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Critique littéraire - Page 10

  • Lacrimosa de Régis Jauffret

     

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    « Lacrimosa dies illa

    Qua resurget ex favilla

    Judicandus homo reus.

    Huic ergo parce, Deus:

    Pie Jesu Domine,

    Dona eis requiem.

    Amen. »

    Requiem

     

     

     

     

    « Chère Charlotte,

     

    Vous êtes morte sur un coup de tête d’une longue maladie. Le suicide a déferlé sur vous comme une marée noire, et vous vous êtes pendue. » (p. 9)

     

    Par ces mots commence l’étrange prosopopée épistolaire de Régis Jauffret. Lacrimosa prend la forme de la correspondance imaginaire de l’auteur – ou plutôt de son double, appelons-le l’énonciateur –, avec Charlotte, jeune amante qui se serait suicidée avec un foulard dans la maison de ses parents. Par ses lettres, censées retracer certains fragments de la vie de Charlotte, l’énonciateur cherche à prolonger la vie de la défunte, à la ressusciter pour mieux enterrer son propre sentiment de culpabilité… Chez Jauffret – l’écrivain du conditionnel, des vies hallucinées, des héroïnes perdues ou schizophrènes (Clémence Picot, Promenade, Univers, Univers…) –, on usurpe les identités, on s’invente des vies, on perd son adhérence au réel. Et c’est bien ainsi que débute Lacrimosa, qui dans les premières lettres de l’énonciateur affuble Charlotte d’une famille surréaliste de frappadingues aux noms improbables (Pindo), acteurs d’un sitcom macabre qu’on pourrait rapprocher de celle d’INLAND EMPIRE de David Lynch, avec ses hommes-lapins. Ce délire microfictif culmine dans la deuxième lettre à Charlotte, où le suicide – dont plusieurs versions nous sont données – n’est que le point de départ d’une suite de gags étranges, avec un philosophe burlesque (Gaston Kiwi) et un invraisemblable médecin (Hippocampe Dupré) dont la compagne Mazda est un panda géant, qui ensemble défient la logique et la roue du temps pour donner à Charlotte – dont Dupré refuse d’abord d’admettre le décès [1] – une seconde chance : « Maintenant la journée d’hier était revenue, vierge, pas encore vécue. Il suffisait de donner un coup de dents au foulard pour qu’il se déchire, ou même de le jeter comme un vieux mouchoir. Vous décideriez enfin de rompre avec le suicide, cet amant dépravé qui tout au long de votre histoire n’avait fait que vous enfoncer ses crocs dans le cou, et boire votre souffrance comme un vampire. » (p. 50) Or, c’est justement cette relecture ludique du réel que lui reproche Charlotte dans ses lettres d’outre-tombe – ces « dégradantes histoires où [il aime] à ridiculiser les pauvres gens tombés sous la coupe de [son] cerveau démantibulé » (p. 27). La morte traite son pauvre amour d’écrivassier (p. 51), d’escroc (p. 73), de charognard [2], l’accuse de bricoler la phrase (p. 51). Dès que l’écrivain affabule – ce qu’il fait sans discontinuer –, dès qu’il se laisse envahir par ses métaphores, par son travestissement compulsif de la réalité – par exemple, ces vacances à Djerba, ou cette liaison de la jeune femme avec un skipper –, Charlotte proteste, vitupère, rue dans les brancards et somme le malotrus de la réécrire. Pourquoi la réanime-t-il grossièrement, alors qu’elle n’aspire qu’au repos ? Pourquoi mentir, pourquoi ne pas l’écrire telle qu’elle était ? Le dispositif de Lacrimosa, cette manière si ostentatoire de donner la parole à une morte, ne prennent tout leur sens et n’échappent au ridicule que parce qu’ils se prennent eux-mêmes comme objets. On comprend très tôt que le roman, métafictionnel, ne fait que mettre en scène un dialogue intérieur, le combat entre l’écrivassier, l’artificier, celui qui plaque ses accords sans égard pour son héroïne, et celle, réelle ou fictive, qu’il dépossède de son essence, de son identité. Jauffret, il est vrai, ne se contente pas de faire parler une morte. Celle-ci n’est pas dupe : à travers elle, c’est encore l’énonciateur qui parle : « Je ne suis plus je. Je suis devenue toi, la parodie de moi dans ta voix qui me promène, me pousse comme un landau dont le bébé a gelé » (p. 72) Charlotte sait donc n’être qu’un personnage, pantin manipulé par l’auteur. « Tu t’en moques bien que les âmes soient des fictions, et que nous n’ayons même pas les flammes de l’enfer pour réchauffer nos os glacés. Pourvu que tu puisses m’imaginer, je te fais le même profit que si j’étais vivante. » (p. 129). Jauffret, « en concubinage avec Word » (p. 143), s’accuse de faire la putain, de mentir pour nous complaire [3]. Mais cette violente autocritique n’est, à son tour, qu’une nouvelle imposture. Si Lacrimosa se referme sur la voix de Charlotte, qui finit par admettre que, peut-être, tout cela n’aura pas été vain, c’est pour signifier la victoire de l’énonciateur. « Quand on meurt, on devient imaginaire » (p. 154), se lamente la pendue, qui feint de ne pas comprendre l’essentiel. Quand on meurt, on devient un personnage, en effet. Or, personnage de fiction, Charlotte ne l’est que par intermittence : l’énonciateur n’a remporté son duel qu’in extremis, n’accouchant que du squelette de la jeune femme (p. 218), dont la chair n’est perceptible que de loin en loin, quand l’énonciateur résiste aux récriminations de la jeune femme et transcende une réalité parfois triviale. Lacrimosa met surtout en évidence, à défaut de le célébrer tout à fait – Clémence Picot était autrement plus vraie –, le miracle du verbe qui, par la métaphore, la poésie et l’imagination, permet aux morts et à ceux qui ne sont jamais nés, de sourire et d’exister.



