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littérature - Page 14

  • Maudit soit Transhumain !

     

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     « Il faut faire le coup de Gilles de Rais, folâtrer avec les Enfers et, à la fin, sauter une seconde fois par-dessus la barrière, mais dans le sens contraire. »

    Dominique de Roux, Immédiatement.

     

    Réagissant il y a quelques jours à ma critique de son livre Maudit soit Andreas Werckmeister !, notre ami Juan Asensio évoquait « le texte sans concessions (tant mieux) de Noël, qui n'a pas vraiment relevé la dimension religieuse de mon livre (ce qui est normal, chez lui) et s'imagine (ce qui est plus étonnant) que je ne parle que de métaphores lorsque j'évoque le mécanisme de certains romans ». La « dimension religieuse » du livre ne m’a pas échappé en vérité, mais précisément, elle est moins d’essence religieuse, cette dimension, que mystique. Or ce mysticisme induit par la théorie de la littérature-trou noir, n’a nullement besoin d’être rapporté en termes religieux ! La notion même de trou noir, du moins pour qui a lu Stephen Hawking et Jean-Pierre Luminet, se passe fort bien du vocabulaire et de la symbolique chrétiens pour produire son effet de vertige (onto)logique.

     

    Quant au « mécanisme » de Monsieur Ouine ou d’Au cœur des ténèbres, il nous est bien présenté au moyen d’une métaphore – celle, donc, du trou noir. Je ne sache pas en effet que Le transport de A.H. de George Steiner, par exemple – si je dis que j’ai acheté mon exemplaire dans une chapelle à deux pas de la gare Montparnasse, sur les conseils d’un ami, personne ne me croira –, soit entouré d’un disque d’accrétion, sinon purement métaphorique ; je ne sache pas non plus qu’il soit doté d’un horizon des événements. Non, en fait, la forme même de Maudit soit…, mi-essai mi-roman, appelle une lecture métaphorique, du moins pour qui n’a pas été frappé par la foudre logocratique. Pour une approche littérale, la forme de l’essai eût été préférable. Il aurait alors fallu, bien entendu, décrire l’objet d’analyse en termes précis, selon une nomenclature donnée – ce à quoi l’auteur a sciemment renoncé, comme il l’écrit lui-même (« Je n’ai donc fait que parcourir sur les pages de revues peu spécialisées, le regard à peine concentré, les articles évoquant les plus récentes découvertes scientifiques faites sur les trous noirs. C’était encore trop se documenter sans doute », pp. 90-91). Maudit soit… n’est pas un essai à proprement parler ; il préfère l’évocation poétique, l’image du trou noir, à une description clinique, universitaire, de mécanismes que pourtant il entend éclairer, et se coupe naturellement d’un commentaire théorique digne de ce nom. Et, ainsi que j’ai tenté de l’expliquer dans mon compte-rendu, Maudit soit… ne fonctionne pas non plus en tant que fiction.

     

    Il me semble en outre qu’un auteur doit d’une part conserver une certaine distance vis-à-vis de la réception de son œuvre, et d’autre part, cela paraît pourtant aller de soi, faire preuve d’humilité. Certes, la réaction est compréhensible : Juan Asensio est critique littéraire, et la crainte de voir son livre se perdre dans les limbes kafkaïennes du Château éditorial pousse bien des écrivains à vouloir contrôler ce qui, du moins en apparence, peut l’être encore. C’est ainsi que sous différents pseudonymes, ou à visage découvert, ces littérateurs qui en ont leur claque d’assister impuissants à l’engloutissement de leur bébé, interviennent sur blogs et forums pour le défendre bec et ongles, non sans asséner leur argument massue : ce livre, ils l’ont écrit, donc qui pourrait le comprendre mieux qu’eux ? Ils ont tort cependant. Précisément la posture de l’auteur n’est pas celle du critique (et encore moins celle du public). Prétendre que critiquer un ouvrage tel que celui-ci, c’est « en disséquer les intentions profondes, en matérialiser le mauvais rêve, en deviner l'intention éthique, en dénouer l'apparent échec formel […] qui est plutôt une sorte de ruse fictionnelle comme les disposait Kierkegaard dans certains de ses ouvrages (je songe à La Reprise notamment), ruse qui, en signalant l'inévitable aporie à laquelle aboutissait le texte, commandait en quelque sorte une forme de réduplication, une sortie hors de la littérature qui reste un savoir mort. » relève d’une conception de la littérature et de la critique que, vous le savez, je ne partage pas. Non, jamais la critique n’a consisté à retrouver une intention originelle, qui par nature nous est inaccessible. Ce n’est pas une note d’intention que le critique commente, ou analyse, mais un texte dont les effets réels, dont le sens, peuvent être extrêmement éloignés des effets et du sens souhaités par l’auteur. Paul Ricœur a fort bien évoqué la question, je l’ai suffisamment répété ici : l’étude littéraire révèle une vérité en aval du texte, qui a moins à voir avec l’intention de l’auteur qu’avec la « métamorphose du monde » qui est aussi, pour le philosophe, « métamorphose ludique de l’ego ». Cela n’équivaut pas (rassurons nos lecteurs) à une lecture relativiste ! Il s’agit avant tout d’étudier le texte à l’aune de nos propres affects, des images, des sensations, des concepts que le livre a fait naître en nous (notez que cela n’est d’ailleurs pas sans rapport avec cette idée du livre trou noir, du livre tunnel dans lequel nous nous abîmons avant d’en ressortir, transformés). On comprendra, dès lors, que rien de ce que peut dire l’auteur sur son propre travail ne saurait constituer un argument de force (sinon, on l’a dit, dans un travail rigoureux de type universitaire, où une théorie est méthodiquement présentée). Je ne doute pas que Juan Asensio ait en âme et conscience choisi de « ruser », selon son propre terme, à la manière de Kierkegaard dans La Reprise, mais qu’il me soit au moins permis, n’est-ce pas Carmen, n’est-ce pas Jérémie, de douter de la réussite de telle entreprise.

     

    Soyons sérieux une minute, chers amis. Maudit soit Andreas Werckmeister ! n’est certes pas dénué d’intérêt, et peut même, pour le néophyte pas encore familier de la prose de l’auteur, susciter un légitime enthousiasme, mais n’en plafonne pas moins loin sous les « Ruines circulaires » ou « La vérité sur le cas de M. Valdemar » (sans parler de La littérature à l’estomac, qui en 1949 avait déjà dit l’essentiel sur la foire littéraire du vingtième siècle). Et dire cela, ce n’est pas faire injure à Juan Asensio (n’est-ce pas, Carmen ?). C’est, au contraire, regarder son travail avec la même exigence que celle requise par ses maîtres – la même exigence, en définitive, avec laquelle lui-même juge sévèrement ses pairs ! Quelle surprise, alors, de lire ceci : « Pour le moment quoi qu'il en soit, ce que j'ai lu de plus pertinent sur ce court livre est un courriel que m'a adressé un de mes lecteurs, Jérémie Sok. Je le publierai peut-être avec sa permission, puisqu'il constitue aussi une réponse à la critique d'Olivier Noël. » Parmi les zélateurs de Juan Asensio, donc, se trouve visiblement un certain Jérémie Sok, qui dans une lettre – on nous autorisera à qualifier sa mise en ligne de péché d’orgueil –, non content d’exprimer une exaltation qui fleure bon l’emportement juvénile, n’a, en plus, pas compris grand-chose à mon compte-rendu (dont on ne peut pas dire qu’il était d’une infranchissable complexité). Gênant, vraiment, est ce courrier d’amoureux transi, qui non seulement comporte de grossiers contresens (non Jérémie, je ne regrette pas l’absence de polémique, mais son envahissante présence ; et comme nous venons de le voir, je n’ai pas reproché au livre son glissement d’une forme à une autre, mais les modalités de ce glissement ; enfin je n’ai jamais, même par sous-entendu, évoqué « l’illégitimité » de la publication de ce livre, mais seulement une certaine déception), mais qui, de surcroît, ne dit rien d’autre que son enivrement. Qu’est-ce, au juste, que notre auteur trouve si « pertinent » dans les propos de son admirateur ? Citons Sok : « un déchirement qui a l'air de vous habiter lorsque vous posez votre regard sur la littérature », « l'incapacité d'Olivier Noël à déceler l'approche poétique (jugée insuffisante) qu'il vous a été inévitable d'endosser pour arpenter ce(s) trou(s) noir(s) » (tu parles, Charles ! Est-il inconcevable que j’aie pu déceler, malgré mon incapacité notoire, une approche poétique, avant de la juger inefficace ?...), « je salue l'audace ainsi que le caractère inédit de votre geste ! » et enfin « je ne peux m'empêcher de vous faire part de ce curieux sentiment (peut-être ridicule [sic]) qui m'a fait entrevoir votre livre, au moment d'achever sa dernière page, comme une sorte d'œuvre testamentaire. » Qu’avons-nous ici à nous mettre sous la dent, en guise de critique, sinon quelques opinions aussi enflammées que subjectives, de l’ordre du seul ressenti ? Rien. Aussi réservé soit mon accueil à ce petit, donc, et étrange livre, il me semble qu’il mériterait, pour être défendu, des arguments d’une autre trempe. Pour l’heure, je ne vois rien venir (et mon propre article, comme Juan l’a écrit, n’était qu’un simple compte-rendu de lecture, certainement pas une critique à proprement parler).

     

    Oh, Carmen Muñoz Hurtado, alors ? Hélas. Celle-ci, du moins si j’en crois mes outils de traduction, me reproche avec emphase d’avoir qualifié Maudit soit… de « petit » livre. I beg you pardon, Miss ? Je ne faisais pourtant que reprendre le mot de Juan Asensio lui-même, qui évoquait, je cite, son « petit texte »… Procès ridicule, donc. Par ailleurs, où aurais-je affirmé avoir été « incommodé », dérangé ?... Mystère. Ne croyez donc pas si naïvement, chère Carmen, que ne pas apprécier un livre à la hauteur de la valeur que vous lui accordez, équivaut forcément à ne pas le comprendre… Le piège est classique, et, comme Sok, vous y tombez allègrement. Mais le grotesque est atteint quand notre gente dame entreprend de m’expliquer ce que sont un trou noir, un horizon des événements ou, pire, le réalisme magique et, pourquoi pas, l’imaginaire !... Je dis, moi, et Dieu sait combien je respecte notre Stalker, que Maudit soit Andreas Werckmeister ! n’est pas un grand livre, comme peut l’être, tenez, au hasard (aucun rapport avec la littérature, morte ou vive ; quoique…), celui qui m’accompagne dans mes déplacements ces jours-ci : L’être-là du schizophrène de Gisela Pankow (passionnante tentative de réconciliation des approches psychanalytique et phénoménologique de la schizophrénie, dans un but thérapeutique)… Et non, non, la littérature, même française, n’est pas morte. Elle n’est pas très en forme, j’en conviens, elle est même sacrément fichue, mais elle vit encore. Vous pourrez toujours, chère Carmen, répéter le mot « cadavre » autant de fois qu’il vous plaira, en y ajoutant la putrescence et l’odeur, peu importe : cela n’y changera rien ! Ou alors, c’est la société entière qui est morte (au sens où vous l’entendez). Ou encore, la littérature française a toujours été morte. Mais – et nous finirons par cette brillante conclusion – dire cela, c’est ne rien dire…

     

  • La Horde du contrevent d’Alain Damasio - 3 - Le vent souffle où il veut

     

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     Sebastiao Salgado, Antarctica, 2005 (Genesis)

     

     

    « L’écriture a pour seule fin la vie, à travers les combinaisons qu’elle tire. »

    G. Deleuze, Dialogues (avec Claire Parnet)

     

    « We are such stuff as dreams are made on »

    (« Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les rêves »)

    W. Shakespeare, La Tempête

     

     

    Lire la première partie.

