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  • L’homme de Londres de Béla Tarr et Agnès Hranitzky

     

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    « Traduire le vent invisible par l’eau qu’il sculpte en passant. »

    Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.

     

    Il y a de quoi être sidéré par la calamiteuse réception de L’Homme de Londres, le nouveau chef d’œuvre du cinéaste hongrois Béla Tarr (coréalisé par Agnès Hranitzky) conspué après la projection de presse à Cannes en 2007. Plus que Les Harmonies Werckmeister, Damnation ou même Satantango, L’Homme de Londres traîne dans son sillage un impressionnant cortège de malentendus. Chacun souligne, comme il se doit, les difficultés presque insurmontables – décès du producteur Humbert Balsan, longue interruption du tournage, problèmes techniques liés aux exigences du réalisateur (vider le port de Bastia, construire un pont, etc.) – qui ont longtemps hypothéqué sa finalisation, mais certains en font un argument en défaveur d’une œuvre dès lors jugée, à tort, gibbeuse et malfichue !... Un certain nombre de critiques, professionnels et amateurs, ont en effet souligné le caractère définitivement « ennuyeux » du film… Philippe Azoury ouvre le bal dans Libération en 2007, évoquant son « calvaire » et sa « lutte acharnée contre le sommeil »… Pierre Murat, dans Télérama, loue la beauté plastique du film mais préfère nous faire part d’un sentiment d’« indifférence admirable »… Sur le site Yozone, le dénommé Tom Décembre est davantage préoccupé dans son affligeant compte-rendu par sa propre somnolence, que par un film qu’il n’a donc sans doute pas vraiment vu – il compare par exemple la technique du Hongrois à celle de… « Gaspard Noé » (sic), sans autre forme de procès et sans égard pour l’orthographe de Gaspar… Même constat sur le site de France 3 dans le texte de Jacky Bornet, qui évoque une « complaisance égocentrique », confondant manifestement l’égo du réalisateur avec son propre nombril outragé de cinéphile à pop-corn télépathique (selon Jacky, « L’Homme de Londres perd vite le spectateur, alors que le cinéaste pense avoir entretenu un suspense métaphysique »… Ah ? Qu’est-ce, au juste, qu’un « suspense métaphysique » ?... Et comment être sûr, au point de l’affirmer comme une vérité établie, que Béla Tarr pensait ceci ou pensait cela ?)... Même Chronic’art, par la voix de Vincent Malausa, se fourvoie allègrement, voyant en L’Homme de Londres, je cite, une « sorte de Sin City bouseux et sartrien » décevante et pontifiante !... Comment dès lors Malausa ose-il encore proclamer que Béla Tarr reste « l’un des cinéastes importants de ces trente dernières années » ?... Qu’a-t-il pu comprendre à Damnation ou à Satantango s’il s’est bidonné à la vision de L’Homme de Londres ?... Comme l’écrit fort à propos Cyril Neyrat dans les Cahiers du cinéma n° 637 (septembre 2008), il y a dans le rejet des uns, et, ajouterais-je, dans la méprise des autres, « le symptôme d’un blocage esthétique, d’une forme de beauté au cinéma qui heurte ou irrite le jugement de goût dominant ». On ne saurait mieux dire. De toute évidence, L’Homme de Londres est l’un de ces films dont la forme n’est pas conçue comme un piège destiné à plaire au public et à lui soutirer quelques euros, en satisfaisant tous ses goûts sans scrupule, mais comme une authentique expression artistique, comme la représentation plastique d’idées et d’émotions avec un matériau dont aucun langage n’assure la maîtrise, le cinématographe.

     

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    Pour Malausa, comme pour d’autres commentateurs, l’intrigue importerait peu à Béla Tarr, qui se serait donc seulement concentré sur le travail formel… C’est mal saisir, je crois, combien chez Béla Tarr la forme est au contraire inextricablement liée aux enjeux fondamentaux de l’intrigue (le scénario est co-signé par l’excellent László Krasznahorkai). Certes, L’Homme de Londres ne se préoccupe guère de maintenir un quelconque suspense, et ne présente pas les attraits d’un thriller bien « ficelé »… Une œuvre de Béla Tarr, répétons-le, n’a rien d’une machine implacable. Mais il ne s’agit pas seulement, comme le laissent entendre plusieurs critiques, que d’errance, de vide et de chaos : l’esthétique de ce film se nourrit aussi et surtout à une autre source : le cas de conscience du personnage principal, Maloin, dont L’Homme de Londres adopte clairement le point de vue (nous « voyons le monde avec ses yeux », selon les mots du réalisateur). Exit, cependant, la voix off de la version d’Henri Decoin réalisée sous l’occupation : Béla Tarr fait partie de ces trop rares cinéastes qui n’ont plus besoin des mots pour traduire une émotion ou même pour raconter une histoire, et qui, pour reprendre une formule de Robert Bresson, aux tactiques de vitesse et de bruit préfèrent des tactiques de lenteur et de silence.

