« Il faut faire le coup de Gilles de Rais, folâtrer avec les Enfers et, à la fin, sauter une seconde fois par-dessus la barrière, mais dans le sens contraire. »
Dominique de Roux, Immédiatement.
Réagissant il y a quelques jours à ma critique de son livre Maudit soit Andreas Werckmeister !, notre ami Juan Asensio évoquait « le texte sans concessions (tant mieux) de Noël, qui n'a pas vraiment relevé la dimension religieuse de mon livre (ce qui est normal, chez lui) et s'imagine (ce qui est plus étonnant) que je ne parle que de métaphores lorsque j'évoque le mécanisme de certains romans ». La « dimension religieuse » du livre ne m’a pas échappé en vérité, mais précisément, elle est moins d’essence religieuse, cette dimension, que mystique. Or ce mysticisme induit par la théorie de la littérature-trou noir, n’a nullement besoin d’être rapporté en termes religieux ! La notion même de trou noir, du moins pour qui a lu Stephen Hawking et Jean-Pierre Luminet, se passe fort bien du vocabulaire et de la symbolique chrétiens pour produire son effet de vertige (onto)logique.
Quant au « mécanisme » de Monsieur Ouine ou d’Au cœur des ténèbres, il nous est bien présenté au moyen d’une métaphore – celle, donc, du trou noir. Je ne sache pas en effet que Le transport de A.H. de George Steiner, par exemple – si je dis que j’ai acheté mon exemplaire dans une chapelle à deux pas de la gare Montparnasse, sur les conseils d’un ami, personne ne me croira –, soit entouré d’un disque d’accrétion, sinon purement métaphorique ; je ne sache pas non plus qu’il soit doté d’un horizon des événements. Non, en fait, la forme même de Maudit soit…, mi-essai mi-roman, appelle une lecture métaphorique, du moins pour qui n’a pas été frappé par la foudre logocratique. Pour une approche littérale, la forme de l’essai eût été préférable. Il aurait alors fallu, bien entendu, décrire l’objet d’analyse en termes précis, selon une nomenclature donnée – ce à quoi l’auteur a sciemment renoncé, comme il l’écrit lui-même (« Je n’ai donc fait que parcourir sur les pages de revues peu spécialisées, le regard à peine concentré, les articles évoquant les plus récentes découvertes scientifiques faites sur les trous noirs. C’était encore trop se documenter sans doute », pp. 90-91). Maudit soit… n’est pas un essai à proprement parler ; il préfère l’évocation poétique, l’image du trou noir, à une description clinique, universitaire, de mécanismes que pourtant il entend éclairer, et se coupe naturellement d’un commentaire théorique digne de ce nom. Et, ainsi que j’ai tenté de l’expliquer dans mon compte-rendu, Maudit soit… ne fonctionne pas non plus en tant que fiction.
Il me semble en outre qu’un auteur doit d’une part conserver une certaine distance vis-à-vis de la réception de son œuvre, et d’autre part, cela paraît pourtant aller de soi, faire preuve d’humilité. Certes, la réaction est compréhensible : Juan Asensio est critique littéraire, et la crainte de voir son livre se perdre dans les limbes kafkaïennes du Château éditorial pousse bien des écrivains à vouloir contrôler ce qui, du moins en apparence, peut l’être encore. C’est ainsi que sous différents pseudonymes, ou à visage découvert, ces littérateurs qui en ont leur claque d’assister impuissants à l’engloutissement de leur bébé, interviennent sur blogs et forums pour le défendre bec et ongles, non sans asséner leur argument massue : ce livre, ils l’ont écrit, donc qui pourrait le comprendre mieux qu’eux ? Ils ont tort cependant. Précisément la posture de l’auteur n’est pas celle du critique (et encore moins celle du public). Prétendre que critiquer un ouvrage tel que celui-ci, c’est « en disséquer les intentions profondes, en matérialiser le mauvais rêve, en deviner l'intention éthique, en dénouer l'apparent échec formel […] qui est plutôt une sorte de ruse fictionnelle comme les disposait Kierkegaard dans certains de ses ouvrages (je songe à La Reprise notamment), ruse qui, en signalant l'inévitable aporie à laquelle aboutissait le texte, commandait en quelque sorte une forme de réduplication, une sortie hors de la littérature qui reste un savoir mort. » relève d’une conception de la littérature et de la critique que, vous le savez, je ne partage pas. Non, jamais la critique n’a consisté à retrouver une intention originelle, qui par nature nous est inaccessible. Ce n’est pas une note d’intention que le critique commente, ou analyse, mais un texte dont les effets réels, dont le sens, peuvent être extrêmement éloignés des effets et du sens souhaités par l’auteur. Paul Ricœur a fort bien évoqué la question, je l’ai suffisamment répété ici : l’étude littéraire révèle une vérité en aval du texte, qui a moins à voir avec l’intention de l’auteur qu’avec la « métamorphose du monde » qui est aussi, pour le philosophe, « métamorphose ludique de l’ego ». Cela n’équivaut pas (rassurons nos lecteurs) à une lecture relativiste ! Il s’agit avant tout d’étudier le texte à l’aune de nos propres affects, des images, des sensations, des concepts que le livre a fait naître en nous (notez que cela n’est d’ailleurs pas sans rapport avec cette idée du livre trou noir, du livre tunnel dans lequel nous nous abîmons avant d’en ressortir, transformés). On comprendra, dès lors, que rien de ce que peut dire l’auteur sur son propre travail ne saurait constituer un argument de force (sinon, on l’a dit, dans un travail rigoureux de type universitaire, où une théorie est méthodiquement présentée). Je ne doute pas que Juan Asensio ait en âme et conscience choisi de « ruser », selon son propre terme, à la manière de Kierkegaard dans La Reprise, mais qu’il me soit au moins permis, n’est-ce pas Carmen, n’est-ce pas Jérémie, de douter de la réussite de telle entreprise.
