« La réalité virtuelle est une extension de notre imaginaire, et pour nous sauver de ce qu’ils nous font, nous devons la faire entrer dans le monde. C’est ainsi que nous combattrons. C’est ainsi que nous deviendrons des hommes. Nous n’avons besoin que de nos yeux, de nos oreilles. Nos sens vont devenir des armes. Je le sais maintenant, je suis le héraut de ce monde-là, celui que nos anciens craignent tant : le règne du moment présent. »
Fasciné par la simulation avec une telle force qu’on le croirait manipulé par le Techno-centre d’Hyperion (ou par la Technique elle-même), David Calvo n’écrit pas de science-fiction, ou alors « une impression de SF, une silhouette moulée dans la neige poudreuse. Une SF noétique, un jeu de signes, de gestes, de simulacres – l’illusion comme une faille dans une société sans merveilleux. » Autrement dit il ne sert plus à rien d’écrire de la SF, au sens classique du terme, puisque nous vivons déjà tous dans un remake de TRON… Après ses incursions plus ou moins heureuses dans les univers fantastiques de Wonderful ou de Delius, une chanson d’été, un premier recueil de textes courts (Acide organique) donnait un aperçu, parfois brillant, de ses nouvelles ambitions – dépeindre une vision souterraine du monde, photographier l’outremonde, superposer une carte mentale à un territoire réel (comme le faisait Philippe Vasset dans les excellents Carte muette et Bandes alternées). C’est ça, la « Grille » de L.A. – la matrice – dont Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, son dernier roman paru aux Moutons électriques, tente sans cesse d’identifier les schémas (« Je suis à présent dans le plus grand jeu on-line qu’on ait jamais créé : le jeu de la vie »). David Calvo ne s’en cache pas : même si Minuscules flocons… est bien un roman, sa littérature tend irrésistiblement vers l’au-delà de la fiction (mais c’est là encore une illusion que Samuel Beckett avait déjà exploitée avec génie dans sa trilogie et par la suite, de plus en plus radicalement de Molloy à L’Innommable). Son but : innerver le réel, l’implémenter, lui redonner sens, mais en cherchant ce sens hors du réel, celui de la « raison totalitaire », dans le vide déjà plein du virtuel (qui pourtant n’est jamais qu’une réduction, plus qu’une extension, de notre imagination – et qui n’a de virtuel que le nom : le virtuel dont il est ici question, est en effet bien réel…). Volonté de puissance ? Sans doute. Mais David Calvo n’est pas magnat du jeu vidéo : il est écrivain. C’est donc par le Verbe, et non la Technique, qu’il lutte à mort – littéralement – avec le désenchantement du monde. Et s’il cite volontiers William Gibson, lui reprochant au passage, et non sans raison, de se disperser dans la narration, et si nous pourrions citer de nombreux autres écrivains (James Flint par exemple, dont les Electrons libres essaient aussi, à leur façon plus classique, de réenchanter le Réel ; Philippe Curval, qui dans Y a quelqu’un ? livrait jadis sa « grille » parisienne ; Fabrice Colin bien sûr, co-auteur avec Calvo de deux romans déjantés, le génial Atomic bomb, qui parvient à nous émouvoir avec deux extraterrestres débiles en forme de poire, et Sunk, à la fois récit d’un naufrage, et naufrage d’un récit… Fabrice Colin, donc, pour qui la littérature est une réalité plus tangible que le réel lui-même – voir Or not to be, Sayonara baby et Kathleen), le projet de Calvo rappelle davantage, par son appropriation postmoderne de l’héritage du surréalisme et de la beat generation, le travail de James G. Ballard à l’époque de La foire aux atrocités et de Crash!. Comme Ballard, Calvo plie (et surplie) le réel selon ses propres perceptions, et remplace les icônes médiatiques ballardiennes (Marilyn Monroe, JFK, James Dean…) par d’autres, virtuelles (Godzilla, la « Grille » de L.A.) ou créatrices de virtualité (Disney, Tezuka). À cet égard, le texte le plus abouti de David Calvo reste sans conteste « ambient otaku » (in Acide organique), nouvelle dont la lecture, pour des raisons qui m’échappent en partie, m’a profondément dévasté ; c’est pourtant à la mystérieuse société Vectracom de « viva D.I. », extrait du même recueil, que renvoie Minuscules flocons…, première variation romanesque de sa nouvelle « manière » – c’est-à-dire aux antipodes des genres et de leurs limites.