     

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    Dans un port, la nuit. Du haut de sa tourelle, Maloin, aiguilleur d’une gare portuaire, surplombe les quais. Observant le ballet des passagers, il voit lutter deux silhouettes, se disputant apparemment une valise. L’un des deux hommes tombe à l’eau avec le bagage et disparaît. Ni vu ni connu, Maloin descend récupérer la valise et reprend sa routine quotidienne – son travail nocturne et solitaire, sa famille sans le sou, la convivialité fruste du bar. C’est alors qu’entrent en scène l’enquêteur anglais Morrison et la femme du meurtrier, Mrs Brown… L’Homme de Londres se déroule sur quelques jours, dans un périmètre très restreint, comprenant la tourelle de Maloin, le port, son appartement, quelques rues, un café… Cette unité de lieu, de temps et d’action – certains éléments dramaturgiques du roman de Simenon ont disparu –, de même qu’un certain respect des « règles de bienséance » rapproche le film du théâtre classique et de la tragédie – ce que la fin confirmera. Mais Béla Tarr n’est pas un cinéaste de la parole. Le cas de conscience de Maloin, au cœur du film, n’est pas exposé comme chez Decoin par la voix off, simple décalque littéraire des tergiversations du héros, mais par l’image, par le son, autrement dit par la seule mise en scène – par des moyens spécifiquement cinématographiques. « Le rythme d’un film, écrivait Andrei Tarkovski dans Le Temps scellé, ne réside […] pas dans la succession métrique de petits morceaux collés bout à bout, mais dans la pression du temps qui s’écoule à l’intérieur même des plans. Ma conviction profonde est que l’élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage comme on a tendance à la croire ». Et l’individualité du réalisateur s’exprime avant tout au travers de ce « sens du temps », c’est-à-dire, en d’autres termes, de sa vision personnelle du monde. Ainsi la lenteur mortuaire de L’Homme de Londres, que d’aucuns qualifient d’extrême – le film compte une trentaine de plans mais certains journalistes, sans doute trompés par leur somnolence, n’en ont compté que dix ! –, n’est que la nécessaire expression d’une temporalité singulière, celle de l’univers de Maloin – exacerbée par ses déchirements intérieurs. Le plan-séquence qui ouvre le film, où l’on observe avec Maloin les passagers du ferry s’affairer, descendre à terre et se diriger vers le train ou vers l’autre quai, jusqu’au crime qui perce les brumes de la grisaille quotidienne, est caractéristique du rythme élégiaque du cinéma de Béla Tarr. Pour celui-ci en effet, le monde prolétarien de Maloin, dans lequel il nous fait entrer après la longue séquence initiale, n’est qu’un cercle de répétitions monotones – des gestes, des trajets, des situations –, symbolisé dans l’espace par la tourelle mais aussi, comme le remarque Cyril Neyrat dans Les Cahiers du cinéma, par la plateforme du port où est lancée la valise ; cercle routinier que traduit magnifiquement, parfois aux limites de l’excès, la musique lancinante et mélancolique de Mihály Vig. Les sons eux-mêmes, qui résonnent étrangement dans le silence de la nuit, participent pleinement à l’instauration de cette ambiance hypnotique, où le tic-tac d’une horloge coïncide avec la lourde pulsation intérieure de Maloin et de ses démons. Mais son espace-temps subjectif est avant tout caractérisé par son absence d’horizon. La nuit, il travaille – seul – dans sa tourelle. Le reste du temps il dort, partage de tristes repas avec sa femme au bout du rouleau (Tilda Swinton, étonnante) et avec sa fille Henriette au visage inexpressif (Erika Bok), ou à boire et à jouer aux échecs avec d’autres pauvres bougres dans le bar du port. Enfermé