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  • Amélie Nothomb : la mort du Verbe est son métier (à propos d'Acide sulfurique)

     

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    « Je dis :
    ― Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre deux camions au lieu d’un seul pour gazer ? Les choses iraient plus vite.
    ― Non, dit Schmolde, j’ai dix chambres à gaz de 200 personnes, mais je n’ai jamais plus de quatre camions en état de marche. Si je mets un camion par chambre, je gaze 800 personnes en une demi-heure. Si je mets deux camions par chambre, je gazerais peut-être – peut-être ! – 400 personnes en un quart d’heure. Mais en fait, je ne gagnerais pas de temps. Car après cela, il m’en restera encore 400 à gazer.
    Il ajouta :
    ― Il va sans dire qu’on ne me donnera jamais de camions neufs.
    […]
    Finalement, un après-midi, l’idée me vint que je n’arriverais jamais à rien, si je continuais à tourner ainsi en plein vide, sans rien de concret pour fixer mes idées, et je décidai de reproduire, dans mon propre camp, l’installation de Treblinka, comme une sorte de station expérimentale qui me permettrait de mettre au point les méthodes nouvelles que je cherchais. Dès que ces mots : « station expérimentale » surgirent dans mon esprit, ce fut tout d’un coup comme si un voile se déchirait, la peur de l’échec se dissipa, et un sentiment d’énergie, d’importance et d’utilité entra en moi comme une flèche. »
    Robert Merle, La Mort est mon métier.

     

    Ayant un important travail rédactionnel à terminer d’urgence pour un ouvrage collectif à paraître au dernier trimestre 2006, j’ai dû, hélas, repousser de quelques semaines les articles promis ici même sur quelques romans indispensables de ce début de siècle – La Horde du contrevent d’Alain Damasio, La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec –, comme j’ai également dû remettre à plus tard d’innombrables lectures d’ouvrages reçus, achetés, empruntés, dont les piles instables, envahissant tout l’espace disponible, menacent à tout moment de s’écrouler... Après La Guerre des Mondes, le film sans âme de Steven Spielberg, vous ne m’en voudrez donc pas d’autoriser aujourd’hui mes sarcasmes, en guise de récréation, à jeter leur dévolu sur un auteur apprécié du public et, quoi qu’on en dise, estimé par la critique professionnelle, un auteur qui participe pourtant avec ses produits textuels – qu’on dirait écrits par un logiciel – à l’engloutissement de la littérature francophone mainstream dans un flatland où tout est plat, indéterminé, UniMonde faux et mécanique.

    Jusqu’ici, je ne pensais à vrai dire pas grand chose des romans d’Amélie Nothomb, dont je n’avais lu que les trois premières oeuvrettes : Hygiène de l’assassin, inquiétante interview d’un écrivain monstrueux ; Le Sabotage amoureux, évocation fantasque – et inégale – de son enfance en Chine ; Les Combustibles enfin, récit dramatique dont l’emphase et la pauvreté, tant stylistiques que symboliques, m’avaient stoppé net dans mes fragiles velléités. Dans les deux premiers textes du moins subsistait-il une voix, reconnaissable entre toutes, certes agaçante, certes un peu vaine, mais plutôt caustique. Bref, si le talent d’Amélie Nothomb était selon moi grandement usurpé, elle-même m’était restée, allez savoir pourquoi, plutôt sympathique. Aussi, quand en cette rentrée littéraire 2005 la donzelle, au charme de laquelle, je le confesse, je ne suis pas totalement insensible, s’est trouvée, pour de mauvaises raisons, quasi unanimement conspuée par la Critique, alors mon esprit chevaleresque m’a fait perdre mon sang froid : puisque son Acide sulfurique, chahuté pour son sujet polémique – un rapprochement téméraire de la téléréalité et des camps de concentration –, était traîné dans la boue, ridiculisé, mis à l’index par les sempiternels défenseurs bien pensants de la « mémoire juive », eh bien, ah !, je la lirais, la chose !, d’autant que cette comparaison audacieuse pouvait déboucher, je le pressentais – j’avais tort –, sur d’abyssales réflexions, plonger au cœur des ténèbres, contempler la face du Mal…

