« Nous creusons la fosse de Babel. »
F. Kafka, Journal
Si l’humanité était investie d’une mission, celle-ci ne pourrait être rien d’autre que la recherche de la Vérité, la quête de l’ordre sous-jacent de l’univers. Comprenez-moi bien : non une vérité revendiquée par quelque église entremetteuse mais bien LA VERITE ou plutôt, si pour une raison qui m’échappe ce mot pourtant essentiel vous indispose : la CONNAISSANCE ; à mon sens cependant, l’unique inspiratrice de cette mission n’est autre que l’humanité – oui, l’humanité elle-même, non pas un dieu hypothétique dont les fruits de notre quête de Vérité nous prouveront peut-être l’existence. Portons plutôt notre regard plus loin, plus haut que sur nos triviales contingences animales. L’heure est au désengagement, à la contemplation visionnaire des secrets de notre monde – à commencer par les découvertes de la biologie, de la physique quantique et de l’astrophysique, sciences qui pourraient bien nous permettre, un jour, d’approcher cette impossible Vérité, je veux parler, bien sûr, de celle des origines de l’Univers et, partant, des nôtres. Songez donc que l’homme est sur le point – soyez sûrs que ce n’est qu’une question de temps – de déchiffrer la structure et la mécanique de son génome, c’est-à-dire de ce qui en fait une espèce à part entière, différente des autres ; songez aussi qu’il perce peu à peu les secrets de l’infiniment petit, identifiant les particules et les lois qui en font quelque chose plutôt que rien ; songez encore qu’il peut aujourd’hui, grâce au génie d’un Newton, d’un Einstein, d’un Hawkins, observer les corps célestes, les étudier et même y envoyer ses propres artefacts. J’ai peine à croire que d’aucuns puissent ne pas ressentir cette crainte primitive, cet effroi et cet exaltation quasi mystiques à l’écoute de ces sounds of an alien world disponibles sur le site de l’ESA, reconstitués à partir des données envoyées par la sonde Huygens à un milliard et demi de kilomètres de notre Terre. UN MILLIARD ET DEMI ! Le fichier radar conversion, en particulier, qui reproduit les signaux radars renvoyés à la sonde à son arrivée sur Titan, ouvre en moi quelque abîme métaphysique et sensitif, comme si j’avais la faculté de me projeter instantanément sur le satellite de Saturne, par le travail simultané des sens et de l’intellect. Impression vertigineuse, belle et triste à pleurer, d’une solitude infinie. L’expérience, je le sais, peut paraître dérisoire aux yeux atrophiés d’un cheptel humain trop fasciné par son Saint Nombril – quelle indifférence en effet, à l’annonce de la réussite du projet Cassini/Huygens, que celle de nos contemporains, quel sinistre désenchantement du monde ! – ; j’ai quant à moi la conscience aiguë, à chaque nouvel exploit spatial, de vivre un événement unique quelles qu’en soient les coulisses politico-financières, insignifiantes au regard de notre nouvelle compréhension –, je me fais l’avatar de chair et de sang du Bowman de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Combien fascinantes en effet sont ces périples de l’espèce, de la matière et de l’espace. Doit-on penser, comme n’hésite pas à le faire le stalker, que les béances de l’entendement humain ne sauraient ouvrir, de toute évidence, que sur le royaume de Dieu ? Certes ! Moi, l’athée, le Transhumain, le contempteur des obscurantismes, je l’affirme à mon tour : le doute n’est pas permis. Mais Dieu, m’empressé-je d’ajouter, n’est rien de plus à mon sens qu’un concept, une idée, et son royaume est aussi le nôtre. Dieu pourrait être un être supérieur tel que le dieu des Chrétiens, comme il pourrait être une machine, superordinateur-matrice