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Critique littéraire - Page 16

  • Entretien avec Stéphane Beauverger, première partie

     

     

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    Stéphane Beauverger est l’auteur aux éditions la Volte d’une trilogie – composée de Chromozone, des Noctivores et de La Cité nymphale – qui tente, souvent avec succès, de renouer avec l’ambitieuse anticipation d’un John Brunner ou d’un Norman Spinrad. Ni littérateur de génie comme Alain Damasio, ni « conteur » à plein temps comme Pierre Bordage, Beauverger s’ouvre cependant une voie unique, peuplée de grands films et romans américains, de jeux vidéo, et de ses propres fantômes – une voie résolument actuelle, une voix de notre temps, malgré l’héritage d’une certaine anticipation post-apocalyptique. Narration polyphonique, monologues intérieurs d’entités collectives, chapitres conçus comme des scénarii, dialogues tirés d’un générateur aléatoire de discours de cadre : Beauverger n’hésite pas à multiplier les points de vue et les solutions formelles, d’abord pour dynamiser un récit dont la lenteur, certes entrecoupée de fulgurants accès de violence, aurait pu sans cela susciter l’ennui, ensuite, et surtout, pour proposer au lecteur une vision fragmentaire, mais plus étendue, de son univers. Comme si chaque énonciateur, n’était qu’un membre des Noctivores… Ces trois romans, tour à tour survoltés ou apaisés, humanistes ou misanthropes, enfiévrés ou paresseux, témoignent aussi d’un talent sûr pour l’action, que les lecteurs d’Ellroy ou des premiers Dantec apprécieront à sa juste valeur.

    Entre un mojito et une pinte de Leffe, notre auteur a accepté de m’accorder un entretien pour Fin de partie : qu’il en soit encore remercié. Du 21 au 27 mars, nous avons donc joué au ping-pong, par courrier électronique. Aussi relâché en soit le ton, ce dialogue devrait vous convaincre, si ce n’était déjà fait, de la belle singularité d’un écrivain dont la réputation n’a, hélas, guère franchi les frontières du petit monde de la science-fiction.

    J’apprends à l’instant que La Cité nymphale figure dans la liste des finalistes, dans la catégorie « romans », pour le prix Rosny aîné, en compagnie, entre autres, de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes de David Calvo (lire aussi le bel article de Bruno Gaultier sur Systar)… Mon vote n’aura donc pas été vain ! Les autres finalistes sont Jean-Pierre Andrevon pour Le Monde enfin, Corinne Guitteaud & Isabelle Wenta pour Paradis perdu, Jean-Marc Ligny pour Aqua TM et Laurent Queyssi pour Neurotwistin.

    Place, à présent, à la première partie de notre entretien.

     

     

    Olivier Noël : Stéphane, ta trilogie du Chromozone met en scène une France dévastée, explosée en territoires communautaires où survivre constitue le seul horizon – jusqu’à l’apparition d’un petit messie, et du règne post-humain des Noctivores. D’où vient cette vision assez cauchemardesque du monde occidental ?...

     

    Stéphane Beauverger : Si j’étais dans un mauvais jour, je pourrais prendre ma voix du pasteur King et bredouiller « I had a dream… », ou bien dégainer mon « on est toujours puni par là où on a péché », et question punition, l’Occident commence à allonger un joli passif qui lui pend au nez. Mais, ce serait faire des effets de manches un peu usés. Non, en fait, comme j’avais envie de travailler et d’écrire sur les mécanismes de survie, individuelle ou grégaire, il me fallait d’abord dégager un univers propice à cet exercice. Avec l’invention du virus Chromozone, qui pousse les individus infectés à une violence primale, j’avais mon levier. Par ailleurs, le fait que ce virus parvienne à contaminer l’espèce humaine à cause de misérables petits profiteurs, toujours prêts à économiser un peu sur le coût de revient d’une technologie inventée justement pour rendre ses ailes à une société en voie d’effondrement, n’est pas pour me déplaire.

     

    ON : Tel virus avait déjà été « rêvé » par des cinéastes, comme David Cronenberg (Shivers, sous une forme parasitaire, Rabid, avec des symptômes sexuels), George Romero (The Crazies, et sa tétralogie des morts-vivants) ou Danny Boyle (28 jours plus tard), mais aussi par d’autres écrivains, comme Richard Matheson (Je suis une légende) ou Murakami Ryû dans Les bébés de la consigne automatique. Tous expriment une certaine désespérance ; chacune des œuvres citées – dans lesquelles l’origine du mal est technologique, donc humaine – s’achève en effet par la contamination générale, ou son inéluctabilité, contre laquelle se battent, en vain, les derniers hommes. Sans trop en dire, on peut révéler que la fin de La Cité nymphale, qui clôt ta trilogie, n’est pas aussi radicale, sans forcément être plus rassurante : au Chromozone succède une nouvelle forme de déshumanisation, les Noctivores, dont la domination paraît, à son tour, inexorable (et que les irréductibles n’acceptent pas). Mais les Noctivores, que tu décris comme une intelligence collective « éthiquement viable », sont par-delà le bien et le mal. Nietzschéen, Beauverger ?...