    La Critique, pour une fois, ne s’y était pas trompée : d’Acide sulfurique, il n’y a rien, ou presque, à tirer. L’idée de base – un nouveau jeu télévisé, subtilement intitulé « Concentration » : de nombreuses caméras filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre les prisonniers d’un camp (arbitrairement embarqués au hasard des rafles), et ce sont les téléspectateurs, voyeurs impénitents, qui décident chaque jour lesquels d’entre eux seront exécutés –, cette idée donc, qui, je le maintiens, n’était pas plus stupide qu’une autre – et que plusieurs écrivains de science-fiction avaient déjà décliné, comme Pierre Bordage dans Wang –, n’est pas développée : parasitée par une liaison sadomasochiste entre l’héroïne et une kapo particulièrement bête, elle ne s’élève jamais au-dessus de la plus éthylique des discussions de comptoir. Tout au plus saisit-on au passage, au milieu d’une improbable enfilade de clichés, une ou deux phrases un peu moins creuses que les autres, comme l’importance que Pannonique, l’héroïne, accorde aux noms propres, et d’abord au sien propre bafoué par son numéro d’immatriculation (CKZ 114) – ce que d’autres ont déjà écrit, avec infiniment plus de sagesse. Le reste du temps, ces pages étiques, imprimées en corps 16, ne charrient qu’un vide absolu, une écriture plus grise, plus froide – mais d’une froideur stérile –, plus morte que le Dachau-Academy superficiellement dépeint. Or, il me semble que l’évocation, même allégorique, de l’Holocauste, des Camps et de leurs répliques, exige non seulement une intelligence, une profondeur exceptionnelles dont Amélie Nothomb, selon toute apparence, est dépourvue, mais encore une langue habitée, peuplée par la mémoire des morts, un Verbe salutaire – Lumière portée au pays de l’Ombre –, qui seuls sont capables, peut-être, d’échapper au vortex machinique de l’organisation des Camps, que Robert Merle avait si bien disséqué dans La Mort est mon métier. Ce que fait le haut gradé des Camps, il le fait non par sadisme, non par méchanceté, mais, écrit Robert Merle dans sa préface de 1972, « au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. » Il y avait là, j’en suis sûr, une piste à creuser, en s’intéressant par exemple aux nouvelles soumissions, aux valeurs contemporaines susceptibles, par des voies détournées, d’aboutir à de pareils désastres – ce qu’ont fait, à leur manière, Maurice G. Dantec et Michel Houellebecq dans leurs derniers romans. Or Acide sulfurique, au style étrangement absent – et faible –, étréci par son obsession du sadisme des subalternes, est d’emblée contaminé, malgré lui, par la logique industrielle que son auteur prétend pourtant dénoncer. C’est à mon sens cet échec, rarement signalé, non la qualité intrinsèque du roman, non son postulat de départ, qui est impardonnable. George Orwell l’avait parfaitement compris, qui dans 1984, chef d’œuvre qui me hante et dont je décèle de passionnants échos dans Cosmos Incorporated,  écrivait l’agonie d’une humanité dépossédée de ce qui la distinguait des machines.

  • D'un navet et de ses gélatineux adorateurs

     

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    « De plus en plus de nos importations viennent de l’étranger. »
    G. W. Bush.

     

    Aussi improbable que cela puisse paraître, il semblerait que le dernier navet de Steven Spielberg, La Guerre des Mondes, ait réussi à mystifier son monde. C’est avec une incrédulité croissante – et un énervement qui justifie ce billet de mauvaise humeur – que j’assiste en effet, depuis la sortie du film en juillet, à un concert de louanges. Les premiers coupables sont évidemment les critiques professionnels – qui, je le rappelle, sont payés pour visionner les oeuvres et, en théorie, pour établir quelques pistes d’analyse… – comme cet idiot de Frédéric Strauss dans Télérama, pour qui Spielberg, cet Auteûûûûr mésestimé, « nous a offert deux films de science-fiction habités par une surprenante inquiétude quant au sort de l'humain (A.I., Intelligence artificielle ; Minority Report) ». Une « surprenante inquiétude quant au sort de l’humain » ? La belle affaire… A.I., en dépit d’un début prometteur, fascinante version spielbergienne d’un projet kubrickien à partir d’un texte de Brian Aldiss, virait rapidement à la caricature avant de sombrer définitivement dans la mièvrerie la plus affligeante, et si Minority Report n’était pas indigne, il simplifiait à outrance la nouvelle (pourtant courte) de Philip K. Dick, y perdant au passage ce qui en faisait tout le sel métaphysique. Remarquons  qu’à aucun moment Frédéric Strauss ne mentionne les extraordinaires faiblesses du scénario de La Guerre des Mondes, pas plus qu’il ne songe – nous ne serons pas surpris – à étudier la forme, affreusement hollywoodienne dans sa construction, dans son casting, dans sa musique et dans son découpage. Vincent Malausa, dans Chronic’art, ne cesse de déblatérer (« le plus grand document sur le 11-Septembre qu’Hollywood ait produit »), se regarde écrire, aligne les poncifs, et finalement ne dit absolument rien du film lui-même.

    La blogosphère n’est pas en reste. Sandrine de Contrechamp, exaltée par l’enthousiasme d’une interprétation astucieuse, en oublie les éléments critiques les plus élémentaires. Pour elle, La Guerre des Mondes est un « chef d’œuvre de noirceur » (sic) en même temps qu’une nouvelle histoire de l’œil, Un Chien Andalou à l’appui – Bataille et Buñuel doivent se retourner dans leur tombe… Un autre blogueur commet ici la même erreur, et J(…)-S(…), qui veut faire le malin en opposant Kubrick et Spielberg à l’avantage du dernier, fait même de La Guerre des Mondes un film historique dont les images engloberaient, je cite, « la mémoire du XXème siècle et de ses cataclysmes, comme ceux du XXIème siècle naissant ».