Certes, les éléments de Minuscules flocons… auraient pu se passer de fiction et figurer dans un essai. Et d’ailleurs, certains d’entre eux sont directement issus des recherches de Calvo sur l’histoire secrète du dessin animé. Mais, aussi distanciée soit-elle, la littérature de fiction est seule capable de nous faire dévier du réel totalitaire. Tout d’abord, la réalité dépeinte par l’auteur nous est familière. Un journaliste, alter ego de David Calvo, se rend à Los Angeles, sa ville natale, pour y interviewer un certain Dillinger, génie supposé de la Vectracom (rappelons au passage qu’avec Dillinger est mort, Marco Ferreri tentait lui aussi, à la fin des années soixante, de remplacer la narration classique par une représentation poétique, symbolique, de la société libérale). « Marceline », mystérieuse galerie souterraine des studios du grand Walt, existe-t-elle vraiment ? Osamu Tezuka y a-t-il pénétré dans les années cinquante, et pourquoi ? Et qui sont ces inquiétants moustachus ?... Peu à peu l’imaginaire reprend ses droits et envahit l’univers urbain. Au quadrillage consensuel de la vie contemporaine se substitue une nouvelle Grille, surface de rencontre de mythes collectifs et de l’univers intime de David Calvo. L.A. se mue en territoire-zéro où Futurama entame sa trentième saison ; où une secte terroriste, en guerre contre les motards de TRON, projette de faire détruire la ville par Godzilla (alias RAM, maître de la Grille et gourou halluciné) ; et où des extraterrestres en forme de cœur de palmier (et parfois de bombe sexuelle) phagocytent le Réel… David Calvo déambule, aussi hébété qu’un personnage ballardien, dans ses espaces intérieurs – il est, si je puis dire, son propre Ubik. C’est pour cela, sans doute, que Minuscules flocons… se révèle superbement cohérent, infiniment plus sincère, homogène, infiniment plus réel, pourrait-on dire, en dépit de son évident inaboutissement, que bien des romans prétendument expérimentaux censés reproduire, re-présenter – erreur fatale – le monde des flux d’information. Les états d’âme du narrateur, ses aventures ésotériques à L.A., révèlent au grand jour la « substance » d’un monde contaminé, pour le meilleur comme pour le pire – Calvo se situe au-delà du bien et du mal –, par les jeux vidéos, la SF, la fantasy, les cartoons et les environnement virtuels ; ces minuscules flocons, ces fragments de Logos, en forment une image cathodique et poétique qu’il nous appartient d’interpréter (comme elle pourrait n’être, ainsi qu’il le suggère lui-même, que le fantasme du monde ancien). La prose de Calvo n’en est pas dénuée de sens pour autant ; notre auteur veut tout simplement rendre compte de la fin du monde, comme dans Wonderful du reste, non en prophète vaticinateur mais en témoin, en scribe halluciné – posture qui n’est pas sans rappeler celle de Maurice G. Dantec dans les superbes dernières pages de Grande Jonction. Sous sa plume atomique et dépressive, c’est l’Occident qui s’écroule, déjà mort. Triste, mais plein d’espoir, poète tourmenté de l’obsolescence de l’homme, Calvo s’en réjouit dans un final émouvant : « Je nous imagine tous, penchés sur nos machines, nos corps désarticulés à la merci du premier point de vue. Un continent tout entier, absent de son corps, enfoui dans un monde où les pixels deviennent matière. Un monde où tu pourrais être qui tu veux, sans être esclave de tes gènes, de la carte organique. » Au commencement était le Pixel ! Tel le Néo de Matrix, David Calvo est une créature de l’ère numérique fascinée et terrifiée par le mensonge de la Technique. Comme lui, il retournera contre Elle ses propres armes. Ce n’est pas son moindre paradoxe…
Tout n’est pas réussi dans Minuscules flocons de neige depuis dix minutes. En abandonnant sciemment toute structure rigoureuse, en préférant l’errance narrative et absurde du post-virtuel à la patiente création d’un monde, l’auteur perd parfois son lecteur en route. Et le retrouve. Et le reperd. Nous nous déplaçons dans la trame du roman comme dans un rêve, tantôt absurde et incohérent, tantôt intense et bouleversant. Ne soyons pas trop exigeants cependant : David Calvo n’est certes pas Thomas Pynchon, dont l’ombre plane sur la quasi-totalité des romans postmodernes, mais assurément il suit sa propre voie, semée d’embûches, unique, solitaire. Le compte à rebours de la modernité a commencé