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Au coeur de Ténèbres - 3 - A travers le miroir

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« De toutes les prothèses qui jalonnent l’histoire du corps, le double est sans doute la plus ancienne. Mais le double n’est justement pas une prothèse : c’est une figure imaginaire qui, telle l’âme, l’ombre, l’image dans le miroir hante le sujet comme son autre, qui fait qu’il est à la fois lui-même et ne se ressemble jamais non plus, qui le hante comme une mort subtile et toujours conjurée. Pas toujours cependant : quand le double se matérialise, quand il devient visible, il signifie une mort imminente. »
Jean Baudrillard, « Clone story », in Simulacres et Simulation.


Il y a deux donc tueurs dans Ténèbres : l’animateur de télévision, Cristiano Berti, et l’écrivain de « thrillers », Peter Neal – même si le doute quant à la chronologie du passage de témoin subsiste jusqu’à la fin. Mais en fait tous les personnages fonctionnent par couple, chacun a son « doppelganger », un alter ego complémentaire, sans qui il n’existerait pas ; il s’agit d’un procédé narratologique courant, mais ici l’ambiguïté se fait système et règne en maîtresse absolue. Ainsi les « ténèbres » du titre, loin de répéter la palette chromatique du film – dont nous avons vu qu’elle était blanche, lisse, métallique, à l’opposé de l’univers plastique de l’horreur gothique –, sont d’abord celles de l’âme : pour Dario Argento, son film était en effet une entreprise « d’exorcisme » du spectateur (ici le thème du double, récurrent dans la littérature et le cinéma fantastiques, n’est plus abordé frontalement, évitant la partition classique entre « Bien » et « Mal » – Docteur Jekyll & Mister Hyde de Stevenson, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde… –, mais en conserve le rôle de « miroir » – reflet de l’importance que revêt la psychanalyse pour Dario Argento). En d’autres termes, le programme sous-tendu par le titre est bien la mise en lumière de nos démons personnels – pulsions de mort, pulsions scopiques… –, la révélation de notre « part maudite ». Le film serait alors une véritable mise en abyme de son propre rapport au spectateur, ce qui ne manque pas de laisser perplexe : comment une œuvre aussi peu « interactive » dans son processus de création pourrait-elle anticiper les réactions du public, au point d’en faire son sujet sous-jacent ? Par une profonde connaissance de son art. Examinons à présent les « binômes » formés par les personnages : Neal/Berti, Neal/Giermani, Anne/Altieri, Anne/Gianni, Anne/Neal, et deux autres, Jane/Bullmer et Bullmer/Eva, que nous réunirons, pour les besoins de la démonstration, en un « trinôme » : Jane/Bullmer/Eva.