    Comment diable peuvent-ils évoquer l’Holocauste et les attentats du World Trade Center quand Spielberg ne donne qu’une représentation disneylandisée du terrorisme ? Il ne suffit pas de montrer le Mal sortant des entrailles de l’Amérique : le reste du monde est oblitéré, et surtout, c’est la machine hollywoodienne qui, par sa mécanique bien huilée, par ses procédés grossiers mais efficaces, vient à bout de l’ennemi – qui n’est autre que le terroriste, l’alien… Si Spielberg remercie Dieu d’avoir débarrassé la terre (lire : les Etats-Unis d’Amérique) de ces affreux étrangers, je n’y vois pas la marque d’une prise de conscience, comme d’aucuns ont pu l’écrire, ni même la preuve d’une quelconque sagesse, mais bien celle d’une abdication. Tlön, quant à lui, citant Cronenberg et Rossellini à tort et à travers, chavire d’émotion au prétexte que Spielberg a conservé « l’idée géniale de Wells : les extraterrestres ne connaissent pas la roue », ce qui constituait pourtant, ce me semble, une condition sine qua non… Mais comme d’habitude, la palme du ridicule revient à Pierre Cormary pour qui La Guerre des Mondes, comme La Passion du Christ du tarkovskien Mel Gibson, est indubitablement « visionnaire […], fabuleusement bien filmé ». Et de se pâmer, comme d’autres, parce que le « Maître » aurait évité les clichés du film catastrophe. Remarquez, je m’y attendais : Cormary, dont il nous faut ici saluer le courage, ne cesse de « défendre » les bouses (Kill Bill, Harry Potter et compagnie) qui explosent le box-office, non sans avoir attendu, soit dit en passant, que les daubes en question aient été préalablement adoubées par une certaine intelligentsia. Pour lui aussi donc, Spielberg « [prend] le contre-pied des Independance Day et des Armageddon » parce que « ce n'est pas d'un ou de plusieurs hommes ultra-courageux et sacrificiels dont viendra le salut de l'humanité, mais de la simple incompatibilité de notre planète avec les extra-terrestres ». Et moi, naïf, qui croyais que l’idée était de Wells !
    Tous ces commentaires, en définitive – encore n’est-ce là qu’un vague aperçu de la myopie généralisée des tripodes de la Toile –, ne font qu’applaudir ce qui, dans l’adaptation, est exclusivement dû au talent et à l’imagination d’H.G. Wells, que tous ces phraseurs seraient bien inspirés de (re)lire. Car enfin, tout de même mes amis, admettez que mis à part quelques beaux plans de paysages couverts de sang et quelques effets réussis (la corne de brume, impressionnante à la première écoute ; les Tripodes, plutôt réussis), La Guerre des Mondes est un authentique nanar à l’esthétique ringarde, aux décors en toc, au scénario incohérent du début à la fin – un comble – et aux scènes d’action grotesques ! A défaut d’une véritable critique – il me faudrait pour cela endurer une nouvelle séance –, je vous livre pêle-mêle quelques observations.
    Passons, je vous prie, sur les graves problèmes de rythme, déjà signalés par Stéphane Delorme dans les Cahiers du cinéma (cet arrêt d’une demi-heure dans une cave, beaucoup trop démonstratif)… Mais s’il n’y avait que cela… D’abord, je n’avais jamais vu Tom Cruise aussi mauvais, ni aussi peu crédible : sans doute botuliniqué, lifté et scientologisé au dernier degré, il ne suscite qu’indifférence en toute situation – sinon l’hilarité, certes, quand il devrait être poignant… D’emblée, l’acteur se montre incapable de convaincre – pas plus que Tim Robbins d’ailleurs, plus cabotin que jamais – : à l’écran nous n’assistons pas à la trajectoire d’un homme confronté au chaos, mais au jeu de Tom Cruise, l’acteur, faisant le guignol dans du carton-pâte. Son personnage, en effet, est tout aussi médiocre : mal défini, falot au possible, il échappe cependant par on ne sait quels miracles à mille dangers, sans rien faire d’autre, précisons-le, que de se trouver au bon endroit, au bon moment – ou simplement parce qu’il est un bon A-mé-ri-cain, pauvre type révélé à son rôle de protecteur paternel. Ç’aurait pu être burlesque : ça n’est que pitoyable. Il faut le voir pour le croire : alors que toutes les voitures, par centaines, sont immobilisées, Tom Cruise trouve quasi instantanément (il est apparemment le seul puisqu’il se permet alors de zigzaguer entre les files interminables de véhicules à l’arrêt) – juste le temps de soulever un capot –, le moyen infaillible de redémarrer au nez et à la barbe des Tripodes… Quand un Œil fatal le tient en joue (dans une scène cousue de fil blanc), Tom Cruise en réchappe sans trop de problème – logique : les Tripodes massacrent tout le monde à tour de bras, pulvérisent des foules en un instant, mais réagissent avec des réflexes de tortues aux stimuli visuels (normal, répondrait Cormary, pour un œil dont le nerf optique mesure au moins trente mètres : le temps que l’information parvienne au cerveau…) Et quand Tom Cruise se fait intégralement gober par un véhicule ennemi – on se demande d’ailleurs pourquoi les aliens se mettent soudain, sans raison, à sucer notre sang alors que dans un premier temps ils se contentaient de nous étriper –, il ne s’en laisse pas compter puisqu’il parvient 1) à subtiliser une grenade à un militaire prisonnier comme lui d’une cage dont le Stalker a judicieusement noté la ressemblance avec une couille 2) à attendre tranquillement d’être complètement gobé pour dégoupiller sa grenade, l’air de rien, et 3) par se faire extirper du bazar avant que sa grenade n’explose. Il est très fort, Tom Cruise. Son fils (dans le film) aussi, soyons honnêtes : alors que nous le croyions mort, atomisé par un déluge de feu extraterrestre (il voulait en découdre avec l’ennemi, prouver qu’il était un homme, ce genre de conneries), il nous revient en pleine forme, sans autre explication. Cet épilogue restera d’ailleurs, de mémoire de cinéphile, un véritable morceau d’anthologie : Tom Cruise et sa fille (insupportable Dakota Fanning) se radinent après avoir vécu l’enfer, et toute la petite famille se pose là, sur le seuil d’une maison cossue, comme si rien ne s’était passé, comme si rien n’était vraiment susceptible de perturber leur bonheur hollywoodien – cette fiction.