     

    SB : Holà, ça, ce serait éventuellement à toi de le dire. Et puis, je ne m’habille que sur mesure, j’aime pas les costumes trop larges. C’est vrai qu’il y a une tendance marquée, dans les histoires de contamination globale, à tendre vers l’annihilation, l’éradication de l’humanité, ou sa mutation vers autre chose d‘inéluctable et de définitif. C’est peut-être ce qui est le plus fascinant dans le phénomène des épidémies, au-delà de sa portée morbide : nul ne sera épargné. Stephen King avait proposé une variation amusante sur ce thème dans Le Fléau. Mais j’aurais un petit faible pour celle d’Edgar Wright dans son film  Shaun of the Dead : au terme d’une classique épopée survivaliste dans un quartier londonien infesté de zombies, tout redevient normal dans les dernières minutes du film, et le héros reprend ses parties de Playstation avec son pote, zombifié certes, mais encore capable d’appuyer sur des boutons de manette de jeu. Rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne se transforme. Pied de nez ou signe des temps ? Dans ma trilogie du Chromozone, plusieurs groupes ou entités ont un projet pour sauver ce qui peut l’être de l’humanité en déroute. Vers la fin, les Noctivores semblent prendre le dessus. Leur conscience collective – que je préfère appeler leur « inconscient collectif », d’ailleurs, dans la mesure où leur Synthèse est plus basée sur une mise en commun des émotions et des ressentis que sur un interfaçage logique des intelligences – leur donne un avantage évident face aux réfractaires. Du haut de leur inconscient collectif, donc, ils affirment en toute modestie être le futur inéluctable, la réponse en même temps que la solution aux égarements de l’espère humaine imbécile. Il serait prudent de croire que si la somme de leurs cervelles est arrivée à cette conclusion, leur postulat est fondé. D’un autre côté, plus c’est grand, plus ça tombe de haut.

     

    ON : Le finale de Shaun of the Dead, film assez drôle, est tout de même cynique… Au moins ne fais-tu pas l’amalgame entre les êtres humains et les Noctivores, ces « plus qu’humains ». À dire vrai, ces derniers ne sauraient incarner le Surhomme nietzschéen, qui n’est jamais que l’homme qui se dépasse sans cesse – l’individu souverain. Ils en sont même l’antithèse. Ça me rappelle la polémique qu’avait suscité l’essai de Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine. L’idée d’une intelligence non humaine, d’une conscience (ou d’une inconscience comme tes Noctivores) dont l’individualité serait exclue, est certes difficilement acceptable. Elle suppose en effet l’humanité indigne de survivre, comme tu le fais toi-même, et la condamne à une salutaire disparition. Mais une solution a-t-elle encore un sens, si l’homme, cet individu social, ne fait plus partie des plans ?...

     

    medium_Chapitre03.jpgSB : Effectivement, la Synthèse peut être difficilement acceptable, du moins de notre point de vue d’entités individualistes. Mais dans le dernier volet de la trilogie, La Cité nymphale, elle n’est vécue comme une contrainte que par deux types d’individus : ceux qui sont, par conviction, par peur ou par calcul, opposés aux Noctivores, c’est à dire ceux qui s’y opposent avant d’y avoir goûté, et ceux, minoritaires mais statistiquement représentatifs, qui sont rejetés par la Synthèse après en avoir fait partie. Pour les premiers, il s’agit d’un choix, ou d’un embryon de choix, satisfaisant. Pour les autres, c’est généralement une souffrance. L’éjection est vécue comme un manque, car la Synthèse diffuse envers tous ses membres la plus puissante des drogues : la sensation d’être compris et accepté, en même temps que la sensation de comprendre et d’accepter. C’est à dire la fin de la peur, l’éradication du plus petit dénominateur commun de notre espèce, la source de toutes les violences et le levier de toutes les exploitations : la peur. Les Noctivores n’ont plus peur. Même pas de ce qui est différent d’eux. Cette sérénité partagée, cette globalité de compréhension vécue individuellement et collectivement par les Noctivores, font de la Synthèse une solution acceptable. C’est en cela que je la qualifie d’« éthiquement viable ». Je ne considère d’ailleurs pas que l’homme ne fasse plus partie des plans. Il semblerait bien, vers la fin du troisième roman, quand les Noctivores affirment avoir tué le père et réglé leur Œdipe, qu’ils soient capables d’humour. Et le rire est le propre de l’homme, n’est-ce pas ?

     

    ON : Tu oublies les hyènes… Plus sérieusement, les Noctivores ont en effet « tué le père ». Le problème, c’est qu’ils l’ont vraiment tué. Pour une entité qui se prétend « éthique », c’est un peu gênant, non ?

     

    SB : Tu veux dire que ce n’est pas très moral de tuer son prochain ? Hé, hé, hé… Ca dépend lequel. En l’occurrence, Peter Lerner – puisque c’est de lui qu’il s’agit – n’a finalement fait que retourner son arme contre lui-même. Ce tueur qu’il a dressé pour atteindre une certaine cible a échoué par opposition larvée, inconsciente, de la Synthèse aux desseins de son créateur. En définitive, Peter aura juste le temps de voir le sacrifice consenti de Justine, avant de payer pour ses manœuvres. D’accord, le geste de son exécuteur tient plus de la vengeance que de la justice, mais l’essentiel est ailleurs : finalement, presque malgré eux, les Noctivores ont refusé de respecter la volonté dominatrice et agressive de Peter. Leur inconscient collectif avait statué que c’est mal et œuvrait en opposition aux objectifs officiels. Dans l’esprit du personnage du tueur, ça se traduit par cette seconde partition qu’il perçoit en filigrane sous le vacarme des injonctions principales dont son cortex est gavé. Finalement, les Noctivores ont tué le père en ce sens qu’ils ont transgressé ses ordres et affirmé leur indépendance. C’est pour eux l’instant de leur épiphanie, ils prennent conscience qu’ils sont capables de faire des diagnostics moraux et de prendre les décisions qui s’imposent. C’est une révélation qui n’a pas fini de les secouer, bien après la fin du troisième tome.

