Amélie Nothomb : la mort du Verbe est son métier (à propos d'Acide sulfurique) (26/10/2005)

 

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« Je dis :
― Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre deux camions au lieu d’un seul pour gazer ? Les choses iraient plus vite.
― Non, dit Schmolde, j’ai dix chambres à gaz de 200 personnes, mais je n’ai jamais plus de quatre camions en état de marche. Si je mets un camion par chambre, je gaze 800 personnes en une demi-heure. Si je mets deux camions par chambre, je gazerais peut-être – peut-être ! – 400 personnes en un quart d’heure. Mais en fait, je ne gagnerais pas de temps. Car après cela, il m’en restera encore 400 à gazer.
Il ajouta :
― Il va sans dire qu’on ne me donnera jamais de camions neufs.
[…]
Finalement, un après-midi, l’idée me vint que je n’arriverais jamais à rien, si je continuais à tourner ainsi en plein vide, sans rien de concret pour fixer mes idées, et je décidai de reproduire, dans mon propre camp, l’installation de Treblinka, comme une sorte de station expérimentale qui me permettrait de mettre au point les méthodes nouvelles que je cherchais. Dès que ces mots : « station expérimentale » surgirent dans mon esprit, ce fut tout d’un coup comme si un voile se déchirait, la peur de l’échec se dissipa, et un sentiment d’énergie, d’importance et d’utilité entra en moi comme une flèche. »
Robert Merle, La Mort est mon métier.

 

Ayant un important travail rédactionnel à terminer d’urgence pour un ouvrage collectif à paraître au dernier trimestre 2006, j’ai dû, hélas, repousser de quelques semaines les articles promis ici même sur quelques romans indispensables de ce début de siècle – La Horde du contrevent d’Alain Damasio, La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec –, comme j’ai également dû remettre à plus tard d’innombrables lectures d’ouvrages reçus, achetés, empruntés, dont les piles instables, envahissant tout l’espace disponible, menacent à tout moment de s’écrouler... Après La Guerre des Mondes, le film sans âme de Steven Spielberg, vous ne m’en voudrez donc pas d’autoriser aujourd’hui mes sarcasmes, en guise de récréation, à jeter leur dévolu sur un auteur apprécié du public et, quoi qu’on en dise, estimé par la critique professionnelle, un auteur qui participe pourtant avec ses produits textuels – qu’on dirait écrits par un logiciel – à l’engloutissement de la littérature francophone mainstream dans un flatland où tout est plat, indéterminé, UniMonde faux et mécanique.

Jusqu’ici, je ne pensais à vrai dire pas grand chose des romans d’Amélie Nothomb, dont je n’avais lu que les trois premières oeuvrettes : Hygiène de l’assassin, inquiétante interview d’un écrivain monstrueux ; Le Sabotage amoureux, évocation fantasque – et inégale – de son enfance en Chine ; Les Combustibles enfin, récit dramatique dont l’emphase et la pauvreté, tant stylistiques que symboliques, m’avaient stoppé net dans mes fragiles velléités. Dans les deux premiers textes du moins subsistait-il une voix, reconnaissable entre toutes, certes agaçante, certes un peu vaine, mais plutôt caustique. Bref, si le talent d’Amélie Nothomb était selon moi grandement usurpé, elle-même m’était restée, allez savoir pourquoi, plutôt sympathique. Aussi, quand en cette rentrée littéraire 2005 la donzelle, au charme de laquelle, je le confesse, je ne suis pas totalement insensible, s’est trouvée, pour de mauvaises raisons, quasi unanimement conspuée par la Critique, alors mon esprit chevaleresque m’a fait perdre mon sang froid : puisque son Acide sulfurique, chahuté pour son sujet polémique – un rapprochement téméraire de la téléréalité et des camps de concentration –, était traîné dans la boue, ridiculisé, mis à l’index par les sempiternels défenseurs bien pensants de la « mémoire juive », eh bien, ah !, je la lirais, la chose !, d’autant que cette comparaison audacieuse pouvait déboucher, je le pressentais – j’avais tort –, sur d’abyssales réflexions, plonger au cœur des ténèbres, contempler la face du Mal…

La Critique, pour une fois, ne s’y était pas trompée : d’Acide sulfurique, il n’y a rien, ou presque, à tirer. L’idée de base – un nouveau jeu télévisé, subtilement intitulé « Concentration » : de nombreuses caméras filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre les prisonniers d’un camp (arbitrairement embarqués au hasard des rafles), et ce sont les téléspectateurs, voyeurs impénitents, qui décident chaque jour lesquels d’entre eux seront exécutés –, cette idée donc, qui, je le maintiens, n’était pas plus stupide qu’une autre – et que plusieurs écrivains de science-fiction avaient déjà décliné, comme Pierre Bordage dans Wang –, n’est pas développée : parasitée par une liaison sadomasochiste entre l’héroïne et une kapo particulièrement bête, elle ne s’élève jamais au-dessus de la plus éthylique des discussions de comptoir. Tout au plus saisit-on au passage, au milieu d’une improbable enfilade de clichés, une ou deux phrases un peu moins creuses que les autres, comme l’importance que Pannonique, l’héroïne, accorde aux noms propres, et d’abord au sien propre bafoué par son numéro d’immatriculation (CKZ 114) – ce que d’autres ont déjà écrit, avec infiniment plus de sagesse. Le reste du temps, ces pages étiques, imprimées en corps 16, ne charrient qu’un vide absolu, une écriture plus grise, plus froide – mais d’une froideur stérile –, plus morte que le Dachau-Academy superficiellement dépeint. Or, il me semble que l’évocation, même allégorique, de l’Holocauste, des Camps et de leurs répliques, exige non seulement une intelligence, une profondeur exceptionnelles dont Amélie Nothomb, selon toute apparence, est dépourvue, mais encore une langue habitée, peuplée par la mémoire des morts, un Verbe salutaire – Lumière portée au pays de l’Ombre –, qui seuls sont capables, peut-être, d’échapper au vortex machinique de l’organisation des Camps, que Robert Merle avait si bien disséqué dans La Mort est mon métier. Ce que fait le haut gradé des Camps, il le fait non par sadisme, non par méchanceté, mais, écrit Robert Merle dans sa préface de 1972, « au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. » Il y avait là, j’en suis sûr, une piste à creuser, en s’intéressant par exemple aux nouvelles soumissions, aux valeurs contemporaines susceptibles, par des voies détournées, d’aboutir à de pareils désastres – ce qu’ont fait, à leur manière, Maurice G. Dantec et Michel Houellebecq dans leurs derniers romans. Or Acide sulfurique, au style étrangement absent – et faible –, étréci par son obsession du sadisme des subalternes, est d’emblée contaminé, malgré lui, par la logique industrielle que son auteur prétend pourtant dénoncer. C’est à mon sens cet échec, rarement signalé, non la qualité intrinsèque du roman, non son postulat de départ, qui est impardonnable. George Orwell l’avait parfaitement compris, qui dans 1984, chef d’œuvre qui me hante et dont je décèle de passionnants échos dans Cosmos Incorporated,  écrivait l’agonie d’une humanité dépossédée de ce qui la distinguait des machines.

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