    [1] Niant l’évidence, sans se départir de sa bonhomie naturelle, le docteur Dupré tente sans succès de réanimer le cadavre avec une injection d’adrénaline, avant de s’énerver :

    « ― Après tout, cette tête de linotte n’a qu’à continuer à être morte.

    Il a lancé la seringue comme une fléchette. Elle s’est plantée dans une plinthe.

    ― Tout ce que je peux faire, c’est demander son internement. » (p. 39)

    [2] « ― Espèce d’écrivain !

    Toi et les tiens vous êtes des charognards. Vous vous nourrissez de cadavres et de souvenirs. Vous êtes des dieux ratés, les bibliothèques sont des charniers. Aucun personnage n’a jamais ressuscité. Dostoïevski, Joyce, Kafka, et toute cette clique qui t’a dévergondé, sont des malappris, des jean-foutre, des fripons, des coquins, des paltoquets ! Ils ont expulsés leur époque par les voies naturelles pour en barbouiller toutes ces feuilles de papier aux traînées noires et tristes comme des canaux où les mots flottent ventre à l’air comme des poissons d’eau douce bouillis par la canicule. » (pp. 112-113)

    [3] « Jaquettes et couvertures s’exhibent dans les vitrines dans les vitrines, comme leurs consoeurs les putes d’Amsterdam. Sur les plateaux des médias chacun montre un morceau de son âme, comme un tapin un bout de sa poitrine pour que le client paye et monte jusqu’à la chambre voir le reste à son aise. Sache que la littérature doit avoir en toute circonstance l’élégance de plaire. » (p. 85)

     

  • La Chair de Serge Rivron

     

     

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    « Ton sang chauffe d’un coup
    Tu le sens cavaler
    Te porter n’importe où
    Te faire faire un peu tout, sans frein;
    Là, tu es dans un lit
    Où ton sang t’a mené
    Et la fille est jolie
    Et après, vous parlez
    Et tu dis « j’ai quelqu’un »;
    Tu dors sous d’autres draps
    Depuis longtemps déjà,
    C’est pourquoi tu es là
    Avec ton sang qui dort
    Sous tes mains, sous ta peau;
    Ton sang paisible enfin
    Paisible, lui au moins. »

    Dominique A, « Pour la peau »

     

     

    Il n’est pas sûr qu’invoquer en préface et en quatrième de couverture les noms de Bloy, de Céline, de Bernanos et même de Pascal et de Calaferte, soit le meilleur service à rendre au dernier roman de Serge Rivron, La Chair (Jean-Pierre Huguet Éditeur). L’ombre de ses figures tutélaires plane doucement, sereine, sur le verbe de Rivron, moins sans doute pour se rendre visible que par nécessité. Rivron n’est pas un poseur. Il porte en lui une certaine littérature, celle du Voyage au bout de la nuit, celle du Désespéré, celle des Pensées ou celle de Sous le soleil de Satan en effet, dont son roman renvoie d’inévitables échos, mais cette chair est totalement sienne, humble et singulière.