    Et vous osez parler de chef d'oeuvre ?... Il est certes de bon ton de réhabiliter les cinéastes autrefois conspués par la critique dite « intellectuelle » – et de conchier les cinéastes autrefois portés au pinacle –, mais il serait temps, chers conspectateurs, de regarder les films et non leurs dossiers de presse... Ah !

  • Et Expecto - 6 - Wille zur Macht

     

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    L’étrange appendice apparu sous mon aisselle, explosif tentacule de chair dont ma main fébrile ne cesse à présent de vérifier l’existence, fait remonter des souvenirs qui ne me sont pas agréables à la surface de ma conscience – ou aurais-je tout inventé ? Ma mémoire m’appartient-elle ? Me l’aurait-on inoculée ?...
    Sur le quai de métro le temps est suspendu. Les ternes passagers, les yeux dans le vague, sont immobiles.
    Entre les rails, une souris fouine, indifférente à mes émois.

     

     

    Quand pour la première fois une main, en l’occurrence douce, tremblante et maladroite, celle de mon premier amour Géraldine, s’introduisit subrepticement dans mon caleçon dans le secret d’une chambre de bonne et provoqua une éjaculation aussi intense que prématurée, j’étais déjà un nietzschéen convaincu. Je ne connaîtrais plus de répit. Je m’élèverais au-dessus de mes semblables. Je dépasserais ma condition de pitoyable mâle postmoderne.
    En dépit de nombreuses tentatives, Géraldine resta vierge tout le temps que dura notre liaison, soit plus de six mois, et je ne connus ma première authentique pénétration qu’avec l’opulente Nadja, deux heures après que j’eus terminé la lecture des deux tomes de La Volonté de puissance. L’acte dura vingt-sept secondes mais résonna en moi comme l’illustration tonitruante de Zarathoustra par Richard strauss.
    Dans mon esprit, ces deux événements décisifs, la découverte de Nietzsche et mon dépucelage expéditif, s’étaient naturellement imbriqués et allaient forger mon identité, telles les cellules proliférantes d’une tumeur cancéreuse, de manière totalement anarchique – et durable.
    Mon obsession pour les textes du philosophe allemand remonte, je le sais pertinemment, à cette adolescence vécue comme un mauvais rêve et placée sous l’égide malveillante de la soumission, et j’interprète mon obsession comme l’expression d’une volonté de puissance déformée par l’amertume, comme le désir, d’abord inconscient puis évident, de devenir moi-même la métaphore vivante du surhomme au regard de mes déboires personnels, ou a contrario comme la théorisation terminale de ma propre mortification narcissique.
    Périssent les faibles ! s’écrie L’Antéchrist : je me suis considéré dès ma douzième année comme membre invisible du groupe des faibles – précisément lorsque ont débuté les séances d’éducation physique et sportive où je me ridiculisais plus qu’à mon tour, mes jambes chétives flottant dans mon survêtement démodé. Je m’étais rendu compte, avec une lucidité rétrospectivement effrayante, machinique, que je n’étais pas né pour gagner, ni en sport ni en amour, mais au mieux pour me fondre dans la masse, pour m’enfiler entre les replis du ventre mou, adipeux, spongieux des incolores classes moyennes.
    Dès lors que j’eus compris cela, je n’eus de cesse de quitter la queue du peloton pour en gagner le corps principal, où je serais toujours invisible mais intègre.
    Je ne réussis qu’à devenir aussi insignifiant que mes congénères.
    Cette nouvelle étape franchie, je voulus aller plus loin, rejoindre la tête, l’élite, la crème. Looser, je me rêvais leader. Par snobisme, par conviction ou en réaction à la stupidité pandémique de mon espèce, je me suis mis à écouter du rock indépendant, du jazz, du classique, du grind-core, du black métal, de la musique contemporaine, du free-jazz, du post-rock, de la jungle, de la drum’n bass, du rock industriel – je brûlai même mes vieux 33 tours de variété. Être assimilé, de près ou de loin, aux pratiques bovines des milliards de Français que je croisais quotidiennement, me rendait malade. Pour ne plus avoir la nausée, je me suis mis à lire Joyce, Kafka, Duras, Faulkner, Bernanos, Burroughs, Dick, Ballard, Dostoïevski, Nabokov, Bloy et Lautréamont en lieu et place des derniers romans à la mode auxquels je ne trouvais plus qu’un goût chimique de produit de synthèse. La nausée persistait. Je me suis alors mis à voir en salles Bergman, Bresson, Tarkovski, Lang, Bava, Hitchcock, Antonioni, Kurosawa, Fellini, Dreyer et Mizoguchi, dédaignant les films d’arts martiaux et les comédies romantiques plébiscités par un peuple dont la disparition m’aurait plutôt satisfait.
    J’étais chatouillé, souffreteux et lettré, par les faux monnayeurs des arts.
    Attitude.