     

    ON : As-tu envisagé d’écrire cette suite ?

     

    SB : Oui, j’ai une planification à long terme ainsi listée : Les Enfants du Chromozone, puis L’Empereur-Dieu de la Synthèse , et enfin Les Noctivores à la plage. Blague à part, je n’envisage pas d’écrire de suite, en tout cas, ce n’est pas dans mes objectifs. Je ne dis pas que l’envie ne me prendra pas, dans quelques années, mais pour le moment ça ne m’intéresse pas. La trilogie était conçue depuis le départ en trois volets séparés chacun par huit années, j’ai mené le destin de mes personnages jusqu’à la conclusion que je visais, qu’ils se reposent, maintenant.

     

    Deuxième partie.

    Troisième partie.

     

    Illustration (tirée de Chromozone) et photographie © Corinne Billon

     

  • Entretien avec Éric Bénier-Bürckel, troisième et dernière partie

     

     

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    Suite, et fin, de l’entretien avec Éric Bénier-Bürckel, que Juan Asensio et moi avions mené en février 2006. À l’heure où des admirateurs de Leni Riefenstahl mouillent leur treillis à la vision des muscles huilés des occidentaux combattants du film 300, qui revisite, façon Rêve de fer, la fameuse bataille des Thermopyles opposant une poignée de surhommes spartiates à des nuées de Perses, il est réconfortant de se colleter avec l’intelligence de l’auteur de Pogrom, comme avec celle de l’auteur de La critique meurt jeune – qui est aussi, vous le savez, l’infatigable patron du blog Stalker.

     

    Rappel :

    Mon article sur Un prof bien sous tout rapport.

    La critique de Pogrom par Juan Asensio.

    Ma critique de Pogrom.

    Ma critique-fiction d’ Un peu d’abîme sur vos lèvres.

    Première partie de l’entretien.

    Deuxième partie de l’entretien.

     

     

    ON : L’antisémitisme de Mourad – tellement abject, soit dit en passant, que m’a un peu gêné ce personnage d’Arabe trop caricatural, d’autant plus que déjà, le narrateur sans nom de Maniac éructait sa peur et sa haine des Arabes – ne relevait donc pas tant, comme vous le suggériez plus haut – en cela sans doute rusez-vous –, de l’expression même maladroite de votre quête spirituelle, que d’une provocation, fût-elle salutaire, utile à votre « peinture extrême » du Mal…

    Mais revenons, si vous le permettez – sans nous éloigner du problème moral posé par l’esthétique de Pogrom –, à la mort de Dieu. Je me souviens dans Un prof, de cette « omniprésence » de la mort de Dieu, qui n’était à mes yeux qu’une lucide mais très cynique justification a posteriori, par Bucadal, de son comportement monstrueux ; et dans Maniac le narrateur sans nom pouvait fort bien avoir halluciné le délire christique de son père – c’était même l’hypothèse la plus plausible puisque nous étions visiblement face à un schizophrène.

    Il se peut qu’il y ait pourtant quelque chose de beckettien dans votre œuvre – toutes proportions gardées. Le lien serait alors trouvé entre le pur nihilisme dans lequel se débattent vos personnages et ce retour au Christ que vous évoquez ici (autrement dit, entre American Psycho et le Désespéré). Dans vos trois romans en effet, Dieu ne se manifeste qu’en tant que manque, en tant que vide à combler. Mais chez Beckett, le silence qui succède au brouhaha grouillant de la foule humaine, révèle seulement le Néant… Or vous-même prenez vos distances, dans votre réponse précédente, avec l’inqualifiable de Pogrom qui, je vous cite, a « honte d’appartenir à cette humanité qui tue et qui se tue ». Incohérence ?... Comme les errants de Beckett, vos personnages sont-ils donc contraints de tourner en rond, toujours, sans jamais trouver Dieu (quoi que recouvre ce mot) ? Quelle pourrait être l’issue romanesque de ce dilemme littéraire ? Vos romans vont-ils chercher enfin la lumière, ou se complaire en enfer, indéfiniment, au risque de n’être rien de plus que des attractions supplémentaires du parc humain ?

     