dans sa routine, Maloin n’a ni ailleurs, ni lendemain. Même la découverte de la mallette ne lui est d’aucun secours. L’argent qu’elle contient est même maudit, ainsi que le suggèrent ce passage bressionien qui montre Maloin déposer les billets détrempés sur le poêle – donc sur le feu… – pour les faire sécher… Du reste, l’on connaît le rôle décisif joué par l’argent et le matérialisme dans les films du cinéaste, comme Almanach d’automne, Damnation ou Satantango. Mais en vérité la damnation frappe Maloin (dont les trois premières lettres du nom ne sont pas gratuites) dès l’instant où il quitte les hauteurs de sa tourelle panoptique. En effet, après la scène de crime, l’aiguilleur abandonne son poste d’observation et descend sur le quai pour y récupérer la fameuse valise. Béla Tarr insiste sur ce mouvement descendant, nous montrant Maloin lentement dévaler son échelle, puis sonder les eaux du port, plus basses encore, pour y remonter la valise. Comme dans Damnation, comme dans Satantago, L’Homme de Londres multiplie les oppositions entre les hautes sphères et les bas-fonds, en les associant à d’autres, omniprésentes, entre d’une part l’ombre, la ténèbre où le mal et la mort rodent, et d’autre part la lumière céleste. Béla Tarr ne renonce pas complètement à nous montrer la violence, mais celle-ci n’est que la funeste conséquence du travail systématique de corruption qui entraîne l’humanité dans la boue de ses origines. Si l’altercation entre les deux hommes au début du film nous est inévitablement montrée, le vaincu disparaît totalement dans des eaux noires – sa mort nous est dissimulée – avant d’être repêché, sans vie, par la police. Le second meurtre, celui de Brown (désincarné par un Janos Derzsi spectral), se fera dans l’obscurité d’une cabane, hors du champ d’une caméra contrainte à filmer la cloison extérieure d’où rien ne nous parvient. Comme à l’époque du muet, nous comprenons quel acte terrible a été commis lorsque Maloin – l’homme de l’ombre – ressort de la cabane, plus sombre que jamais… Une seule fois, Béla Tarr le montre nimbé de la lumière du jour, alors qu’il s’apprête à se coucher, dans la clarté matinale. Mais quelqu’un prend soin de fermer les volets, le laissant se dans sa pénombre et ses doutes. L’exemple le plus frappant de cette opposition systématique nous est offert dans un plan d’une grande simplicité géométrique qui condense les enjeux du film. Marchant dans les traces de Brown, Maloin s’avance au centre d’une ruelle étroite, au centre de l’écran également, le long d’une rigole sombre. À gauche et à droite s’élèvent les façades d’immeubles crasseux. Soudain, la caméra s’élève par un mouvement panoramique, pour aboutir à l’image symétrique inversée de celle déjà décrite : à droite et à gauche, les immeubles ; au centre, une bande lumineuse formée par le ciel. Par ce contraste entre la ligne sombre du caniveau et celle, blanche, du ciel, Béla Tarr force l’interprétation : c’est dans les immondices que marchent Brown et Maloin – dans des bas-fonds plus sombres encore que ceux de Kurosawa. Le cinéma de Béla Tarr ne laisse, il est vrai, aucune place à l’espoir d’un monde meilleur : on ne sort pas du cercle tracé par la caméra, et au centre duquel règne Morrison (Istvan Lenart, sépulcral), le flic londonien à la voix caverneuse venu récupérer l’argent. Comme Irimias dans Satantango, comme le Prince des Harmonies Werckmeister, Morrison s’impose comme une authentique figure démoniaque et, au propre comme au figuré, corruptrice. Associé au feu – il réchauffe ses mains au-dessus du poêle qui a servi à sécher les billets –, il sillonne les lieux et tisse son œuvre maléfique, ne laissant personne indemne.

