D'un navet et de ses gélatineux adorateurs (21/10/2005)

 

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« De plus en plus de nos importations viennent de l’étranger. »
G. W. Bush.

 

Aussi improbable que cela puisse paraître, il semblerait que le dernier navet de Steven Spielberg, La Guerre des Mondes, ait réussi à mystifier son monde. C’est avec une incrédulité croissante – et un énervement qui justifie ce billet de mauvaise humeur – que j’assiste en effet, depuis la sortie du film en juillet, à un concert de louanges. Les premiers coupables sont évidemment les critiques professionnels – qui, je le rappelle, sont payés pour visionner les oeuvres et, en théorie, pour établir quelques pistes d’analyse… – comme cet idiot de Frédéric Strauss dans Télérama, pour qui Spielberg, cet Auteûûûûr mésestimé, « nous a offert deux films de science-fiction habités par une surprenante inquiétude quant au sort de l'humain (A.I., Intelligence artificielle ; Minority Report) ». Une « surprenante inquiétude quant au sort de l’humain » ? La belle affaire… A.I., en dépit d’un début prometteur, fascinante version spielbergienne d’un projet kubrickien à partir d’un texte de Brian Aldiss, virait rapidement à la caricature avant de sombrer définitivement dans la mièvrerie la plus affligeante, et si Minority Report n’était pas indigne, il simplifiait à outrance la nouvelle (pourtant courte) de Philip K. Dick, y perdant au passage ce qui en faisait tout le sel métaphysique. Remarquons  qu’à aucun moment Frédéric Strauss ne mentionne les extraordinaires faiblesses du scénario de La Guerre des Mondes, pas plus qu’il ne songe – nous ne serons pas surpris – à étudier la forme, affreusement hollywoodienne dans sa construction, dans son casting, dans sa musique et dans son découpage. Vincent Malausa, dans Chronic’art, ne cesse de déblatérer (« le plus grand document sur le 11-Septembre qu’Hollywood ait produit »), se regarde écrire, aligne les poncifs, et finalement ne dit absolument rien du film lui-même.

La blogosphère n’est pas en reste. Sandrine de Contrechamp, exaltée par l’enthousiasme d’une interprétation astucieuse, en oublie les éléments critiques les plus élémentaires. Pour elle, La Guerre des Mondes est un « chef d’œuvre de noirceur » (sic) en même temps qu’une nouvelle histoire de l’œil, Un Chien Andalou à l’appui – Bataille et Buñuel doivent se retourner dans leur tombe… Un autre blogueur commet ici la même erreur, et J(…)-S(…), qui veut faire le malin en opposant Kubrick et Spielberg à l’avantage du dernier, fait même de La Guerre des Mondes un film historique dont les images engloberaient, je cite, « la mémoire du XXème siècle et de ses cataclysmes, comme ceux du XXIème siècle naissant ».