    « C’est la chair qui commande » (p. 58). Du moins est-ce ce qu’affirme Michel, mauvais père, ivre de sexe et d’argent, héros du livre. Ce titre aux allures présomptueuses, pourtant, n’est qu’un trompe-l’œil (en vérité, nulle prétention chez Rivron). Si le sexe, ici vécu comme un combat, comme un corps à corps entre deux êtres qui se pénétrant ne réussissent jamais à s’unir vraiment, les anime de spasmes et de soubresauts comme des pantins, c’est surtout celle de Dieu qui est en jeu, car Michel, l’homme au nom d’archange, est né du ventre immaculé de Marie Montalte, jeune femme portée par une foi authentique, celle qui permet aux hommes de déplacer des montagnes.

    Dans l’excellent Habitus, excellemment traduit par Claro (dont bizarrement le Stalker ne pense pas que du bien), James Flint mettait déjà en scène une grossesse prolongée, au terme de laquelle apparaissait une enfant mutante qui commençait à s’étendre sur le monde. Enceinte pendant deux longues années, Marie Montalte n’accouche que d’un homme qui est comme Dieu, mais qui n’est pas lui. Michel refuse de croire au miracle de sa naissance – comme à celui de la résurrection de sa fille après son suicide –, sans comprendre que c’est Dieu qu’il assassine en lui, Dieu dont il trahit l’incarnation, Dieu dont il refuse de voir les signes dont son parcours est pavé. Emblématique de notre époque cynique, désenchantée (le concept de jeu télévisé proposé par Michel – qui travaille dans la publicité – rappelle les sketches du Daniel de La Possibilité d’une île) dont l’esprit « a rayé le mystère de son vocabulaire » (p. 137), Michel n’est pas à la hauteur de son patron céleste. Or, « qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure » (p. 23). Les « pages arrachées » à son livre, humaines trop humaines, nous renseignent sur sa nature démoniaque, et dessinent peu à peu les contours du violent meurtre à venir.

    Écrit dans une langue habitée, nourrie de la chair – autant dire du verbe – de ses brillants prédécesseurs, La Chair distille son message sans coup férir mais n’est cependant pas exempt de défauts qui, s’ils n’enlèvent rien à l’intelligence et à la beauté du récit, l’empêchent cependant de toucher l’âme en profondeur. Certes, les nombreuses coïncidences du récit ne sont pas l’œuvre du hasard mais des signes envoyés à Michel – non par Dieu ou le diable, mais par l’auteur lui-même, dès lors incapable de nous faire oublier leur artificialité. Par ailleurs, cette insistance à nous décrire les péripéties sexuelles de son personnage – crûment mais avec grand talent et avec une impudique sincérité à mille lieues des illusions malhonnêtes que Régis Jauffret dénonce dans Lacrimosa –, n’est jamais vraiment justifiée, comme si se jouait avant tout, dans ces pages arrachées, l’expérience même de l’écriture pour Serge Rivron, éminemment conflictuelle, comme si, à l’instar de celui en qui je vois son Doppelgänger, son double fictif et démoniaque, comme si, donc, son verbe n’était qu’une récompense à la chair, cadeau de l’esprit pour le prix accordé aux corps à corps sensuels, et non ce double lien (« La chair a deux raisons d’aimer dont les forces sont si violemment contraires que la plupart des amants sans arrêt s’épuisent à vouloir les dompter l’une par l’autre, la force du corps par la force de l’âme et la force de l’âme par la force du corps », p. 298) auquel il aspire. La Chair, ou le roman d’un homme aux prises avec son propre corps, avec ses fantasmes, avec ses pulsions, avec ses étreintes – avec son sang dont son verbe s’abreuve, faisant à chaque goulée vaciller un peu plus son univers de fiction. Périlleuse entreprise, dont Serge Rivron se sort plutôt bien, mais dont La Chair, à mon sens, porte les stigmates.



