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Fin de partie - Page 14

  • Fragments. Alliance.

    sébastien coulombel, haut-relief, new york

    © Sébastien Coulombel, 2008

     

    Pour Frère César, la mort du livre sous sa forme physique est inéluctable. Morte, également l'idée même de possession des biens culturels. César n'y voit qu'une évolution naturelle. J'y vois, moi, une dépossession, ou, pour parler plus distinctement, une tragique désincarnation. Prends garde, Frère, à ne pas trahir l'alliance.

     

    « Autant vous prévenir, Baleineau. Extraire, arracher, c'est mon truc. J'adore ça. La suture, en revanche, ce n'est pas vraiment ma tasse de thé. » C'était au soir de la première tempête.

    Sa blouse mouchetée ses gants maculés mon tablier jacksonpollockisé l'odeur du sang la couleur du sang partout du sang jusque dans les yeux fous du docteur C. Du Lys jusque sur sa face grimaçante de haut-relief new-yorkais sur l'écran surimpressionniste où Dexter Morgan s'apprêtait à me donner le coup de grâce sur fond de Gwagwa O De de Bahia Black sur fond de Kill All Hippies de Primal Scream sur fond de The Black Block de Modeselektor [et al.].

    « Vous verrez, un peu de morphine, et vous oublierez jusqu'à la notion même de douleur. »

     

    Je ne veux plus devenir cosmonaute, Papa.

    Pourquoi ?

    Je n'ai pas envie de vieillir dans une fusée.

     

     

    On pense à la Transfiguration dans Matthieu (le visage de Jésus « resplendit comme le soleil », Mt, 17:2), à la Claire lumière primordiale du Bardo Thodol – celle qui fait voir au mourant la vraie Réalité, si sa vision n'est pas obscurcie par des tendances karmiques, s'il « ne cède pas à son penchant de suivre des lumières douteuses » (Jung), et lui permet de passer dans le Nirvana –, ou aux lumières de Sagesse des éléments, en particulier la lumière du cinquième jour, celle du cinquième élément, l'éther, cette voie de lumière verte de la Sagesse des actions parfaites (qui n'est autre, dans le langage occidental, que l'inconscient).


  • Fragments. Logos

     

    sébastien coulombel, sécheresse, logos, kepler 22

    © Sébastien Coulombel, 2011

     

    Les augures mineurs ont été chassés par l'esprit corrupteur qui souffle depuis hier sur la Zone. Seuls croâssent encore, tournoyant en cercles concentriques au-dessus des arbres épileptiques et nus, les trois anges de la putréfaction. Ici-même, au Blockhaus, j'entrevois l'esquisse d'une invisible métamorphose. Chez les Logs, pourtant, règne un calme absolu. Il est vrai que Lady Czartoryska navigue avec aisance d'une cellule à l'autre, impose les réaffectations idoines et maintient l'ordre sans jamais user de la moindre violence. Rien à craindre de ce côté, donc. C'est sur notre confrérie, hélas, que plane la menace. L'arche n'a pas encore été élevée que, déjà, s'exale dans nos rangs, à peine perceptible encore, mais j'en jurerais, un vent de dissidence qui, bien évidemment, porte sur le Nom. Restons prudents.

     

    Dans l'Antichambre, tout est chaleur, même l'air que nous respirons, enchanté par les sketches of Spain – et, parfois, amoureusement déchiré par les distorsions vintage des Châteaux de cristal. Ana prépare son voyage en Orient et je sirote mon Bubbahotep single malt devant les images d'une dépression filmée comme la fin du monde. Petit Tom s'inquiète : Kepler 22, l'exoplanète semblable à la Terre détectée par la NASA, peut-elle nous percuter comme Melancholia ?

     

    Non. Bien sûr que non. Elle est beaucoup trop loin.

    Y a-t-il des gens comme nous, sur Kepler ?

    Je ne sais pas. Peut-être.

    Il faut y envoyer des cosmonautes, alors.

    Oui, mais le voyage sera très, très long.

    Plusieurs jours ?

    Beaucoup plus.

    Des mois ?

    Beaucoup plus.

    Mais alors, combien d'années ?