     

     

    Je réalisai hélas assez vite que je ne faisais en vérité que rejoindre un autre cheptel, à peine plus restreint et tout aussi dérisoire que le précédent – je ne ferais jamais partie de l’élite.
    Et si aujourd’hui mes plaies ont cicatrisé, les coutures n’en sont pas moins aussi apparentes que celles de mes Kickers. La suture du temps ne connaît pas la précision de la chirurgie moderne : elle déchire, elle transperce, elle charcute, elle débite, elle tronçonne, elle dépèce, elle équarrit – elle concasse.

     

     

    L’affiche que je contemple à présent, vulgaire, superficielle, ricane de ma médiocrité, de toutes ces années vitales perdues en vaines tentatives de regagner les rangs de la normalité puis à essayer d’en sortir. Ces rangs, je ne les avais jamais quittés ; je fermais la marche, j’en étais toujours la queue inféconde. Pas celle d’une comète, scintillante et magique : celle d’un spermatozoïde malhabile, frétillant, doté d’instinct de survie mais définitivement inapte à atteindre son but essentiel.

     

     

    L’aventure avec Nadja, ma belle orientale au sexe si accueillant, dura près d’un an. Elle m’apprit l’amour, le désir, le plaisir, avant de me quitter pour un homme plus âgé – sans doute meilleur amant, me disais-je alors avec amertume.
    Indignité.

     

     

    Sur le quai du métro, les yeux du succube publicitaire agissent comme un révélateur.
    Ma peau s’électrise, survolée par un orage magnétique auquel ma déhiscence importune n’est sans doute pas étrangère.
    Fiction d’un monde qui correspondrait à nos désirs.
    L’enveloppe de mon être profond enfin nettoyé de ses scories mnésiques, mes tatouages mentaux apparaissent dans toute leur nudité comme sous l’action d’une encre sympathique – incandescente – : l’affiche… les Kickers… Nadja… les hommes… les putes… les animaux… Nietzsche… les plantes… les bactéries… les pierres… la terre… l’eau… l’air… le feu… le sang… l’or… le plomb… la merde…, sont constitués des mêmes particules élémentaires, proviennent des mêmes astres cosmiques, du même Big Bang originel et sont en dernière analyse interchangeables. L’éternité n’existe qu’au royaume du quantique – sans personne pour en profiter.
    A présent je vais beaucoup mieux.

    A présent, je suis prêt à en découdre, non sans cynisme et innocence, avec l’indiscipline de l’esprit moderne. Armé de ma colère du désabusé, je remonte à contre-courant le fleuve dégénéré du cercle de l’âme.

    Les belles ne manquent pas à Paris. Il me suffit de savoir que je ne suis pas le plus mal loti parmi les dizaines de mâles végétant sur le quai.
    Aurore, avec sa beauté sculpturale, en était la preuve indéniable.

     

    Aurore.

     

    Aurore.

