« Imaginez une horde de voltés, avec des étendards, campés au milieu du fleuve… Le courant les frappe de plein fouet. Ils ne bronchent pas : ils résistent. »
A. Damasio, La Zone du Dehors.
« La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substitutive, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. »
F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie.
« Imaginez une Terre poncée, avec en son centre une bande de cinq mille kilomètres de large et sur ses franges un miroir de glace à peine rayable, inhabité. Imaginez qu’un vent féroce en rince la surface. Que les villages qui s’y sont accrochés, avec leurs maisons en goutte d’eau, les chars à voile qui la strient, les airpailleurs debout en plein flot, tous résistent. Imaginez qu’en Extrême-Aval ait été formé un bloc d’élite d’une vingtaine d’enfants aptes à remonter au cran, rafale en gueule, leur vie durant, le vent jusqu’à sa source, à ce jour jamais atteinte : l’Extrême-Amont.
Mon nom est Sov Strochnis, scribe. Mon nom est Caracole le troubadour et Oroshi Melicerte, aéromaître. Je m’appelle aussi Golgoth, traceur de la Horde, Arval l’éclaireur et parfois même Larco lorsque je braconne l’azur à la cage volante. Ensemble, nous formons la Horde du Contrevent. Il en a existé trente-trois en huit siècles, toutes infructueuses. Je vous parle au nom de la trente-quatrième : sans doute l’ultime. »
La quatrième de couverture, ici reproduite, campe idéalement le décor. La Horde du contrevent (Grand Prix de l’Imaginaire 2005) est le récit à vingt-trois voix d’un groupe – une horde – d’hommes et de femmes soudés autour d’une mission à l’issue rien moins qu’incertaine : « remonder » les vents, franchir les « furvents », parvenir en Extrême-Amont pour, peut-être, découvrir l’origine du vent (dont il existerait neuf formes, mais dont seulement six sont répertoriées par les « aerudits »), cet ouragan perpétuel qui rend si rugueuse et difficile la vie des habitants (les « abrités », ou les « essoufflés » pour les guerriers du vent de la Horde). Outre les personnages cités ci-dessus, la Horde comprend : le prince (et probe) Pietro della Rocca, Erg Machaon le combattant-protecteur, Talweg Arcippé le géomaître, Firost de Toroge le pilier, Tourse l’autoursier, Steppe Phorehys le fleuron, Darbon le fauconnier, Horst et Karst Dubka les ailiers, Alme Capys la soigneuse, Aoi Nan la cueilleuse et sourcière, Léarch l’artisan du métal, Callirhoé Déicoon la feuleuse, Boscavo Silamphre l’artisan du bois, et les trois crocs, Coriolis, Sveziest et Barbak… Alain Damasio – disciple avoué de Gilles Deleuze et surtout de Friedrich Nietzsche dont le Zarathoustra et Le Gai savoirne sont visiblement pas restés lettres mortes – réinvente sous nos yeux le langage. Ses mots choisis avec soin, moins joliment « ciselés » que sculptés à même la chair du monde, exercent un pouvoir qui semblait avoir fui l’art romanesque, celui de nommer les choses et, les nommant, de les créer.
Ne nous y trompons pas : le rêve fou d’Alain Damasio – faire surgir le réel, nous le faire voir, entendre, toucher, sentir – est bien celui d’un authentique créateur de monde. Dans La Horde du contrevent tout est question de souffle : celui des voix qui se succèdent, chacune aisément reconnaissable ; celui des vents et des rafales, des turbules et des vortex, transposés par le Scribe sous forme de ponctuation pure – mais que le troubadour Caracole, moins frivole qu’il n’y paraît, met un point d’honneur à poétiser – ; celui enfin du style de l’auteur, corps et âme dévoué à la poursuite de sa quête – comme ses personnages. La Horde du contrevent a beau n’être, en apparence, qu’un pur roman « d’Imaginaire », de science-fiction ou de fantasy, peu importe, accessible à tous, résolument populaire (il ne tient qu’au lecteur de se laisser happer par le récit), il n’en brûle pas moins d’un feu quasi joycien, épiphanique. Comme le chrone véramorphe rencontré par les hordiers, la prose damasienne nous donne à percevoir les vifs noués sous la peau du monde.
