Au coeur de Ténèbres - 10 - Histoire de l'oeil (12/04/2005)

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« Le dispositif cinématographique s’envisage comme un miroir dont le reflet emprisonne irrémédiablement celui qui s’y mire. »
Didier Truffot, « Le Champ terrifiant » in Simulacres n°1, Automne 1999.

« La force éjaculatrice de l’œil. »
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.


Dans la représentation subjective de l’univers mental de Peter Neal, la caméra joue un rôle essentiel. L’appareil d’enregistrement du Réel n’est pas seulement un témoin, un simple relais entre l’action diégétique et le spectateur, il ne participe pas, comme dans Le Projet Blair Witch / The Blair Witch Project [Etats-Unis, 1999] [35] de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, à l’identification totale du spectateur aux personnages : la caméra subjective, dans Ténèbres comme dans les autres gialli, est utilisée dans les séquences de meurtre afin que le spectateur s’identifie à l’assassin (et non plus à la victime), sans que l’identité du coupable ne soit révélée – elle est l’œil du réalisateur, celui du tueur, et celui, nous y reviendrons, du spectateur. Dans Profondo Rosso déjà, Argento brouillait les codes standards de l’usage du procédé : comme dans Ténèbres, la caméra semblait autonome, animée d’une volonté propre – pas un actant véritable : la représentation filmique de l’univers diégétique, la « projection » du meurtre sur la toile de l’écran. Sensuelle, menaçante, la caméra devient sexe [36] , se fait arme : nous pouvons alors, nous inspirant des travaux de Raymond Bellour (il définissait Norman Bates, dans Psychose, au moyen de la chaîne « phallus-oiseau-fétiche-mère-œil-couteau-caméra » [37] ), la considérer comme une entité tricéphale, chaîne similaire mais réduite à l’essentiel, « phallus-couteau-caméra », qui s’avère d’ailleurs opérante dans de nombreux films, de Murder a la Mod [Etats-Unis, 1967] de Brian de Palma à Opera. Nous pourrions développer la chaîne de Ténèbres à la façon de Raymond Bellour (elle serait alors « phallus-escarpins-fétiche-Eva-œil-couteau-caméra » mais ici nous nous intéressons avant tout au caractère phallique et létal de la caméra. « Il se met en scène dans la peau du sadique, se servant de l’appareil de prise de vue comme d’une arme, toujours substitut phallique […] qui pénètre les autres ou qu’il embrasse lui-même. » écrit Patrice Peyras à propos du réalisateur de giallo. Dario Argento ne décrit-il pas lui-même sa Louma (caméra expérimentale utilisée dans le film pour le long plan tournoyant autour de la maison de Tilda) comme « une machine qui monte en l’air, entre dans les pièces et en sort, se tourne, se tortille…C’est invraisemblable où elle peut se faufiler…Pratiquement c’est une canne à expansion qui se dirige à distance. » [38] ?
Le spectre tutélaire du Voyeur / Peeping Tom [Grande-Bretagne, 1959] de Michael Powell, plane sur l’ensemble du film : la caméra de Mark / Karl-Heinz Böhm est en effet diégétiquement à la fois sexe (le pied-épée, dressé en direction des jeunes femmes, simule l’érection) et arme (le pied-épée transperce ses victimes tandis que la caméra filme leur agonie), Peeping Tom déployant son dispositif de mise en abyme du processus filmique – le cinéma comme voyeurisme, comme nous le verrons – voire de la cinéphilie – manifestation particulière des névroses et perversions freudiennes. La caméra d’Argento est un phallus protéiforme capable de suivre le trajet d’un comprimé dans le tube digestif d’un personnage (Le Syndrôme de Stendhal), de s’infiltrer dans un canal vasculaire pour nous montrer les « pulsations » ( ? ) symboliques d’un cerveau malade (Opera), de s’introduire avec obscénité dans la large bouche d’une