  • Transhuman’s Hive ou le crépuscule des idiots

     

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    « Why am I, such a void ? »
    Godflesh, “Voidhead” in album Hymns (2001)

     

    « Propos de Nils Hellstrom. Sur les milliards de créatures vivantes qui peuplent la terre, seul l’homme réfléchit à son existence. Ses questions aboutissent à le torturer ; il est incapable d’accepter, contrairement aux insectes, que l’unique but de la vie est la vie même. »
    Frank Herbert, La Ruche d’Hellstrom.

     

    « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. »
    Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires.

     

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    Et Transhumain parla ainsi au cheptel du blogomphalos :

     

    « Il est temps que l’homme se propose un but. Il est temps que l'homme plante le germe de son espérance la plus haute.

    Son sol est déjà vide et fatigué. Cette terre un jour sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

    Enfin ! Le temps est proche où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Enfin ! Le temps est proche du plus admirable des hommes, qui ne sait plus s’admirer lui-même.
    Voici ! Je vous montre le post-humain.

    "Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est-ce que cela ?" – Ainsi demande le post-humain et il cligne de son œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires – il lui suffira de consulter WikiGod.

    La terre sera devenue plus exiguë et sur elle flottera le post-humain, qui n’amenuise rien. Sa race est indestructible comme celle de la Machine ; le post-humain vit le plus longtemps.

    "Nous avons inventé le bonheur", disent les post-humains, et ils clignent de leur œil mécanique dupliqué en deux millions d’exemplaires. »

     

    Ici prit fin le premier discours de Transhumain, celui qu'on appelle aussi « le crépuscule des idiots »; car à ce moment l'interrompirent les cris et les protestations de la foule.

     

    « Banissons ce post-humain, ô Transhumain, s'écrièrent-ils, éloigne-nous de ces post-humains ! Nous te tiendrons quitte du dernier homme ! »

    Et tout le peuple vociférait et crachait en tous sens. Mais Transhumain s'attrista et dit à son cœur artificiel (forfait illimité) :

    « Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles.
    Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans l’océan d’information, j'ai trop écouté les IA et les avatars : voilà que je leur parle comme à un Cybionte. Froide est mon âme et scintillante comme le curseur d’un écran. Mais ils me croient de sang chaud et me prennent pour un triste sire aux prophéties sinistres.

    Et voici qu'ils me regardent et qu'ils pleurent : et tandis qu'ils pleurent, ils me haïssent encore. Il y a de la peur dans leurs pleurs. »

     

    « Nous vivons en parfaite harmonie avec la métaconscience électronique des ETI, également appelée – non sans humour – « Conscience Immanente des Artefacts », aussi recevons-nous son aide pour y parvenir. Bientôt, CIA et Cybionte serons réunis à leur tour, ils ne feront plus qu’un, réalisant ainsi définitivement le grandiose projet initial de Hayek Friedman Zorn, ce grand humaniste au sens le plus noble du terme. »

    Le Dit du Transhumain, PT6,9

     

    1.

    La qualité du débat entre Juan Asensio et Dominique Autié, via leurs blogs respectifs, prouve en tout état de cause que du vide abyssal de la Toile, tissée de millions d’insignifiances individuelles, constituée non pas des fils ténus de frêles existences mais bien des distances infinies où ils s’engouffrent, que de cette obscurité dévorante peuvent miraculeusement briller, de loin en loin, les feux stellaires d’une parole vraie, voire solitaire, aussi bien que d’une ébauche nébulaire d’intelligence en essaim, pour reprendre les termes des deux parties.

     

    « L’Occident d’aujourd’hui, paisible agrégat de consciences solidarisées et fusionnées avec la Conscience Immanente des Artefacts, peine à saisir l’essence de ce passé pourtant proche, l’âme de ces vingtième, vingt-et-unième et vingt-deuxième siècles dilacérés de violences inouïes et de guerres sans nom, gorgés du sang et de la souffrance de leurs peuples et auréolés du génie de leurs élites. »

    Le Dit du Transhumain, PT5,1

     

    2.

    Nous aurions cependant tort, ceci posé, de ne pas entendre les avertissements, aussi impérieux, aussi orgueilleux soient-ils, du premier nommé, lorsqu’il écrit avec cette fièvre presque démente que « [l]a Toile […] n’est absolument pas une noosphère, sorte d’immense cerveau tel que décrit par Lem dans Solaris, qui supposerait donc trois (voire quatre) dimensions plutôt que deux : c’est au contraire le royaume plat de Flatland, agité de ces microscopiques sujets vantant, du haut de leur chaire plane, l’insignifiance de textes plats qu’on dirait bavés par des limaces, l’animal sacré paraît-il de ce singulier pays. » Comment nier, au-delà de leur agaçante vanité, la justesse prophétique de tels propos ? Et comment ne pas comprendre que cette pensée soi-disant noosphérique, qui en vérité n’est que machinique, froide, inhumaine, termitique – le vide, oui, pour nous insipide mais dont la Créature concentrationnaire se nourrit –, se distingue radicalement de la Voix flamboyante de l’homme – ou de la femme – solitaire, poétique ou mystique, précisément parce qu’elle n’est plus Corps et Âme mais collective, entité super-structurelle non plus soutenue par l’expérience du vivant mais par la raison pure, non plus tendu vers un absolu mais vers un objectif déterminé, programmé, pragmatique, mathématique, définitivement apoétique ?…