    ÉBB : Ce que j’aime bien chez les « hommes infâmes » que je décris, souvent jusqu’à la caricature pour le besoin de ma cause satiriste, vous avez raison, c’est leur univers pulsionnel.     Ce qui m’a toujours intéressé, sur un plan moins spirituel que philosophique, ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoirs. Non pas les lieux où ils sont coagulés, les grandes instances molaires que sont l’Homme, l’État, la Famille , le Pouvoir, mais les zones diffuses et non localisables où ils naissent et qu’ils traversent. Dans Pogrom, comme dans Maniac, ce n’est pas seulement dans le visible que se déroulent les événements les plus importants, mais aussi et surtout dans l’invisible, à un niveau micro-physique. Il y a des zones d’affrontement partout, des guerres, des conflits, des luttes, mais aussi des résistances, des insurrections, des inversions de rapports, des victoires, des vaincus et des vainqueurs. Sous le calme apparent de l’amour, des tempêtes de haine. Sous la sérénité manifeste de la pensée, des idées chaotiques. Bref, il y a des rapports de forces qui se répartissent sur tous les plans, engendrant une multitude de devenirs (devenir-loser, devenir-animal, devenir-fou, devenir-amoureux, devenir-vieux, devenir-jeune, devenir-mort, devenir-raciste, devenir-antisémite, devenir-écrivain, etc.) De ces devenirs, on peut dire qu’ils se répètent à tous les niveaux, aussi bien dans les faits narrés que dans la narration elle-même, dont la forme répétitive, minimale, veut mimer les micro-événements qu’elle exprime. Le style répétitif – qui puise entre autres ses composants dans la musique de Philip Glass ou de Steve Reich – est comme l’empreinte sur la surface macroscopique de ce qui se trame à un niveau microscopique, surface scripturale où vient s’impacter le jeu micro-physique des affects et des rapports de forces qu’il contracte comme des virus. D’où un style vif, éclaté, faisant valoir au niveau du verbe les chocs et les affrontements virtuels qui le rendent possible. Le propre du bien pensant ou de l’honnête homme est de n’envisager les problèmes moraux ou philosophiques qu’en termes de bien et de mal, de vrai et de faux, de pur et d’impur, de juste et d’injuste, bref de tout rabattre sur le vieux dualisme manichéen qui quadrille l’espace bio-politique occidental en rappelant, comme le fait un Deleuze, qu’il existe un bon désir et un mauvais désir, une bonne façon de penser et une mauvaise façon de penser, une bonne volonté et une mauvaise volonté, une bonne façon de traiter les problèmes et une mauvaise. Or, dans ma perspective romanesque, quand il est question de crime, de violence, de racisme, de ce qui d’emblée est rangé par nos bien-pensants dans la rubrique de l’abjection, il s’agit moins d’émettre un jugement de valeur    négatif – en se contentant de dire, l’index dressé, que « ça n’est pas bien, ça ne devrait pas exister » – que de voir et de comprendre comment ça fonctionne. Dire : « c’est mal, c’est pas bien » ou « c’est anormal » n’élimine pas le problème, loin de là. Il le rend d’autant plus aigu et fascinant. Comment ça marche un pervers, un maniaque, un pédophile, un tueur en série, un délinquant, un violeur, un raciste, un antiraciste, un terroriste ? Voilà la question qui a été la mienne tout au long de la réalisation de mon triptyque. L’empire du bien préfère gommer la réalité qui le dérange en l’accusant d’irréelle, d’insupportable, de fasciste, de folle, de fanatique ou d’irrationnelle, bref de pathologique, que de l’interroger et d’en comprendre la géniale mécanique. De ce qu’il ne veut pas entendre parler, l’homme de bien préfère le taire en le gommant ou en l’enfermant dans un discours censé le ridiculiser ou le minimiser (c’est un phénomène mineur, c’est une pathologie rare), bref en le mettant au ban de ce qui peut et doit être dit. Ce ban doit rester imparlable. Je pense pour ma part, quitte à répéter une évidence, que le roman doit laisser parler l’imparlable, qu’il est un espace réservé à tout ce qui ne peut pas se dire ailleurs. On y donne la parole au meilleur comme au pire. Dans ce sens, mon travail dans mes romans a bien été celui-là : peindre le pire en le considérant comme une manifestation de l’humanité, serait-elle considérée comme inhumaine par la société civile. Dire « le racisme c’est pas bien, la pédophilie c’est encore pire », et les dénoncer en se positionnant contre ne les fait pas moins exister. Quand on écrit un roman, on n’est pas contre mais dans le racisme, on n’est pas contre mais dans la pédophilie, on n’est pas contre mais dans le terrorisme. Se dressant contre, opposant ses forces à d’autres forces, on en pâtit et on s’en nourrit à son insu. Être contre, ce n’est pas seulement être opposé à, mais aussi être tout contre, être attaché et emmêlé à ce à quoi on oppose sa résistance : on repousse quelque chose qui dans le même temps exerce une poussée contre et en nous, espèce de corps à corps hystérique où les forces en tension semblent oublier leur division, si bien que l’affrontement devient un lieu de mélange où les forces spécifiques des uns et des autres circulent sans distinction, se vampirisant mutuellement. Au lieu de repousser, on intériorise les forces de l’adversaire (ce qui prouve bien qu’il existe) et l’adversaire intériorise les nôtres (j’existe aussi pour lui), de telle sorte que chacun devient un peu plus fort ou un peu plus faible qu’auparavant et surtout tend à devenir celui qu’il nie, à le mimer, à parler la même langue secrète, sans rien avoir réglé pour autant. Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans. Au cœur d’une zone où les adversaires deviennent indiscernables. La vie n’a pas besoin d’être justifiée ou autorisée pour être ce qu’elle est, c’est plutôt elle qui justifie et autorise ce qui existe, le meilleur comme le pire. L’honnête homme ne peut s’empêcher de juger la réalité en fonction de ce que lui dictent sa logique et sa bonne volonté. Quand un phénomène n’est pas conforme à sa pensée ou à ce qu’il s’autorise à penser, il préfère le dénoncer comme maladie ou comme pathologie, ce qui, non seulement le soulage sur son propre compte, mais lui permet aussi de faire l’économie d’avoir à le penser. L’honnête homme se fait le juge d’instruction et le juge de peine du réel et il a toujours déjà virtuellement mis en état d’arrestation ce qui dans la vie n’est pas conforme à son code, à ses valeurs ou à sa logique. Le romancier n’est pas un juge. Il donne la parole à ceux à qui les institutions civiles la confisquent. La vie ne se réduit pas aux seules catégories morales du bien, du vrai, du juste et du sain. Sait-elle ce qu’elle fait, la vie ? La vie, c’est aussi cette réalité « scélérate » dont parlait Sade, réalité qui met en question nos valeurs d’honnêteté et de vertu dictées par la raison normative. Si l’honnête homme considère que sa pensée et sa bonne volonté sont ce qu’il a de plus digne et de plus précieux, le « philosophe scélérat » n’accorde à la pensée d’autre valeur que de favoriser l’activité de la passion la plus forte, d’autre intérêt que de laisser parler le corps et ses affects à travers elle. Le corps a quelque chose à dire. Je me suis intéressé au corps des hommes méchants. Qu’ont-ils à nous apprendre sur nous-mêmes ? Cette scélératesse existe, et plutôt que d’en nier l’existence ou de faire comme si elle n’avait pas lieu d’être, il me paraît nécessaire de l’accueillir, du moins dans l’espace littéraire. Il est plus commode et plus rapide de qualifier de pervers celui qui n’agit pas comme tout le monde, qui n’exécute pas les mêmes figures que tout le monde, qui ne vit pas sa sexualité comme tout le monde, bref qui n’obéit pas aux codes en vigueur, que de prendre la peine d’écouter la langue instinctuelle qu’il parle ou qu’il exprime. Au lieu d’examiner le problème, d’essayer d’en saisir la logique interne, on le liquide d’une pichenette en se pinçant le nez : une façon de se rassurer sur son compte, de montrer qu’on est du bon côté, celui des normaux (des normés), de l’orthodoxie culturelle, des hommes qui pensent et vivent bien, mais aussi de se protéger en dressant un bouclier contre l’homme différent, celui qui échappe aux normes, qui les déborde, et à qui la vie a permis d’exister en tant qu’anomalie. Le romancier fait tout le contraire : le citoyen s’efface en lui pour céder la place à l’inconnu, à l’insaisissable, au hors la loi qui se tient au fond de toute humanité. La vie (les honnêtes hommes comme les scélérats) n’a peut-être pas besoin d’être justifiée par la pensée, encore moins de passer par le tribunal de la raison. L’honnête homme que je suis moi-même à titre privé est vivement intrigué par le scélérat. Peut-être l’envie-t-il secrètement. Le scélérat fait ce que l’homme de bien s’interdit de faire, ou plutôt ce qu’on lui interdit de pratiquer. S’il le traque, c’est peut-être moins pour mettre la main dessus que pour voir jusqu’où il peut aller, pour le suivre dans ses retranchements, surprendre son secret. Le propre du monstre, c’est de montrer, de rendre visible. Ce qu’il montre, c’est l’espace d’indifférence qu’il porte en lui, ce monde diffus et obscur, l’immonde dont je parlais tout à l’heure, qu’il implique et qu’il exprime, ce lieu où la loi et les codes sont suspendus, mis hors circuit, une sorte de no man’s land où tout est possible, même le meurtre, même le viol, que se refusent à explorer les honnêtes gens. Houellebecq écrit dans Rester vivant : « Soyez abjects et vous serez vrais. » Houellebecq emploie ici exprès le langage accusateur, plein de haine et de ressentiment, du gentilhomme. Il ne veut pas dire qu’il faut être méchant, mais qu’il faut laisser être ce qu’il y a de pire en nous, de plus obscur, de plus incompréhensible, afin de pouvoir saisir quelque chose du           « scélérat », de cette vérité ou de cette vie authentique qu’il y a au fond de tout homme, y compris l’honnête. La part maudite de l’être humain est ce que depuis mon premier roman je m’emploie à explorer. Je n’en fais pas l’apologie. Je la regarde en face. 