    Six-cents ans, s'ils voyagent à la vitesse de la lumière. Sinon, des milliers d'années.

     

    Son regard s'est perdu à l'horizon.

     

     

    RADIO LIBRE. Joey a trouvé un nouveau titre et remonte la filmographie du grand Hitch, Simon-Pierre a réduit l'immonde Alsacien au silence, Rick M. Ricky sort du bois, le Messianien rêve de Saint-Pétersbourg et je porte les dernières touches à mes fragiles feuillets...

     

     

    Les livres tombés sur la bonne chair s'insinuent en nous, germent et finissent par éclore en lumineuses transformations.

     

  • Fragments. In-folio

    sébastien coulombel

    © Sébastien Coulombel, 2008


    Il ne pleuvait pas. Au grand dam de l'Opératrice, le concile s'est achevé sur un non lieu et les Cinq Cents se sont sagement dispersés dans leurs cellules de confinement. Mais, insensibles aux signes qui, comme toujours, s'amoncellent au-dehors – comme ces deux molosses tournant autour du Bloc en stop-motion à plusieurs reprises –, nous accomplissons notre tâche, inlassablement. C'est là-bas, aux Trois Pylônes, que nous maintenons les Logs en vie artificielle.

     

    « Bon sang ! s'écria le docteur C. Du Lys, tandis qu'il manipulait ses instruments entre mes mâchoires. Comment peut-on saliver autant ? »

     Enfant, on m'appelait le Baleineau. »

    Il brandissait une sorte de fusil à pompe relié à la station par un câble.

    « Ouvrez grands vos fanons. »

    Des éclairs m'ont traversé le crâne, et mes yeux étaient des cendres de cendres.

     

    C'est ici, dans le coin le plus chaud de l'Antichambre, qu'Ana tisse sa toile. Quel fil tirer, au juste ?... 

     

    SYNCHRONICITE. La douleur s'était mise à irradier à la minute précise où, conformément à l'enseignement des tiges d'achillée que K. avait ramenées de l'Autre Rive – vingt-et-unième hexagramme, Mordre au travers, en haut le feu, en bas le tonnerre –, j'écrivais...

     

    Marquée à vie par le dernier chant du Paradis, qu’elle lut cette nuit-là comme si ç'avait été la dernière, elle associe l’épisode – douze heures passées à boire du bourbon, à pleurer sa douleur et à lire Dante, et deux heures sur le fauteuil du dentiste – à sa compréhension intime de ce qu’elle appelle « la réalité spirituelle ».

     

  • Fragments. Idios kosmos.

    silo, blockhaus, zone, trois pylônes

    ©Sébastien Coulombel, 2011

     

    Sur les coups de midi, un mâtin noir sans maître, peut-être malade, apparut comme un fantôme sur l’un des carrés herbus qui jouxtent le parking du Blockhaus des Trois Pylônes. Jusqu’alors, n’avaient osé s’aventurer dans la Zone, entre le Silo, les entrepôts désaffectés et le Bloc, qu’une poignée d’écureuils diablotins, un hérisson solaire aux piquants ignés, trois corbeaux alchimiques et, au printemps, des démons processionnaires. Le psychopompe paraissait toujours immobile, tantôt allongé, semblant attendre son heure, tantôt sur ses pattes, le port et le regard d’une fixité oniriques. Les signes s’agençaient. Le bleu du ciel. L’or – ou le soufre –, sans l’antimoine. Puis il s'effaça. Le grand œuvre m’était encore interdit.

    Le Bloc encaissait le froid de l’hiver et les stridulations d’Interstellar Spaces. Je préparais le concile des Cinq Cents, l'oeil dorsal de K. me dardait sans ciller et Benjy ne cessait dans ma mémoire vive de tomber du haut de la colline parmi les formes lumineuses et tourbillonnantes, et je repensais à la marque du mille-pattes imprimée dans le fenestron sans jalousies qui reliait ma chambre quasi souterraine à la végétation. À Coltrane les augures et la désolation. Aux suites pour violoncelle le Jardin d’Éden.