    Lire la deuxième partie.

     

     

    Du mouvement, donc. Mais être vivant, c’est également être lié. Les exemples de narration polyphonique sont innombrables dans l’historie littéraire, y compris dans les genres de l’Imaginaire, mais si les meilleurs d’entre eux sont parvenu à donner vie à leurs narrateurs, à leur créer des os et une chair, aucun, à notre connaissance – sinon peut-être William Faulkner – n’avait su faire vivre un groupe et chacun de ses membres, en mettant leurs liens en lumière, en faisant ainsi entendre leurs voix tissées ensemble, qui ne sont autres en définitive que celles, intérieures, d’Alain Damasio lui-même. La polyphonie de La Zone relevait moins de cette « ontologie du lien » que d’une chorale, à l’image du concerto philosophique de Capt. Le danger était que les personnages fussent uniquement définis par leurs fonctions (ne dit-on pas « un Golgoth » comme s’il s’agissait d’un nom commun ?) ou leur psychologie. Mais un travail stylistique inouï les singularise en même temps qu’il les unit. Chaque personnage possède son style propre, son rythme vital. Maître des agencements, champion de l’architecture des écarts, Alain Damasio utilise à plein le champ lexical (précision, expressivité, harmonie, équilibre…), syntaxique (déconstruction, variété, mise en relief…), rythmique (balancements itératifs ou fantaisistes, accélérations, décélérations, inflexions et ruptures…), voire purement phonétique (assonances, allitérations, juxtaposition de mots courts, secs, cassants, aux « plosives sourdes et sonores » – Golgoth –, ou au contraire de mots doux, aux consonnes liquides et aux voyelles arrondies – Aoi) ou encore visuel (masse des mots, utilisation des jambages pour prolonger la ligne ou la briser, tirets longs pour les incises, qui font fuser la phrase ou la font au contraire – après une courte pause – ralentir…). Prenez Golgoth, qualifié par Caracole, au début du livre, de « percute-souffle » (p. 519). Avec ses consonnes plosives, « percute » produit des sons très proches du sens du mot qui, littéralement, percute, de même que le mot « souffle » évoque phonétiquement ce qu’il désigne (prononcez-le à voix haute). Et ce n’est pas tout : visuellement, les deux « f » et le « l » de « souffle » forment une muraille verticale que viennent effectivement percuter les précédents phonèmes… Rares sont les littérateurs – et plus rares encore parmi les créateurs de mondes de la science-fiction – à exploiter avec une telle constance les infinies possibilités de la langue.

     

    Les noms de personnages eux-mêmes sont signifiants, et rendent admirablement compte de leur, quoi ? caractère ? de leur vif plutôt, des forces qui les animent et qui les lient. Ainsi le nom du traceur, au langage dur, rocailleux, argotique, évoque-t-il non seulement le Golgotha, lieu du Calvaire et de la Crucifixion, mais aussi son origine étymologique (Golgotha est la forme grecque de l’araméen gulgota, crâne), ou encore les Goths tenus pour des barbares… Alain Damasio n’est pas sans savoir, au demeurant, qu’un certain nombre de ses lecteurs ont vibré aux exploits de Goldorak contre les Golgoths de Véga... Pietro della Rocca, le noble de la horde, c’est littéralement Pierre de la Roche, de la Falaise. Sa qualité ? La probité. Son symbole ? Celui, immuable, du nombre pi ! Pour Caracole – qui rime avec Éole, dieu des vents –, dont le glyphe comprend une apostrophe qui, en linguistique, peut marquer un changement de prononciation d’un mot, tout est limpide : la caracole est une série de voltes et de demi-voltes… Caracole, un volté ? Ça vous étonne ?...

     

    Plusieurs hordiers portent des noms géologiques ou aérologiques, comme Talweg (ligne de plus grande pente d'une vallée, suivant laquelle se dirigent les eaux courantes : Talweg, le géomaître, n’est-il pas celui qui choisit le meilleur tracé pour la horde ?), Steppe, Horst (compartiment resté haut entre des failles) et Karst (paysage façonné dans des roches solubles carbonatées), Oroshi (vent d’hiver japonais fort, froid et sec) ou Erg Machaon. Attardons-nous un instant sur ce dernier. En plus d’être un désert de dunes éoliennes, l’erg, du grec ergon (travail) est une unité de mesure d’énergie, ce qui sied parfaitement à notre maître d’arme (qui peut parfois évoquer Duncan Idaho du cycle de Dune, quand Te Jerkka, par son parlé un peu primitif, rappelle bien sûr le célèbre Maître Yoda de Star Wars). On trouve également dans les comics américains un Erg, mutant qui absorbe l’énergie de ses adversaires, comme le fait le protecteur de la horde dans son duel contre Silène. Nous pourrions encore parler des mots au préfixe « erg », comme « ergonomie », « ergologie », « ergot », qui trouveraient tous quelque accointance avec le personnage de Damasio. Par ailleurs, un machaon est un papillon, auquel renvoie bien sûr l’aile delta avec laquelle Erg – dont le glyphe attitré est, vous le devinez, un delta grec majuscule – se déplace.

     

    Voyons aussi Oroshi Melicerte, dont les noms évoquent, pêle-mêle, et tant pis pour nos sources : un vent et un monstre japonais, un dieu marin (frère d’un certain Learchos !) dans la mythologie romaine, une pièce inachevée de Molière… Son glyphe, une croix ou un « X » (Chi ou Khi, en grec) peut, si nous tirons la corde – tirons-la –, évoquer le Qi, mot chinois qui peut se traduire par « fluide », « énergie » ou « souffles »… Mieux, dans la culture spirituelle chinoise, le Qi est un peu l’équivalent du vif (peut-être en est-il aussi à l’origine) : il englobe tout l'univers et relie les êtres entre eux ; dans un organisme vivant, il circule à l'intérieur du corps par des méridiens (les « nœuds » du Vif) qui se recoupent tous dans le « centre des énergies » ! Oroshi, c’est le Chi en or (oro, « or » en espagnol), le vif puissant et précieux de l’aéromaîtresse. Au fait, aéromaîtresse ?... Oroshi serait-elle l’amante du vent ? N’est-elle pas précisément fécondée par Sov et Caracole, autochrone tissé de vents ?...

     

    Le nom du scribe Sov Sevcenko Strochnis résiste un peu mieux à l’onomastique. Écartons toute référence au footballeur ukrainien Chevtchenko – même si nous avons déjà entendu Alain Damasio dresser un portrait caracolien d’un célèbre avant-centre milanais –, et abandonnons le Strochnis, qui ne nous évoque rien. Pour Caracole, Sov est Philosov le sage, Sovageon le sauvage. Mais Sov = sauf… Sov fait figure d’exception. Tous les hordiers seront dispersés par la neuvième forme du vent, tous sauf Sov, qui, seul, atteindra la fin du roman, sain et sov… Le glyphe de Sov est une parenthèse (qui se ferme sans qu’une autre ait été ouverte), qu’on peut également envisager comme un fin croissant de lune, symbole pour les Musulmans de résurrection ! Voué à renaître, Sov ?... Nous pourrions aussi, avec un peu d’imagination ou d’audace, creuser le triptyque SOV, Sujet-Objet-Verbe, qui nous renvoie à l’écriture, fonction première du scribe…

     

    *

     

    Et malgré tout, c’est la horde elle-même le véritable héros du livre. Comme au rugby, le Pack vaut plus que la somme de ses individualités. C’est une équipe, avec son pilier et ses ailiers, qui doit aller au bout d’elle-même, se dépasser pour vaincre l’adversaire (la neuvième forme ?). Ce n’est certes pas un hasard si les vifs de la horde se regroupent autour de Sov, le soviet (conseil en russe), l’homme du lien. Nous l’avons dit, le lien chez Damasio est essentiel. Il est, avec le mouvement, l’une des principales forces de vie. Sans sa narration polyphonique, sans sa caractérisation totale des vingt-trois hordiers chacun noué aux vingt-deux autres – quoique, en fait, les narrateurs principaux ne sont pas si nombreux –, La Horde du contrevent ne serait qu’un roman d’aventures philosophique particulièrement bien écrit. C’est son « ontologie du lien » qui, servi par une grande maîtrise stylistique, le hisse au rang de chef d’œuvre et soulève l’enthousiasme : être lié, c’est exister ; être délié, c’est disparaître.

     

    Alain Damasio, c’est un peu Tolkien, ou Simmons, doué – toutes proportions gardées – de la poésie pure d’un Mallarmé. Jamais hermétique cependant, jamais même « difficile », sa prose sensuelle, qu’il faut lire à voix haute pour en jouir pleinement, favorise au contraire notre immersion. Après un temps d’adaptation à la narration « polyphrénique », pour reprendre un terme de son cru, et au travail poétique de la langue, La Hordedu contrevent se lit comme un conte initiatique ou un planet opera métaphysique qui vous fait rêver et ravage vos méninges. Pour parler comme Sartre, sa littérature est un langage conquérant qui nous introduit « à des perspectives étrangères, au lieu de nous confirmer dans les nôtres » (Qu’est-ce que la littérature). En témoigne le superbe et ludique duel verbal entre Caracole et Sélème à Alticcio, qui comprend des épreuves de « palindrome dialogué », de « monovoyelle en O », et de « stylibre » sous sa forme capizzano (en variante « solo sur syllabe »). L’affrontement est splendide, et rappelle par bien des aspects les parties d’échecs entre Karpov et Kasparov dans les années 80, ici remplacés par Sélème et Caracole : mémoire contre fantaisie, rigueur contre génie… Notons que la nouvelle « Les Hauts Parleurs » mentionnait déjà un certain Spassky, homonyme d’un ancien champion d’échecs... Mais nous espérons avoir démontré que la langue n’est pas seulement un terrain de jeu pour Alain Damasio : elle est une porte grande ouverte sur un monde transfiguré qui n’est jamais, on s’en doute, qu’un miroir du nôtre.