     

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    Que l’on se rappelle alors les étranges premières images du film, au début du plan-séquence inaugural : sur une bande-son que n’aurait pas reniée le Lynch d’Eraserhead, la caméra remonte très lentement par un travelling ascendant le long de la proue du ferry, dont les deux côtés, l’un sombre, l’autre lumineux, scindent l’écran en deux ; l’image est cependant traversée à intervalles réguliers par des ombres effilées – les barreaux d’une grille ? Les montants de fenêtres ?... (pour Cyril Neyrat, cette grille, ou les vitres du plan suivant, forment comme une membrane qui « divise l’espace dans la profondeur et fait coexister dans le plan intérieur et extérieur »). Verticalité, ombres et lumière : tout était annoncé dans ce premier plan. L’Homme de Londres est ainsi entièrement construit autour du dilemme moral de Maloin – magnifiquement campé par Miroslav Krobot, dont le visage déjà monolithique se durcit de plus en plus –, désireux de garder l’argent, d’offrir de beaux vêtements à sa fille, de l’arracher à sa condition de bonne à tout faire à la boucherie, mais rongé par le doute et la culpabilité, hanté par sa conscience du bien et du mal qui lui fait rendre l’argent in extremis, pour un illusoire salut… Pour Maloin, il n’y a sans doute aucune rédemption. Vivre, pour Béla Tarr, c’est choisir, en toute conscience. Une affaire de morale, en somme. L’une des conséquences esthétiques de la voie sans issue, du voyage au bout de la nuit – la route – où s’engagent les personnages de Béla Tarr, est qu’ils évoluent dans des villes, dans des univers intemporels, détachés du présent. Rien ne distingue vraiment le village des Harmonies, par exemple, du port de L’Homme de Londres, censé être situé à Dieppe mais filmé à Bastia. Partout, les mêmes bougres, les mêmes mines renfrognées, les mêmes danses d’ivrogne (joués par les mêmes acteurs) qui tournoient comme des planètes ou comme des boules de billard. Ce sentiment d’étrangeté, voire d’étrangéité, est renforcé dans L’Homme de Londres par le doublage en français, le plus souvent altéré par des accents slaves (mais pas toujours : ainsi le patron du bar-hôtel est-il doublé par le grand Michael Lonsdale). En France, en Hongrie ou dans un pays imaginaire, nous sommes toujours en terre étrangère, au royaume du mal. En Enfer ! Et si l’ombre est son domaine, la lumière est un privilège réservé aux justes, comme la malheureuse veuve de Brown (Agi Szirtes), dont le visage défait, en gros plan, s’efface dans un fondu au blanc final – tandis que Maloin, tiraillé entre les bas-fonds du crime et les valeurs transcendantes, restera toujours l’homme de l’ombre. Ce fondu au blanc désigne Mrs Brown comme l’innocente, celle qui a tout perdu et qui ne mérite pas l’obscurité, mais ne nous renvoie in fine qu’à la surface vierge de l’écran, comme si après le noir terminal de Satantango – caveau scellé qui nous ferme la vue, selon Guillaume Orignac – Béla Tarr voulait briser la frontière qui sépare en théorie le spectateur de l’univers du film. Comme si, après tout, nous étions tous foutus. 

     

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  • Lothar Blues de Philippe Curval

     

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    « Alors, que nos correspondants se rassurent, d’ici quelques années les premiers balbutiements d’un bébé ne seront plus “papa” ou “maman”, mais “simili”. C’est ainsi que l’on se propose de nommer les futurs précepteurs de notre progéniture ».

    Philippe Curval, Lothar Blues.

     

     

     

     

    Après Georges Panchard et sa Forteresse, la prestigieuse collection Ailleurs & Demain dirigée par Gérard Klein s’enrichit enfin d’un nouveau roman francophone, Lothar Blues, le dernier opus en date d’un des grands noms de la SF française, Philippe Curval. Celui-ci nous l’avait promis : dans Lothar Blues les robots ne sont ni asimoviens, ni dickiens, mais assurément… curvaliens.

     

    Deuxième moitié du XXIème siècle. Dans l’Europe d’après les Années de chien, l’essentiel du travail est accompli par des robots. Pendant que les quasis patrouillent avec leurs équipiers humains, des similis éduquent vos enfants bien mieux que vous ne le feriez vous-même. Normal : vous êtes tous névrosés, et eux, pas. C’est ainsi que Noura M’Salem, grand créateur d’environnements virtuels scénarisés, aux jambes en kevlar, a été élevé par un robot-nounou à l’apparence de gribouillis d’enfant nommé Lothar. Or voici qu’après des années, Lothar resurgit, renvoyé par le garde-meuble où celui-ci, jugé inutile, végétait. Mais alors qu’il s’apprêtait à délivrer un important message à Noura, Lothar disjoncte…

     