     

    JA : « Voilà pourquoi, dans un roman, on n’est pas contre mais dans » écrivez-vous. Bernanos était dans Ouine, durant plusieurs années d’un labeur angoissé, acharné, halluciné. La fin du podagre est étrange et, de fait, littérairement, le grand romancier ne se prononce pas sur le sort énigmatique de l’âme de son diabolique personnage : il ne le condamne ni ne le sauve. Pourtant, Bernanos n’avait point une bien grande opinion du type ou du surtype que représente à ses yeux Ouine : l’intellectuel gidien, donc aussi insaisissable qu’une anguille, l’homme creux incapable d’affirmer ou de nier. Certes mais, vous le savez, le plus dur n’est pas tant descendre en Enfer, les portes d’entrée sont nombreuses, que d’en sortir. Autre exemple, cette fois cinématographique, de la facilité, pour un homme intelligent, de s’identifier avec tel abject meurtrier : le superbe Manhunter de Michael Mann. La difficulté est donc moins de contempler, parqués dans leurs malebolge, l’innombrable et fascinante diversité des monstres que de revenir comme Marlow à la surface, sans plus même de cicérone, afin de révéler aux hommes un savoir ténébreux mais aussi de réconciliation (Trakl, T. S. Eliot, Sabato, etc.), à tout le moins d’espérance, d’où ma question relative à ce que vous pensiez être votre horizon d’attente, après ce triptyque.