     

    *

     

    Qu’est-ce que le vif ? La huitième forme du vent, peut-être, à moins qu’il ne s’agisse des chrones. Le vif est souffle vital, pas esprit. Le vif, ce n’est pas l’âme. Pour Lerdoan, un philosophe fréole : « Le vif, c’est ce qui t’a fait, c’est l’étoffe dont sont tissées tes chairs, Caracole. C’est la différence pure. L’irruption. La frasque. Quand le vif jaillit, quelque chose, enfin, se passe – » (p.400) Pour Oroshi :

     

    « Le vif est la puissance la plus strictement individuelle de chacun. Il tient du néphèsh, ce vent vital qui circule en nous, qui nous fait ce que nous sommes. Rien ne peut s’y mêler. Il est pur, insécable et automoteur. Il peut seulement se disperser si sa vitesse vient à décliner, il peut s’ajouter à un autre vif, mais pas fusionner… » (p. 264)

     

    En d’autres termes, le vif est mouvement & lien.

     

    « Ma conviction [dit encore Oroshi] est que le vif est une force pure, directement tirée du chaos. Il surgit du et par le chaos ; et d’une certaine façon, il surgit face et contre le chaos, pour en affronter la dislocation explosive. Le vif est vraisemblablement la première force consistante et automotrice. L’apparition du vif ne fait qu’une avec celle de la vie organisée, à la fois parce que la vie ne peut surgir du chaos qu’en apportant en quelque sorte une plus-value de consistance à un ensemble dilapidé de forces et de matériaux ; et à la fois parce que l’énergie nécessaire à cette consistance, l’énergie qui va opérer les densifications, les articulations et assurer le lien, l’énergie qui va tout aussi bien enfler des vides, des fentes, truffer la matière, intercaler les forces, aménager les intervalles qui aèrent et donc cohèrent le vivant, cette énergie ne peut venir que d’une force terrible, aussi ténue soit-elle, qui est le vif. Le vif sort proprement du chaos, au double sens qu’il en est issu et qu’il s’en détache. Il affronte de fait les forces d’un magma brut indompté dont il s’extrait et qu’il réorganise […] par le rythme. La riposte du vif au chaos, c’est le rythme. » (p. 55)

     

    Les vifs sont des flux qui entrent en conjonction avec d’autres, ils sont déterritorialisés (cf. l’épigraphe du roman, tiré de Mille plateaux de Guattari et Deleuze : « Seulement on n’est jamais sûr d’être assez fort, puisqu’on n’a pas de système, on n’a que des lignes et des mouvements. »). Le vif, c’est cette force qui fait de nous des êtres vivants, des forts au sens nietzschéen, hommes et femmes qui jamais ne basculent dans l’abîme et dansent sur sa crête. Le vif, c’est ce feu qui anime les plus fous, les plus créatifs d’entre nous. Le vif, c’est ce que n’anime pas l’homme sans volonté, esclave de son quotidien de répétitions sans différences. La Horde du contrevent est une lecture magique, en même temps qu’une grande leçon de vie.

     

    *

     

    Comprenez en effet qu’en dépit de sa solide charpente théorique, et de son interprétation ambiguë du Surhomme nietzschéen, ce qui l’emporte à la lecture est bien l’émotion, sublime, née de l’impérieuse nécessité de réinventer sa propre vie, non par une quête effrénée de la « nouveauté », mais, en toute conscience, par la constante activation du vouloir, en toutes choses – en amour comme en littérature ; et bien sûr de l’incroyable force du lien à l’œuvre parmi les hordiers, par-delà l’espace et le temps.

     

    « Je ne m’en sortis pas en les oubliant. Je ne vainquis pas ma solitude en m’égocentrant pour aller puiser d’un noyau hypothétique, qui me fût propre, l’envie personnelle de continuer à exister. Mon corps ne surmonta pas la neuvième forme en se tranchant, au pli de mes poignets, la myriade de mains qui caressaient, qui serraient encore ces rameaux d’autres poussées dans la Horde, et les nuques, les épaules, les ventres et les visages, ce fut profondément le contraire : je m’en sortis à la force du nœud, à la corde à mémoire, par la fureur interne d’une restitution perpétuelle de tout ce qui restait vivant d’eux en moi et que j’avais su conserver dans la plénitude de leur déroulé. […]

    Je m’en sortis parce que je compris, du cœur de mon effondrement, que toute la Horde n’était encore debout sur la lande que par ma faculté active à la faire vivre. La solitude n’existe pas. Nul n’a jamais été seul pour naître. La solitude est cette ombre que projette la fatigue du lien chez qui ne parvient plus à avancer peuplé de ceux qu’il a aimés, qu’importe ce qui lui a été rendu. Alors j’ai avancé peuplé, avec ma horde aux boyaux, les vifs à un pas et une certitude : l’écroulement de toutes les structures qui m’avaient porté jusqu’ici – la recherche de l’origine du vent, les neufs formes, l’Extrême-Amont, les valeurs et les codes de ma Horde – ne m’enlevait pas, ne pourrait jamais m’arracher, pas même par leur mort, ce qui ne dépendait, authentiquement, que de moi : l’amour enfantin qui me nouait à eux. » (p. 5)

     

    C’est ainsi peuplés de nos proches et de nos morts, inextricablement noués à leur existence, que nous avançons nous aussi. L’idée n’est pas neuve, mais fut rarement illustrée avec une telle beauté.

     

    *

     

    Nous pourrions continuer longtemps. Nous pourrions vous parler du vif encore, la huitième forme du vent peut-être (à moins qu’il ne s’agisse des chrones), qui est souffle vital, l’intempestif en acte, une « force pure, directement tirée du chaos », qui fait de nous des êtres vivants, qui nous fait voltiger sur la crête de l’abîme. Nous pourrions vous parler des trois dernières formes du vent (la septième : le vent liquide ; la huitième : le chrone ou peut-être le vif ; et la neuvième : la mort-vive, l’essoufflement, l’anti-vent qui délie, la perte d’énergie, le silence de l’écrivain, l’arrêt du livre)… Nous pourrions vous dire que les romans d’Alain Damasio sont la métaphore de ses propres métamorphoses, que La Zonedu Dehors est le récit de son devenir-lion, de l’écrivain révolté, et que La Horde est le récit de son devenir-enfant, et nous pourrions alors nous demander ce que pourrait bien être sa prochaine métamorphose (pas le silence rimbaldien, quand même ?) avec Les Furtifs, son prochain livre. Nous le pourrions en effet.

     

    Mais…

     

    Le vent souffle où il veut.

     


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     Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, vers 1818.

     

     

  • La Horde du contrevent d’Alain Damasio - 2 - Il n’y a pas d’Extrême-Amont

     

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    « Ceux qui vulgarisent les arcanes disent de la neuvième [forme] qu’elle est la mort-vive. Ça reste une approximation. La neuvième est la mortalité active en chacun, à chaque âge de l’existence. […] En terme aérologique, j’appelle ça l’essoufflement. Les abrités sont avant toute autre critique des essoufflés. »

    A. Damasio, La Horde du contrevent.

     

     

    « Aux premières lueurs de l’amour, le présent et l’avenir sont aux prises pour exprimer l’éternel, et ce ressouvenir est précisément le reflux de l’éternité dans le présent, à condition, bien entendu, que ce ressouvenir soit sain. »

    S. Kierkegaard, La Reprise.

     

     

    Voici la deuxième partie de cet article – qui en comprendra finalement trois  – consacré à La Horde du contrevent.

     

    Lire la première partie.

     

    La quête de la horde – trouver l’origine du vent – est-elle absurde ? Dans sa finalité littérale, cela ne fait pas de doute. Dès les premières pages, Sov la qualifie de « rêve têtu, de la plus haute crétinerie » (p. 481) ! « Il n’y a pas d’Extrême-Amont », nous est-il même dit en toutes lettres, d’abord par la bouche provocatrice de Caracole (p. 460) puis dans un « livre » de la Tour d’Ær (p. 192). Il n’y a pas d’Extrême-Amont en effet, du moins tel que les hordiers le conçoivent… Certains imaginent un jardin d’Éden, d’autres s’attendent à une explosion titanesque (un Big Bang ?), d’autres encore à une finis terrae dont on prétend qu’elle pourrait être la proue d’un gigantesque navire… Chacun investit l’Extrême-Amont de ses propres désirs. Mais si celui-ci existe bien – sous une forme ou une autre –, l’Origine nouménale, la Vérité originelle, est quant à elle inatteignable, comme de nombreux indices nous le suggèrent. Ainsi la horde possède-t-elle son Oméga (le glyphe de Golgoth, qui est aussi le symbole de l’ohm, unité de résistance électrique, ou encore, qui représente l’univers des possibles) mais pas son Alpha… Caracole, lui, a pour glyphe, en plus de l’apostrophe venteuse, un point d’interrogation renversé, qui en espagnol ouvre une question – ici sans être refermée... Ou encore : Melicerte, nom de famille d’Oroshi, est une pièce inachevée de Molière… L’important n’est pas tant d’atteindre le but, que de chercher à l’atteindre. Alain Damasio semble considérer que le sens de cette quête est totalement immanent, né de l’effort physique, de l’affrontement, du courage, du lien dense qui unit les hordiers. Pourtant, chercher l’Extrême-Amont, c’est déjà chercher un sens à sa propre vie, chercher l’Origine et aller de l’avant, autrement dit, s’étendre vers son propre aval et son propre amont… L’Extrême-Amont est un grand Dehors, un « idéal régulateur », c’est-à-dire une idée qui, selon Kant, n’est jamais constitutive, mais seulement régulatrice : règle de l’esprit plutôt qu’objet objectif. Le but, c’est le chemin. Le but, c’est, littéralement et métaphoriquement, la trace. Pure volonté de puissance !

     

    Freud évoque dans Totem et Tabou le mythe de la « horde primitive » (ou « horde originaire »), un groupement humain préhistorique soumis à la domination sans limite d'un mâle tout-puissant, fort et brutal, ayant fonction de père – « le Surhomme que Nietzsche n’attendait que dans l’avenir », écrivait Freud au dixième chapitre de Psychologie collective et analyse du moi. Or ce mâle dominant aurait littéralement été tué et mangé – absorbé, comme un vif… – par ses fils coalisés. « Le père originaire avait certainement été le modèle envié et redouté de chacun des membres de la troupe des frères », écrit Freud. « Dès lors, dans l’acte de le manger, ils parvenaient à réaliser l’identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. »[1] Ce meurtre du père symbolique (aimé autant qu’haï) et sa totémisation auraient rompu avec l’état immuable de la horde originaire darwinienne (qui, comme le précise Freud, ne réserve « aucune place aux débuts du totémisme »), et seraient à l’origine de la civilisation et de ses deux grands tabou, l’inceste et le cannibalisme. En effet, « Au commencement était l’acte »[2], conclut Totem et Tabou, citant le premier acte du Faust de Goethe… Dans un article publié en 1924, « La Foule et la horde primitive », Freud écrit aussi avoir essayé « de montrer que les destinées de cette horde ont laissé des traces ineffaçables dans l'histoire héréditaire de l'humanité »… Chaque meneur de foule est un père originaire. La horde de Damasio, avec son Golgoth dans le rôle du Surhomme dominant et garant de l’(h)ordre, trace (écrit) une ligne de fuite sur les pas de la précédente horde, elle forme le tracé d’un devenir. Et ce devenir, nous allons le voir, est aussi un éternel retour. Elle pose des jalons moins destinés à être suivis qu’à être repris par la horde reconstituée...