cantatrice (Le Fantôme de l’Opéra) et ainsi obtenir un gros plan évoquant un sexe féminin béant (avec la glotte en guise de clitoris disproportionné ; a-t-on jamais vu image plus crue, comme une pénétration en caméra subjective-pénis ?...), ou encore de zigzaguer (grâce à l’emploi d’une autre caméra spéciale, la « Snorkel », qui fonctionne sur le principe de l’endoscopie) entre de petits objets dans une séquence très abstraite de Profondo rosso. La caméra se fait également arme lorsqu’elle déchire les chairs : ainsi dans Suspiria une force démoniaque, comme activée par la caméra – zooms rehaussés par une bande-son incantatoire –, prend possession du chien d’un aveugle et le pousse à égorger son maître (Miss Tanner est sans doute l’instigatrice de ce forfait, mais la caméra, élément pourtant extradiégétique, semble être sa seule arme). C’est encore la caméra qui étrangle Gianni dans Ténèbres, autant que la corde : avant de mourir le jeune homme plonge son regard dans l’objectif, comme pour connaître, avant de pousser son dernier souffle, l’identité de son assassin. Nous avons déjà évoqué le plan qui annonçait ce meurtre, montrant Anne dans sa voiture ; un autre, plus éloquent encore, augure ironiquement de la suite : sur le point de se rendre à l’aéroport, encore sur le palier, Neal se retourne dans l’embrasure de la porte et fixe la caméra comme si, profitant de l’absence de sa secrétaire, il pouvait enfin se saisir de son arme, comme un chasseur son fusil. Nous avons également évoqué, plus haut, un autre plan : Anne, quittant le même appartement, ferme la porte ; la caméra s’attarde dans la pénombre de la pièce déserte, la musique que l’on identifie rapidement comme celle qui accompagne les séquences de meurtre commence, l’image panoramique pour s’arrêter sur une lame scintillante, à l’origine indéterminée : le regard-caméra de Peter Neal confirmera que cette lame n’est autre que celle de l’appareil de prise de vue, réminiscence du Voyeur.
Avant le premier meurtre du film – celui d’Elsa Manni – la caméra suit les mouvements de la jeune fille dans une boutique, se mouvant en travelling latéral derrière les rayonnages, comme s’il s’agissait du point de vue subjectif de quelqu’un qui voudrait voir sans être vu – ce qui est le cas, soit dit en passant, du réalisateur… De la même manière, son « entretien » avec le surveillant du magasin s’ouvre, et se clôt, par un plan du bureau vu de l’extérieur, à travers la paroi vitrée. La scène se referme sur un travelling arrière, quand Elsa sort, comme si la caméra voulait éviter une nouvelle fois d’être remarquée. S’il n’est pas exclu que ces plans subjectifs correspondent effectivement au regard du tueur, il est néanmoins permis d’en douter sérieusement, si l’on considère l’épisode du clochard ; il est très probable en effet que l’assassin attendait déjà sa victime à son domicile (dans le cas contraire il aurait été gêné par la présence du clochard devant la maison). Qui épie la jeune femme dans la boutique, sinon la caméra elle-même, qui se joue du spectateur et ne se contente pas de tuer puisqu’elle abandonne des indices trompeurs, fausses pistes comme ce plan qui annonce, à tort, la mort imminente de l’angélique Anne, ou comme cet autre plan, en caméra subjective, de la tondeuse à gazon qui happe les photographies des différentes victimes du maniaque et qui s’immobilise aux pieds du cadavre de Maria Alboretto : qui se cache derrière ce plan ? Ce ne peut être, en toute logique, que l’assassin Cristiano Berti – le plan, sinon, n’a aucune utilité narrative – ; on apprend cependant un peu plus tard que le corps a été retrouvé à proximité de la résidence de Berti, et non chez lui… Comme si l’unique fondement du plan était de désorienter le spectateur.