    Revenons donc à des questions plus banales : quels sont vos maîtres en littérature, en philosophie, si vous en avez dans ce domaine ? Vous avez évoqué Bloy, Dantec, Sade et Houellebecq : d’autres noms encore ?

     

    ÉBB : Monsieur Ouine est un très beau roman, j’y songe comme à un remous monstrueux après que le monde se soit effondré sur lui-même. Mais vous, Juan Asensio, en parlez mieux que personne, je crois…

    Vous étonnerai-je si je vous dis que mes premiers maîtres sont les furieux imprécateurs de l’Ancien Testament ? Viennent ensuite, philosophes en tête, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger. J’ai commis jadis un mémoire de maîtrise sur l’intuition catégoriale chez Husserl, sous la direction de Jean-Luc Marion, après avoir suivi les cours de Pierre Jacerme, heideggerien exceptionnel, au lycée Henri IV, en khâgne (avec Aude Lancelin dans la même classe !). En littérature, il y a Céline, bien sûr, mais aussi Beckett et Thomas Bernhard. Mais je suis de plus en plus persuadé que nos plus grands auteurs français sont Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire et Bloy ! Bref, à l’instar d’un Antoine Compagnon, c’est à la langue des grands Antimodernes du 19e siècle que je voue ma plus vive admiration, à son exigence.

     

    ON : Un prof bien sous tout rapport n’aurait sans doute pas existé sans American psycho de Bret Easton Ellis, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de vos contemporains comme Ellis, Murakami Ryû ou Chuck Palahniuk, que l’on évoque plus volontiers, à vous lire, que Joseph de Maistre ou Chateaubriand ?

     

    ÉBB : Dans son excellent roman Défaut d’origine, Oliver Rohe explique qu’il a vécu la lecture de Thomas Bernard comme un viol, un terrible pillage de son propre imaginaire : Bernhard avait volé son œuvre ! J’ai éprouvé la même rage stupéfaite à la lecture d’American Psycho : ce gredin de Bret Easton Ellis me ravissait mon livre ! Le moindre des hommages à lui rendre était d’aller jusqu’au bout d’un projet identique médité et entrepris depuis ma naissance ! Les deux autres auteurs que vous citez, surtout celui de Fight Club, font partie de ceux que je n’ai pas manqué de phagocyter avec grand plaisir lorsque je m’encanaillais la langue du côté des écrivains américains. Je pourrais dire la même chose de l’auteur du Démon et de la Geôle , le très prophétique Hubert Selby Jr. Mais c’est un choc bien moins viscéral que Mort à crédit et Histoire de Juliette, découverts à l’âge où j’allais encore débagouler ma fierté de premier de la classe au collège, alors que, dans le même temps, bienheureusement chevelu, je hurlais et je jouais furieusement de la guitare dans un groupe de Trash Metal – on ne disait pas Black Metal à l’époque –, prêchant la Mort et le Mal à qui voulait bien l’entendre. Mon parcours, mes goûts et mes dégoûts m’ont donc toujours reconduit au génie de la langue française, m’obligeant au fil des années à me corriger violemment le style, encore si cafouilleux dans mes deux premiers romans. Qu’est-ce qu’écrire, sculpter, peindre, composer, danser, sinon se mettre sur la piste de sa propre grandeur ? Oserais-je dire que tout est dans Pascal ? N’est-il pas notre véritable contemporain ? À quoi bon aller chercher l’inspiration en dehors de nos frontières, puisqu’elle est là, en France, au cœur de notre langue piétinée par de sombres crétins analphabètes omniprésents dans la presse et dans l’édition parisiennes, cette dévastation de  cervelle, en attente d’un nouveau souffle !       

     

  • Konichiwa, baby

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    « – Comprendre n’est en aucun cas le but de ta présence en ces murs, dit l’homme au masque. Tu es ici pour agir. A toi de savoir comment.
    – Suis-je réellement ici ? demande le samouraï. Dans cette maison ?
    – A ta place, j’abandonnerais au plus vite ce genre de considérations stériles. Tes aspirations se précisent. Dis-toi que c’est pour ça que tu existes : ce lieu est le tien. »
    F. Colin, Sayonara baby