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  • Saeglópur

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    Hier, aux alentours de dix-huit heures, aux Jardins atlantiques de Montparnasse, j’ai vu deux objets volants non identifiés traverser le ciel parisien – deux formes blanches sphériques, ou ovoïdes, aux trajectoires étranges. Des ballons-sondes, sans doute, lâchés au-dessus de nos caboches pour mesurer l’étendue de notre inexorable grouillement…

     

    *

     

    Dans les librairies aussi, songeai-je, submergées par les romans de la trop fameuse « rentrée littéraire », ça grouille. Beaucoup de bons livres, sans doute, mais pas grand-chose qui fasse vraiment envie. Lacrimosa de Régis Jauffret, Zone de Mathias Énard et Le Messager d’Éric Bénier-Bürckel, sont les seuls romans français que je me suis promis de lire dans des délais acceptables (avec Bastard Battle de Céline Minard, qui a l’air amusant). Chez les étrangers, Vélum de Hal Duncan – le pavé SF du moment – et Bêtes sans patrie de Uzodinma Iweala. S’il ne fallait en lire qu’un seul, j’opterais sans hésiter pour Contre-Jour de Thomas Pynchon. Mais méfions-nous des unanimités et, à l’inverse des dindons postmodernes, ne nous prosternons pas avant d’avoir effectivement lu le monstre.

     

    *

     

    Ils étaient beaux, ces ballons, ou quoi qu’ils fussent. Leur aérienne et virginale insouciance rendait plus pâles encore nos atermoiements incessants. Quelque part dans les jardins, un estomac gargouilla.

     

    *

     

    Non. Je ne lirai pas Le Marché des amants de Christine Angot, répondis-je à l’estomac inconvenant. Mais tout de même, si certains ont su, exemples à l’appui, ridiculiser sa prose étique et, disons-le, franchement nulle, d’autres n’ont pour seul arme que leur évidente mauvaise foi. Ainsi Ludovic Barbiéri qui dans un Chronic’art #48 aussi décevant qu’alléchant, égratigne le verbe angotique, qualifié pour l’occasion – et non sans raison – d’« autofiction intestinale », avant d’être accusé de manquer de tenue. Triviale, la littérature de Christine Angot l’est, assurément. Mais la trivialité n’a jamais été un obstacle à la beauté. Combat d’arrière-garde. La litanie des conquêtes sexuelles de Marc-Édouard Nabe n’a pas empêché Alain Zannini d’atteindre des sommets tragi-comiques – et métaphysiques. Rien de commun, certes, entre le génie de Nabe et le petit talent d’Angot, mais je m’amuse de voir tous ces apôtres de la subversion plisser du nez devant l’égotisme d’une romancière qui leur livre en pâture le vide absolu de son existence. Ludovic Barbiéri, donc – à ne pas confondre avec Jacques Barbéri, également au sommaire –, non seulement ne pardonne pas au Marché des amants son insignifiance – rien, pourtant, que de très prévisible –, mais encore, et c’est là que le bât blesse, l’accuse d’informité stylistique. C’est tout à fait possible, notez bien. Mais l’honnêteté m’oblige à dire le peu de valeur de ses arguments. Voici, donc, ce qu’écrit notre chroniqueur :

     

    « Quant au style, on s’en doute, il ne sauve pas le roman du naufrage. Angot a choisi de tout écrire à l’imparfait, même quand le passé simple s’imposait (« Le lendemain matin je me réveillais tôt ») ou le passé antérieur (« C’était dans une fête rue de Rivoli un an plus tôt, je le prenais de haut, je partais, il me suivait dans l’escalier »). C’est original, à défaut d’être conforme à la syntaxe. On a hâte d’entendre les subtiles raisons qui ont poussé la romancière à ce parti-pris. A moins qu’il faille y voir un indice d’analphabétisme, qui s’ajouterait aux nombreux autres qu’on a relevés en cours de lecture : incohérences (« Il la trompait de temps en temps, régulièrement »), répétitions en pagaille (« Il aimait la nuit, pas la nuit la fête, mais la nuit quand il fait noir, quand il fait nuit »), constructions de phrases aberrantes (« C’est ce que dans la boîte tout le monde se dit »), et innombrables séquences de charabia qui, dans la littérature contemporaine, sont ce qui s’approche le mieux d’une reconstitution du petit-nègre. »

     

    Autrement dit, Barbiéri reproche au fond à Christine Angot d’avoir sciemment transgressé des règles plutôt que de s’y être conformée… Accusations navrantes. Ces répétitions, ce phrasé incantatoire, caractérisent la voix d’Angot, ils constituent la chair, aussi fade soit-elle, de sa « petite musique », bref, de son style, reconnaissable entre tous, que recherchent visiblement ses lecteurs, somme toute assez nombreux. On peut trouver ça fatiguant. On peut considérer que ça n’a d’autre but que de masquer le néant (de boucher des trous, se gausseraient ses contempteurs). On peut même n’en avoir rien à battre. Mais qu’on le veuille ou non ça reste un style. Mon Dieu, pensais-je, les yeux rivés aux ballons-sondes. Pour la première et, j’espère, dernière fois, je venais de défendre Christine Angot contre sa meute d’abhorrateurs.

