Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

zone

  • Fragments. Ulnaire

    sébastien coulombel

    © Sébastien Coulombel, 2012

     

    Dormir dans l'Antichambre est pour Ana la seule échappatoire à l'extension du domaine du Mal. « Possédé », avait lâché la prêtresse. Est-ce le prix à payer pour avoir doué la Sophia d'une nouvelle incarnation ? Avons-nous failli à notre tâche ?

    « Votre fils est sous l'emprise d'un démon ».

    Verdict sans appel, mais non sans espoir : trois fois par semaines, nous laissons le Singe blond s'éloigner entre les mains et les prières des exorcistes de Notre-Dame du Mystère. Cris et chuchotements entre les murs du Prieuré. Je t'aime, petit singe.



    Au Blockhaus le temps se désarticulait doucement. Nous n'étions plus Onze mais Vingt-Sept désormais à élaborer les plans de l'Arche et Lady Czartoryska s'éteignait dans son mutisme hautain. Les Logs, stimulés par les échanges d'information, fluaient béats sans égard pour l'imminent départ d'Aouda vers le Nord. Et tandis qu'en équilibre entre K. et Frère Zéro mes doigts martelaient des rapports en mode automatique, je dérivais lentement sur mes paysages intérieurs.



    « As-tu rêvé depuis notre dernière conversation ?

    – Oui.

    – En as-tu retranscrits ?

    – Deux seulement. L'un en mai, l'autre cette nuit.

    – Le printemps peut attendre. Décris-moi ton rêve encore chaud.

    – L'image est celle d'un film monochrome, mais le son me parvient directement : je suis simultanément dans les réalités diégétique et extradiégétique.

    – Oniriques et consensuelles ?

    – Je ne sais pas. Dans le film et en-dehors. Quoi qu'il en soit, je suis spectateur et metteur en scène. Ce qui, soit dit en passant, est exactement la situation du rêveur.

    – Très juste. Et que montre ce film ?

    – Il y a un couple. L'homme, je ne le vois pas. C'était peut-être moi, peut-être pas. La femme, d'abord assise à droite de l'image, se lève et marche lentement vers la gauche, tout en s'approchant du premier plan.

    Était-ce Ana ?

    – Je ne la connais pas mais elle m'est familière. Probablement un mélange d'Ana et de réminiscences d'un mauvais film de maison hantée visionné la veille.

    – Voilà qui explique l'apparence filmique de ton rêve. Elle marche, donc, et ensuite ?

    – Elle marche au ralenti, oui, et elle se frotte machinalement le pli du coude, sans cesse.

    – Elle est nue ?

    – Non, elle porte une robe blanche. Peut-être une chemise de nuit. Quand elle passe devant mes yeux-caméra en plan rapproché, je vois que ses avant-bras sont concaves. Travelling et zoom : bien qu'encore couverts de peau, ils sont creusés presque jusqu'à l'os, du coude au poignet. Cut. Gros plan sur le pli du coude. La femme frottefrottefrotte. L'os apparaît. Cut. Très gros plan, en couleur cette fois : la veine ulnaire à vif. Cut. Plan identique, mais en noir et blanc. La veine cède et je me réveille juste à temps pour éviter.

    Éviter une douche de sang ?

    – Je suppose.

    – Comment interprètes-tu ton rêve ?

    – Je ne sais pas. Un pli, des frottements, une membrane déchirée, un saignement : je pense à l'hymen, à la virginité perdue. Un passage à l'âge adulte duquel je suis exclu. Je ne participe pas. Je suis hors champ. Impuissant.

    – Cela ne t'évoque rien ?

    – Je ne sais pas. Oui. Je crois. Oui.

    – Le Singe blond, n'est-ce pas ?

    – Oui. Peur de ne lui être d'aucune aide. Désir de le voir grandir.

    – N'aie pas peur. Reviens dans une semaine. »

     

  • Fragments. Welcome to the ghost train

     

    sébastien coulombel, rochefort

    © Sébastien Coulombel, 2011


    L'Arche s'enlisait par vents contraires. J'en traversais le pont en transe, emporté par la fièvre aux confins de l'invisible. Les Logs commençaient déjà à se ternir – ils risquaient désormais l'engloutissement pur et simple. Dans son sommeil, Ana tenta de me rassurer : je ne devais pas m'inquiéter « pour le dragon ». Elle s'en occuperait. Transparente métaphore. Mais je ne cessai pour autant de guetter dans l'éther les traces du Léviathan.

     

     

    « J'étais dans une capsule spatiale avec Sophia, Petit Tom et le Singe Blond, à la merci du feu télépathique de l'ennemi, violentes salves de flux mentaux. Nous nous sommes enfuis à travers un conduit cosmique (où nous avons loupé les coeurs façon jeu de plateforme alignés horizontalement contre la voûte) avant de déboucher dans la rue principale d'un long, long village de type médiéval qui grimpait une colline – paysage d'une incroyable beauté, avec son herbe tendre, son château de pierre sombre, son hôtel de ville et ses bâtisses hors d'âge... Travelling inouï...

    Et deuxième rêve d'une cité inconnue en l'espace de quelques jours.

    Le plus étrange, c'est que je savais à quoi aboutirait cette montée.

    Mais ?...

    La sonnerie de mon réveil m'a arraché à ma vision édénique...

    Quoi d'autre ?

    J'hésite...

    vas-y.

    Il n'y a sans doute aucun rapport...

    Il y en a un. Fais confiance à tes associations d'idées.

    Eh bien, Michel Portal n'aime pas les vieux qui toussent.

    Hum.