générant un univers complet, ou encore pourrait-il s’avérer n’être qu’un homme, comme le suggèrent plusieurs romans de science-fiction, à commencer par les textes de Philip K. Dick, ou L’énigme de l’univers de Greg Egan qui met en scène le paradoxe suivant (déjà mentionné en par Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps) : si le but des scientifiques est de dégager une théorie globale, unifiant toutes les théories et permettant d’expliquer l’univers dans son intégralité, cette théorie du tout s’inclut alors elle-même dans sa propre découverte... Mais peu importe en définitive. Car ce titre tant convoité de Créateur pourrait bien revenir en définitive à l’Univers lui-même, gouffre infini de Ténèbres et de Lumière, de Néant et d’Atomes, de Galaxies et de Pulsars, de Novas et de Trous Noirs. En l’absence de preuves, c’est cette dernière définition de Dieu – qui n’est donc plus l’affaire des théologiens mais des scientifiques, comme suggéré plus haut – que je retiendrai car elle est, entre toutes, à la fois la plus raisonnable du point de vue scientifique, et la plus folle du point de vue ontologique. Car si Dieu est en tout, il ne se distingue plus de rien. Ne croyez surtout pas cependant qu’en évoquant un univers mécanique, inchoatif et déhiscent, je me contente de jouer sur les mots, car nul n’a jamais été plus sérieux. Gardez seulement ceci en mémoire : il n’y a pas de but. Il n’y a pas même, à proprement parler, de chemin, ni même de direction (sinon a posteriori), y compris si notre monde est pure création. Du Big Bang, point zéro de notre espace-temps au-delà duquel nous ne pourrons sans doute jamais remonter – ne serait-ce que parce que le temps lui-même commence avec le Big Bang, parce qu’en d’autres termes, il n’y a pas, au propre comme au figuré, d’au-delà de notre espace-temps –, à la constitution de molécules plus complexes, du minéral à l’organique, de l’amibe au cerveau humain sans qui ni vous ni moi n’existerions vraiment, tout, absolument tout, est dénué de sens.
Et tout, absolument tout, disparaîtra.
Aussi quand un éditorialiste mondain référencé par le Who’s Who in France, opportuniste épigone d’Edgar Morin – dont il revendique avec ostentation l’amitié et la filiation intellectuelle –, quand un essayiste prosélyte et bavard sur lequel la hiérarchie de l’Eglise romaine – « ennemie de toute pensée libre et de toute philosophie » [1] selon les mots que Raymond Abellio place dans la bouche d’un personnage de La Fosse de Babel – exerce souterrainement une influence déterminante, quand un tel bonimenteur s’autoproclame défenseur de « l’humain de l’homme », entendant séparer au moyen d’un poussiéreux attirail biblique le bon grain de l’ivraie, autant dire ce qui chez l’homme – que Guillebaud transmue en un être forclos – relève de l’humain (l’Âme) et ce qui n’en relève pas (la matière), quand il nous livre le fruit de ses cathogitations anthropocentrées dans un essai largement diffusé et présomptueusement intitulé Le Principe d’humanité sans aucun respect pour les héros de la science qui consacrent leur vie, parfois jusqu’au sacrifice, à l’ébauche d’une réponse, quand cet imbécile prétend établir un tiède consensus contre les biotechnologies, alors comment ne pas nous éveiller à la plus vive, à la plus légitime méfiance ? Sans doute avons-nous même le devoir d’utiliser les ressources de la Toile – ce Labyrinthe obscur dont il nous faut extraire la lumière – comme d’un arsenal mémétique voué à la propagation de la Pensée qui s’oppose par nature à la doxa bien-pensante prêchée par le médiocre « écrivain, journaliste » Jean-Claude Guillebaud.
