« Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. »
H. Sachs, cité par S. Freud, L’interprétation des rêves
Peter Neal mort, le film peut prendre fin, doit prendre fin, avec lui ce sont ses angoisses, ses pulsions de mort qui disparaissent, précisément celles qui sous-tendent l’esthétique du film ; ce sont aussi celles du spectateur qui, apaisées, sont provisoirement enterrées. Autrement dit la jouissance qu’éprouve le spectateur (mâle, essentiellement) à violer, avec la complicité de la caméra, les corps féminins du tranchant d’une lame, lui permet de se délivrer, momentanément, de ses propres désirs (amoraux, car inconscients). Ici, le spectateur, sujet d’une expérience, est bien plus qu’une simple cible commerciale, bien plus qu’un esprit à contenter ou à manipuler : il est une pièce indispensable de la mécanique du film, qui se nourrit de son inconscient pour mieux le neutraliser. À cet égard Ténèbres agit comme le rêve ou le fantasme, soupapes de sécurité de notre santé mentale. Dans son essai L’homme ordinaire du cinéma, Jean-Louis Schefer estime avec justesse que le film n’est pas l’accomplissement du désir, mais qu’il « ne fait que le légitimer ». Cette distinction essentielle permet à la fois de saisir les limites du film comme catharsis, mais aussi, pour nous, de mieux appréhender la réussite de Ténèbres (pour J.-L. Schefer encore, le cinéma n’opère-t-il pas une suspension du monde ?).
Christian Metz a relevé dans Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique) les différences et similarités entre film et rêve, ainsi que leur apport dans la compréhension de la relation film / spectateur. Ainsi pour l’auteur, contrairement au spectateur dont la vision du film est un acte conscient et volontaire, le rêveur ne sait pas qu’il rêve, par conséquent le rêve est un processus psychique endogène. Le leurre est donc plus efficace mais le rêve, produit pendant le sommeil, s’adresse directement à l’inconscient. Un film, en revanche, n’est vu qu’à l’état de veille : le leurre est donc consenti, et pour cela n’en n’est que plus redoutable (Christian Metz considère le cinéma classique comme une « pratique d’assouvissement affectif »). Par ailleurs un film est le produit du fantasme d’autrui : l’accomplissement du désir du spectateur est donc moindre que s’il s’agissait de son propre fantasme, l’esprit ne peut modeler les images et les sons en fonction de ses désirs. Ceci tient évidemment au caractère exogène et progrédient du film, c’est-à-dire qu’il nous fait progresser normalement, car en état de veille, de la perception à l’inconscient (ou au préconscient), tandis que le rêve est régrédient, de l’inconscient à la perception. L’état filmique n’en amorce pas moins une régrédience partielle, grâce à la prise en compte par le spectateur du signifié comme réalité, et donc à l’éviction du signifiant (l’aspect technique). Comme le rêveur, le spectateur est en outre en état de sur-réceptivité, objet d’un arrêt, certes partiel, mais réel, de sa motricité, mais au contraire du rêveur, qui, répétons-le, ne sait pas qu’il rêve, l’élaboration secondaire (mise en forme logique), une des forces déterminantes dans la création du contenu manifeste du rêve (c’est-à-dire, la reconstruction du rêve à l’état d’éveil), est dominante lors de la réception du film. Le spectateur sait pertinemment que le film n’est qu’un film, mais il est victime d’une baisse institutionnalisée de sa vigilance (comme pendant le sommeil, mais partiellement seulement). : le film ressemble alors plus au fantasme, dont la régrédience est inachevée puisque n’atteignant pas la perception, qu’au rêve proprement dit. Comme le fantasme, le film naît de la contemplation et se regarde dans la solitude. Fantasme d’un étranger, le film admet la possibilité du dé-plaisir, mais lorsqu’il s’impose comme « bon objet » – le terme de « projection » n’est pas anodin –, au sens kleinien, alors la jonction s’opère.