    Entre Paris, Barcelone et la Moldavie, c’est avec bonne humeur et causticité qu’un Philippe Curval en forme olympique nous convie au spectacle des aventures rocambolesques de Noura, Lothar, Skylee et des autres. Et il s’en passe, des choses ! Le très mussolinien Karel Burr (dont le nom, entre Karel Čapek, l’inventeur du mot « robot », et Raymond Burr – l’homme de fer – en dit long sur sa véritable nature…) exige le recyclage de tous les robots, qui empêchent les humains de travailler, et appelle de ses vœux l’avènement de l’ère postechn. Jerzy Liesenstein, dans un genre plus débraillé – cet auteur de plusieurs pamphlets et d’un roman de SF vit dans une vieille piscine aménagée en bibliothèque et couverte d’une bâche de l’armée – réclame de son côté la fin du travail (Curval, lui, connaissant les valeurs du travail comme de l’oisiveté, les renvoie dos à dos). Bref, la paix bien policée de l’administration de Bruxbourg (« Tout semble calme et indolore dans notre monde anesthésié. En réalité, le danger rôde partout ») commence à se fissurer sur les bords. Et tandis que la tension monte (et que des robots collent des procès aux fesses de leurs propriétaires pour être libérés en fin de contrat), Noura tente de renouer avec son passé et de trouver ce que sont vraiment devenus son père (l’ex-chercheur en inconscient robotique se serait fait « recycler »…) et sa mère, dont il ne resterait plus qu’une copie numérique réfugiée dans un monastuel…

     

    Au bras d’une ravissante matsushita (un robot théâtreux aux formes avantageuses), puis d’une mutante qui s’avère être sa sœur, puis qui s’avère ne l’être pas, et en compagnie d’un Lothar à la conscience émergeante et pince-sans-rire, Noura M’Salem s’acoquine avec le réparateur de robots Sylvain Borodine – qui lui révèle un secret à l’abri d’une bulle asynchrone et greffe un deuxième bion (un cœur, si l’on veut) à Lothar –, il critique la société des loisirs, prend le errehère, pourchasse des moutons virtuels au Pays de Galles, s’affronte à Karel Burr et palabre avec son vieux pote Liesenstein, se souvient de Woody et les robots, se baguenaude dans le quartier de la Contrescarpe, assiste aux premières manifs de robots illuminés par la grâce de Dieu, s’afflige du racisme anti-robots ordinaire ; et surtout, surtout, en pleine pagaille, notre homme doit composer avec une découverte aussi vertigineuse qu’improbable, où l’on apprend que Dieu ne serait pas Dieu mais un Über-robot de von Neumann nommé Vatek – nous allons y revenir –, et que la nana qui vient de s’étriper avec une autre nana serait une Ève future, rien que ça, capable grâce aux paquets d’ondes et aux pépites de quarks de se projeter quelques picosecondes dans l’avenir…

     

    Par des moyens assez extraordinaires, nous apprenons donc que nous ne serions en réalité que des organismes génétiquement modifiés, choisis et améliorés par une intelligence artificielle, une « espèce légendaire qui parcourt l’univers afin d’y faire naître l’intelligence ». Ces « entités fonctionnelles » auraient provoqué l’accélération de nos capacités physiques et intellectuelles. Pourquoi ? Qui sont-elles ? Qui les as créées ? Nous n’en saurons rien. On les appelle les « semeurs de pensée ». Leur but, selon le père (mort) de Noura M’Salem, serait tout simplement de faire éclore le langage : « Le monde n’existe que lorsqu’il est nommé. Dès le moment où les créatures qu’ils ont manipulées accèdent à ce pouvoir, elles créent une réalité qui leur est propre, donc un objectif existentiel dont elles gèrent la finalité selon leurs choix ». En donnant à ses personnages des noms bibliques ou célestes (Sarah, Eliah, Noura [1], Skylee…), et en terminant son livre par l’avènement programmé d’une nouvelle humanité, l’auteur propose une relecture matérialiste et athée de nos mythes fondateurs. Mais Philippe Curval n’approfondit malheureusement pas les conséquences métaphysiques de ces formidables révélations. L’existence de Vatek évacue-t-elle forcément l’idée de Dieu ? Son échec (il aurait « commis une erreur monumentale en accélérant l’émergence d’un hominidé pris au hasard parmi des centaines d’autres », empêchant ainsi une saine concurrence de s’installer et de prévenir les bassesses et fourberies de l’humanité moderne) rend-il forcément inutiles les religions ? Rien n’est moins sûr.