Je ne résiste pas, avant d’étudier la chose plus avant, au plaisir de vous livrer, brutes, les (quasi) premières lignes de cet admirable roman auquel les assonances et les allitérations, les pauses et les accélérations, l’imagination et la portée métaphysique, donnent vie :
« À la cinquième salve, l’onde de choc fractura le fémur d’enceinte et le vent sabla cru le village à travers les jointures béantes du granit. Sous mon casque, le son atroce du roc poncé perce, mes dents vibrent – je plie contre Pietro, des aiguilles de quartz crissent sur son masque de contre. À terre, dans la ruelle qui nous couvre, deux vieillards tardifs qui clouaient un volet ont été criblés ; plus loin au carrefour, je cherche en vain la poignée de mômes qui crânaient front nu en braillant des défis que personne, pas même nous, ne peut à cette puissance, et sous cette viscosité d’air, relever. » (p. 519)
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Alain Damasio a créé avec La Horde un univers original et consistant, autour du vent, avec sa propre cosmogonie « éophanique », avec ses propres forces et principes de vie et d’entropie. Il s’agit aussi d’un dépaysant roman d’aventures, voyage initiatique dans la lignée de L’Odyssée qui devrait réjouir l’amateur de fantasy comme celui de space operas. Mais on trouve aussi, dans La Horde, une abondante nourriture philosophique et spirituelle : il s’agit d’une de ces œuvres – si rares ! –, qui vous changent, qui ébranlent irrémédiablement votre vision du monde – et de la littérature. Enfin, La Horde témoigne d’un incroyable travail au corps de la langue. À contre-courant des modes, Alain Damasio ne confond pas la vie et l’écriture, ne s’extasie pas en repos des essences platoniciennes, ne se vautre pas dans une orgie de mots incontrôlés, ni ne se contente d’un savoir-faire minimum : il nous livre le fruit d’un long travail (Alain Damasio tire la langue !…) de métaphorisation – de métamorphose –, de transfiguration du Réel. « So phare away » par exemple, la nouvelle publiée dans Galaxies, est, comme La Horde, pour qui sait lire entre les lignes, une splendide parabole de notre société de l’information, de son infernal bruit blanc et du besoin vital qu’ont ceux qui la peuplent de retrouver le contact… Mais cette interprétation n’en exclut par pour autant d’autres, contradictoires ou non. Le langage n’est pas le signe de la pensée. Leur relation n’est pas extérieure mais « enveloppée l’une dans l’autre », pour reprendre une image de Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception). Il s’agit donc moins pour Damasio d’illustrer le concept – erreur souvent commise dans La Zone du Dehors –, que de l’utiliser comme matière première, le métamorphoser et faire jaillir, comme une étincelle, un sens nouveau situé ni dans la réalité objective du monde extérieur, ni dans celle, subjective, des espaces mentaux du lecteur, mais quelque part à mi-chemin, dans l’entre du monde imaginal… Roman d’Imaginaire, « livre-univers », La Horde du contrevent spatialise son réseau originel d’idées et de concepts, lui donne un visage, une géographie, une topographie propres, qui suscitent un authentique « effet de monde ». Il est vrai que le livre-univers se donne à contempler en tant que monde. L'univers de La Horde n'est pas le nôtre, même s'il y renvoie constamment : il est autre, il est « ailleurs ». Dehors. Jean-Michel Salanskis, dans « Fiction des mondes », article publié dans Alliage n° 60 (juin 2007) et consacré aux mondes de SF, écrit :
« Tel est sans doute le véritable angle de la science-fiction : ce n’est pas seulement que, comme toute littérature fictionnelle, on y campe un monde parallèle, c’est que, d’une certaine façon, cette description du monde est l’enjeu essentiel, le contenu prépondérant du roman de science-fiction. Le roman de science-fiction nous place dans un monde pour nous faire dévisager ce monde. »