L’imposture livresque de ce dernier, dont nous allons examiner une sélection de stupides arguties, était certes de nature à renforcer son crédit auprès de médias complaisants autant qu’ignorants (au premier rang desquels Télérama, vitrine officiel des bien-pensants), organes d’information inintelligents au point de braquer leurs grossiers projecteurs sur ces verbeuses élucubrations plutôt que sur l’analyse généalogique, épistémologique et visionnaire – en d’autres termes, autrement rigoureuse – d’authentiques philosophes comme Peter Sloterdijk (libre penseur accusé à tort d’obscurcir volontairement son propos [2] par les cerveaux flétris et foraminés de journalistes de pacotille), ou, pour rester dans la sphère dite du « grand public », comme Jean-Michel Truong, l’auteur de Totalement inhumaine [3]. Une baudruche de cet acabit – gibbeuse comme la lune et boursouflée comme un furoncle – était évidemment vouée au destin de best-seller qui sied parfaitement, au demeurant, au suintant consensus fanfaronné par l’auteur, c’est dire combien il m’apparaît urgent de dégonfler une œuvre dont la substance importe peu, seulement propre à alimenter la glose mièvre et technophobe de tous les idiots qui confondent encore humanisme et sentimentalisme. Le Principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, paru en 2001 aux éditions du Seuil et réédité en poche l’année suivante, ce laborieux brouillon dont les épidictiques enthymèmes se sont depuis lors abondamment répliqués sur la Toile et dans la presse, répétés ad nauseam par les bons catholiques humano-humanistes de la bourgeoisie française comme d’ailleurs (ne les oublions pas) par les altermondialistes, prétend donc humblement préserver l’être humain de ses errances et nous délivrer du Mal – le Mal, dont il nous faut redire qu’il n’est qu’un jugement moral porté sur des événements. A l’exact opposé du transhumanisme tel que je le revendique [4] – c’est-à-dire, un transhumanisme débarrassé des dogmes ineptes dont voudraient l’affubler ses zélateurs pas moins illuminés que les nouveaux Croisés, croyants ou incroyants mais tous catholiques, qui sillonnent la Toile en se prenant pour des apôtres –, à l’opposé donc de l’approche de la science sinon progressiste, du moins méliorative [5] qui est la mienne, positiviste au sens comtien du terme, dénuée de finalité comme d’idéal eudémoniste ou futurocentré, mais motivée tant par la volonté d’améliorer les conditions de vie dans des domaines donnés que par une exigence éthique inébranlable, Guillebaud entend simplement ériger d’infranchissables murailles autour de la connaissance (ou du progrès qui, selon Victor Hugo, n’est pourtant rien moins que le « mode de l’homme » [6]), non pour la protéger mais pour l’emprisonner dans une « chambre haute » où l’homme, pour reprendre la métaphore kierkegaardienne, converserait avec Dieu – car comme l’écrivait Schopenhauer : « les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l'obscurité » ; le dessein occulte de ce triste prosateur est ainsi de subsumer l’évolution des savoirs au plus profond d’une forteresse ténébreuse, de terrasser la tour de Babel comme les kamikazes d’Al Qaida anéantirent les Twin Towers, de sceller la boîte de Pandore que l’homme – cet « animal qui transgresse l'interdit des portes closes » selon George Steiner – entrouvrit lors son inexorable éveil à la conscience ; Guillebaud veut ainsi figer la matière en mouvement, disperser l’énergie vitale pour mieux préparer sa retraite dans cet au-delà imaginaire et permanent qu’il espère avec tant de crainte et de conviction, trop faible pour accepter son putrescent devenir, trop aveugle aux signes abandonnés à notre intention pour envisager la mort non comme une résurrection mais comme le recyclage de la matière, la réorganisation des particules physiques dont notre esprit n’est assurément qu’une lointaine et formidable conséquence – dont la réalité métaphysique, en dernière analyse, est imputable à la Physis et à rien d’autre. Jean-Claude Guillebaud ne met plus seulement en accusation les applications scientifiques dérivées de la recherche, mais bien la recherche elle-même, par une absurde diabolisation de la science et des techniques qui succède historiquement à leur sanctification par les optimistes béats du Progrès.
Je ne reviendrai pas sur les inquiétudes, souvent légitimes il est vrai, de notre pathétique essayiste, inquiétudes suscitées entre autres par la « brevetabilité du vivant », la main-mise du marché sur la recherche ou la prolifération des anthropotechniques ; je concentrerai donc mon attention sur cette stigmatisation sans nuance, voire outrancière sous son épais vernis d’œcuménique tolérance, des anthropotechniques, que l’auteur dresse en rempart contre sa propre angoisse. C’est cette croisade hystérique, approximative et grandiloquente contre la science – et non uniquement contre le scientisme, comme il le prétend –, où sont inconsidérément convoqués Nuremberg, Auschwitz et Primo Lévi, que je vais m’efforcer de désarticuler dans ce texte-fleuve que je conçois non seulement comme une critique, mais aussi, et surtout, comme un manifeste. Fin de partie, ai-je souhaité intituler mon blog : par cet emprunt à Beckett [7], mon dessein était d’évoquer à la fois la mort de Dieu dont l’odeur de charogne qui imprègne « tout l’univers » [8] nous rappelle que la vie se repaît de viande froide, et celle de l’attente, insupportable tourment qui interdit tout accomplissement, toute plénitude ; mais encore je veux célébrer l’extinction du monde ancien, celui de la foi et des illusions dont se bercent les croyants, et préparer l’avènement du monde blanc, froid et décharné – mais non moins fascinant – de la Connaissance. Cette critique de la doxa guillebaudienne et des fantasmes qu’elle charrie inlassablement sera ainsi pour moi l’occasion de relayer, au-delà de la simple occurrence d’un livre indigeste à la portée somme toute relative (et dont les incohérences ont déjà été recensées sur le site des Mutants) [9] , ma vision d’un monde dénué du dieu des croyants comme d’ailleurs de son absence – mais non point dénué de Dieu au sens que nous avons évoqué plus haut –, ma représentation matérialiste et immanente – et néanmoins transcendante – de l’homme, du vivant et même, pourquoi non, de l’inerte. Un monde peuplé de choses et de fantômes.