     

    *

     

    Le temps de La Horde est assurément cyclique (voir le ruban de Möbius, symbole de l’infini, glyphe des frères Dubka), ou plutôt spiralé à la manière d’une vis. La spirale est un motif récurrent du livre. L’incroyable force du néphèsh de Te et Ne Jerkka, souffle tranchant tiré du vif, fait se tordre leur traits, enspiralés autour d’un point central. On ne compte plus, évidemment, les tourbillons et autres vortex (et même, des « vortextes ») dont ce roman venteux est parsemé. Sans oublier la belle Coriolis, au nom plus qu’évocateur, et Caracole ! En architecture, un escalier en caracole est, tout simplement, un escalier en colimaçon. Le retour final de Sov à Aberlaas, en Extrême-Aval, après sa longue chute d’Extrême-Amont, laisse à penser que la Terre elle-même est non seulement plus ou moins sphérique (ouf !), mais, en outre, légèrement spiralée en son centre, comme une coquille d’escargot… À moins qu’elle soit un anneau de Möbius ! Dans la Tour d’Ær, deux livres-lingots portent le titre « Vivre ». Le premier dit : « Vis chaque instant comme si c’était le dernier. », et le second : « Vis chaque instant comme si c’était le premier. » (p. 196) La vie, non comme une boucle, mais comme une reprise… Comme une vis. Rotation/translation.

     

    « Si le vent a recommencé à forcir, son influence paraît nulle sur l’allure du chrone qui s’approche de nous à la vitesse d’un pas humain, guère plus. Il est à moins d’une centaine de mètres maintenant. Une angoisse s’instaure, elle monte à le regarder silencieusement glisser dans notre direction, avec sa forme de bulbe, de cocon oblong aux parois flottantes qui étanchent la lumière… Alentour du chrone, le vent comme se tait, le son se dissout et s’éteint. C’est une forme de silence épais qui dérive, une présence sans visage ni morphe appropriable, mais dont on pressent physiquement la puissance. […] De près, la surface n’a rien de très organique, elle ressemble plutôt à cette nappe de métal liquide, fluente, que Léarch obtient parfois à haute température dans son creuset. […] Il doit faire dans les cinq mètres de haut sur cinq de large et une trentaine de long. Et pour qui scrute attentivement, pour qui sait où porter le regard, il est couvert de glyphes, à moitié fondus dans le gris plomb des parois, des glyphes mouvants, comme tracés à l’instant, que je n’arrive décidément à rattacher à aucune écriture connue. Des bouts de courbe, des segments de traits, virevoltants et conjoints, suffisamment pour évoquer une volonté, à moins… À moins que j’y injecte, en humain, un sens qui n’y est pas, un dessin qui ne soit qu’un hasard de mouchetures et d’incisions… » (p. 490)

     

    Le cas des chrones (Sov nous donne la description de l’un d’entre eux dans l’extrait ci-dessus) est assez complexe, difficilement appréhendable, sans doute parce qu’ils constitueront l’un des éléments majeurs du deuxième tome prévu à l’époque par l’auteur. Ces phénomènes temporels – des « concepts vivants » dixit Damasio –, faits de vent et de glyphes, comme si le roman lui-même flottait littéralement dans les airs, donnent parfois des aperçus du passé ou de l’avenir – du récit à venir. C’est que, de notre point de vue, les chrones sont une fixation dans la diégèse d’un état intermédiaire du processus « métamorphotique » évoqué plus haut. Irruption, dans le monde du roman, de signes d’un autre monde, le nôtre – celui de l’auteur. Ce que métaphorisent les chrones, c’est, en quelque sorte, la métaphorisation elle-même – la métamorphose, comme en témoigne l’extrait cité plus bas. D’où, en partie, leur temporalité spécifique.

     

    Caracole, un autochrone (une forme particulière, bergsonienne, de chrone qui s’autodifférencie), assène ses prophéties à ses compagnons hordiers. « Tu ne mourras pas ! » affirme-t-il à Sov, au début du roman. Pourquoi ? « Parce que tu es le héros du carnet ! » (p. 470) Après l’épreuve du Vortex, qui a montré à ceux qui en ont contemplé le puits sans fond des images de leur avenir, Caracole nuance :

     

    « Cette scène que nous vivons par exemple, elle existait déjà. Tout a déjà existé et tout existera un jour à nouveau. Tout reviendra intact, tel quel. Le chrone ne prévoit rien, il fait juste défiler à toute allure les boucles de temps qui le constituent, il n’est que le trajet d’une mémoire circulaire, dense à hurler. Ce qui circule en lui n’est en fait que du passé. D’un certain point de vue. Sauf que ce passé est pour nous un avenir puisque nous rampons vers lui, risibles escargots, dans un segment minuscule du circuit. Notre esprit a capté les scènes que nous cherchions, il a trié à la volée dans le défilement. Sans que je sache comment qu’il a fait, notez bien, ni pourquoi donc et quand bien même que ! » » (p. 285)

     

    Ainsi, en dépit des apparences, tout ne serait pas écrit :

     

    « Non, tout s’écrit. Et tout s’écrit en ce moment même, dans mes veines, avec mes forces intimes, par leurs combats. Le chrone nous a montré ce que nous deviendrons si nous continuons à être ce que nous sommes. Steppe deviendra un arbre s’il continue à favoriser le végétal en lui. » (p. 284)

     

    Argument qui ne vaut que si le temps n’est pas linéaire… En tout état de cause, c’est bien le destin qui est montré par les chrones. Un futur déjà advenu dans le passé… Et le destin de la horde, apprenons-nous, est de renaître par le vif, agrégée autour de Sov. La pagination à rebours, déjà rencontrée ailleurs (par exemple dans Survivant de Chuck Palahniuk) ne représente pas seulement le temps et l’espace qui séparent la horde de l’Extrême-Amont : elle est aussi retour en arrière, vers cette Origine, qui ne saurait être que renaissance. Un compte à rebours (ici, jusqu’à la page zéro) aboutit généralement à une explosion (cf. plus haut, le récit cosmogonique de Caracole), ou à un départ, comme le suggèrent les tout derniers mots du roman, chute qui fait suite à une autre, tout aussi vertigineuse : « Tu viens de naître ou quoi ? » (p. 0)…

     

    Tout commencement, du reste, est déjà un retour, mais pas un retour au même… La Horde du contrevent est un récit de l’éternel retour nietzschéen interprété par Gilles Deleuze. Pour ce dernier, l’éternel retour, force centrifuge, est sélectif, il est la constante activation du vouloir, comme il l’écrit dans son Nietzsche : « Le Même ne revient pas, c’est le revenir seulement qui est le Même de ce qui devient. […] ». Car « quoi que je veuille […], je “dois” le vouloir de telle manière que j’en veuille aussi l’éternel Retour. » La définition qu’en donne Alain Damasio dans l’entretien accordé à Galaxies (des hordiers, « ne reviendra que le plus vivant ») pourrait être longuement discutée : du plus vivant au plus fort, il n’y a qu’un pas... (Dans les romans damasiens, seul celui qui sait à chaque instant se réinventer, se construire librement, non seulement survit, mais mérite de survivre. L’énonciateur – l’auteur ? – n’a que peu d’égards pour les faibles, les mous, ceux qui prennent racine. Mais, pour des raisons qui vous apparaîtront plus loin, et contrairement à mon intention initiale, je ne m’étendrai pas sur ce problème, qui dans La Horde n’en est pas vraiment un…) On reconnaît également là le concept kierkegaardien de « reprise », qui est « ressouvenir en avant », entre souvenir et espérance. Reprise de soi, en somme. Voilà donc révélé le sens du « futur déjà advenu » évoqué plus haut avec les flashes du Vortex. Comme l’amoureux passionné du texte de Kierkegaard, les hordiers se ressouviennent d’événements pas encore advenus, qui dès lors les en libèrent.

     

    Quand Caracole, dans la Tour d’Ær, évoque les Trois Métamorphoses d’Ainsi parlait Zarathoustra (cf. extrait ci-dessous), il prédit le destin de Sov, qui de chameau (hordier obéissant), devient lion à la fin du roman (hordier révolté), mais qui pour faire renaître la horde, devra devenir enfant, c’est-à-dire celui « qui crée sa voix, et qui la fera entendre » (p. 187).

     

    « Qu’est-ce qui est lourd ? demande l’esprit qui respecte et qui obéit, que je puisse, en héros, en bon hordier, porter les plus lourdes charges. Ainsi parle le chameau. Je te fais la version courte, note bien ! Et solidement harnaché, il marche vers son désert et là il devient lion. Devant lui se dresse le dragon des normes millénaires  et sur chacune de ses écailles brillent en lettres d’or ces valeurs et ces mots : “Tu dois.” Mais le lion dit “Je veux !” – sauf qu’il ne sait pas encore ce qu’il peut bien vouloir, il n’a fait que se chercher un dernier maître pour le contredire, que se rendre libre pour un devenir qu’il est encore incapable d’incarner. Alors survient la troisième métamorphose : le lion devient enfant. Innocence et oubli, premier mobile, roue qui roule d’elle-même, recommencement et jeu, et l’enfant dit “Je crée.” Ou plutôt, il ne dit plus rien : il joue, il crée. Il a trouvé son Oui, il a gagné son monde. » (p. 188)

     

    Nous retrouvons là, intacte, la nécessité vitale de se réinventer sans cesse, de danser au bord de l’abîme, homme souverain, dans un monde où, sous le joug des forces nihilistes, tout tend à revenir. Le glyphe de Sov est une parenthèse, que rien ne nous empêche de considérer comme un fin croissant de lune, symbole pour les Musulmans de résurrection… La vie des hordiers est une ritournelle, image vivante et éminemment collective de la « différance » derridienne (les hordiers n’existent qu’en tant qu’ils se distinguent des autres, en tant qu’ils sont la constante mise en acte de cette distinction) où pulse la puissance vitale des vifs. La ritournelle, c’est ce qui permet à l’enfant de surmonter sa peur du noir – ou de la neuvième forme. De reprendre du terrain sur les ténèbres, en s’accordant à nouveau au territoire connu.

