis des années. Je pense que ça prendra l’aspect d’un grand récit d’aventures, sinon flamboyant, du moins picaresque, avec ce qu’il faut de rebondissements et de coups de théâtre, tadam ! Ensuite, comme une bonne dose de remaniement historique est au programme, je ne cache pas qu’il y aura quelques surprises tordues… Sans doute pas un texte métaphysique, donc, mais comment ne pas parler du goût de la liberté et de vision libertaire quand on aborde le thème de la piraterie caraïbe ? Comme pour mes romans précédents, et sans doute ceux à venir, ce sera d’abord pour moi la satisfaction de raconter une histoire. Si au passage, je peux glisser deux ou trois questions qui me tarabustent…

     

    ON : Chromozone laissait transparaître l’influence de John Brunner (Tous à Zanzibar), et, peut-être, de Norman Spinrad (Rock machine), voire de Maurice G. Dantec (Les Racines du Mal). Quelles sont tes principales références, dans les littératures de l’Imaginaire ? 

     

    SB : Quel talent d‘exégète tu viens de révéler : tu les as cités d’entrée. Jack Barron et l’éternité et Rock Machine de Spinrad, L’Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar, Sur l’Onde de Choc de Brunner, voilà des bouquins qui m’ont marqué quand j’étais ado. Lovecraft aussi, bien sûr, Tolkien, évidemment. Plus tard, il y aura aussi Bruce Sterling, K.W. Jeter, John Varley, Roger Zelazny, Serge Brussolo, Peter Straub, Clive Barker. Beaucoup plus récemment, James Morrow. C’est un peu court, mais voilà des auteurs de l’imaginaire qui m’ont marqué, dans la mesure où je relis régulièrement leurs bouquins. Spinrad et Brunner, demeurant mes références premières. Maintenant que j’ai un orteil dans la cathédrale, j’ai même osé demander à ce cher Norman de me dédicacer mon exemplaire des Années Fléaux pendant la dernière grand-messe des Utopiales. Bon, j’en oublie forcément, mais voilà les premiers noms qui me viennent à l’esprit.

     

    ON : Et hors de l’Imaginaire ?... Tu as cité quelque part Kawabata, Calvino, Ellroy…

     

    SB : Je viens de réaliser que je n’avais cité ni Richard Canal ni George Alec Effinger dans la liste précédente, honte à moi ! Sinon, hors de l’imaginaire… Encore une fois, il y en aurait tellement. Kawabata, Calvino – même si ce dernier aurait sa place aussi dans la liste précédente –, Ellroy, mais aussi Jim Thompson, Charles Bukowski, Frédéric Fajardie, Edogawa Ranpo, Shakespeare… Le grand bazar des livres qui s’empilent en strates dans ma bibliothèque. Et encore, je ne me plains pas : depuis que je suis entré dans le circuit « professionnel », que je prends le temps de discuter avec les lecteurs que je croise en dédicace ou dans les salons, j’en ai découvert plusieurs spécimens d’une variété que je n’avais jamais rencontrée. Je les appelle affectueusement les lapins blancs, toujours en retard sur le programme. Ce sont des gens qui achètent tellement plus de livres qu’ils n’ont de temps pour les lire qu’ils se retrouvent avec des listes d’attente d’un an, deux ans, voire plus, entre l’instant de l’achat et celui de la lecture. Ça me fascine. D’autant plus que je les revois régulièrement, et qu’ils continuent à acheter pendant qu’ils s’efforcent de rattraper leur retard. Le tonneau des Danaïdes, version papier. J’admire, sans réussir à comprendre. M’enfin, je dis ça, mais si ça se trouve, tu es l’un d’eux, mouah, ah, ah !

     

    ON : Ah, ah ! Oui, tu as vu juste, je suis un lapin blanc ! Mais c’est un plaisir d’ouvrir enfin un livre acheté cinq ou six ans auparavant (deux ans ? Peuh ! Petits joueurs !), et qui, pendant tout ce temps, me regardait d’un œil goguenard du fond d’une pile instable ! Il y a même des écrivains dont j’ai acheté quasiment toute l’œuvre, au fil du temps, et dont je n’ai pas encore lu une traître ligne… Mais, justement, puisque nous en parlons, peut-être vas-tu m’aider à accroître ma bibliothèque : aurais-tu quelques perles d’auteurs contemporains un peu méconnus, voire franchement confidentiels, à nous conseiller ? Tiens, moi, par exemple, je viens de subir un sacré choc, avec la lecture conjointe du poème « Todesfuge » (« Fugue de Mort ») de Paul Celan, et de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész (qui devrait vivement t’intéresser, soit dit en passant)… Pas exactement des auteurs confidentiels, mais pas des best-sellers non plus !