[1] Raymond Abellio, La Fosse de Babel (Gallimard, L’imaginaire, 1984), p. 88.
[2] Il est vrai que la lecture de Règles pour le parc humain (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°262, 2000) ou de La Domestication de l’Être (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°296, 2000) exige un certain niveau de concentration, tandis que la prose glucosée de Jean-Claude Guillebaud, apôtre du genre humain, ne nécessite qu’une confiance absolue et préalable en Sa Parole.
[3] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001).
[4] Sans forcément souscrire à l’intégralité des principes extropiens tels que définis ici (en voici une traduction française).
[5] Lire P.-A. Taguieff, Du Progrès (Librio, 2001).
[6] Victor Hugo, Les Misérables [1862] (Livre de poche, 1972), T. III, p. 291. Nous reviendrons sur cette notion de progrès, que contrairement au poète, je n’affuble d’aucune naïve positivité, d’aucune négativité intrinsèque et, surtout, d’aucun but.
[7] Il n’est sans doute pas anodin qu’un chercheur en intelligence artificielle se soit penché sur un texte court de Beckett, l’expérimental et ascétique Bing (in Têtes mortes, Minuit, 1972).
[8] S. Beckett, Fin de partie (Minuit, 1957), p. 65.
[9] Lire leur réjouissante « exécution sommaire de Jean-Claude Guillebaud ».
F. Kafka, Journal
Si l’humanité était investie d’une mission, celle-ci ne pourrait être rien d’autre que la recherche de la Vérité, la quête de l’ordre sous-jacent de l’univers. Comprenez-moi bien : non une vérité revendiquée par quelque église entremetteuse mais bien LA VERITE ou plutôt, si pour une raison qui m’échappe ce mot pourtant essentiel vous indispose : la CONNAISSANCE ; à mon sens cependant, l’unique inspiratrice de cette mission n’est autre que l’humanité – oui, l’humanité elle-même, non pas un dieu hypothétique dont les fruits de notre quête de Vérité nous prouveront peut-être l’existence. Portons plutôt notre regard plus loin, plus haut que sur nos triviales contingences animales. L’heure est au désengagement, à la contemplation visionnaire des secrets de notre monde – à commencer par les découvertes de la biologie, de la physique quantique et de l’astrophysique, sciences qui pourraient bien nous permettre, un jour, d’approcher cette impossible Vérité, je veux parler, bien sûr, de celle des origines de l’Univers et, partant, des nôtres. Songez donc que l’homme est sur le point – soyez sûrs que ce n’est qu’une question de temps – de déchiffrer la structure et la mécanique de son génome, c’est-à-dire de ce qui en fait une espèce à part entière, différente des autres ; songez aussi qu’il perce peu à peu les secrets de l’infiniment petit, identifiant les particules et les lois qui en font quelque chose plutôt que rien ; songez encore qu’il peut aujourd’hui, grâce au génie d’un Newton, d’un Einstein, d’un Hawkins, observer les corps célestes, les étudier et même y envoyer ses propres artefacts. J’ai peine à croire que d’aucuns puissent ne pas ressentir cette crainte primitive, cet effroi et cet exaltation quasi mystiques à l’écoute de ces sounds of an alien world disponibles sur le site de l’ESA, reconstitués à partir des données envoyées par la sonde Huygens à un milliard et demi de kilomètres de notre Terre. UN MILLIARD ET DEMI ! Le fichier radar conversion, en particulier, qui reproduit les signaux radars renvoyés à la sonde à son arrivée sur Titan, ouvre en moi quelque abîme métaphysique et sensitif, comme si j’avais la faculté de