     

    « Un autochrone n’a que des différences de potentiels en lui. Que des vitesses, c’est un corps fait de vitesses. […] Ça veut dire qu’il n’est rien : il agit. Il n’a pas d’identité. Il ne vit que de différences. Il est la différence de toutes les identités, l’écart en cours. Il a besoin de matière, toujours, tout le temps, pour mettre en acte ces différences. » (p. 330)

     

    *

     

    Qu’est-ce que vivre ? Comment rester vivant ? Telle est la question fondamentale posée par Alain Damasio, à laquelle ses livres tentent de répondre. Dans La Zone du Dehors, la vie, c’était le mouvement, tendu vers un ailleurs. Ça l’est toujours, notamment avec Caracole l’autochrone et la quête de l’Extrême-Amont :

     

    « N’acceptez pas que l’on fixe, ni qui vous êtes, ni où rester. Ma couche est à l’air libre. Je choisis mon vin, mes lèvres sont ma vigne. Soyons complice du crime de vivre et fuyez ! Sans rien fuir, avec vos armes de jet et la main large, prête à s’unir, sobre à punir. Mêlez-vous à qui ne vous regarde, car lointaine est parfois la couleur qui fera votre blason. […] Le cosmos est mon campement. » (p. 458)

     

    Les valeurs de la horde (l’effort physique soutenu, l’endurance, la persévérance, leur mission commune…) vainquent la monotonie, qui n’est, selon Caracole, « qu’un symptôme de la fatigue » (p. 404).

     

    « À chaque dimension de la vitesse correspond une lenteur ou une fixité propre. À la rapidité s’oppose la pesanteur ; au mouvement s’oppose la répétition ; au vif s’oppose le continu. D’une certaine façon, être vivant ne s’atteint que par ce triple combat : contre les forces de gravité en nous – la paresse, la fatigue, la quête du repos ; contre l’instinct de répétition – le déjà-fait, le connu, le sécurisant ; et enfin contre les séductions du continu – tous les développements durables, le réformisme ou ce goût très fréole de la variation plaisante, du pianotement des écarts autour d’une mélodie amusante. » (p. 393)

     

     

    Lire la dernière partie.



    [1] S. FREUD, Totem et Tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, trad. de l’Allemand par Marielène Weber, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1993, p. 290.

    [2] Op. cit., p. 318.

     

  • La Horde du contrevent d’Alain Damasio - 1 - Mundus imaginalis

     

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    « Imaginez une horde de voltés, avec des étendards, campés au milieu du fleuve… Le courant les frappe de plein fouet. Ils ne bronchent pas : ils résistent. »

    A. Damasio, La Zone du Dehors.

     

     

    « La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substitutive, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. »

    F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie.

     

     

    « Imaginez une Terre poncée, avec en son centre une bande de cinq mille kilomètres de large et sur ses franges un miroir de glace à peine rayable, inhabité. Imaginez qu’un vent féroce en rince la surface. Que les villages qui s’y sont accrochés, avec leurs maisons en goutte d’eau, les chars à voile qui la strient, les airpailleurs debout en plein flot, tous résistent. Imaginez qu’en Extrême-Aval ait été formé un bloc d’élite d’une vingtaine d’enfants aptes à remonter au cran, rafale en gueule, leur vie durant, le vent jusqu’à sa source, à ce jour jamais atteinte : l’Extrême-Amont.

    Mon nom est Sov Strochnis, scribe. Mon nom est Caracole le troubadour et Oroshi Melicerte, aéromaître. Je m’appelle aussi Golgoth, traceur de la Horde, Arval l’éclaireur et parfois même Larco lorsque je braconne l’azur à la cage volante. Ensemble, nous formons la Horde du Contrevent. Il en a existé trente-trois en huit siècles, toutes infructueuses. Je vous parle au nom de la trente-quatrième : sans doute l’ultime. »

     

    La quatrième de couverture, ici reproduite, campe idéalement le décor. La Horde du contrevent (Grand Prix de l’Imaginaire 2005) est le récit à vingt-trois voix d’un groupe – une horde – d’hommes et de femmes soudés autour d’une mission à l’issue rien moins qu’incertaine : « remonder » les vents, franchir les « furvents », parvenir en Extrême-Amont pour, peut-être, découvrir l’origine du vent (dont il existerait neuf formes, mais dont seulement six sont répertoriées par les « aerudits »), cet ouragan perpétuel qui rend si rugueuse et difficile la vie des habitants (les « abrités », ou les « essoufflés » pour les guerriers du vent de la Horde). Outre les personnages cités ci-dessus, la Horde comprend : le prince (et probe) Pietro della Rocca, Erg Machaon le combattant-protecteur, Talweg Arcippé le géomaître, Firost de Toroge le pilier, Tourse l’autoursier, Steppe Phorehys le fleuron, Darbon le fauconnier, Horst et Karst Dubka les ailiers, Alme Capys la soigneuse, Aoi Nan la cueilleuse et sourcière, Léarch l’artisan du métal, Callirhoé Déicoon la feuleuse, Boscavo Silamphre l’artisan du bois, et les trois crocs, Coriolis, Sveziest et Barbak… Alain Damasio – disciple avoué de Gilles Deleuze et surtout de Friedrich Nietzsche dont le Zarathoustra et Le Gai savoirne sont visiblement pas restés lettres mortes – réinvente sous nos yeux le langage. Ses mots choisis avec soin, moins joliment « ciselés » que sculptés à même la chair du monde, exercent un pouvoir qui semblait avoir fui l’art romanesque, celui de nommer les choses et, les nommant, de les créer.

     

    Ne nous y trompons pas : le rêve fou d’Alain Damasio – faire surgir le réel, nous le faire voir, entendre, toucher, sentir – est bien celui d’un authentique créateur de monde. Dans La Horde du contrevent tout est question de souffle : celui des voix qui se succèdent, chacune aisément reconnaissable ; celui des vents et des rafales, des turbules et des vortex, transposés par le Scribe sous forme de ponctuation pure – mais que le troubadour Caracole, moins frivole qu’il n’y paraît, met un point d’honneur à poétiser – ; celui enfin du style de l’auteur, corps et âme dévoué à la poursuite de sa quête – comme ses personnages. La Horde du contrevent a beau n’être, en apparence, qu’un pur roman « d’Imaginaire », de science-fiction ou de fantasy, peu importe, accessible à tous, résolument populaire (il ne tient qu’au lecteur de se laisser happer par le récit), il n’en brûle pas moins d’un feu quasi joycien, épiphanique. Comme le chrone véramorphe rencontré par les hordiers, la prose damasienne nous donne à percevoir les vifs noués sous la peau du monde.

     

    Je ne résiste pas, avant d’étudier la chose plus avant, au plaisir de vous livrer, brutes, les (quasi) premières lignes de cet admirable roman auquel les assonances et les allitérations, les pauses et les accélérations, l’imagination et la portée métaphysique, donnent vie :

     

    « À la cinquième salve, l’onde de choc fractura le fémur d’enceinte et le vent sabla cru le village à travers les jointures béantes du granit. Sous mon casque, le son atroce du roc poncé perce, mes dents vibrent – je plie contre Pietro, des aiguilles de quartz crissent sur son masque de contre. À terre, dans la ruelle qui nous couvre, deux vieillards tardifs qui clouaient un volet ont été criblés ; plus loin au carrefour, je cherche en vain la poignée de mômes qui crânaient front nu en braillant des défis que personne, pas même nous, ne peut à cette puissance, et sous cette viscosité d’air, relever. » (p. 519)

     

    *

     

    Alain Damasio a créé avec La Horde un univers original et consistant, autour du vent, avec sa propre cosmogonie « éophanique », avec ses propres forces et principes de vie et d’entropie. Il s’agit aussi d’un dépaysant roman d’aventures, voyage initiatique dans la lignée de L’Odyssée qui devrait réjouir l’amateur de fantasy comme celui de space operas. Mais on trouve aussi, dans La Horde, une abondante nourriture philosophique et spirituelle : il s’agit d’une de ces œuvres – si rares ! –, qui vous changent, qui ébranlent irrémédiablement votre vision du monde – et de la littérature. Enfin, La Horde témoigne d’un incroyable travail au corps de la langue. À contre-courant des modes, Alain Damasio ne confond pas la vie et l’écriture, ne s’extasie pas en repos des essences platoniciennes, ne se vautre pas dans une orgie de mots incontrôlés, ni ne se contente d’un savoir-faire minimum : il nous livre le fruit d’un long travail (Alain Damasio tire la langue !…) de métaphorisation – de métamorphose –, de transfiguration du Réel. « So phare away » par exemple, la nouvelle publiée dans Galaxies, est, comme La Horde, pour qui sait lire entre les lignes, une splendide parabole de notre société de l’information, de son infernal bruit blanc et du besoin vital qu’ont ceux qui la peuplent de retrouver le contact… Mais cette interprétation n’en exclut par pour autant d’autres, contradictoires ou non. Le langage n’est pas le signe de la pensée. Leur relation n’est pas extérieure mais « enveloppée l’une dans l’autre », pour reprendre une image de Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception). Il s’agit donc moins pour Damasio d’illustrer le concept – erreur souvent commise dans La Zone du Dehors –, que de l’utiliser comme matière première, le métamorphoser et faire jaillir, comme une étincelle, un sens nouveau situé ni dans la réalité objective du monde extérieur, ni dans celle, subjective, des espaces mentaux du lecteur, mais quelque part à mi-chemin, dans l’entre du monde imaginal… Roman d’Imaginaire, « livre-univers », La Horde du contrevent spatialise son réseau originel d’idées et de concepts, lui donne un visage, une géographie, une topographie propres, qui suscitent un authentique « effet de monde ». Il est vrai que le livre-univers se donne à contempler en tant que monde. L'univers de La Horde n'est pas le nôtre, même s'il y renvoie constamment : il est autre, il est « ailleurs ». Dehors. Jean-Michel Salanskis, dans « Fiction des mondes », article publié dans Alliage n° 60 (juin 2007) et consacré aux mondes de SF, écrit :

     

    « Tel est sans doute le véritable angle de la science-fiction : ce n’est pas seulement que, comme toute littérature fictionnelle, on y campe un monde parallèle, c’est que, d’une certaine façon, cette description du monde est l’enjeu essentiel, le contenu prépondérant du roman de science-fiction. Le roman de science-fiction nous place dans un monde pour nous faire dévisager ce monde. »

     

    Même fantasmé, un Paris balzacien, ou tout autre lieu réel utilisé en fiction, ne se donne pas à voir en tant que monde parallèle. La nature même d'un monde de science-fiction ou de fantasy est d'ordre différent. L'idée, le concept, s'y incarnent, prennent (diégétiquement) une forme concrète. Un livre-univers est un réseau de significations, une forme de pensée par l'image. Voilà ce qui différencie les mondes parallèles de la littérature générale et ceux de la science-fiction : « Le roman de science-fiction doit rendre flagrante, rendre sensible, rendre importante la différence du monde dépeint avec le nôtre », « mettre en scène la différence de monde du monde campé » (ibid.). Et non seulement le livre-univers thématise son être-monde (sa « mondanité » si l’on veut), mais en plus, il thématise son devenir-monde (ou « mondification ») : le livre-univers tend en effet à prendre pour objet, nous dit Salanskis, la transition vers des mondes parallèles elle-même – et donc, par retour, sa propre genèse, comme l’écrivait d’ailleurs Laurent Genefort dans sa thèse Architecture du livre-univers dans la science-fiction (« Œuvre totalisante, le livre-univers contient en germe sa propre réflexion […]. Chaque auteur pose le problème de la création personnelle / création universelle à sa manière. », p. 338)…

     

    La littérature d’Alain Damasio, qui consiste à faire comprendre et à faire sentir, est la plus phénoménologique qui soit, c’est-à-dire en tant qu’elle s’intéresse à l’ontologie de ses personnages via les phénomènes qui les constituent, et leurs perceptions. L’expression esthétique, chez lui, comme chez tout grand artiste, confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi, l’installe dans la nature comme une chose perçue accessible à tous. Faire surgir du Réel, soit, mais pas celui, empirique, que la logique et l’expérience nous imposent… La prose damasienne relève en effet du monde imaginal, à la frontière des mondes intelligible et sensible. Elle immatérialise les formes sensibles, et « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension (pour l’orientaliste Henry Corbin, « Le mundus imaginalis de la théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces événements ont lieu, ont leur “lieu” »). L’imaginaire de La Horde, comme tout roman de science-fiction à « effet de monde », n’est pas seulement fantaisie, pure évasion du réel – il est une porte entre les mondes, créatrice de matrices d’idées.