     

    SB : Je le note. De mon côté j’ai beaucoup aimé Soie, d’Alessandro Baricco, Le Lièvre de Vatanen, d’Arno Paasilinna, Paysage peint avec du thé, de Milorad Pavic. En ce moment, je lis La Bouche de Francis Bacon de Michael Gira, que tu m’as prêté, je ne sais pas encore si j’aime, c’est trop déjanté pour une analyse en cinq mots. Et on m’a prêté aussi Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, de Tiqqun, que je déguste page par page. Dans un autre genre, le manga Blame! par Nihei Tsutomu m’a beaucoup plu.

     

    ON : Merci. Le seul que j’ai lu, dans ta petite liste, est La Bouche de Francis Bacon (tu ne le perds pas, surtout, hein…). Eh oui, difficile d’aimer le recueil infernal de Michael Gira, encore plus noir que la musique des Swans… Plus torturé, tu meurs !

    Changeons de sujet. Tu as longtemps travaillé dans l’industrie du jeu vidéo. Quel lien fais-tu entre ces univers virtuels et ton œuvre littéraire ? Et envisages-tu d’écrire un roman sur ce thème ? Tu me disais, récemment, que selon toi aucun écrivain ne s’était vraiment attelé à la tâche. Comment t’y prendrais-tu ?

     

    medium_Interlude.jpgSB : Travailler comme scénariste dans l’industrie du jeu vidéo m’a appris, je crois, à affiner mes trames narratives. Dans un jeu, tu dois être très explicite avec peu de moyens, c’est à dire qu’il n’y a pas de place pour des heures et des heures de dialogue, sauf chez les Japonais, qui se permettent de créer des jeux où il y a parfois plus de séquences cinématiques non-interactives que de séquences de jeu proprement dites. Donc, tu dois en un minimum de mots et de temps en dire le plus possible pour informer le joueur. C’est à mon avis une très bonne école. Et puis, quand tu travailles sur un jeu, c’est un boulot d’équipe très dense, où de nombreuses compétences se croisent et s’influencent. Ça aussi, c’est formateur, question rapports et conflits humains. Quand tu écris un roman, c’est juste tes doigts, ta tête et ton clavier. Je n’envisage pas d’écrire dans l’immédiat un bouquin sur cet univers, le jeu vidéo est encore un bébé vagissant, même s’il est destiné à grandir. Par contre, je travaille actuellement sur une BD qui explore l’univers des MMORPG, ces fameux massive multiplayers on-line role playing games qui sont sortis de l’ombre pour atteindre le grand public depuis deux-trois ans avec des jeux comme World of Warcraft ou Second Life. Je m’intéresse beaucoup à ce principe d’interconnections d’individus qui s’inventent des identités d’emprunt pour vivre des aventures virtuelles en commun. Quant à mon point de vue sur le fait qu’aucun écrivain ne se soit attelé à la tâche, ce n’est pas exactement ça, c’est plutôt que quand ça a été fait, c’est sous un éclairage alarmiste et dépréciatif. A mon avis, c’est dû au fait que le jeu vidéo, surtout on-line, est le cauchemar révélé d’une certaine S.-F. qui mettait en garde contre la réduction de l’individu à un spectateur passif et lobotomisé. Ce dont on a accusé la télévision il y a trente ans, le jeu vidéo l’a réussi avec une force d’addiction fortement accrue, et les parents héritiers de la pensée de 68 de voir avec inquiétude leurs mômes acquérir des comportements dont ils se sont toujours méfiés par habitude et réflexe acquis. Pour moi, c’est un combat aussi rétrograde que de clamer au milieu du XIXe siècle « Le train c’est la mort de l’homme, notre cage thoracique explosera si on dépasse les 100 km/h !! » Le véritable danger, à mon sens, c’est la dissolution de la responsabilité personnelle. L’essentiel, ce n’est pas tant de jouer, mais à quoi, et comment. Je me souviens d’une mère de famille qui m’avait appelé quand je travaillais chez Blizzard, et qui voulait que je « trouve un moyen d’empêcher sa fille de 13 ans de parler avec des garçons sur internet… » Je crois qu’elle n’a même pas compris quand j’ai essayé poliment de lui expliquer que ce n’était pas mon rôle de me substituer à son autorité parentale. Bon, je m’écarte un peu du sujet, là, mais la démission individuelle ou collective est un des sujets qui me préoccupe le plus, depuis quelques années. Je crois en apercevoir les effets pervers à tous les niveaux, de la disparition de la simple courtoisie à la caisse des supermarchés jusqu’à celle des infâmes émissions qui commencent à pulluler à la télévision, genre « Le Grand Frère » ou « Super Nanny ». Ces programmes glorifient l’abandon, la culture de l’échec, et le recours à l’autorité extérieure comme le seul recours à ses supposées incapacités. La culture de l’attelle me fait dégueuler. Le jeu vidéo est là, et pour longtemps, il ne s’agit pas de le brûler – c’est toujours suspect, un autodafé – mais de réfléchir à ce qu’on va en faire. Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra. Après, si l’humain est assez con pour tomber dans le panneau… Bon, bref, tu vois, il y a des choses à dire, et je le ferai peut-être, mais d’ici quelques temps.