me projeter instantanément sur le satellite de Saturne, par le travail simultané des sens et de l’intellect. Impression vertigineuse, belle et triste à pleurer, d’une solitude infinie. L’expérience, je le sais, peut paraître dérisoire aux yeux atrophiés d’un cheptel humain trop fasciné par son Saint Nombril – quelle indifférence en effet, à l’annonce de la réussite du projet Cassini/Huygens, que celle de nos contemporains, quel sinistre désenchantement du monde ! – ; j’ai quant à moi la conscience aiguë, à chaque nouvel exploit spatial, de vivre un événement unique quelles qu’en soient les coulisses politico-financières, insignifiantes au regard de notre nouvelle compréhension –, je me fais l’avatar de chair et de sang du Bowman de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Combien fascinantes en effet sont ces périples de l’espèce, de la matière et de l’espace. Doit-on penser, comme n’hésite pas à le faire le stalker, que les béances de l’entendement humain ne sauraient ouvrir, de toute évidence, que sur le royaume de Dieu ? Certes ! Moi, l’athée, le Transhumain, le contempteur des obscurantismes, je l’affirme à mon tour : le doute n’est pas permis. Mais Dieu, m’empressé-je d’ajouter, n’est rien de plus à mon sens qu’un concept, une idée, et son royaume est aussi le nôtre. Dieu pourrait être un être supérieur tel que le dieu des Chrétiens, comme il pourrait être une machine, superordinateur-matrice générant un univers complet, ou encore pourrait-il s’avérer n’être qu’un homme, comme le suggèrent plusieurs romans de science-fiction, à commencer par les textes de Philip K. Dick, ou L’énigme de l’univers de Greg Egan qui met en scène le paradoxe suivant (déjà mentionné en par Stephen Hawking dans Une brève histoire du temps) : si le but des scientifiques est de dégager une théorie globale, unifiant toutes les théories et permettant d’expliquer l’univers dans son intégralité, cette théorie du tout s’inclut alors elle-même dans sa propre découverte... Mais peu importe en définitive. Car ce titre tant convoité de Créateur pourrait bien revenir en définitive à l’Univers lui-même, gouffre infini de Ténèbres et de Lumière, de Néant et d’Atomes, de Galaxies et de Pulsars, de Novas et de Trous Noirs. En l’absence de preuves, c’est cette dernière définition de Dieu – qui n’est donc plus l’affaire des théologiens mais des scientifiques, comme suggéré plus haut – que je retiendrai car elle est, entre toutes, à la fois la plus raisonnable du point de vue scientifique, et la plus folle du point de vue ontologique. Car si Dieu est en tout, il ne se distingue plus de rien. Ne croyez surtout pas cependant qu’en évoquant un univers mécanique, inchoatif et déhiscent, je me contente de jouer sur les mots, car nul n’a jamais été plus sérieux. Gardez seulement ceci en mémoire : il n’y a pas de but. Il n’y a pas même, à proprement parler, de chemin, ni même de direction (sinon a posteriori), y compris si notre monde est pure création. Du Big Bang, point zéro de notre espace-temps au-delà duquel nous ne pourrons sans doute jamais remonter – ne serait-ce que parce que le temps lui-même commence avec le Big Bang, parce qu’en d’autres termes, il n’y a pas, au propre comme au figuré, d’au-delà de notre espace-temps –, à la constitution de molécules plus complexes, du minéral à l’organique, de l’amibe au cerveau humain sans qui ni vous ni moi n’existerions vraiment, tout, absolument tout, est dénué de sens.
Et tout, absolument tout, disparaîtra.