     

    On pourrait aussi regretter, par exemple, que la théorie, assez loufoque il est vrai, de l’inconscient robotique soit si peu développée, ou que l’utilisation par l’auteur des théories déjà maniées récemment par Stephen Baxter dans Temps soit si peu exploitée, mais nous devons bien admettre que précisément Lothar Blues s’inscrit dans une démarche de divertissement, d’hommage aux pulps et aux récits de « l’âge d’or » de la science-fiction, sans pour autant renoncer à nous renvoyer un reflet bien foutraque, bien anar – et beaucoup plus amusant que celui de La Zone du Dehors d’Alain Damasio – du système social-libéral qui est le nôtre, et qui entend réglementer chacun de nos comportements. Mais Philippe Curval, certes conscient des déterminismes mais farouche existentialiste, préfère à la lutte organisée, qui suppose d’adhérer à un projet idéologique, la réaffirmation de la souveraineté de la liberté individuelle.

     

    Avec le magicien Noura et son fidèle Lothar – l’hommage à Mandrake n’aura échappé à personne –, Philippe Curval a décidé de réenchanter le monde, à sa manière, non sans porter sur le nôtre un regard acéré, comme en témoignent encore les faux articles de journaux intercalés entre les chapitres du roman, qui tout en éclairant tel ou tel élément de son univers, renvoient dans Lothar Blues – aussi politique que l’était Cette chère humanité, mais bien plus ludique – à nos problématiques actuelles. Vatek, c’est Curval lui-même bien sûr, qui, ne trouvant peut-être pas notre époque à son goût, et plutôt que de pleurer sur ce qu’elle aurait pu être, propose de la faire exploser joyeusement par la seule arme dont il dispose, la science-fiction, un peu à la manière d’un Roland C. Wagner dans les Futurs mystères de Paris (n’est-ce pas, cher Alain, la meilleure façon de devenir un « arterroriste » ? Noura aussi (ce nom peut aussi désigner Dieu), scénariste d’envirtuels sartrien, c’est lui. Comme le dit Jerzy, l’ami metteur en scène de Noura, l’individu doit construire son double réel à partir de son image virtuelle. Alors même si on jugera parfois cette intrigue tirée par les cheveux, même si les œuvres majeures de l’auteur sont désormais derrière lui (La forteresse de coton, L’homme à rebours, Cette chère humanité…), et même si Lothar Blues aurait tout de même probablement gagné à délaisser de temps à autre son ton imperturbablement primesautier pour se prendre un peu plus au sérieux, même en considérant ces modestes réserves donc, Philippe Curval n’avait tout simplement pas fait mieux depuis Congo Pantin – à l’exception peut-être de l’excellent recueil Rasta solitude – et nous livre mine de rien une splendide métaphore de l’écriture.

     

    Cet article est la version in extenso d’une note de lecture parue dans le premier numéro de Galaxies (nouvelle série).



    [1] De l’Arabe Nûr, « la lumière ».

     

  • Galaxies Nouvelle Série

     

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    L’ancienne revue de science-fiction Galaxies est morte, mais sous la direction de Pierre Gévart, Galaxies reprend vie, légèrement différente, certes non exempte de défauts – la maquette laisse encore à désirer, et les coquilles, inexactitudes bibliographiques et autres erreurs sont encore légion – mais incontestablement prometteuse, à mille parsecs de l’image catastrophique qu’une poignée de dindes cosmiques ont tenté de propager, sans doute pour mieux occulter leurs propres insuffisances. Certes, les nouvelles publiées dans ce premier numéro ne sont pas de l’étoffe dont on fait les impérissables chefs d’œuvre, mais « Engadine » de Xavier Mauméjean, avec ses anges destructeurs et sa chute très philosophique qui prolonge (et en quelque sorte renverse) le fameux « Au commencement était le verbe » de Jean, et « Hommes d’équipage, les papillons tissent les voiles » de vos vaisseaux » de Fred Serva, poétique et mystérieux, sont assurément de beaux textes, tandis que Georges Panchard, l’auteur de Forteresse, confirme encore son talent avec « Les cercles intérieurs », où s’opposent les hommes trop pressés de la compagnie Dechronics, qui cherchent à vaincre le temps, et l’harmonieuse temporalité végétale, magnifiquement incarnée par les monologues intérieurs d’un chêne serein et séculaire qui bien sûr n’est pas sans rappeler le légendaire Sylvebarbe du Seigneur des Anneaux. À noter aussi, un dossier Alastair Reynolds, préparé par Gilbert Millet avant sa disparition en 2006, comprenant une nouvelle, « L’histoire véritable » (sur un pionnier schizo de la colonisation martienne), un article de Gilbert et un entretien avec Reynolds peu convaincant : l’auteur donne vraiment l’impression de n’avoir strictement rien à dire, ni sur son œuvre, ni sur le monde – ce qui n’est certes pas le cas de Joëlle Wintrebert qui répond à mes questions un brin offensives (nous bataillons par exemple sur les rapports entre enfantement et féminité…)…