     

    *

     

    « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents. » La Horde du contrevent débute par un bref récit cosmogonique adressé au lecteur : « À l’origine fut la vitesse, le pur mouvement furtif, le “vent-foudre”. Puis le cosmos décéléra, prit consistance et forme, jusqu’aux lenteurs habitables, jusqu’au vivant, jusqu’à vous. Bienvenue à toi, lent homme lié, poussif tresseur des vitesses. » (p. 521) Vitesse, lien : tout y est déjà. Plus loin, le troubadour en donne une autre version, où il est question du purvent qui, à force de s’étirer, finit par se déchirer, provoquant les premiers tourbillons, puis la décélération d’où naîtra la matière :

     

    « Au commencement fut la vitesse – une nappe de foudre fine sans couleur ni matière – qui se dilatait par le ventre – fuyant de toute part dans un espace étalé à mesure – et qui s’appelait… le purvent ! Le purvent n’avait strictement aucune forme : il n’était que vitesse – vitesse et fuite, ne permettant à rien d’être ni de tenir. À force de s’étirer pourtant, cette flaque de foudre finit par se déchirer, ouvrant l’ère du vide et du plein, et celle des vents disjoints, qui ne s’est jamais refermée. Immanquablement, ces vents isolés se rencontrèrent, contrecarrant leurs puissances, les cumulant parfois, s’entredéviant et s’entrecalmant… Ainsi naquirent les premiers tourbillons, ainsi commença la lenteur. De ce chaos de matière alentie, brassée par l’hélice des vortex, émergea les volutes relatives du lentevent, ce cosmos des vitesses vivables, d'où nous provenons. Et du lentevent, multiple par sa genèse, des myriades de lentevents combinés et densifiés par couches, sont nées les formes, ces formes qui nous rassurent tant : notre bon sol, nos roches dures, le bon ovale de nos œufs de poule ! […] Soyez indulgents envers les rafales. Elles sont vos père et mère. […] Souvenez-vous […] et apprenez à le sentir par instants, que le vent était premier ! Et que la terre – et avec elle toute chose qui aujourd’hui s’y considère native – est tissée de rafales ! Le mouvement crée la matière ! Le torrent fabrique sa berge. Il fait les rochers parmi lesquels il coule ! Le poisson, croyez-moi, n’est qu’un peu d’eau enturbanée… » (pp. 461-460)

     

    La connotation divine du vent est sans cesse recherchée : « Vent merci », lâche Caracole (p. 514), jamais avare en détournements (voir aussi sa comptine dans la flaque de Lapsane : « Un siphon, fond, fond, les petites marionnettes…Un siphon, fond, fond, trois p’tits tours et puits sans fond ? », p. 295) ; et Sov n’est pas en reste, avec son « chaque jour que Vent fait » (p. 502) !… Alors, vent = Dieu ? Pas exactement. Dans l’imaginaire de Damasio, Dieu n’existe pas sinon sous une forme purement immanente. Ainsi le texte naît-il du vent, dans le vent. C’est de sa « pâte épaisse » que jaillissent le verbe, puis le réel. Mais cette nouvelle mythologie, elle, ne surgit pas du néant… Symboliquement, le vent désigne le souffle de Dieu, l’Esprit divin. Les Psaumes, comme le Coran, font des vents les messagers divins. Dans la symbolique hindoue, le vent est également le souffle cosmique et le Verbe ; il est le souverain du domaine intermédiaire entre le Ciel et la Terre. Et pour la tradition biblique, le souffle de Dieu ordonna le tohu-bohu primitif et anima le premier homme…

     

    Le vent, disions-nous, est ici omniprésent, décliné sous toutes ses formes, de la douce zéfirine au terrible furvent, en passant par le slamino, la stèche, le choon et le blizzard. Sans oublier toutes les variations de flux, les salves et autres contrevagues. Le vent innerve intimement le texte lui-même. Sov Strochnis, le Scribe de la horde, enseigne à ses camarades la « notation du vent » au moyen de vingt et un signes de ponctuation (« , » pour une décélération simple, « ” » pour une rafale, « ! » pour un blaast, rafale sauvage proche de l’explosion, etc.). Or la ponctuation est précisément ce qui rythme la phrase. Se dévoile alors tout le sens de la genèse citée plus haut : enlevez les mots, il restera la ponctuation, le rythme de la syntaxe – le souffle de l’auteur !... Le vent, qui est vitesse et mouvement, symbolise la vitalité – la vie même. Vingt et un signes seulement, « tous empruntés à l’écriture courante » (p. 476) comme le rappelle Sov, « suffisent à décrire exhaustivement le vent » (du moins les six formes connues), alors même que le vent, comme la vie, est riche d’infinies variations. Comme la vie, ou comme le verbe… La notation du vent comme métaphore de la vie rappelle certains contes borgésiens telle la fameuse « Bibliothèque de Babel » qui comporte autant de volumes que de possibles (le récit lui-même, et le commentaire du récit, et ainsi de suite, étant donc forcément déjà écrits dans un volume de la Bibliothèque…). Avec un nombre ridicule d’unités de sens (vingt et un signes de ponctuation et les vingt-six lettres de l’alphabet), Caracole, qui à la ponctuation ajoute des mots, démontre magistralement, que la vie, la beauté, naissent d’infinies variations :

     

    « “L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule.” T’appelles ça une transposition ?

    – Certes !

    – Où sont les virgules, les apostrophes, les salves ?

    – Dans la phrase. Lis. » (p. 473)

     

    Différence et répétition… L’espèce de haïku de Caracole (« L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule ») surgit du vide, d’abord rythmé par le vent (la ponctuation) puis enrichi par le verbe. Le texte du roman lui-même surgit d’ailleurs par bribes typoétiques – d’abord illisibles, inaudibles, comme des voix lointaines portées par le vent –, avant de nous apparaître enfin lié, coagulé, dans toute son intégrité… Mais, du monde ou du verbe, qui vient en premier ?... Difficile à dire. La pensée, on le sait, ne préexiste pas au langage… Caracole, qui est un chrone un peu particulier (un autochrone), serait selon l’aéromaîtresse Oroshi, « devenu troubadour par les glyphes, par l’évolution la plus naturelle qui soit : des glyphes vers la voix articulée. C’est sa voix qui, au contact des vifs, a créé sa gorge et sa bouche, sa voix qui a appelé un larynx et des poumons. La fonction a créé l’organe. » (p. 47) Métaphore de la création littéraire, en même temps que de la création du monde…

     

     

     

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  • La Zone du Dehors d’Alain Damasio - 2 - Du Dehors et des écarts

     

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    Jackson Pollock, Number 1, 1948 

     

     

    « Les hommes aiment bâtir et se tracer des chemins, d’accord. Mais pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le chaos ? Ça, dites-le moi un peu. J’ai envie de déclarer deux mots moi-même à ce sujet. N’est-ce pas, peut-être que s’ils aiment tant la destruction et le chaos (et il est indéniable qu’il leur arrive d’aimer ça très fort, la chose est là), c’est qu’ils craignent eux-mêmes instinctivement d’atteindre leur but et d’achever le bâtiment qu’ils sont en train de construire ? »

    Fédor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol.

      

    « La puissance du dehors est constituée par un rayonnement cosmique d’ondes, de messages, de musiques que l’écrivain reçoit et répercute comme un “écho sonore”. Dans ce cas, il se sent médium des voix émises dans l’univers, et c’est évidemment la phénomène médiumnique qui caractérise particulièrement la relation avec les puissances du dehors. »

    E. Morin, Le vif du sujet.

     

     

    Reconquérir le Je, disions-nous – ou le Soi, si l’on préfère. Celui-ci, cependant, a besoin pour exister de se différencier de l’autre, et, dans l’ontologie damasienne, d’être lié aux autres, or le système cerclonien, qui encourage le narcissisme et l’individualisme, disjoint plus qu’il ne lie :

     

    « Connectés à nous-mêmes, nous plongeons en apnée dans notre intériorité pour trouver à nos problèmes une solution qui n’existe qu’hors de nous, à l’air libre, dans ce qui nous arrache et nous excentre. L’individualisme ne fait qu’amplifier ce repli maladif, cette peur du mal connu, du “pas de chez nous” puis du “pas comme moi”, de l’étrange puis de l’étranger, jusqu’à redouter le tout proche, avec lequel on n’ose désormais partager ses désirs et ses flux. » (p. 97)

     

    Le lien, donc. Il y a déjà, dans La Zone, une belle tentative de narration polyphonique. Les changements de narrateur sont introduits par le signe  « > », nous rappelant les échanges sur les messageries instantanées, et donnant l’impression de passer d’un champ de vision à un autre, au travers, par exemple, d’un écran de télésurveillance… L’inflexible engagement de Capt, la révolte humaniste de Kamio, le radicalisme de Slift, donnent une vision plurielle de la Volte, qu’on peut dès lors considérer, selon le point de vue, comme un mouvement politique, comme un idéal utopique ou comme une organisation terroriste – elle est tout cela. Et comme La Horde, La Zone est entièrement écrit à la première personne, comme si l’usage du Je était pour Alain Damasio le seul moyen, absolument le seul, d’établir un lien charnel entre son lecteur d’une part, et l’univers, les personnages par lui créés d’autre part. Mais Capt en reste le principal protagoniste, en même temps que le premier narrateur. Il capte – naturellement ! – l’attention, au détriment des autres voltés ou simples Cercloniens qui donnent alors l’impression de graviter autour de lui. La Zone du Dehors réussit à nous faire appréhender le mouvement volutionnaire sous différents angles, incarnés par ses leaders, mais peine à le faire vivre pleinement, autrement que comme une extension de Capt lui-même. Ici le mouvement, ou nomadisme – autre grand thème damasien – l’emporte largement sur le lien.