Aussi quand un éditorialiste mondain référencé par le Who’s Who in France, opportuniste épigone d’Edgar Morin – dont il revendique avec ostentation l’amitié et la filiation intellectuelle –, quand un essayiste prosélyte et bavard sur lequel la hiérarchie de l’Eglise romaine – « ennemie de toute pensée libre et de toute philosophie » [1] selon les mots que Raymond Abellio place dans la bouche d’un personnage de La Fosse de Babel – exerce souterrainement une influence déterminante, quand un tel bonimenteur s’autoproclame défenseur de « l’humain de l’homme », entendant séparer au moyen d’un poussiéreux attirail biblique le bon grain de l’ivraie, autant dire ce qui chez l’homme – que Guillebaud transmue en un être forclos – relève de l’humain (l’Âme) et ce qui n’en relève pas (la matière), quand il nous livre le fruit de ses cathogitations anthropocentrées dans un essai largement diffusé et présomptueusement intitulé Le Principe d’humanité sans aucun respect pour les héros de la science qui consacrent leur vie, parfois jusqu’au sacrifice, à l’ébauche d’une réponse, quand cet imbécile prétend établir un tiède consensus contre les biotechnologies, alors comment ne pas nous éveiller à la plus vive, à la plus légitime méfiance ? Sans doute avons-nous même le devoir d’utiliser les ressources de la Toile – ce Labyrinthe obscur dont il nous faut extraire la lumière – comme d’un arsenal mémétique voué à la propagation de la Pensée qui s’oppose par nature à la doxa bien-pensante prêchée par le médiocre « écrivain, journaliste » Jean-Claude Guillebaud.
L’imposture livresque de ce dernier, dont nous allons examiner une sélection de stupides arguties, était certes de nature à renforcer son crédit auprès de médias complaisants autant qu’ignorants (au premier rang desquels Télérama, vitrine officiel des bien-pensants), organes d’information inintelligents au point de braquer leurs grossiers projecteurs sur ces verbeuses élucubrations plutôt que sur l’analyse généalogique, épistémologique et visionnaire – en d’autres termes, autrement rigoureuse – d’authentiques philosophes comme Peter Sloterdijk (libre penseur accusé à tort d’obscurcir volontairement son propos [2] par les cerveaux flétris et foraminés de journalistes de pacotille), ou, pour rester dans la sphère dite du « grand public », comme Jean-Michel Truong, l’auteur de Totalement inhumaine [3]. Une baudruche de cet acabit – gibbeuse comme la lune et boursouflée comme un furoncle – était évidemment vouée au destin de best-seller qui sied parfaitement, au demeurant, au suintant consensus fanfaronné par l’auteur, c’est dire combien il m’apparaît urgent de dégonfler une œuvre dont la substance importe peu, seulement propre à alimenter la glose mièvre et technophobe de tous les idiots qui confondent encore humanisme et sentimentalisme. Le Principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, paru en 2001 aux éditions du Seuil et réédité en poche l’année suivante, ce laborieux brouillon dont les épidictiques enthymèmes se sont depuis lors abondamment répliqués sur la Toile et dans la presse, répétés ad nauseam par les bons catholiques humano-humanistes de la bourgeoisie française comme d’ailleurs (ne les oublions pas) par les altermondialistes, prétend donc humblement préserver l’être humain de ses errances et nous délivrer du Mal – le Mal, dont il nous faut redire qu’il n’est qu’un jugement moral porté sur des événements. A l’exact opposé du transhumanisme tel que je le revendique [4] – c’est-à-dire, un transhumanisme débarrassé des dogmes ineptes dont voudraient l’affubler ses zélateurs pas moins illuminés que les nouveaux Croisés, croyants ou incroyants mais tous catholiques, qui sillonnent la Toile en se prenant pour des apôtres –, à l’opposé donc de l’approche de la science sinon progressiste, du moins méliorative [5] qui est la mienne, positiviste au sens comtien du terme, dénuée de finalité comme d’idéal eudémoniste ou futurocentré, mais motivée tant par la volonté d’améliorer les conditions de vie dans des domaines donnés que par une exigence éthique inébranlable, Guillebaud entend simplement ériger d’infranchissables murailles autour de la connaissance (ou du progrès qui, selon Victor Hugo, n’est pourtant rien moins que le « mode de l’homme » [6]), non pour la protéger mais pour l’emprisonner dans une « chambre haute » où l’homme, pour reprendre la métaphore kierkegaardienne, converserait avec Dieu – car comme l’écrivait Schopenhauer : « les religions sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l'obscurité » ; le dessein occulte de ce triste prosateur est ainsi de subsumer l’évolution des savoirs au plus profond d’une forteresse ténébreuse, de terrasser la tour de Babel comme les kamikazes d’Al Qaida anéantirent les Twin Towers, de sceller la boîte de Pandore que l’homme – cet « animal qui transgresse l'interdit des portes closes » selon George Steiner – entrouvrit lors son inexorable éveil à la conscience ; Guillebaud veut ainsi figer la matière en mouvement, disperser l’énergie vitale pour mieux préparer sa retraite dans cet au-delà imaginaire et permanent qu’il espère avec tant de crainte et de conviction, trop faible pour accepter son putrescent devenir, trop aveugle aux signes abandonnés à notre intention pour envisager la mort non comme une résurrection mais comme le recyclage de la matière, la réorganisation des particules physiques dont notre esprit n’est assurément qu’une lointaine et formidable conséquence – dont la réalité métaphysique, en dernière analyse, est imputable à la Physis et à rien d’autre. Jean-Claude Guillebaud ne met plus seulement en accusation les applications scientifiques dérivées de la recherche, mais bien la recherche elle-même, par une absurde diabolisation de la science et des techniques qui succède historiquement à leur sanctification par les optimistes béats du Progrès.