Soyons sérieux une minute, chers amis. Maudit soit Andreas Werckmeister ! n’est certes pas dénué d’intérêt, et peut même, pour le néophyte pas encore familier de la prose de l’auteur, susciter un légitime enthousiasme, mais n’en plafonne pas moins loin sous les « Ruines circulaires » ou « La vérité sur le cas de M. Valdemar » (sans parler de La littérature à l’estomac, qui en 1949 avait déjà dit l’essentiel sur la foire littéraire du vingtième siècle). Et dire cela, ce n’est pas faire injure à Juan Asensio (n’est-ce pas, Carmen ?). C’est, au contraire, regarder son travail avec la même exigence que celle requise par ses maîtres – la même exigence, en définitive, avec laquelle lui-même juge sévèrement ses pairs ! Quelle surprise, alors, de lire ceci : « Pour le moment quoi qu'il en soit, ce que j'ai lu de plus pertinent sur ce court livre est un courriel que m'a adressé un de mes lecteurs, Jérémie Sok. Je le publierai peut-être avec sa permission, puisqu'il constitue aussi une réponse à la critique d'Olivier Noël. » Parmi les zélateurs de Juan Asensio, donc, se trouve visiblement un certain Jérémie Sok, qui dans une lettre – on nous autorisera à qualifier sa mise en ligne de péché d’orgueil –, non content d’exprimer une exaltation qui fleure bon l’emportement juvénile, n’a, en plus, pas compris grand-chose à mon compte-rendu (dont on ne peut pas dire qu’il était d’une infranchissable complexité). Gênant, vraiment, est ce courrier d’amoureux transi, qui non seulement comporte de grossiers contresens (non Jérémie, je ne regrette pas l’absence de polémique, mais son envahissante présence ; et comme nous venons de le voir, je n’ai pas reproché au livre son glissement d’une forme à une autre, mais les modalités de ce glissement ; enfin je n’ai jamais, même par sous-entendu, évoqué « l’illégitimité » de la publication de ce livre, mais seulement une certaine déception), mais qui, de surcroît, ne dit rien d’autre que son enivrement. Qu’est-ce, au juste, que notre auteur trouve si « pertinent » dans les propos de son admirateur ? Citons Sok : « un déchirement qui a l'air de vous habiter lorsque vous posez votre regard sur la littérature », « l'incapacité d'Olivier Noël à déceler l'approche poétique (jugée insuffisante) qu'il vous a été inévitable d'endosser pour arpenter ce(s) trou(s) noir(s) » (tu parles, Charles ! Est-il inconcevable que j’aie pu déceler, malgré mon incapacité notoire, une approche poétique, avant de la juger inefficace ?...), « je salue l'audace ainsi que le caractère inédit de votre geste ! » et enfin « je ne peux m'empêcher de vous faire part de ce curieux sentiment (peut-être ridicule [sic]) qui m'a fait entrevoir votre livre, au moment d'achever sa dernière page, comme une sorte d'œuvre testamentaire. » Qu’avons-nous ici à nous mettre sous la dent, en guise de critique, sinon quelques opinions aussi enflammées que subjectives, de l’ordre du seul ressenti ? Rien. Aussi réservé soit mon accueil à ce petit, donc, et étrange livre, il me semble qu’il mériterait, pour être défendu, des arguments d’une autre trempe. Pour l’heure, je ne vois rien venir (et mon propre article, comme Juan l’a écrit, n’était qu’un simple compte-rendu de lecture, certainement pas une critique à proprement parler).
Oh, Carmen Muñoz Hurtado, alors ? Hélas. Celle-ci, du moins si j’en crois mes outils de traduction, me reproche avec emphase d’avoir qualifié Maudit soit… de « petit » livre. I beg you pardon, Miss ? Je ne faisais pourtant que reprendre le mot de Juan Asensio lui-même, qui évoquait, je cite, son « petit texte »… Procès ridicule, donc. Par ailleurs, où aurais-je affirmé avoir été « incommodé », dérangé ?... Mystère. Ne croyez donc pas si naïvement, chère Carmen, que ne pas apprécier un livre à la hauteur de la valeur que vous lui accordez, équivaut forcément à ne pas le comprendre… Le piège est classique, et, comme Sok, vous y tombez allègrement. Mais le grotesque est atteint quand notre gente dame entreprend de m’expliquer ce que sont un trou noir, un horizon des événements ou, pire, le réalisme magique et, pourquoi pas, l’imaginaire !... Je dis, moi, et Dieu sait combien je respecte notre Stalker, que Maudit soit Andreas Werckmeister ! n’est pas un grand livre, comme peut l’être, tenez, au hasard (aucun rapport avec la littérature, morte ou vive ; quoique…), celui qui m’accompagne dans mes déplacements ces jours-ci : L’être-là du schizophrène de Gisela Pankow (passionnante tentative de réconciliation des approches psychanalytique et phénoménologique de la schizophrénie, dans un but thérapeutique)… Et non, non, la littérature, même française, n’est pas morte. Elle n’est pas très en forme, j’en conviens, elle est même sacrément fichue, mais elle vit encore. Vous pourrez toujours, chère Carmen, répéter le mot « cadavre » autant de fois qu’il vous plaira, en y ajoutant la putrescence et l’odeur, peu importe : cela n’y changera rien ! Ou alors, c’est la société entière qui est morte (au sens où vous l’entendez). Ou encore, la littérature française a toujours été morte. Mais – et nous finirons par cette brillante conclusion – dire cela, c’est ne rien dire…