     

    « Finalement, on aboutit […] à une vulgarisation endémique de la pensée de type utilitariste – la seule, je le répète, vous le répétez, nous le répétons, qui soit capable de nous faire traverser les âges et le vide interstellaire en toute sérénité. »

    Le Dit du Transhumain, PT1,10

     

    3.
    Toute intelligence en essaim en effet, est par essence utilitariste – je ne crois pas vraiment à l’avènement de la « cyberdémocratie » fantasmé par Pierre Lévy – ; autrement dit, abaissant l’individu au rôle de simple rouage, elle n’est rien moins que l’ennemie du Verbe – ennemie de Dieu, qu’elle élimine sans scrupule. Dans La Ruche d’Hellstrom de Frank Herbert, roman par ailleurs assez indigeste, une secte née quinze générations plus tôt a développé dans une termitière artificielle souterraine une société eugéniste de clones post-humains désindividualisés, dotés d’une résistance et d’une longévité exceptionnelles, mais soumis à leur nature d’ouvriers, de soldats et de reproductrices ultrasensibles à l’émission d’hormones, animés par une finalité commune – survivre, perpétuer l’espèce, permettre à la « ruche » de se développer à l’abri des « sauvages » (nous).

     

    « On comprend aisément que, puisque les hommes se reproduisaient désormais par voie clinique et jouissaient enfin de manière totalement asexuée, le coït et les autres pratiques « érotiques » n’avaient plus lieu d’être. […] L’homme abandonnait donc encore quelques unes des tares que lui avait légué la vile Nature – il se rapprochait, à force de persévérance, de l’état de grâce. »

    Le Dit du Transhumain, PT3,3

     

    4.
    L’Essaim du livre d’Herbert, animé d’une implacable volonté de puissance, voué dès sa conception à supplanter une humanité trop faillible, trop nuisible à l’équilibre écologique de la planète – nouvelle variation de la quête du Surhomme après Dune et son Kwisatz Haderach –, forme une société totalement matérialiste, assez proche des « néo-humains » de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, et des « frères-clones reliés » de la nouvelle « Pater Noster » extraite du Dit du Transhumain, autrement dit des archives du XXIIIe siècle : l’individu est dissous, entomologisé – inexorablement aimanté par le pôle insectoïde – en dépit d’une illusion de pensée (comme le sens de l’humour de nos frères-clones), assimilé aux pièces interchangeables d’une machine de guerre et de survie en milieu hostile. Et si l’auteur des Particules élémentaires se fait le chantre de cette néo-humanité déshumanisée, Frank Herbert, lui, ne porte aucun jugement, ni dans La Ruche d’Hellstrom, ni dans Dune : pour lui la fin de l’homme et sa succession par une nouvelle espèce améliorée, utlitariste, fasciste, constituent la seule alternative à la destruction du monde.

     

    « Mon avis, votre avis, notre avis, est toutefois que l’art en tant qu’accomplissement individuel, la culture en tant que ferment communautaire, n’ont plus de raison d’être. Communion dérisoire au regard de notre idéale symbiose. Aujourd’hui, demain, toujours, alors que l’Homme-Dieu resplendit déjà à l’horizon, seule la création collective utile a encore un avenir. »
    Le Dit du Transhumain, PT4,6

     

    5.
    Or l’Internet, interconnexion de réseaux numériques, ensemble entropique d’hyperrelations, n’est autre que l’embryon de ce Successeur aux traits totalement inhumains – lire Identification des schémas de William Gibson qui, s’il ne parvient jamais à réanchanter son propre univers, formule le même effroyable constat (il n’est rien que le Novlangue orwellien, pertinemment évoqué par le Stalker, ne puisse rapidement absorber). Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. La Zone, plus que tout autre territoire du blogomphalos, contribue ainsi, malgré la foi inébranlable qui anime son créateur – mais pour combien de temps encore ? –, à l’irréversible entropie qui frappe non seulement le média lui-même, mais encore ses utilisateurs. Autant vociférer dans un désert éternel en effet : du cyberespace ne saurait naître qu’une déhiscence de la Technique, gris acier, à laquelle l’homme, cet animal pathétique, ne serait plus indispensable.