    Sayonara baby, le dernier roman solo de Fabrice Colin édité par L’Atalante, a gagné au mois de juin 2004 les rayons des librairies dans une indifférence quasi générale. Pourquoi un tel silence, que n’explique tout de même pas la parcimonie euphémique avec laquelle l’éditeur distribue ses services de presse ? J’avoue trouver singulièrement affligeant le manque de discernement d’une critique généraliste trop souvent à côté de ses pompes, myope au dernier degré, incapable au même titre que son public de repérer d’authentiques écrivains, pour peu qu’ils ne soient pas publiés dans les collections générales de Gallimard, Grasset, Actes Sud, Flammarion et tutti quanti. Ah ! quand il s’agit d’encenser les productions égotistes d’une Christine Ego – pardon : Angot –, ou la dernière petite merdouille d’un bellâtre mondain, les journalistes dits « littéraires » remuent la queue en cadence... Mais qu’une Voix s’élève, trop véhémente, trop expérimentale ou même simplement dévouée au verbe – c’est-à-dire à la littérature –, et la meute décampe en jappant, la queue entre les jambes. Voyez Pogrom d’Eric Bénier-Bürckel, conchié par les mollassons du Monde, de Lire ou du Nouvel Observateur : hormis Joseph Vébret et quelques autres, rares sont les commentateurs à s’être opposés au lynchage et à avoir émis l’idée saugrenue que peut-être, Bénier-Bürckel était un écrivain… Dans le cas de Fabrice Colin, seulement connu des habitués des collections de fantasy, la farce touche au sublime : trois mois après la publication de Sayonara baby, certaines librairies parmi les plus grandes de la capitale ne le proposaient ni en rayon, ni en stock : un comble pour une « nouveauté », a fortiori pour un roman de cette valeur.
    Certes, prétendre qu’une œuvre est plus importante qu’une autre, plus nécessaire, plus essentielle, est aujourd’hui fort mal considéré (après tout, pourquoi Colin plutôt qu’Angot ou Marc Lévy ou encore, pourquoi pas, Juliette Benzoni ? Pourquoi Joyce plutôt que Tom Clancy ? Pourquoi Bloy plutôt que Romain Sardou ?) – et encore ne s’agit-il, de mon point de vue, que d’apporter une infime contribution à la reconnaissance des Maîtres, et non de m’adonner à de stériles comparaisons. Il n’est cependant pas interdit de s’interroger : la critique, battue en brèche par les assauts répétés des relativistes de tous poils – je les abhorre, ces empoisonneurs –, ébranlée par les opérations marketing d’éditeurs plénipotentiaires ou velléitaires, relève-t-elle encore d’une authentique démarche intellectuelle ou n’est elle plus qu’un vulgaire processus économique, un rouage comme un autre, une conséquence déterministe ? Pourtant s’il est une époque où la critique devrait jouer un rôle éminent, n’est-ce pas la nôtre ? La masse gélatineuse, chaque année plus grasse, de « romans » qui sont jetés en pâture aux Français réclame en effet que la Critique – permettez-moi d’y apposer dorénavant une impérieuse majuscule – assume pleinement ses responsabilités (bien que certains, je pense aux histrions du Masque et la plume – l’émission de France Inter qui donne envie, tous les dimanches soir, de rouer son poste radio de violents coups de pieds – ne méritent sans doute pas cette majuscule… Qu’on en juge : ces nains, il y a déjà un certain temps, ont tout de même réussi – entre autres –, à se répandre durant de longues, très longues minutes en vaines tergiversations autour du dernier Jean-Christophe Grangé – qui, avec ses fac-similés de thrillers anglo-saxons, n’en avait pas vraiment besoin… – et à affirmer le plus tranquillement du monde, par l’inénarrable bouche d’Arnaud Viviant, que le polar était, je résume, une paralittérature tout juste bonne à passer le temps sur la plage, comme si ce simple terme, « polar », suffisait à recouvrir de sa familiarité putassière aussi bien les pires romans de gare et les monuments de James Ellroy… Et si j’en crois Philippe Curval, ce même Viviant n’eût de cesse, lors d’une autre session, de qualifier Millenium People, le dernier James G. Ballard – sur lequel je reviendrai un jour –, de « fiction spéculative », par opposition, évidemment, à la science-fiction…).
    Or, quand paraît une œuvre que l’ambition, rare, et la valeur formelle, indéniable, propulsent en orbite à dix mille pieds au-dessus de l’écrasante majorité de ses contemporains, la Critique a presque le devoir d’en rendre compte. Loin de moi l’idée, chers amis, d’imposer la lecture de Sayonara baby à la Critique ou à vous-même. Le critique n’est pas un surhomme, ses capacités de lecture sont limitées – le livre, en outre, n’est pas sans défaut, et mon propos n’est pas de brandir inconsidérément l’étendard du génie ou de hurler prématurément au chef d’œuvre, encore moins de prétendre dénicher le nouveau Dick ou le nouveau Céline, ces tartes à la crème journalistiques. Mais l’injustice serait flagrante si d’aventure Sayonara baby n’était déjà enterré, repéré seulement par une poignée de revues ou de sites spécialisés – quand ceux-ci ne se gaussent pas d’une œuvre qu’ils peinent à comprendre –, tandis que d’autres, moins méritants, au style médiocre ou au propos indigent, monopoliseront les tribunes et l’argent du consommateur – sans doute avez-vous, vous aussi, repéré quelque livre « important » et oublié des médias ; Sayonara baby, j’en suis conscient, n’en est qu’un exemple parmi d’autres, qui me paraît néanmoins édifiant.