     

    Le Je doit également – c’est l’enjeu de ce roman – pouvoir s’articuler avec un ailleurs : en l’occurrence, le Dehors (« Les mêmes mouvements lient le plus profond de ton ventre au plus lointain des forces qui font l’univers et qui, puisque tu vis à corps ouvert, peuvent te traverser – et toi les capter, te composer avec, accroître ta puissance d’être libre. Ton corps vit, échange. », disait un passage de la première édition du livre, supprimé de la version éditée par la Volte en 2007). Que signifie vraiment ce titre, la « Zone du Dehors » ?… Puissance de la métaphore. Prenons d’abord connaissance des réflexions de Capt, le principal intéressé.

     

    « Qui pouvait dire “Mon Dehors” ? Personne. Sauf à rire. […] Trop immense, trop changeant, trop violent : ingérable. Une vraie sauvagerie de rocs, d’éclats d’aérolithes et de cratères brisés à coups de météores, avec des dalles saignées au sable sec, des collines brutes striées au râteau des vents cosmiques et, face au ciel, les crêtes, déchiquetées d’ammoniac et de gel. Espaces perdus… […] La définition la plus claire que les pouvoirs avaient finalement donnée au Dehors tenait en ce mot : Zone. Et ce mot était le grand sac qui enveloppait tout, qui ne cherchait surtout pas à décomposer cette complexité mouvante de formes et de forces qui, au reste, faisait peur.La Zone du Dehors, c’était simplement ce qui n’était pas Cerclon : un non-Cerclon, si l’on voulait. Un non-lieu… un non-lieu pour tous les délinquants, les tueurs et les fous furieux. Pour tous les voltés dont j’étais. » (p. 24)

     

    On reconnaît là une allusion – comme tout le roman sans doute, mais nous laisserons les philosophes de formation se pencher sérieusement sur la question – à la « pensée du dehors » de Foucault (initialement réservée à la littérature et à Blanchot), dont Deleuze a fait une pensée nomade. Le Dehors : un monde chaotique, instable et sans sujet, non-lieu purement hors norme, tempétueux, tordu par ses potentialités, qui précéderait le savoir. Le Dehors, qui est l’en-dehors des normes, crée un écart au sein de la société de contrôle, et c’est cet écart, plus que le Dehors lui-même, qui est au cœur du roman (sans doute pourrait-on rapprocher le Dehors de Damasio, qu’on ne peut théoriquement pas nommer puisqu’il est en-dehors de toute connaissance, de la « différance » de Jacques Derrida). Capt poursuit :

     

    « Le Dehors, c’est l’intime vent, court, vif, qui flue au fond de nos tripes. Il circule en nous, il serpente entre tous nos atomes de matière, accélère, décélère, jaillit, donne du rythme, agite ! Et la matière cherche à le calmer, à le mettre en cellule, veut le bloquer, le fait buter. Elle fixe. Elle assigne. Si elle bouge, c’est comme le sang, par les réseaux établis. Alors que le Dehors, qui vient de nulle part, eh bien va partout, court-circuite les réseaux, il lie ce qui ne l’a jamais été : les reins aux seins, la bouche aux mains, les mains au monde… Il nous aère. » (p. 30)

     

    Métaphoriquement, le Dehors serait donc voisin de l’âme, de ce qui fait que nous ne sommes pas des machines de chair, mais des êtres (Damasio développera cette idée dans La Horde du contrevent, avec l’invention des « vifs »). Le Dehors anime ce qui, sans lui – mais ceci, comprenez-le bien, est pure vue de l’esprit, car il n’y a pas de « sans lui » – resterait inanimé. Dans le roman, on le voit, cohabitent deux visions antagonistes d’une même réalité. À première vue, la « Zone » et le « Dehors » désignent un même territoire parfaitement localisé, tout simplement l’extérieur de Cerclon, désert, à l’abandon, néfaste pour l’organisme. Mais si la Zone inquiète, symbolise l’autre, l’étranger, le milieu hostile – elle est le point de vue des normés –, en revanche le Dehors (qui en science-fiction comme en fantasy a déjà trouvé d’innombrables formes) attire, il symbolise pour les voltés un espoir, un idéal – nous allons y revenir dans un instant.

     

    À propos, qu’est-ce, au juste, qu’une « zone » ?... Le terme désigne généralement un territoire soumis à l’armée ou à un régime particulier, sur le plan administratif, économique ou légal, ou bien, par extension, un faubourg caractérisé par un habitat misérable, une banlieue industrielle, mal aménagée, d'une grande agglomération urbaine, ou encore un périmètre de « non-droit ». Elle évoque donc les marginaux, les délinquants, un « non-lieu » aux franges de la civilisation, un espace dangereux, ou menaçant… Mais la zone, c’est aussi un domaine abstrait à l'intérieur duquel se développe une activité mentale ou psychologique : zones sombres, zones claires de la conscience ; zone de rêve, de tristesse ; zone floue de la mémoire… Enfin, la zone peut désigner une classe, une catégorie (par exemple : « une œuvre “de seconde zone” »), et donc, chez Damasio, faire référence au Clastre évoqué plus haut, habile fusion de « classe », de « caste », et, bien entendu, du verbe « castrer » (sans oublier le cadastre déjà évoqué) : les clastrés, pour les voltés, ne sont-ils pas émasculés, désespérément mous, amorphes, aussi mornes que normés, maintenus artificiellement en vie comme les larves humaines exploitées par les machines dans Matrix ?...

     

    Maintenant, revenons à notre Dehors, autour duquel s’orbite le roman. Pour dire les choses le plus simplement possible, le Dehors, c’est l’extérieur, c’est l’Autre – perçu non plus comme un alien mais comme une richesse potentielle –, le voyage, le rêve, lafolie. N’en restons pas aux lieux communs. Le Dehors : ce qui n’est pas , mais qui rend tout possible. Ce n’est pas tant un lieu en effet, comme l’expliquait Capt plus haut, qu’un non-lieu où alimenter ses désirs. Pour les héros damasiens, l’« autre côté  », le Dehors de La Zone (ou l’Extrême-Amont de La Horde), c’est l’espace de l’imagination, de la liberté, la terra incognita qui échappe, ou pas, disons qui peut échapper à la raison, et confère un sens renouvelé à la vie (on ne croit d’ailleurs pas si bien dire : la suite du poème de Paul Éluard cité dans la Tour d’Ær de La Horde, « la Terre est bleue comme une orange », aurait révélé à Oroshi que les mots ne mentent pas…). Ce Dehors, ici opposé à la société de contrôle panoptique de Cerclon, n’est rien de moins que l’en-dehors des normes – et qui, en un sens, les contient –, et l’écart qu’il crée avec l’empire du Normal devient l’excès pur, la subversion, seule susceptible d’ouvrir la voie au changement radical du « Dedans » (car bien entendu, tout dehors suppose un Dedans, qui n’est toutefois que celui du Dehors ou, selon Deleuze, son pli, « comme si le navire était un plissement de la mer », comme l’écrit celui-ci dans son Foucault…). Si Capt, conduit devant le Président, refuse la tentation du pouvoir, ce n’est pas par quelque faiblesse congénitale de la pensée de gauche (étant bien entendu que la social-démocratie n’a rien à voir avec la gauche) qui piquerait des deux dès qu’il s’agirait de se prendre le réel en pleine poire, c’est plutôt qu’il ne saurait se satisfaire de la subrogation d’une norme par une autre, d’un ordre par un autre, quels qu’ils soient. La pensée du dehors est une pensée des écarts. Au temps de l’aboulie généralisée, le Dehors est cet espace de liberté qui subsiste au-dessus de la social-démocratie et de ses lois, innombrables, de ses statistiques et de ses règles sociologiques qui régentent la vie des citoyens – à ce titre, et en tant que pur Dehors comme « hors norme », il est toujours la cible du pouvoir (le remplacement des noms personnels pour des codes n’en est qu’une des manifestations les plus visibles), en même temps que son moteur : chaque nouvelle loi suppose sa transgression, un écart que vient combler une nouvelle loi, qui elle-même crée un nouvel écart, et ainsi de suite... Autrement dit si le Dehors est un non-lieu, il a en revanche toujours lieu, sous la forme de l’Écart. La Zone du Dehors est alors la confrontation d’une peur, d’une mise au ban – symbolisée par le Cube, sorte de dedans du Dedans –, et d’un espoir, d’un idéal du hors-norme dont la réalisation, d’ailleurs impossible, importe moins que le mouvement qu’il suscite – l’Écart. Dans Stalker d’Andrei Tarkovski, la Zone n’est-elle précisément ce non-lieu où le désir, la quête d’un idéal, valent davantage que leur assouvissement, leur achèvement ? La Zone du Dehors, c’est donc la conquête des marges, le creusement des écarts, contre les forces nihilistes des sociétés sécuritaires.

     

    Ce que nous dit le roman, son ontologie, très simple au fond, au-delà même de son discours politique, c’est que le sujet ne peut se construire, ne peut être, que si son univers visible, son Dedans, s’articule à un Dehors absolu. Vivre, c’est être en mouvement, c’est « vagabondir », opérer des écarts. Les voltés cherchent avant tout à se prouver qu’ils ne sont pas de simples goupilles d’orgue, mais bien des hommes doués de déraison. Jusque là, tout va bien. Mais sans doute touchons-nous là à leur tragique erreur, celle qui a suscité tant de commentaires : le Dehors, non-lieu abstrait sans lequel le Dedans serait un lieu mort et routinier seulement peuplé d’automates, ne saurait être investi, de quelque manière que ce soit. Rappelons l’évidence : le Dehors est toujours dehors. La difficulté d’interprétation du roman est que le Dehors cerclonien, cette zone inhospitalière, existe physiquement mais ne se superpose pas au concept qu’il métaphorise. Y fonder une Anarkhia, à cet égard, est absurde : même à l’extérieur de Cerclon, les voltés sont toujours au-dedans – ils en font d’ailleurs rapidement l’expérience, rattrapés par les anciens diagrammes. La construction d’Anarkhia n’a de sens que si elle n’impose aucun ordre nouveau, que si elle est sans cesse remodelée par un Dehors souverain – et c’est ainsi que la conçoit Capt, trop naïf pour comprendre que telle entreprise est vouée à un effondrement semblable à celui de Cerclon. Le parallèle est discrètement suggéré par l’auteur lui-même, « Anarkhia I » renvoyant inévitablement à « Cerclon I » par leur chiffre, mais aussi par leur histoire (Cerclon aussi a été conçu comme une utopie, en réaction au désastre terrien).