     

    *

     

    Les ballons-sondes – que Christine aurait rêvés gastriques – flottaient entre deux courants, hilares. Qu’ils aillent se perdre en mer, souriais-je, et y noyer ce qui grouille ici-bas ! Aveuglé par un rayon de soleil, je m’arrachai à la contemplation de leur imprévisible ballet et, guidé par des voix d’enfants, je me remis en marche, Saeglópur résonnant dans mes tympans, la tête encore dans les nuages.

     

  • Narcose de Jacques Barbéri

     

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    À l’occasion de la réédition de Narcose et de la sortie d’un recueil de nouvelles, L’homme qui parlait aux araignées (tous deux aux éditions la Volte), le site ActuSF consacre un petit dossier à Jacques Barbéri, l’un de ces auteurs qui, avec Antoine Volodine, Francis Berthelot, Emmanuel Jouanne et quelques autres, ont – ou avaient – une conception de la science-fiction comme littérature des marges – et d’abord comme littérature –, comme espace de liberté absolue (thématique ou formelle), telle qu’on peut (ou pas) la découvrir dans deux recueils du groupe Limite (alors rejeté par la frange fondamentaliste du milieu[1]) : Malgré le monde, paru chez Denoël (Présence du futur) en 1987, et plus récemment, Aux limites du son (la Volte, 2006). Il y avait chez eux le même goût pour l’expérimentation, pour la transgression – et même l’abolition – de toutes les conventions que l’histoire du genre imposait, et pour une certaine esthétique de l’aventure intérieure, avec en toile de fond, souterraine ou non, la figure de l’auteur. Non, d’ailleurs, que ces sept écrivains (rejoints par Philippe Curval et fuis par Antoine Volodine dans Aux limites du son) aient manifesté une quelconque unité esthétique, mais tout de même, comme me le rappelait Philippe Curval dans un entretien accordé aux abonnés de la défunte liste de discussion Mauvais Genres en 2003, le groupe Limite, « posait en effet la question du style, souvent négligée par les meilleurs écrivains [du genre] ».

     

    Les romans de Jacques Barbéri, parus ultérieurement dans l’excellente (et exigeante) collection Présence du Futur, témoignent eux aussi de cette vision iconoclaste et, pourrait-on dire, abymée de la science-fiction, qui se réclame autant de William Burroughs, de Charles Bukowski et des génies du stream of consciousness, que de J. G. Ballard, Michel Jeury ou Philip K. Dick. Qu’aurait donnée une adaptation d’un roman bien tordu de Dick par Tex Avery ? Vous le saurez en lisant Narcose (1989), largement remanié pour sa réédition. Je ne saurais, par ailleurs, que vous recommander de dénicher Une soirée à la plage (1988), l’excellent premier roman de Barbéri, dont l’univers bascule du grotesque au tragique, sans qu’on y prenne garde.

     

    Pour finir, je ne peux pas ne pas évoquer un autre versant de l’œuvre de Jacques Barbéri : la musique. L’auteur de La mémoire du crime (1992) fait en effet partie d’un groupe aux multiples facettes, Palo Alto, dont je ne connais guère la discographie, mais dont je réécoute régulièrement le Mondocane (CD de Palo Alto / Klimperei assorti d’une nouvelle de Barbéri) à l’atmosphère aussi envoûtante qu’un film d’Alejandro Jodorowsky (Santa Sangre). Et si le CD fourni avec Narcose (Une soirée au Lemno’s Club), où l’on retrouve fréquemment Palo Alto, constitue une bande-son rêvée pour la lecture du roman, je vous conseille surtout l’acquisition de Drosophiles et doryphores, l’excellent album électro-jazz de Jacques Barbéri et de Laurent Pernice, sur un label slovène (RX:DX), qui par moment, avec ses mélopées de sax enveloppées par les programmes de Pernice, rappelle certains titres ambient de Painkiller.