Je ne reviendrai pas sur les inquiétudes, souvent légitimes il est vrai, de notre pathétique essayiste, inquiétudes suscitées entre autres par la « brevetabilité du vivant », la main-mise du marché sur la recherche ou la prolifération des anthropotechniques ; je concentrerai donc mon attention sur cette stigmatisation sans nuance, voire outrancière sous son épais vernis d’œcuménique tolérance, des anthropotechniques, que l’auteur dresse en rempart contre sa propre angoisse. C’est cette croisade hystérique, approximative et grandiloquente contre la science – et non uniquement contre le scientisme, comme il le prétend –, où sont inconsidérément convoqués Nuremberg, Auschwitz et Primo Lévi, que je vais m’efforcer de désarticuler dans ce texte-fleuve que je conçois non seulement comme une critique, mais aussi, et surtout, comme un manifeste. Fin de partie, ai-je souhaité intituler mon blog : par cet emprunt à Beckett [7], mon dessein était d’évoquer à la fois la mort de Dieu dont l’odeur de charogne qui imprègne « tout l’univers » [8] nous rappelle que la vie se repaît de viande froide, et celle de l’attente, insupportable tourment qui interdit tout accomplissement, toute plénitude ; mais encore je veux célébrer l’extinction du monde ancien, celui de la foi et des illusions dont se bercent les croyants, et préparer l’avènement du monde blanc, froid et décharné – mais non moins fascinant – de la Connaissance. Cette critique de la doxa guillebaudienne et des fantasmes qu’elle charrie inlassablement sera ainsi pour moi l’occasion de relayer, au-delà de la simple occurrence d’un livre indigeste à la portée somme toute relative (et dont les incohérences ont déjà été recensées sur le site des Mutants) [9] , ma vision d’un monde dénué du dieu des croyants comme d’ailleurs de son absence – mais non point dénué de Dieu au sens que nous avons évoqué plus haut –, ma représentation matérialiste et immanente – et néanmoins transcendante – de l’homme, du vivant et même, pourquoi non, de l’inerte. Un monde peuplé de choses et de fantômes.
[1] Raymond Abellio, La Fosse de Babel (Gallimard, L’imaginaire, 1984), p. 88.
[2] Il est vrai que la lecture de Règles pour le parc humain (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°262, 2000) ou de La Domestication de l’Être (Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, n°296, 2000) exige un certain niveau de concentration, tandis que la prose glucosée de Jean-Claude Guillebaud, apôtre du genre humain, ne nécessite qu’une confiance absolue et préalable en Sa Parole.
[3] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine (Les Empêcheurs de penser en rond, 2001).
[4] Sans forcément souscrire à l’intégralité des principes extropiens tels que définis ici (en voici une traduction française).
[5] Lire P.-A. Taguieff, Du Progrès (Librio, 2001).
[6] Victor Hugo, Les Misérables [1862] (Livre de poche, 1972), T. III, p. 291. Nous reviendrons sur cette notion de progrès, que contrairement au poète, je n’affuble d’aucune naïve positivité, d’aucune négativité intrinsèque et, surtout, d’aucun but.
[7] Il n’est sans doute pas anodin qu’un chercheur en intelligence artificielle se soit penché sur un texte court de Beckett, l’expérimental et ascétique Bing (in Têtes mortes, Minuit, 1972).
[8] S. Beckett, Fin de partie (Minuit, 1957), p. 65.
[9] Lire leur réjouissante « exécution sommaire de Jean-Claude Guillebaud ».