Même fantasmé, un Paris balzacien, ou tout autre lieu réel utilisé en fiction, ne se donne pas à voir en tant que monde parallèle. La nature même d'un monde de science-fiction ou de fantasy est d'ordre différent. L'idée, le concept, s'y incarnent, prennent (diégétiquement) une forme concrète. Un livre-univers est un réseau de significations, une forme de pensée par l'image. Voilà ce qui différencie les mondes parallèles de la littérature générale et ceux de la science-fiction : « Le roman de science-fiction doit rendre flagrante, rendre sensible, rendre importante la différence du monde dépeint avec le nôtre », « mettre en scène la différence de monde du monde campé » (ibid.). Et non seulement le livre-univers thématise son être-monde (sa « mondanité » si l’on veut), mais en plus, il thématise son devenir-monde (ou « mondification ») : le livre-univers tend en effet à prendre pour objet, nous dit Salanskis, la transition vers des mondes parallèles elle-même – et donc, par retour, sa propre genèse, comme l’écrivait d’ailleurs Laurent Genefort dans sa thèse Architecture du livre-univers dans la science-fiction (« Œuvre totalisante, le livre-univers contient en germe sa propre réflexion […]. Chaque auteur pose le problème de la création personnelle / création universelle à sa manière. », p. 338)…
La littérature d’Alain Damasio, qui consiste à faire comprendre et à faire sentir, est la plus phénoménologique qui soit, c’est-à-dire en tant qu’elle s’intéresse à l’ontologie de ses personnages via les phénomènes qui les constituent, et leurs perceptions. L’expression esthétique, chez lui, comme chez tout grand artiste, confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi, l’installe dans la nature comme une chose perçue accessible à tous. Faire surgir du Réel, soit, mais pas celui, empirique, que la logique et l’expérience nous imposent… La prose damasienne relève en effet du monde imaginal, à la frontière des mondes intelligible et sensible. Elle immatérialise les formes sensibles, et « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension (pour l’orientaliste Henry Corbin, « Le mundus imaginalis de la théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces événements ont lieu, ont leur “lieu” »). L’imaginaire de La Horde, comme tout roman de science-fiction à « effet de monde », n’est pas seulement fantaisie, pure évasion du réel – il est une porte entre les mondes, créatrice de matrices d’idées.
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« Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les vents. » La Horde du contrevent débute par un bref récit cosmogonique adressé au lecteur : « À l’origine fut la vitesse, le pur mouvement furtif, le “vent-foudre”. Puis le cosmos décéléra, prit consistance et forme, jusqu’aux lenteurs habitables, jusqu’au vivant, jusqu’à vous. Bienvenue à toi, lent homme lié, poussif tresseur des vitesses. » (p. 521) Vitesse, lien : tout y est déjà. Plus loin, le troubadour en donne une autre version, où il est question du purvent qui, à force de s’étirer, finit par se déchirer, provoquant les premiers tourbillons, puis la décélération d’où naîtra la matière :
« Au commencement fut la vitesse – une nappe de foudre fine sans couleur ni matière – qui se dilatait par le ventre – fuyant de toute part dans un espace étalé à mesure – et qui s’appelait… le purvent ! Le purvent n’avait strictement aucune forme : il n’était que vitesse – vitesse et fuite, ne permettant à rien d’être ni de tenir. À force de s’étirer pourtant, cette flaque de foudre finit par se déchirer, ouvrant l’ère du vide et du plein, et celle des vents disjoints, qui ne s’est jamais refermée. Immanquablement, ces vents isolés se rencontrèrent, contrecarrant leurs puissances, les cumulant parfois, s’entredéviant et s’entrecalmant… Ainsi naquirent les premiers tourbillons, ainsi commença la lenteur. De ce chaos de matière alentie, brassée par l’hélice des vortex, émergea les volutes relatives du lentevent, ce cosmos des vitesses vivables, d'où nous provenons. Et du lentevent, multiple par sa genèse, des myriades de lentevents combinés et densifiés par couches, sont nées les formes, ces formes qui nous rassurent tant : notre bon sol, nos roches dures, le bon ovale de nos œufs de poule ! […] Soyez indulgents envers les rafales. Elles sont vos père et mère. […] Souvenez-vous […] et apprenez à le sentir par instants, que le vent était premier ! Et que la terre – et avec elle toute chose qui aujourd’hui s’y considère native – est tissée de rafales ! Le mouvement crée la matière ! Le torrent fabrique sa berge. Il fait les rochers parmi lesquels il coule ! Le poisson, croyez-moi, n’est qu’un peu d’eau enturbanée… » (pp. 461-460)