Comment diable peuvent-ils évoquer l’Holocauste et les attentats du World Trade Center quand Spielberg ne donne qu’une représentation disneylandisée du terrorisme ? Il ne suffit pas de montrer le Mal sortant des entrailles de l’Amérique : le reste du monde est oblitéré, et surtout, c’est la machine hollywoodienne qui, par sa mécanique bien huilée, par ses procédés grossiers mais efficaces, vient à bout de l’ennemi – qui n’est autre que le terroriste, l’alien… Si Spielberg remercie Dieu d’avoir débarrassé la terre (lire : les Etats-Unis d’Amérique) de ces affreux étrangers, je n’y vois pas la marque d’une prise de conscience, comme d’aucuns ont pu l’écrire, ni même la preuve d’une quelconque sagesse, mais bien celle d’une abdication. Tlön, quant à lui, citant Cronenberg et Rossellini à tort et à travers, chavire d’émotion au prétexte que Spielberg a conservé « l’idée géniale de Wells : les extraterrestres ne connaissent pas la roue », ce qui constituait pourtant, ce me semble, une condition sine qua non… Mais comme d’habitude, la palme du ridicule revient à Pierre Cormary pour qui La Guerre des Mondes, comme La Passion du Christ du tarkovskien Mel Gibson, est indubitablement « visionnaire […], fabuleusement bien filmé ». Et de se pâmer, comme d’autres, parce que le « Maître » aurait évité les clichés du film catastrophe. Remarquez, je m’y attendais : Cormary, dont il nous faut ici saluer le courage, ne cesse de « défendre » les bouses (Kill Bill, Harry Potter et compagnie) qui explosent le box-office, non sans avoir attendu, soit dit en passant, que les daubes en question aient été préalablement adoubées par une certaine intelligentsia. Pour lui aussi donc, Spielberg « [prend] le contre-pied des Independance Day et des Armageddon » parce que « ce n'est pas d'un ou de plusieurs hommes ultra-courageux et sacrificiels dont viendra le salut de l'humanité, mais de la simple incompatibilité de notre planète avec les extra-terrestres ». Et moi, naïf, qui croyais que l’idée était de Wells !
Tous ces commentaires, en définitive – encore n’est-ce là qu’un vague aperçu de la myopie généralisée des tripodes de la Toile –, ne font qu’applaudir ce qui, dans l’adaptation, est exclusivement dû au talent et à l’imagination d’H.G. Wells, que tous ces phraseurs seraient bien inspirés de (re)lire. Car enfin, tout de même mes amis, admettez que mis à part quelques beaux plans de paysages couverts de sang et quelques effets réussis (la corne de brume, impressionnante à la première écoute ; les Tripodes, plutôt réussis), La Guerre des Mondes est un authentique nanar à l’esthétique ringarde, aux décors en toc, au scénario incohérent du début à la fin – un comble – et aux scènes d’action grotesques ! A défaut d’une véritable critique – il me faudrait pour cela endurer une nouvelle séance –, je vous livre pêle-mêle quelques observations.
Passons, je vous prie, sur les graves problèmes de rythme, déjà signalés par Stéphane Delorme dans les Cahiers du cinéma (cet arrêt d’une demi-heure dans une cave, beaucoup trop démonstratif)… Mais s’il n’y avait que cela… D’abord, je n’avais jamais vu Tom Cruise aussi mauvais, ni aussi peu crédible : sans doute botuliniqué, lifté et scientologisé au dernier degré, il ne suscite qu’indifférence en toute situation – sinon l’hilarité, certes, quand il devrait être poignant… D’emblée, l’acteur se montre incapable de convaincre – pas plus que Tim Robbins d’ailleurs, plus cabotin que jamais – : à l’écran nous n’assistons pas à la trajectoire d’un homme confronté au chaos, mais au jeu de Tom Cruise, l’acteur, faisant le guignol dans du carton-pâte. Son personnage, en effet, est tout aussi médiocre : mal défini, falot au possible, il échappe cependant par on ne sait quels miracles à mille dangers, sans rien faire d’autre, précisons-le, que de se trouver au bon endroit, au bon moment – ou simplement parce qu’il est un bon A-mé-ri-cain, pauvre type révélé à son rôle de protecteur paternel. Ç’aurait pu être burlesque : ça n’est que pitoyable. Il faut le voir pour le croire : alors que toutes les voitures, par centaines, sont immobilisées, Tom Cruise trouve quasi instantanément (il est apparemment le seul puisqu’il se permet alors de zigzaguer entre les files interminables de véhicules à l’arrêt) – juste le temps de soulever un capot –, le moyen infaillible de redémarrer au nez et à la barbe des Tripodes… Quand un Œil fatal le tient en joue (dans une scène cousue de fil blanc), Tom Cruise en réchappe sans trop de problème – logique : les Tripodes massacrent tout le monde à tour de bras, pulvérisent des foules en un instant, mais réagissent avec des réflexes de tortues aux stimuli visuels (normal, répondrait Cormary, pour un œil dont le nerf optique mesure au moins trente mètres : le temps que l’information parvienne au cerveau…) Et quand Tom Cruise se fait intégralement gober par un véhicule ennemi – on se demande d’ailleurs pourquoi les aliens se mettent soudain, sans raison, à sucer notre sang alors que dans un premier temps ils se contentaient de nous étriper –, il ne s’en laisse pas compter puisqu’il parvient 1) à subtiliser une grenade à un militaire prisonnier comme lui d’une cage dont le Stalker a judicieusement noté la ressemblance avec une couille 2) à attendre tranquillement d’être complètement gobé pour dégoupiller sa grenade, l’air de rien, et 3) par se faire extirper du bazar avant que sa grenade n’explose. Il est très fort, Tom Cruise. Son fils (dans le film) aussi, soyons honnêtes : alors que nous le croyions mort, atomisé par un déluge de feu extraterrestre (il voulait en découdre avec l’ennemi, prouver qu’il était un homme, ce genre de conneries), il nous revient en pleine forme, sans autre explication. Cet épilogue restera d’ailleurs, de mémoire de cinéphile, un véritable morceau d’anthologie : Tom Cruise et sa fille (insupportable Dakota Fanning) se radinent après avoir vécu l’enfer, et toute la petite famille se pose là, sur le seuil d’une maison cossue, comme si rien ne s’était passé, comme si rien n’était vraiment susceptible de perturber leur bonheur hollywoodien – cette fiction.

Et vous osez parler de chef d'oeuvre ?... Il est certes de bon ton de réhabiliter les cinéastes autrefois conspués par la critique dite « intellectuelle » – et de conchier les cinéastes autrefois portés au pinacle –, mais il serait temps, chers conspectateurs, de regarder les films et non leurs dossiers de presse... Ah !

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