Cristiano Berti / Peter Neal

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Peter Neal (Anthony Franciosa) et Cristiano Berti (John Steiner) sont, dans le désordre, les deux tueurs du film. Nous avons vu précédemment que la présence de deux assassins distincts est un élément récurrent du giallo en général et des films de Dario Argento en particulier. Néanmoins le passage de relais entre meurtriers n’implique pas a priori le type de relations duales déployées dans Ténèbres. Ainsi dans La Baie sanglante / Ecologia del delitto / L’Antefatto [Italie, 1972] de Mario Bava, les protagonistes s’entretuent les uns après les autres, chacun devenant à son tour assassin sans qu’il soit pour autant possible d’établir d’autres liens que criminels. D’autres films, comme Profondo rosso, exploitent un trauma d’enfance : les liens entre assassins sont alors seulement filiaux. Mais dans Ténèbres Peter Neal et Cristiano Berti sont indissociables, à plusieurs titres. Patrice Peyras écrit dans « Autopsie du giallo » que le thème du relais dans Ténèbres « permet d’étudier les rapports entre le giallo et un cinéma fantastique traditionnel » [6] ; ainsi Berti, le tueur classique dont l’antre, très symboliquement, n’est autre que sa cave sépulcrale, est-il éliminé et subrogé par Neal, le tueur moderne qui agit en pleine lumière. Tous deux incarnent une certaine idée opposée de l’horreur, celle-là même, nous l’avons dit, qui démarque Ténèbres des réalisations précédentes du cinéaste. D’ailleurs n’est-ce pas justement Berti – du moins le suppose-t-on a posteriori – qui, dès le premier plan du prologue, jette un livre au feu (Tenebrae, évidemment), évoquant alors les grimoires et autres mains velues de Suspiria et Inferno ? N’est-ce pas ce même Berti qui, incarnant à lui seul l’ambiguïté fondamentale d’une télévision à la fois prostituée et moralisatrice, où le stupre et la censure font loi de concert, accuse l’écrivain de « thrillers » à succès – best sellers modernes et cyniques (comme le lui fait remarquer son amie journaliste Tilde) – de corrompre son public ? Et n’est-ce pas lui, encore, qui introduit de force des pages du livre dans la bouche de ses victimes ? D’une certaine façon, Neal et Berti ne font qu’un – ou plutôt, le second (le premier tueur, chronologiquement) n’est qu’une émanation (une projection ?) du premier, une créature de fiction échappée de son propre inconscient, excroissance de son « moi » devenue autonome, progéniture de son esprit matriciel. Neal n’est pas tant généré par Berti [7] comme le suggère Patrice Peyras, qu’il n’en est le créateur par l’entremise – et pour les besoins – de son roman ; si l’écrivain assassine son prédécesseur en effet – et il ne pouvait en être autrement – c’est que cet alter ego n’est qu’un déclencheur, un élément fonctionnel dont il lui faut se débarrasser dès lors qu’il est capable d’assumer lui-même son « côté sombre ». Berti, en dernière analyse, permet à Neal de donner corps à son imaginaire et à son scénario le plus retors. Mais bien entendu, Neal est aussi la créature de Berti forcée, telle le monstre de Frankenstein, de détruire son créateur afin d’oublier son origine. Et Peter Neal, avec ses traumas refoulés et son cynisme, incarne, mieux encore que Cristiano Berti, la schizophrénie pathologique de la société moderne.
Ne soyons pas surpris dès lors si l’acte de sublimation manifestement opéré par Peter Neal – l’écriture de son roman – aboutit à un renversement du processus : le livre déverse à son tour ces pulsions sublimées dans la réalité diégétique. « Sublimez tout ce que vous voudrez, il faut le payer avec quelque chose. Ce quelque chose s’appelle la jouissance. Cette opération mystique, je la paie avec une livre de chair. [...] Car ce n’est pas une voie où l’on puise s’avancer sans payer. » [8] a écrit Jacques Lacan. Dont acte : Berti ayant endossé les pulsions meurtrières de l’écrivain, ce dernier n’a plus besoin de la sublimation artistique : il peut désormais écrire dans le réel, dans la chair. Autrement dit, l’animateur s’inspire de la fiction créée par Peter Neal pour commettre ses méfaits tandis que ce dernier élabore une nouvelle fiction, dans cette même réalité. Neal le dit d’ailleurs clairement à l’inspecteur Giermani, lorsque celui-ci le découvre penché sur le cadavre de son assistante – l’inspecteur Altieri – : « C’était comme écrire un bon livre ! Un bon livre ! » Berti n’est alors guère plus qu’un pantin, un simple personnage que Neal peut faire disparaître à sa guise. Lors de la « scène-pivot » (selon l’expression utilisée par Jean-Baptiste Thoret) du meurtre de l’un par l’autre – Gianni, le jeune stagiaire venu accompagner Peter Neal, est témoin du crime au même titre que le spectateur, c’est-à-dire qu’il ne voit pas l’identité du coupable –, Neal fend le crâne de son « doppelganger » à l’aide d’une hache. Or Gianni découvre ensuite l’écrivain gisant sur la pelouse, le visage ensanglanté comme s’il avait été frappé à la tête : Neal, nous le comprenons beaucoup plus tard, s’est sans aucun doute frappé lui-même avec une pierre dans le but évident d’endormir les soupçons du jeune homme. « Neal s’est frappé lui-même à la tête » : on ne saurait mieux dire ; le subterfuge de l’écrivain n’est que la manifestation de leur parenté – et corrobore mon hypothèse selon laquelle Cristiano Berti n’est que la créature de Peter Neal, de la même façon que les enfants monstrueux de The Brood [Canada, 1979], l’excellent film de David Cronenberg, sont nés des pulsions de leur mère. Nous l’avons dit, Gianni est incapable d’identifier le tueur, mais en réalité la confusion est totale : dans cette même scène-pivot, Gianni (comme le spectateur) attribue par erreur à l’assassin les paroles prononcées en réalité par Berti (« Oui, c’était moi, je les ai toutes tuées ! »). Enfin auparavant Berti, lors d’un appel anonyme, dit à Peter Neal : « C’est vous qui m’avez dit comment faire, Peter Neal. Nous sommes liés ! » Aveu éclatant du « je est un autre » rimbaldien, condamnation à mort.


[6] Op. cit., p49.
[7] Ibid.
[8] J. Lacan, « L’Éthique de la psychanalyse », Séminaire VII, Séance du 6 juillet 1960, Seuil, Paris, p. 372.

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