    Je plaisante. Enfin, non, pas vraiment. Michel Portal n'aime pas les vieux qui toussent, c'est un fait. Encore qu'il soit vieux lui-même, mais son truc, ce n'est pas de tousser, c'est plutôt de souffler. Enfin, bref. J'ai trouvé une poupée à mon effigie au Blockhaus.

    Ton lieu de travail ?

    En quelque sorte.

    Tu soupçonnes quelqu'un en particulier ?

    Aouda LeFog.

    Poupée vaudou ?

    Ou veau d'or.

    Et K. ?

    Non. Son bestiaire est inoffensif. Et Rosencrantz et Guildenstern en sont incapables. C'est Aouda.

    Comment as-tu réagi ?

    J'ai laissé pousser ma barbe. Ainsi, la poupée n'est plus mon double, mais celui de mon ancien Moi.

    Ton Moi est-il suspendu à ta pilosité ?

    Chaque événement, même infime, annonce une Résurrection. Nous renaissons à chaque instant.

    C'est vrai que tu ressembles au Christ. Ou à ce chanteur, là.

    Francis Lalanne ?

    C'est ça.

    Il a joué Joseph dans Marie de Nazareth. Et Marie Nitzos l'a souvent croisé aux Belles Lettres.

    La maison d'édition ?

    Il y était directeur de collection, je crois.

    Oh. »

     

    Je suis né cent fois au cours de mon dernier voyage. Ceux d'en bas ne comprennent pas. Ils n'ont jamais vu les machines fantastiques à Vieux Reflets. Jamais ils n'ont arpenté la Passerelle du Vent à deux heures du matin – l'une des plus belles conjonctions au monde, m'a dit Mille Airs –, jamais n'ont échoué au Bucolique Urbain en plein coma. Jamais ils n'ont écouté la Lully's « Turquerie » as interpreted by an advanced script  en boucle à Saint-André. Et jamais ils n'ont dialogué avec l'Ange à l'ombre du Monolithe parnassien.

     

     

     

    Eau et feu ondoient de concert dans cette voie de purification et de renouveau.

     

     

  • Fragments. Solaris

    sébastien coulombel, lac, brume, solaris

    © Sébastien Coulombel, 2010

     

    Un lourd silence pesait sur le Blockhaus, seulement rompu de loin en loin par la soufflerie du terminal – ou par le claquement des talons de Lady Czartoryska qui, en ce jour de Saint Armand, éclipsait par son éclat les muettes vociférations des éradicateurs. De ma console, j'observais le visage impassible de Frère César, ses doigts glissant sans bruit sur le clavier virtuel, et le mouvement de ses yeux de cobalt qui jamais ne cillent. L'armée des solitudes minérales étendait déjà son empire juqu'au cœur de la Zone. La tâche des Onze s'annonçait désormais des plus délicates...

     

    Le Logos, comme le vivant, est dionysiaque. Il n'y a pas, à proprement parler, de « patrimoine » littéraire ou génétique, seulement des sèmes et des lettres ou des gènes et leurs orgiaques et infinis réagencements. L'être vivant est une métaphore vive, et les chemins qui mènent au sentiment océanique sont innombrables : lire Faulkner ou rêver ou faire l'amour avec Ana ou consulter le Livre des Transformations ou prendre le Singe blond dans mes bras ou compiler les synchronicités ou écouter l'Oratorio de Noël ou danser sur un fil tendu entre les rives jumelles de la psychose et de la mystique ou pratiquer l'autohypnose ou l'écriture automatique ou quitter un immense bâtiment vide et ses logos-cristal ou rêver encore de K. ou

     

    La vérité c’est le tout, c’est l’ensemble des possibles, l’infinité des hypothèses et des combinaisons. La vérité c’est le Yi King, c’est le Plérôme, c’est le Bardo et l’Arbre de Vie.



  • Fragments. Idios kosmos.

    silo, blockhaus, zone, trois pylônes

    ©Sébastien Coulombel, 2011

     

    Sur les coups de midi, un mâtin noir sans maître, peut-être malade, apparut comme un fantôme sur l’un des carrés herbus qui jouxtent le parking du Blockhaus des Trois Pylônes. Jusqu’alors, n’avaient osé s’aventurer dans la Zone, entre le Silo, les entrepôts désaffectés et le Bloc, qu’une poignée d’écureuils diablotins, un hérisson solaire aux piquants ignés, trois corbeaux alchimiques et, au printemps, des démons processionnaires. Le psychopompe paraissait toujours immobile, tantôt allongé, semblant attendre son heure, tantôt sur ses pattes, le port et le regard d’une fixité oniriques. Les signes s’agençaient. Le bleu du ciel. L’or – ou le soufre –, sans l’antimoine. Puis il s'effaça. Le grand œuvre m’était encore interdit.

    Le Bloc encaissait le froid de l’hiver et les stridulations d’Interstellar Spaces. Je préparais le concile des Cinq Cents, l'oeil dorsal de K. me dardait sans ciller et Benjy ne cessait dans ma mémoire vive de tomber du haut de la colline parmi les formes lumineuses et tourbillonnantes, et je repensais à la marque du mille-pattes imprimée dans le fenestron sans jalousies qui reliait ma chambre quasi souterraine à la végétation. À Coltrane les augures et la désolation. Aux suites pour violoncelle le Jardin d’Éden.

    Mais ici et maintenant, dans l’Antichambre, où Jeanne brûle pour l’éternité sur mes écrans de contrôle, c’est le dronegazing de Nadja qui bourdonne le long de mes synapses. Les enfants sont couchés dans les coursives. Ana me surveille du coin de l’œil. Sur mon carnet, Angel et Philip K. se branchent au cosmos avec les Vieillards d’Argos et je gratte les derniers mots de ce jour...

     

    [...] quitter l’état d’idiot, de solitude singulière, pour se fondre dans l’infini.


    stalker