     

    GalaxiesNS1.jpgEnfin, signalons un article de Denis Labbé consacré à La Route de Cormac McCarthy, qui s’achève sur une conclusion discutable : « Ce côté inéluctable, écrit-il, ajoute à l’universalité du récit qui peut alors s’inscrire dans tout futur plus ou moins proche où seul demeure l’espoir de voir se reconstruire une communauté moins individualiste, moins gangrenée par son désir d’amasser. Car pour l’auteur, c’est bien la foule qui génère la violence, une foule avide, bestiale, archaïque, qui n’obéit qu’à ses bas instincts ». De la foule à la communauté, y a-t-il une telle distance ?... Il n’est question, dans La Route – comme dans L’homme de Londres de Béla Tarr, vu cet après-midi et dont je vous parlerai bientôt – que de choix individuels. Ce feu, cher Denis, dont le père et l’enfant se disent les porteurs, n’est pas tant celui de Prométhée modernes dans une ère d’obscurantisme, que celui du bien, celui de l’Amour…

     

    Le numéro deux de Galaxies Nouvelle Série sort tout juste, avec, en tête d’affiche, quelques fragments inédits (mais formellement accomplis) de La Horde du contrevent d’Alain Damasio, dont l’un, « Le conte du ventemps », pourrait constituer une merveilleuse entrée en matière dans l’univers de La Horde. Également au programme : un dossier space opera, la SF en Suède, et des nouvelles de Will McIntosh, Daniel Paris, Kevin J. Anderson, Alain le Bussy, Stephen Woodworth et Linda Nagata, auteurs dont je n’ai jamais rien lu, et qui, pour certains (Kevin J. Anderson par exemple) ne m’inspirent pas grande confiance… Espérons être surpris.

     

    Enfin je ne peux pas conclure, évidemment, sans évoquer la rubrique critique, que je coordonne toujours. Celle-ci accueille de nouveaux chroniqueurs doués, parmi lesquels Jérôme Lavadou et François Chauvin, qui rejoignent donc d’autres connaisseurs comme Claude Ecken, Éric Vial (qui m’avait récemment invité à son émission de science-fiction sur Fréquence Protestante), Sam Lermite, Roger Bozzetto, Sandrine Brugot Maillard et bien d’autres qui me pardonneront, j’espère, de ne les point citer.

     

     

     

    À venir sur Fin de partie, en vrac et sans engagement : Lothar Blues de Philippe Curval, Le monde englouti,  Sécheresse, La Forêt de cristal, Sauvagerie / Le massacre de Pangbourne et Nouvelles complètes vol. 1 de J. G. Ballard, L’homme de Londres de Béla Tarr, La Terza Madre / Mother of Tears de Dario Argento, Entre les murs de Laurent Cantet, Hogg de Samuel Delany…

     

  • Killing Joke au Trabendo

     

     

    « You're alone in the pack
    You're feeling like you wanna go home
    You're feeling life's finished, but you keep on going
    The reason is there
    You won't find it till you've been and gone cos you're living a hoax!
    Someones got you sussed!

    Dull your brain, or seek inspiration
    You feel illusion, and then you finally say transfer
    Transform a machine, to play with your head
    So you can stand back and watch, or take part and learn

    If you don't know the game, then you're still part of it
    Because out on the streets it's strange
    To see the show
    Knowing full well that you're on the range
    Dodge the bullets ! or carry the gun, the choice is yours

    Look at the controller
    A Nazi with a social degree
    A middle-class hero
    A rapist with your eyes on me
    Increase your masturbation, three cheers for the nuns you fuck
    You'd wipe out spastics if you had the chance, but Jesus wouldn't like it
    No »

     

    Killing Joke, « Pssyche »

     

     

    Vendredi 26 et samedi 27 septembre, Killing Joke retrouvait son line up originel pour deux concerts au Trabendo, l’un – très punk, m’a confié Sébastien W. – consacré aux deux premiers albums, et l’autre, auquel j’ai donc assisté, placé sous le signe de Pandemonium, leur fameux album indus qui me les avait fait découvrir en 1994 ou 1995. Je crois que je n’étais pas retourné au Trabendo depuis la courte – mais non moins mémorable – prestation de Godflesh en novembre 2001, en première partie d’un Devin Townsend que j’avais d’ailleurs fui dès les premières mesures, goûtant assez peu son métal tendance heavy.