     

    ON : « Comme la télévision, c’est une coquille vide, remplie seulement de ce qu’on y mettra », dis-tu. Comme la télévision, ou comme l’Internet… La Toile est un lieu, ou un non-lieu, où le bruit blanc est tellement dense qu’il semble devoir tout recouvrir. Ça signifie quoi, pour toi, de donner une interview pour un blog ?...

     

    SB : Ça ne « signifie » pas grand chose, sinon espérer remplir momentanément la coquille avec quelque chose de pas trop inutile ni trop inintéressant. C’est vrai qu’avec sa démocratisation, la Toile est devenue un espace de la logorrhée. Prendre la parole, certes, mais encore faut-il avoir quelque chose à dire. Attention, ne pas lire ici de propos élitiste genre « laissez parler ceux qui savent », bien au contraire. Chaque avis, chaque témoignage, chaque intervention diffuse sa valeur potentielle, du fait même de sa publication. Mais il est indéniable qu’il y a un effet « miroir aux alouettes », quelque chose entre la libération du narcissisme le plus insipide (ma vie, mon chat, mon bébé, ma maison, ma bite, ma gueule) et l’immunité trompeuse du non vis-à-vis (au lieu de dialogues, on assiste surtout à des monologues croisés). Le tout donne effectivement ce « bruit blanc » dont tu parlais plus haut. Mais, encore une fois, je n’ai pas l’impression que ça soit spécifique à la Toile , sinon en terme de volume sonore. Si tu observes notre comportement au quotidien hors du réseau, faisons-nous vraiment autre chose que de parler de nous, de nos évidentes qualités et de nos épineux problèmes ? Qui écoute vraiment ? Qui s’intéresse vraiment à ce que l’interlocuteur essaie de dire ? Si Internet accentue la tendance et la révèle, ce n’est peut-être pas plus mal, au fond. J’ai tendance à penser qu’Internet n’est qu’un révélateur de notre nature mesquine, soulignée par l’impunité de la distance. On y fait encore moins d’effort de respect ou de courtoisie qu’ailleurs.

     

    ON : C’est vrai que c’est déplorable. Même si, soyons honnêtes, il m’arrive aussi, avec les indélicats ou les trolls béotiens, de sortir l’artillerie lourde et d’oublier volontairement les règles de politesse… Mais je crois qu’Internet, tel qu’il est conçu, fait plus qu’accentuer une tendance. L’homme, selon moi, n’est pas mesquin par nature. L’anonymat, la distance, la solitude de l’internaute vissé à son écran – cette fenêtre ouverte sur le vide –, le relativisme des univers numériques, font qu’Internet délie plus qu’il ne lie. Nos voix, aussi singulières soient-elles, se perdent dans un brouhaha de plus en plus inaudible, sans vraiment se croiser. Ah ! Nous finirons tous comme le cheptel humain du Successeur de pierre de Jean-Michel Truong : débranchés par les Machines !

    En attendant ce funeste jour, courtoisie oblige, je te laisse le mot de la fin. As-tu quelque chose, d’inoubliable et de fou, à déclarer aux âmes égarées qui échoueront sur ces transhumains rivages ?... 

     

    SB : Je te laisse la responsabilité de tes trolls vengeurs ou sarcastiques, mais dis-toi que tu participes peut-être au bruit blanc, ce faisant. Sinon, en guise de conclusion, et bien, courtoisie oblige, donc : merci d’être passé ^^

     

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    Rappel

    Ma critique de Chromozone et des Noctivores.

    Le texte de Bruno Gaultier sur Chromozone.

    Mon article consacré à La Cité nymphale.

    La première partie de l’entretien.

    La deuxième partie du même entretien.

     

     

    Illustrations (tirées de Chromozone et de La Cité nymphale) © Corinne Billon