     

     

    À lire, donc, sur ActuSF : une interview de Jacques Barbéri, par Jérôme Vincent, Jérôme Lavadou et moi-même ; la critique de Narcose par Jérôme Lavadou, et mon propre article sur Narcose, « Rêve party chez les Têtes Molles ».



    [1] Lire par exemple la note de lecture de Denis Guiot, parue dans L’Étudiant en janvier 1988, où les textes de Malgré le monde sont qualifiées, je cite, d’ « illisibles et sans intérêt, oscillant entre le symbolisme abscons et le nombrilisme puéril », ou la notule de Lorris Murail (Science et Avenir, janvier 1988), qui évoque des textes « pour la plupart informes, d’une obscurité sans grandeur, habités par les sempiternels relents de surréalisme éteint »… Mais en réalité, ce que Guiot et Murail reproch(ai)ent plus ou moins explicitement aux auteurs du recueil, c’est de ne pas se contenter d’être de simples « conteurs », autrement dit, de sortir du rang…

     

  • Quand le temps soufflera, de Michel Jeury

     

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    « Comment vivons-nous l'avenir, indépendamment et avant tout savoir ? »

    Eugène Minkowski, Le temps vécu.

     

    Gérard Klein, le directeur de la collection Ailleurs & Demain, chez Robert Laffont, se décide enfin à rééditer la géniale « Trilogie chronolytique » de Michel Jeury (je reviendrai probablement sur ces trois romans, Le temps incertain, 1973, Les singes du temps, 1974, et Soleil chaud, poisson des profondeurs, 1976, ainsi que sur certaines nouvelles[1] de l’auteur dont près d’une trentaine sont réunies depuis peu aux éditions des Moutons électriques sous le titre La vallée du temps profond). Soleil chaud, poisson des profondeurs sort le 15 juin, augmenté d’une longue postface de Gérard Klein lui-même – jamais mieux servi que par lui-même – tirée du Livre d’or de Michel Jeury (Presses Pocket, 1982), et d’une bibliographie d’Alain Sprauel. Les singes du temps sont annoncés pour 2009, et Le temps incertain pour 2010. En guise d’amuse-gueule avant notre grand article, donc, voici une courte chronique – légèrement révisée – jadis parue dans Galaxies, consacrée à un roman mineur mais néanmoins passionnant, Quand le temps soufflera. Avant de s’imposer comme l’un des auteurs les plus prisés des amateurs de littérature du terroir (L’année du certif…), Michel Jeury était surtout connu pour ses romans d’anticipation. À sa sortie en 1973, le dickien Temps incertain et ses séquences répétitives (au point de rencontre, dixit Gérard Klein, de la science-fiction et du Nouveau Roman) firent même l’effet d’une bombe, en ouvrant la voie, avec L’homme à rebours de Philippe Curval, à une SF française plus audacieuse, plus littéraire et résolument tournée vers les espaces intérieurs (même si les récits jeuriens n’ont jamais été solipsistes) et la perception du réel – de Dominique Douay à Jacques Barbéri (ce à quoi réagiront d’ailleurs une nouvelle génération d’écrivains, soucieux de renouer avec les racines populaires d’un genre alors en perdition commerciale…). Au début des années quatre-vingt, alors que les ventes des ouvrages de science-fiction étaient en chute libre, vivre de sa plume exigeait un rythme de production démentiel. C’est donc au Fleuve Noir que Michel Jeury poursuivit un temps sa carrière, livrant des romans d’aventures trop vite écrits, de plus en plus faibles, et épuisant son imaginaire (pour reprendre la formule d’André-François Ruaud) sans l’exploiter tout à fait. Une poignée de titres surnagent néanmoins, plus singuliers, échos légers et foutraques à ses chefs d’œuvres des seventies. Publié en 1983 (et réédité en 2003 par les éditions Imaginaires sans frontière – aujourd’hui disparues), Quand le temps soufflera en fait assurément partie.