     

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    Prévoyant une forte agitation dans la fosse, Sébastien et moi nous postons contre une rambarde, en surplomb, sur le côté gauche de la scène. Idéalement placés, nous n’en bougerons pas. J’ignore où est Stéphane – nous nous retrouverons plus tard. La foule se rassemble tranquillement. Tandis que je prépare mes filtres auditifs, qui me permettront de jouir sans entrave de la musique, aussi barbare soit-elle, sans pour autant devenir sourd, Sébastien serre une main émue à Geordie Walker, le flegmatique guitariste du groupe.

     

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    C’est Treponem Pal qui assure la première partie. Marco Neves concentre l’attention des spectateurs, mais, ô surprise, je crois reconnaître à la batterie l’immense Ted Parsons, batteur historique des Swans, que j’avais déjà vu deux fois auparavant, d’abord avec Godflesh au Trabendo, puis avec Jesu en 2006 au Point éphémère. Son jeu est monstrueux – une vraie machine. C’est Parsons qui a récemment découvert le corps sans vie de Paul Raven – bassiste de Killing Joke, Prong, Godflesh, Treponem et Ministry –, auquel Marco Neves, comme une heure plus tard Jaz Coleman, rend hommage ce soir. Les Treponems jouent un set très correct, dominé par leur excellent « Pushing you too far », tiré, comme trois autres titres, de leur album Excess & overdrive sorti en 1993. Du travail bien fait donc, mais un peu trop prévisible : rien de commun avec le groove supersonique que Jaz Coleman et sa troupe d’élite s’apprêtent à faire déferler sur la salle…

     

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    À l’entracte, j’observe un jeune roadie qui décapsule avec aisance une demi-douzaine de bouteilles de bière sur le rebord métallique d’une malle. Un autre dépose sur scène les deux Gibson de Geordie Walker. La fosse se remplit.

     

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    Je le sens bien, ce concert.

     

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    Enfin les musiciens entrent en scène. Revêtu d’un habit de travail gris et, sous sa tignasse noire, arborant une peinture guerrière, Jaz Coleman paraît en forme. Youth, le bassiste, a l’air à son aise lui aussi. Et Geordie, clope au bec et litron de rouge à la main, donne quant à lui l’impression d’être complètement dans le cosmos, mais ça ne l’empêchera pas de déclencher ses riffs inimitables sans faiblir, avec une efficacité inouïe. D’ailleurs, quand « The Hum » démarre, sauvage, férocement indus – le titre date pourtant de 1982 –, j’entre immédiatement en transe, agité de soubresauts qui, en d’autres lieux, pourraient me conduire à l’HP. « Change », « Love like blood », « Eighties » font de moi leur pantin cosmique, mais  « Pssyche » me transforme littéralement en machine de guerre épileptique – mes poings déments martèlent la rambarde au rythme tachycardiaque imposé par Ferguson, dont la puissance n’a rien à envier à celle de Ted Parsons. Je retrouve ce soir la folie furieuse des tout meilleurs concerts, ceux qui vous happent, qui vous entraînent dans leurs enfers électriques. Godflesh, Godspeed You Black Emperor !, Zorn, Laswell, Frith & Lombardo, Jesu... Toujours dans des petites salles. Sauf The Cure, il y a une dizaine d’années au Zénith (incroyable « One hundred years », qui vous achève plus sûrement qu’aucun char d’assaut). Et Killing Joke est monstrueux ce soir. Toutes leurs périodes, post-punk, new wave, indus – fondues en déflagration rituelle. Sans répit les assauts s’enchaînent, nous dévastent, jusqu’au « Wardance » final qui nous atomise et nous laisse pantelants, avec, aux lèvres, le fameux sourire qui tue.

     

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    Plus tard, revenus au calme relatif d’une brasserie des environs – Stéphane et Sébastien sont aux anges –, nous croisons Jaz Coleman et sa bande. Pendant que nous descendons quelques pintes de bière danoise, notre héros de la soirée, presque gêné d’être reconnu, sirote un Coca Light.

     

     

     

    Jaz Coleman : Vocal
    Geordie Walker : Guitar
    Youth : Bass
    Paul Ferguson : Drums
    Reza Udhin : Keyboard

     

     

     

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