     

    « L’homme s’était trouvé, à défaut d’un but – ne répétons pas les erreurs eschatologiques du passé –, au moins une direction : sa propre perpétuation, au prix d’évolutions biologiques irrémédiables – l’Übermensch de Friedrich Nietzsche – par-delà les siècles et les millénaires. A l’horizon flamboyait l’aurore transhumaine. »

    Le Dit du Transhumain, PT1,9

  • Sprats de David Bessis

     

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    « 13 août. — Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l'être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l'eau. J'éprouve cela dans mon être moral d'une façon étrange et désolante. Je n'ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais quelqu'un veut pour moi ; et j'obéis. »
    Guy de Maupassant, Le Horla.

     

    « Chaque fois que l’on me demande si je suis bien certain que ces tentacules n’ont pas toujours été là, je me trouve embarrassé et incapable de fournir une réponse précise. Au fond, je n’en sais rien. »
    David Bessis, Sprats.

     

     

    Etrange texte que celui-ci, sous forme de journal intime, paru dans l’excellente Petite collection d’Allia. Le narrateur de Sprats, un homme moyen, parfaitement banal, est hospitalisé en janvier 2014 pour une durée indéterminée. Motif invoqué : huit tentacules, fermes mais visqueux et garnis de ventouses, sont apparus tout autour de son abdomen, inopinément, durant la nuit. L’argument rappelle La Métamorphose de Franz Kafka (on trouve même dans Sprats un infirmier K…), mais à mesure que le malade, apparemment coupé du monde extérieur, consigne l’incroyable évolution de ses symptômes et relate les tergiversations du corps médical, le récit quitte l’allégorie sociale pour une démonstration tout aussi métaphorique qui, aussi froidement logique soit-elle – l’auteur, dont il s’agit du premier roman, est présenté comme mathématicien –, confine à l’absurde – et à l’horreur la plus viscérale.

    Les « spécialistes », incapables de déterminer les causes de la maladie – « Forme particulière de cancer, mutation que j’aurais portée depuis toujours et qui s’exprimerait subitement, inflammation, parasitisme fulgurant, dépression grave, réaction allergique ou auto-immune : en fait on ne sait rien. » même si « l’hypothèse privilégiée reste celle de l’intoxication alimentaire » –, décident finalement d’amputer leur patient de sa nouvelle ceinture organique bien que ce dernier, nonobstant une culpabilité dévorante, commençait pourtant à s’y habituer : contrairement à celui du Horla, auquel fait assurément penser le livre (ne serait-ce qu’en raison de sa forme), ce mal-ci n’habite pas le malade sinon dans l’esprit totalitaire des membres des services hospitaliers – la provenance étrangère des sprats avariés n’est pas fortuite – : il est le malade ; il n’augure pas d’un être nouveau – il n’est plus métaphore de la folie, mais de l’imaginaire – mais de la fin de l’être.

    Si le narrateur n’avait pas eu l’idée saugrenue, un matin, d’inspecter son ventre, sans doute n’aurait-il rien remarqué en effet car en vérité les pseudopodes ont fini par s’enraciner profondément en lui, par s’immiscer au creux de son être, jusqu’au cœur de son génome (« On a […] détecté, dans des noyaux de cellules tentaculaires, une multitude de séquences d’ADN étrangères à l’espèce humaine – ce qui, évidemment, est une mauvaise nouvelle »). Nous avons donc affaire, plus qu’à l’extraordinaire cas clinique d’une métamorphose, à l’exposition fantastique d’un grave problème d’identité (« Vous êtes en train de pourrir sur pied » lui apprend le docteur T… tandis que s’annonce une crise d’infâmes vomissements, « entre l’infection et le parasitisme »). A la honte d’être différent, d’avoir peut-être volontairement, ou du moins inconsciemment, transgressé la norme, s’ajoute celle d’être froidement examiné, traité en cobaye par les médecins (qui insinuent d’ailleurs qu’il serait lui-même à l’origine de son mal – non sans raison, mais s’agit-il vraiment d’un « mal » ?...). L’amputation, comme souvent, est ainsi symboliquement castratrice : avec ses tentacules, c’est son corps, c’est son âme qu’on a tenté de réduire.

    Il ne s’agit pas tant, à mon sens, d’une énième parabole de l’altérité, que d’un drôle et féroce plaidoyer pour la liberté de l’artiste, ce que la critique, de toute façon peu encline à s’intéresser aux œuvres marginales – a fortiori lorsque celles-ci sont aussi courtes que les opus de la Petite collection d’Allia –, n’a pas su déceler malgré l’évidence – à l’exception notable de mon amie Sandrine Brugot Maillard. Ce qui est alors relaté dans Sprats, livre « insolite et subversif » comme l’état physiologique qu’il décrit, n’est rien d’autre que la lente réification du vivant, la victoire annoncée de l’ordre machinique. La fin de ce court roman est encore plus pessimiste qu’elle n’en a l’air : si en dépit des traitements médicaux, des opérations chirurgicales et des psychothérapies, l’imaginaire du héros est toujours actif, il se développe désormais sur un mode paranoïaque, inévitablement morbide. – Et le monde, asphyxié, se couvre d’une poussière d’Apocalypse.