La connotation divine du vent est sans cesse recherchée : « Vent merci », lâche Caracole (p. 514), jamais avare en détournements (voir aussi sa comptine dans la flaque de Lapsane : « Un siphon, fond, fond, les petites marionnettes…Un siphon, fond, fond, trois p’tits tours et puits sans fond ? », p. 295) ; et Sov n’est pas en reste, avec son « chaque jour que Vent fait » (p. 502) !… Alors, vent = Dieu ? Pas exactement. Dans l’imaginaire de Damasio, Dieu n’existe pas sinon sous une forme purement immanente. Ainsi le texte naît-il du vent, dans le vent. C’est de sa « pâte épaisse » que jaillissent le verbe, puis le réel. Mais cette nouvelle mythologie, elle, ne surgit pas du néant… Symboliquement, le vent désigne le souffle de Dieu, l’Esprit divin. Les Psaumes, comme le Coran, font des vents les messagers divins. Dans la symbolique hindoue, le vent est également le souffle cosmique et le Verbe ; il est le souverain du domaine intermédiaire entre le Ciel et la Terre. Et pour la tradition biblique, le souffle de Dieu ordonna le tohu-bohu primitif et anima le premier homme…
Le vent, disions-nous, est ici omniprésent, décliné sous toutes ses formes, de la douce zéfirine au terrible furvent, en passant par le slamino, la stèche, le choon et le blizzard. Sans oublier toutes les variations de flux, les salves et autres contrevagues. Le vent innerve intimement le texte lui-même. Sov Strochnis, le Scribe de la horde, enseigne à ses camarades la « notation du vent » au moyen de vingt et un signes de ponctuation (« , » pour une décélération simple, « ” » pour une rafale, « ! » pour un blaast, rafale sauvage proche de l’explosion, etc.). Or la ponctuation est précisément ce qui rythme la phrase. Se dévoile alors tout le sens de la genèse citée plus haut : enlevez les mots, il restera la ponctuation, le rythme de la syntaxe – le souffle de l’auteur !... Le vent, qui est vitesse et mouvement, symbolise la vitalité – la vie même. Vingt et un signes seulement, « tous empruntés à l’écriture courante » (p. 476) comme le rappelle Sov, « suffisent à décrire exhaustivement le vent » (du moins les six formes connues), alors même que le vent, comme la vie, est riche d’infinies variations. Comme la vie, ou comme le verbe… La notation du vent comme métaphore de la vie rappelle certains contes borgésiens telle la fameuse « Bibliothèque de Babel » qui comporte autant de volumes que de possibles (le récit lui-même, et le commentaire du récit, et ainsi de suite, étant donc forcément déjà écrits dans un volume de la Bibliothèque…). Avec un nombre ridicule d’unités de sens (vingt et un signes de ponctuation et les vingt-six lettres de l’alphabet), Caracole, qui à la ponctuation ajoute des mots, démontre magistralement, que la vie, la beauté, naissent d’infinies variations :
« “L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule.” T’appelles ça une transposition ?
– Certes !
– Où sont les virgules, les apostrophes, les salves ?
– Dans la phrase. Lis. » (p. 473)
Différence et répétition… L’espèce de haïku de Caracole (« L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule ») surgit du vide, d’abord rythmé par le vent (la ponctuation) puis enrichi par le verbe. Le texte du roman lui-même surgit d’ailleurs par bribes typoétiques – d’abord illisibles, inaudibles, comme des voix lointaines portées par le vent –, avant de nous apparaître enfin lié, coagulé, dans toute son intégrité… Mais, du monde ou du verbe, qui vient en premier ?... Difficile à dire. La pensée, on le sait, ne préexiste pas au langage… Caracole, qui est un chrone un peu particulier (un autochrone), serait selon l’aéromaîtresse Oroshi, « devenu troubadour par les glyphes, par l’évolution la plus naturelle qui soit : des glyphes vers la voix articulée. C’est sa voix qui, au contact des vifs, a créé sa gorge et sa bouche, sa voix qui a appelé un larynx et des poumons. La fonction a créé l’organe. » (p. 47) Métaphore de la création littéraire, en même temps que de la création du monde…