    Permettez-moi, je vous prie, de prolonger encore un instant ces quelques libres réflexions sur la Critique démissionnaire : s’il y a une chose dont je sois sûr, c’est qu’il y a aujourd’hui nombre d’écrivains et d’éditeurs passionnants pour qui le nombril n’est rien d’autre qu’un petit renfoncement dans l’abdomen – ou alors, qui ouvre sur des abîmes métaphysiques – et pour qui la littérature, l’art de dire l’indicible, est d’abord une réinvention du monde. Certains intellectuels, parfois écrivains eux-mêmes, sont en effet convaincus – dans un élan de foi qui confine au fanatisme – que le roman est mort, la littérature assassinée (et, incidemment, disséquée), ce qui sous-entend, chers amis, que ces prophètes autoproclamés de l’Apocalypse littéraire, ces Chevaliers du Verbe, seraient les sauveurs par qui la Révolution surviendra ; ils sont les héros qui ébranleront nos certitudes… Les animateurs émérites de la revue Ligne de Risque (François Meyronnis, Yannick Haenel), porte-parole forcenés de ce dandysme très « Saint-Germain-des-prés », confondent cependant littérature et rentrée littéraire ; pour eux, tous les jeunes auteurs plagient Bret Easton Ellis et Michel Houellebecq, et sans aucun talent. Il est vrai qu’on ne compte plus les récits nihilistes dont l’absence de style est censée révéler la vacuité de nos sociétés mercantiles, mais sachons distinguer entre ces fades resucées et des œuvres extraordinaires comme Un prof bien sous tout rapport d’Eric Bénier-Bürckel, qui dépasse de très loin, les vaines prétentions logocratiques de nos super héros (j’admire le travail rythmique et mélodique de Yannick Haenel dans Evoluer parmi les avalanches, mais l’auteur tombe de toute évidence dans les travers qu’il dénonce : son style est tout simplement magnifique, mais il n’a hélas rien à dire…) ; ils écartent arbitrairement, sans doute par a priori (ce qui ne laisse pas d’étonner de la part d’écrivains suivis jadis par Maurice G. Dantec et Medhi Belhaj-Kacem, et soutenus par Philippe Sollers), d’autres créateurs dont ces considérations théoriques sur la mort du roman sont le cadet des soucis parce qu’eux dans ses veines font couler leur sang. Je pense, vous l’aurez deviné, à Fabrice Colin qui, à mille lieues des goncourables et autres règlements de compte délatoires des autofictionneurs, a en effet assimilé l’œuvre d’Ellis – comme celles de Nabokov, de John Fante ou de William Burroughs –, en prenant toutefois toujours garde de ne pas tomber dans les travers de la pâle copie : Colin s’invente un style propre, libre et modeste, entièrement dévoué à son art. Sans se préoccuper du prétendu cadavre du roman, peu enclin à endosser le titre suprême de « grand conteur », Fabrice Colin érige une Œuvre authentique et cohérente.
    Je doute fort, hélas, que Sayonara baby soit pleinement apprécié par les partisans toujours plus nombreux de la littérature prophylactique, du roman opiacé qui, vous faisant ressembler à Dorian Gray, accélère votre vieillissement, autrement dit du roman de pure distraction qui ne doit surtout pas souffrir le moindre effort intellectuel. Ces aficionados du « talent de conteur » – cette plaie qui pourrit l’esprit critique du petit monde de la SF – oublient cependant l’essentiel, à savoir qu’il s’agit avant tout de littérature, c’est-à-dire d’un travail sur le langage, d’une re-création du monde à échelle microscopique, et n’étayent que rarement leurs propos par une étude de forme. On en vient alors à promouvoir des œuvres parfois très mineures, pour ne pas écrire médiocres, quand il ne s’agit pas des pires torchons, dont le seul mérite est, je cite, de « raconter une histoire ». Aucun chef d’œuvre, faut-il le rappeler, n’est pourtant réductible à son intrigue, hors de toute mise en forme ! Cette propension de la Critique à réduire un auteur à son « talent de conteur » procède surtout, après réflexion, d’une fâcheuse tendance à ressasser des lieux communs, à coasser bêtement des phrases toutes faites et des formules à l’emporte-pièce qui pourraient indifféremment qualifier n’importe quel roman – afin d’éviter tout malentendu, je précise que je me suis moi-même souvent fourvoyé dans cette impasse critique. Méfions-nous aussi des chroniqueurs à la dithyrambe facile, qui ponctuent invariablement leurs articles d’un point d’exclamation final (« à lire absolument ! » ; « un grand plaisir de lecture ! » ; « un vrai bonheur ! » ; « à lire et à relire ! »…), en qui je ne vois en réalité que les bras chétivement armés de l’abominable Relativisme : souvent, seul le résumé distingue un livre d’un autre, tant la partie critique, réutilisable à loisir, se réduit à une série de grossiers stéréotypes (« une intrigue bien ficelée »), quand elle n’est pas tout simplement absente.
    Un roman aussi atypique que Sayonara baby risque en tout cas d’en dérouter plus d’un. Et pourtant, l’auteur de Or not to be s’y entend comme personne pour construire un récit et susciter l’intérêt des plus versatiles. Hélas, bonnes gens, la partie est perdue d’avance : dans Sayonara baby, Fabrice Colin ne dénonce aucune injustice ; ses personnages ne sont ni des monstres de cynisme, ni des humanistes christiques ; il ne délivre aucun message, il n’est pas suffisamment anti-Bush pour les gauchistes, il n’est pas altermondialiste, il ne prétend pas vous éclairer sur le sens de la vie ou rédimer un Verbe agonisant ; il n’entend pas non plus vous divertir sans contrepartie. Bref, aucune chance de défrayer la chronique ou de faire bander le rebelle mondain. Colin, pour qui « Littérature » n’est pas un vain mot, n’écrit pas pour les masses, ou pour une élite (que Borges, dans sa labyrinthique sagesse, qualifiait d’« abstractions, chères au démagogue »), mais pour lui-même, pour la littérature et, sans doute, pour ses amis (et peut-être aussi pour les idiots). Je doute, pour couronner le tout, que ma critique désastreusement longue – déjà publiée ailleurs, et dont je vais vous proposer une version révisée dans quelques jours –, ainsi d’ailleurs que ce billet aux dimensions non moins rédhibitoires, lui soient d’une aide quelconque…