     

    *

     

    Voyons à présent comment cette dialectique du Dehors est interprétée en termes politiques. La Volte, donc, veut libérer le peuple du joug de sa mollesse universelle, libérer l’énergie des hommes, où qu’elle se trouve. Sa profession de foi se décline en quatre points fondamentaux :

     

    1. La liberté inconditionnelle des forces de vie ;

    2. La volonté de créer ;

    3. L’exaltation de la multiplicité des pensées, des perceptions et des sentiments donc du non-conforme, du hors-norme et du subversif qui en sont la condition ;

    4. La vitalité.

     

    Mais si La Zone du Dehors est bien le récit d’un combat, l’affirmation d’une volonté – celle de semer la révolte –, celle-ci reste néanmoins négative, ou du moins dirigée contre la perfection empoisonnée du système – symbolisée par le cercle de Cerclon, et par le terrible Cube, cette incroyable déchetterie cosmique –, contre la narcose sociale. Comment, en vérité, pourrait-il en être autrement, étant donné qu’elle se situe par rapport au Dehors, dont nous avons dit qu’il n’est, par nature, jamais atteignable ? La Volte prétend certes encourager les forces de vie, la création. L’Écart. Capt, comme Alain Damasio, veut surtout « inventer ce que vivre peut être ». Vivre : c’est-à-dire métamorphoser le Dedans par le Dehors – rompre la routine mortifère. Les armes de la Volte ? La parole. Le contact direct avec les habitants, pourtant assez hostiles à leur égard – mais trop mous pour leur tenir tête – ; les « Clameurs », ces petites boules enregistreuses, dissimulées dans le paysage urbain, qui diffusent bribes poétiques ou messages politiques à l’approche des passants ; ou encore, le « concerto philosophique » cité plus haut, sans doute irréalisable car sa forme même, qui suppose la participation à parts égales du professeur et des élèves, exige de ces derniers la connaissance préalable de son contenu… Cet épisode résume à lui seul la limite du système damasien, qui fait mine de croire qu’il est possible de bâtir quelque chose en faisant table rase des fondations (et en oubliant que la nature humaine n’obéit jamais aux schèmes préétablis). C’est, encore une fois, négliger le fait que le Dehors n’a de sens que combiné avec le Dedans – aller de l’avant, faire bouger les lignes, oui, mais sans pour autant détruire ce qui fut construit. La philosophie des marges, ou philosophie du Dehors défendue par Capt n’est pas sans rappeler la « littérature des poubelles » (ou des réseaux, ou des filières) d’Antoine Volodine (cf. Lisbonne dernière marge, éditions de Minuit), qui s’oppose bien évidemment, dans son univers post-exotique, à la littérature officielle. Ah ! S’il ne s’était agi que de littérature (mais pour Foucault, la littérature a cessé d’être subversive depuis Blanchot)… Les actions les plus spectaculaires de la Volte, cependant, éloignée de toute expérience poétique, sont incontestablement concrètes, et violentes : il y a d’abord ces lames acérées qui, placées sur des portes automatiques, déchiquettent les jambes d’une petite fille (le fait qu’elle soit bourgeoise excuse-t-il cet acte odieux ?) ; il y a ensuite le sabotage, à grande échelle, d’une immense fête où tous les porteurs d’implants cérébraux sont durement touchés ; il y a, enfin, la désastreuse prise d’assaut de la tour d’holovision. La Volte est certes animée par des forces positives – puiser au Dehors de quoi transformer les rapports de force –, elle voudrait construire, mais elle ne sait que déconstruire. Son dessein avoué : « intellectrocuter » les masses, réveiller les consciences, fonder une communauté anarchiste « à côté » des pouvoirs. Creuser les écarts. Capt (« Sartre » en russe, nous apprend Damasio dans notre entretien pour Galaxies !) est l’écrivain engagé, à la fois poète et prosateur, pour qui la parole est action, celui par qui souffle enfin, sur Cerclon, le contrevent de la révolte (la « rêve-volte »), ou plutôt, de la volte, et de la liberté individuelle. Capt et ses compagnons ne se veulent pas tant ré-volutionnaires – avec ce que cela comporte de réaction à une situation subie –, que « volutionnaires ». Ils souhaitent s’affranchir d’un système, ne plus lutter contre lui (leur V n’est pas celui de Vendetta), non plus détruire, mais proposer un nouveau monde. Mais construire en-dehors des pouvoirs et des normes, n’est-ce pas simplement en créer de nouveaux ? N’est-ce pas rester au-dedans, toujours aussi loin du Dehors qu’auparavant ? Capt :

     

    « Il n’y a pas d’aliénation ! Ce n’est pas le critère qui décide de la valeur des vies qu’on mène. Le vrai critère, c’est la vitalité. C’est être capable de bondir, de s’arracher sans cesse à soi-même pour créer, s’accroître, devenir autre, et autre qu’autre, sans cesse. Sentir le neuf. “Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant”, a dit Artaud. Je voudrais bâtir un monde qui sente la bombe cuite et le vertige de vivre – et que vous le bâtissiez avec nous… » (p. 448. Notons que le « nous » était initialement un « moi », dans l’ancienne version…)

     

    Voilà qui est gênant. S’agit-il, une fois pour toutes, de s’installer ailleurs, ou bien, où que l’on soit, de sentir la bombe cuite et le vertige comprimé ? S’agit-il de se donner l’illusion d’habiter un Dehors, ou bien, par un combat de tous les instants, de créer des écarts avec Cerclon ? Même si Capt finit par fonder Anarkhia, nous avons vu plus haut qu’il n’a, au fond, jamais cessé de lutter contre un système jugé – non sans raison ! – oppressant, et qu’il lui importe moins de fonder une société idéale, que de ruer dans les brancards. La désintégration finale du symbole du pouvoir cerclonien par les voltés n’est évidemment pas fortuite, à la fois signe fort adressé aux Cercloniens, et confirmation de la nature destructrice du groupuscule. La Zone du Dehors s’achève ainsi par un anéantissement (tandis que La Horde, nous le verrons, beaucoup plus subtile, ouvre sur une (re)naissance). Au-delà des utopies en effet, « Le monde a une réalité. C’est d’elle qu’il faut partir, non d’un modèle idéal qu’il s’agirait d’approcher au plus près. Le monde est. Le monde est ce qu’il est. » (p. 292) C’est que, en bon deleuzien, Alain Damasio ne conçoit pas la gauche comme autre chose qu’un permanent « devenir minoritaire », pour reprendre la formule du philosophe, une force d’opposition et non de pouvoir. Repensez à ce que nous écrivions plus haut, à propos du Dehors. Anarkhia, qui est à Capt ce que l’Eldorado était à Aguirre, est une aberration : le Dehors ne saurait être habité – il est toujours, par nature, au-dehors de tout. Cette confusion pourrait bien être à l’origine du malaise provoqué, à la lecture, par les agissements de la Volte. Affirmons-le : la Volte, bien qu’elle s’en défende, est assurément un groupe terroriste, qui à un nihilisme en oppose un autre.

     

    Quoi qu’il en dise, Capt, dont l’idéal d’autodétermination et d’autodifférenciation s’incarnera en Caracole dans La Horde, se perçoit malgré tout comme un aliéné par la faute de ses serviles concitoyens. Mais aliéné, il l’est seulement au sens où l’entendait Artaud, c’est-à-dire (et Capt, comme Damasio, n’ignore pas ces mots) « un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain » (Vang Gogh le suicidé de la société). D’une idée supérieure de l’honneur humain à une opposition entre hommes supérieurs et sous-hommes, il n’y a qu’un pas qui, s’il est franchi, peut mener à de meurtrières extrémités – au terrorisme. Dans Généalogie de la morale, Nietzsche écrit :

     

    « […] et nous trouverons que le fruit le plus mûr de l’arbre est l’individu souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même, l’individu affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supra-moral (car “autonome” et “moral” s’excluent), bref l’homme à la volonté propre, indépendante et persistante, l’homme qui a le droit de promettre, – celui qui possède en lui-même la conscience fière et vibrante de ce qu’il a enfin atteint par là, de ce qui s’est incorporé en lui, une véritable conscience de la liberté et de la puissance, le sentiment d’être arrivé à la perfection de l’homme. » (F. Nietzsche, Généalogie de la morale, deuxième dissertation – La « faute », la « mauvaise conscience » et ce qui leur ressemble, in Œuvres, R. Laffont, « Bouquins », 1993, pp. 804-805)

     

    Voilà qui ferait une épitaphe idéale pour Capt – l’existentialiste, le captain, celui qui devient malgré lui le héros de « Capturez Captp », un programme de « virtue » (un jeu en réalité virtuelle, un peu l’inverse de la virevolte), où celui-ci est désigné comme l’ennemi numéro un – qui, comme Nietzsche, témoigne d’une haute conception de l’homme, si haute en vérité, si noble qu’elle en devient littéralement dangereuse – jusqu’au terrorisme. Et en effet, Capt et la Volte (séparée de ses éléments les plus modérés, que les voltés appellent la Molte) adoptent une posture d’authentiques terroristes, certes moins aveugles, moins nihilistes que les djihadistes d’Al-Qaida, mais néanmoins violents, fermement décidés à imposer au troupeau leur point de vue de moutons noirs… On trouve en effet dans La Zone l’idée extrêmement dérangeante, liée ici à l’interprétation damasienne du Surhomme nietzschéen – nous y reviendrons posément à propos de La Horde –, que le terrorisme serait plus vivant, plus vif, que les zombies de la société de consommation. Mais par chance Alain Damasio prend soin de ne jamais faire de Capt un messie qu’on suivrait aveuglément. Au moins ses personnages, loin de se prononcer en faveur de « tous les fanatismes » comme a pu le faire un Nabe, gardent-ils en toute circonstance leur indépendance d’esprit. Ne pas oublier : si l’individu est effectivement conscience constituante du monde, il n’en fait pas moins partie intégrante… On n’est jamais vraiment dehors.

     

    *

     

    L’échec majeur de cet impressionnant premier roman réside dans son excès de discours. À trop vouloir parler du Dehors, Alain Damasio a omis de s’y confronter lui-même. La Zone du Dehors ressemble trop à un essai avorté, mis en fiction, pour que la magie opère. C’est brillant, intellectuellement riche, et ambigü à souhait, mais lui manque ce supplément d’âme qui fait d’une œuvre comme La Horde du contrevent une fenêtre ouverte sur l’invisible. Restent tout de même quelques passages, superbes, ayant tous trait soit au Dehors, soit au Cube, les deux grandes métaphores de ce roman. Ne revenons pas sur le Dehors, largement évoqué en ces pages. Le Cube, lui, déchetterie ultime de la Radzone où Capt, plongé dans un enfer radioactif où le temps semble aboli, purge sa peine – avant d’en sortir en Christ ressuscité –, est un anti-dehors, lieu sans horizon, avec lequel nul ne peut composer. L’autre Cube, à Cerclon, où siègent les ministres, en est le reflet lisse, poli, imperméable aux tourments du monde extérieur, sans la moindre connexion avec le Dehors : le désir, l’imprévu, y sont exclus, remplacés par le Terminor et ses toutes-puissantes statistiques. Les espaces inhospitaliers mais ouverts du Dehors d’un côté, l’espace clos des deux Cubes de l’autre, constituent les deux pôles dialectiques du livre (désir, devenirs / raison du plus grand nombre, empire de la division), tels que nous les avons précédemment explorés. Quand au discours se substitue l’image poétique, quand l’idée est métamorphosée, quand Alain Damasio quitte enfin le domaine balisé de l’explicite et de ses slogans pour s’ouvrir à l’infini de la création d’univers, alors le texte déploie une autre dimension.

     

     

    « Bon, et la volonté, le diable sait de quoi… »

    Fédor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol

     

     

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