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C’est aussi la caméra elle-même qui poignarde la fille de la plage, c’est elle encore qui égorge Elsa, Tilda et son amante. Le plan de deux minutes trente qui précède le meurtre des lesbiennes est instructif : la Louma se faufile partout, glisse le long des parois et espionne les deux jeunes femmes à moitié nues, puis adopte, durant quelques secondes, le point de vue du tueur qui tente de forcer un volet, le tout dans le même plan, c’est-à-dire sans le moindre décrochage formel. Caméra et assassin, censés appartenir à deux niveaux de réalité différents (la première extra-diégétique, le second diégétique) et bien distincts dans un premier temps, fusionnent donc dans un même mouvement, sans coupure, comme s’ils ne faisaient qu’un. Tilda et sa compagne seront finalement éliminées puis photographiées (par l’appareil du tueur et par la caméra du réalisateur) – la photographie figure le caractère létal de l’appareil de prise de vue, en fixant définitivement l’image des victimes. Le vrai tueur du film : la caméra. Elle rôde autour de ses victimes et les achève avec la complicité du personnage-tueur, s’attachant à saisir leur beauté dans la mort, assimilant la pulsion du meurtrier à une recherche esthétique filmique.
Ainsi dans Ténèbres toute rencontre s’avère dangereuse, de par la présence même de la caméra, qui ne désire rien de moins – comme le spectateur – que la mort violente, spectaculaire, sexuée, de personnages qui ont cru pouvoir impunément être vus (au-delà des mobiles réactionnaires déjà notés, tout est en effet une histoire de regards) : la séquence du doberman par exemple, d’une gratuité exemplaire, n’est déterminée que par le sadisme intrinsèque de la caméra comme prolongement de l’œil du spectateur (nous y reviendrons).
Nous l’avons vu, désir meurtrier et désir sexuel sont intimement mêlés dans Ténèbres. En plus de tuer, la caméra viole ses victimes : si le couteau (ou le rasoir, ou la hache) est le substitut phallique de l’assassin littéralement impuissant, la caméra est celui, non moins patent, du réalisateur – et par extension celui, qu’il le veuille ou non, du spectateur. Avec elle nous déchirons les chairs, nous les pénétrons, nous y jouissons ; le sang qui jaillit n’est que le point d’orgue d’un simulacre sexuel, notre orgasme ; les derniers râles des victimes, immédiatement précédés d’ultimes spasmes, marquent l’apaisement. Du moignon de Jane McKerrow – Neal lui a tranché un bras – s’épanche un geyser de sang qui, par la faveur d’un mouvement de la victime, gicle sur le mur blanc en obscènes arabesques à la Jason Pollock, à la fois body-art et action-painting – les hurlements de la victime sont aussi les nôtres. Plaisir inavoué du voyeur, déformé par le travail filmique.
Cette particularité de la caméra, son autonomie relative, tranchante et sexuée, atteint bien sûr son paroxysme lors des séquences de meurtres. Mais même dans les moments creux (ceux qu’évoque Peter Neal à propos de ses propres livres ?) la caméra se fait pressante, inquisitrice, libidineuse : n’est-ce elle, plutôt que Jane – vraisemblablement coupable du délit – qui saccage le contenu du sac de sport de l’écrivain à l’aéroport de New York ? Dans l’avion, l’insistance de la caméra sur ce bagage révèle le désir, les pulsions – fétichistes, scopiques… – consubstantiels à l’acte cinématographique.

[35] Le Projet Blair Witch est entièrement tourné en caméra subjective. Mais contrairement aux essais de Robert Montgomery (La Dame du lac / Lady in the lake, Etats-Unis, 1947) ou Philippe Harel (La Femme défendue, France, 1997), le procédé trouve ici une légitimation dramatique : les images sont soi-disant filmées par les protagonistes eux-mêmes, au moyen d’une caméra vidéo et d’une caméra 16mm. Le film est donc censé être un montage réalisé à partir de ces images retrouvées par la police, dans la forêt…
[36] Jean-Pierre Putters écrit dans Mad Movies n°24, septembre 1982 : « Il utilise sa caméra avec une force virile. » p. 11.
[37] R. Bellour, « Psychose, névrose, perversion » in L’Analyse du film (Albatros, 1979).
[38] Mad Movies n°25, 1983.

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