    Mais ici et maintenant, dans l’Antichambre, où Jeanne brûle pour l’éternité sur mes écrans de contrôle, c’est le dronegazing de Nadja qui bourdonne le long de mes synapses. Les enfants sont couchés dans les coursives. Ana me surveille du coin de l’œil. Sur mon carnet, Angel et Philip K. se branchent au cosmos avec les Vieillards d’Argos et je gratte les derniers mots de ce jour...

     

    [...] quitter l’état d’idiot, de solitude singulière, pour se fondre dans l’infini.


    stalker


  • Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul

     

    Voir Tropical Malady (Sud Pralad, 2004), le quatrième long-métrage du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (qu’une amie appelle affectueusement Chapichapo) après le cadavre exquis Mysterious Object at Noon, le sublime Blissfully Yours et l'inédit et musical The Adventure of Iron Pussy, et avant Syndromes and a Century et la Palme d’Or 2010 Oncle Boonmee, constitue l’une des expériences cinématographiques les plus fascinantes qui soient. Le revoir aujourd’hui n’atténue en rien son pouvoir d’envoûtement.

    tropical malady,apichatpong weerasethakul

    La première heure du film montre l’amour et le désir naissants d’un jeune soldat, Keng, et d’un jeune homme de la campagne, Tong, dans un climat serein, relaxant, entre dancing désuet, salle de cinéma et promenades champêtres – quiétude quasi absolue que vient seulement troubler la scène du temple, prélude à l’inquiétante étrangeté de la seconde partie. Blissfully Yours  était entrecoupé en son milieu de son générique, comme pour mieux marquer son virage sensualiste : à une première partie ancrée dans une réalité sociale, urbaine et rurale, succédait une stupéfiante escapade dans la nature sauvage – comme si le film rêvé, le seul qui vaille, devait obligatoirement échapper aux contraintes et conventions du cinéma commercial. Dans Tropical Malady, c’est une chanson pop, presque un clip – point d’orgue du ravissement des deux garçons –, qui sépare les deux parties. Coquetterie post-wong kar-waïesque ? Certainement pas.  Le rôle de cette chanson semble dépasser la simple délimitation : elle agit comme un rituel magique et vous plonge dans une torpeur, une certaine somnolence, dont vous ne sortirez plus jusqu’à la fin du film.

    Tropical malady, apichatpong weerasethakul

    Un jeune soldat (Keng ?) – traque dans la jungle un chaman (Tong ?) capable de prendre l’apparence d’animaux. Cette deuxième heure, presque muette, que nous traversons comme sous l’effet d’une drogue douce, rythmée par les stridulations des insectes, le chant d’oiseaux exotiques, des cris mystérieux et des visions hallucinantes (le fantôme d’une vache éventrée quitte son corps et se fond dans la nature ; un arbre s’illumine ; un singe parle…) conte la traque fantastique du soldat en treillis et de l’homme-tigre, nu. Curieusement, il semble que peu de spectateurs aient compris – si tant est qu’il y ait vraiment besoin de comprendre un film d’une telle intensité sensorielle – Tropical Malady et l’articulation entre ses deux chapitres. Rien de plus simple, pourtant. Souvent présentée comme la suite certes allégorique mais bien chronologique de l’histoire d’amour entre les deux hommes, cette lente et nocturne course-poursuite n’en est en vérité qu’une variation, un point de vue – une autre manière, hors de la narration, hors des contingences, hors du temps social, de donner corps à ce qui se noue entre les deux garçons : dans cette autre réalité, celle de l’innocence originelle, peurs et pulsions, amour et désirs, arborent de bien étranges atours. Keng, dont la première partie nous laissait entrevoir les techniques de conquête, est  pris à son propre piège, dévoré par sa proie, ainsi qu’en témoigne la rencontre finale du soldat et du tigre-miroir à la voix magnétique, qui l’aspire dans son propre monde, mystérieux.

    Tropical malady, apichatpong weerasethakul

    D’une bluette romantique, et ‘un conte pour enfants, Apichatpong Weerasethakul a fait un chef d’œuvre d’une puissance hypnotique absolument unique dans l’histoire du cinéma. 

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    Tropical malady, apichatpong weerasethakul