     

    An zéro. L’Europe est sous la coupe de la Suprême Union des Églises et des Maisons. Les notions de passé et de futur, ainsi que le décompte du temps, ont été définitivement abolis au profit d’une datation neutre : l’avenir se dit désormais « temps-plus », et le passé, « temps-moins ». Table rase de toute historicité. Dopés aux euphorisants, Simon Jallas et ses collègues voyageurs de l’Institut du Temps-Plus visitent leur propre avenir et en ramènent d’effrayantes visions d’apocalypse. Il semblerait en effet qu’en l’an +10, le monde sera déchiré par une catastrophe d’origine inconnue… Pourtant les récits divergent d’un pionnier à l’autre. Le « vent fou » destructeur entrevu par la plupart d’entre eux soufflera-t-il réellement[2] ? Les voyageurs ne seraient-ils pas plutôt victimes d’hallucinations collectives ? Le don d’ultra-mémoire (faculté de se rappeler l’avenir) qui leur permet d’habiter momentanément leur Moi futur (et qui renvoie aux connexions chronolytiques du Temps incertain) n’est-il pas un simple leurre, phantasme schizoïde sciemment provoqué par de puissants conspirateurs ? Dans cette société déshumanisée, coupée de ses origines et dirigée par la main de fer de la très inquisitrice Sainte Action Populaire, Simon part en quête de vérité, au cœur du labyrinthe du temps.

     

    Un voyageur temporel, une femme, un rivage. Quand le temps soufflera débute comme Le Temps incertain s’achevait : au bruit du ressac, au cœur de l’inconnu. La schizophrénie « en miroir » que développe Simon n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui perturbait le héros sous influence chronolytique du Temps incertain. Le lecteur, s’il connaît l’œuvre de Michel Jeury, croit donc évoluer en terrain familier – si tant est qu’un univers aussi instable, aussi indéterminé que celui de la trilogie chronolytique puisse paraître familier –, balisé, truffé de références et d’autocitations, et cependant il ne peut se départir d’un durable sentiment d’inquiétante étrangeté. À l’instar de Philip K. Dick, Michel Jeury ne cesse de nous faire douter de la réalité des événements (témoins ces phénomènes prétendument terrifiants observés par les pionniers en l’an +10 : la faux, la trombe, les taches hurlantes, qui ont surtout valeur de termes accrocheurs à l’intention du lecteur ; moins que des symboles, ce sont des « signes », ainsi que le suggérait Jean-Pierre Andrevon dans Fiction n° 346, des icônes, indices quasi-abstraits du caractère définitivement incertain du temps-plus. Témoin encore, ce jeu récurent avec le temps qu’il fait et le temps qui passe). Ou plutôt (et en cela Jeury se démarque peut-être – c’est à voir – de l’auteur d’Ubik) il nous fait douter de la réalité telle que la perçoit le héros : Jeury ne remet pas en cause le réel – il suggère plutôt que l’individu ne peut avoir de l’Histoire, du réel, qu’une vision fragmentaire, inévitablement différente de celle d’un autre.

     

    Mais nous l’avons dit, les romans de cette période FNA[3] s’adressaient surtout aux amateurs d’évasion ; Quand le temps soufflera ne pouvait donc s’achever dans la fausse quiétude du Temps incertain, cet exil schizophrénique : cette fois le héros décide, est-il dit, de vivre éternellement, sur les lignes de son propre passé. C’est qu’ici, il ne s’agit pas tant d’un temps vécu, subi et subjectif, que d’un temps choisi (« Et son passé était devenu un éternel présent, le long duquel il se déplaçait sans fin pour vivre et revivre toujours les joies et les douleurs, les amours et les combats », p. 188 de l’édition ISF, 2003). Pas question, par exemple, de répéter encore et encore les mêmes séquences… Contrairement aux psychronautes du Temps incertain, les voyageurs du temps-plus entendent pouvoir isoler la ligne temporelle optimum, et infléchir le destin. On choisit la fuite, mais délibérément. Admettez que c’est beaucoup moins angoissant… Peu importe alors si le récit oublie parfois de prendre son temps (celui qui passe, donc), si son héros manque vraiment d’épaisseur et si le dénouement, expéditif, nous laisse un peu sur notre faim : servi par un style irréprochable (qui laisse admiratif quand on songe à la production pléthorique de l’auteur à cette époque) et par une trame paranoïaque à la fois complexe et beaucoup plus limpide – et accessible – que les chefs d’œuvres expérimentaux cités plus haut,Quand le temps soufflera ne mérite pas l’oubli auquel il semble décidément voué.

     

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    [1] Les nouvelles de Michel Jeury sont disponibles presque intégralement sur le site Quarante-Deux, sous le titre La Conspiration des Trois-Noms.

    [2] Sachez en tout cas qu’en 1991 parut un roman paysan intitulé Le soir du vent fou (R. Laffont)…

    [3] Fleuve Noir Anticipation.