Et Expecto - 6 - Wille zur Macht (16/10/2005)

 

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L’étrange appendice apparu sous mon aisselle, explosif tentacule de chair dont ma main fébrile ne cesse à présent de vérifier l’existence, fait remonter des souvenirs qui ne me sont pas agréables à la surface de ma conscience – ou aurais-je tout inventé ? Ma mémoire m’appartient-elle ? Me l’aurait-on inoculée ?...
Sur le quai de métro le temps est suspendu. Les ternes passagers, les yeux dans le vague, sont immobiles.
Entre les rails, une souris fouine, indifférente à mes émois.

 

 

Quand pour la première fois une main, en l’occurrence douce, tremblante et maladroite, celle de mon premier amour Géraldine, s’introduisit subrepticement dans mon caleçon dans le secret d’une chambre de bonne et provoqua une éjaculation aussi intense que prématurée, j’étais déjà un nietzschéen convaincu. Je ne connaîtrais plus de répit. Je m’élèverais au-dessus de mes semblables. Je dépasserais ma condition de pitoyable mâle postmoderne.
En dépit de nombreuses tentatives, Géraldine resta vierge tout le temps que dura notre liaison, soit plus de six mois, et je ne connus ma première authentique pénétration qu’avec l’opulente Nadja, deux heures après que j’eus terminé la lecture des deux tomes de La Volonté de puissance. L’acte dura vingt-sept secondes mais résonna en moi comme l’illustration tonitruante de Zarathoustra par Richard strauss.
Dans mon esprit, ces deux événements décisifs, la découverte de Nietzsche et mon dépucelage expéditif, s’étaient naturellement imbriqués et allaient forger mon identité, telles les cellules proliférantes d’une tumeur cancéreuse, de manière totalement anarchique – et durable.
Mon obsession pour les textes du philosophe allemand remonte, je le sais pertinemment, à cette adolescence vécue comme un mauvais rêve et placée sous l’égide malveillante de la soumission, et j’interprète mon obsession comme l’expression d’une volonté de puissance déformée par l’amertume, comme le désir, d’abord inconscient puis évident, de devenir moi-même la métaphore vivante du surhomme au regard de mes déboires personnels, ou a contrario comme la théorisation terminale de ma propre mortification narcissique.
Périssent les faibles ! s’écrie L’Antéchrist : je me suis considéré dès ma douzième année comme membre invisible du groupe des faibles – précisément lorsque ont débuté les séances d’éducation physique et sportive où je me ridiculisais plus qu’à mon tour, mes jambes chétives flottant dans mon survêtement démodé. Je m’étais rendu compte, avec une lucidité rétrospectivement effrayante, machinique, que je n’étais pas né pour gagner, ni en sport ni en amour, mais au mieux pour me fondre dans la masse, pour m’enfiler entre les replis du ventre mou, adipeux, spongieux des incolores classes moyennes.
Dès lors que j’eus compris cela, je n’eus de cesse de quitter la queue du peloton pour en gagner le corps principal, où je serais toujours invisible mais intègre.
Je ne réussis qu’à devenir aussi insignifiant que mes congénères.
Cette nouvelle étape franchie, je voulus aller plus loin, rejoindre la tête, l’élite, la crème. Looser, je me rêvais leader. Par snobisme, par conviction ou en réaction à la stupidité pandémique de mon espèce, je me suis mis à écouter du rock indépendant, du jazz, du classique, du grind-core, du black métal, de la musique contemporaine, du free-jazz, du post-rock, de la jungle, de la drum’n bass, du rock industriel – je brûlai même mes vieux 33 tours de variété. Être assimilé, de près ou de loin, aux pratiques bovines des milliards de Français que je croisais quotidiennement, me rendait malade. Pour ne plus avoir la nausée, je me suis mis à lire Joyce, Kafka, Duras, Faulkner, Bernanos, Burroughs, Dick, Ballard, Dostoïevski, Nabokov, Bloy et Lautréamont en lieu et place des derniers romans à la mode auxquels je ne trouvais plus qu’un goût chimique de produit de synthèse. La nausée persistait. Je me suis alors mis à voir en salles Bergman, Bresson, Tarkovski, Lang, Bava, Hitchcock, Antonioni, Kurosawa, Fellini, Dreyer et Mizoguchi, dédaignant les films d’arts martiaux et les comédies romantiques plébiscités par un peuple dont la disparition m’aurait plutôt satisfait.
J’étais chatouillé, souffreteux et lettré, par les faux monnayeurs des arts.
Attitude.

 

 

Je réalisai hélas assez vite que je ne faisais en vérité que rejoindre un autre cheptel, à peine plus restreint et tout aussi dérisoire que le précédent – je ne ferais jamais partie de l’élite.
Et si aujourd’hui mes plaies ont cicatrisé, les coutures n’en sont pas moins aussi apparentes que celles de mes Kickers. La suture du temps ne connaît pas la précision de la chirurgie moderne : elle déchire, elle transperce, elle charcute, elle débite, elle tronçonne, elle dépèce, elle équarrit – elle concasse.

 

 

L’affiche que je contemple à présent, vulgaire, superficielle, ricane de ma médiocrité, de toutes ces années vitales perdues en vaines tentatives de regagner les rangs de la normalité puis à essayer d’en sortir. Ces rangs, je ne les avais jamais quittés ; je fermais la marche, j’en étais toujours la queue inféconde. Pas celle d’une comète, scintillante et magique : celle d’un spermatozoïde malhabile, frétillant, doté d’instinct de survie mais définitivement inapte à atteindre son but essentiel.

 

 

L’aventure avec Nadja, ma belle orientale au sexe si accueillant, dura près d’un an. Elle m’apprit l’amour, le désir, le plaisir, avant de me quitter pour un homme plus âgé – sans doute meilleur amant, me disais-je alors avec amertume.
Indignité.

 

 

Sur le quai du métro, les yeux du succube publicitaire agissent comme un révélateur.
Ma peau s’électrise, survolée par un orage magnétique auquel ma déhiscence importune n’est sans doute pas étrangère.
Fiction d’un monde qui correspondrait à nos désirs.
L’enveloppe de mon être profond enfin nettoyé de ses scories mnésiques, mes tatouages mentaux apparaissent dans toute leur nudité comme sous l’action d’une encre sympathique – incandescente – : l’affiche… les Kickers… Nadja… les hommes… les putes… les animaux… Nietzsche… les plantes… les bactéries… les pierres… la terre… l’eau… l’air… le feu… le sang… l’or… le plomb… la merde…, sont constitués des mêmes particules élémentaires, proviennent des mêmes astres cosmiques, du même Big Bang originel et sont en dernière analyse interchangeables. L’éternité n’existe qu’au royaume du quantique – sans personne pour en profiter.
A présent je vais beaucoup mieux.

A présent, je suis prêt à en découdre, non sans cynisme et innocence, avec l’indiscipline de l’esprit moderne. Armé de ma colère du désabusé, je remonte à contre-courant le fleuve dégénéré du cercle de l’âme.

Les belles ne manquent pas à Paris. Il me suffit de savoir que je ne suis pas le plus mal loti parmi les dizaines de mâles végétant sur le quai.
Aurore, avec sa beauté sculpturale, en était la preuve indéniable.

 

Aurore.

 

Aurore.

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