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  • La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

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    Il est, au beau milieu de La Vie d’Adèle, chapitres 1 & 2 d’Abdellatif Kechiche, palme d’or 2013 et l’un des films les plus marquants et les plus émouvants qu’il m’ait été donné de voir (et Dieu sait que je m’y entends en films d’amour), une scène particulière qui a fait couler beaucoup d’encre et provoqué la gêne de nombreux spectateurs. Sous l’œil de la caméra, et pendant plus de sept minutes, Emma (Léa Seydoux) et Adèle (Adèle Exarchopoulos) s'adonnent à perdre haleine aux caresses, à la jouissance et à toutes (ou presque) les variations géométriques possibles des corps féminins. La plupart des objections ne sont probablement que tabous et embarras intimes travestis en arguments critiques ou théoriques. Reste que cette scène jouit d’un régime spécial, par son cadrage soudain plus distant, et par sa durée. Essayons donc d’y voir plus clair.

    Il me semble, pour commencer, que filmer sans entrave l'étreinte des amantes Emma (Léa Seydoux) et Adèle (Adèle Exarchopoulos) était indispensable à l'équilibre du film, qui est à la fois portrait d’Adèle (nous la voyons dormir, pleurer, manger, son nez s'épancher – il fallait donc que nous la voyions baiser avec la même impudeur et, si j'ose dire, avec la même fluence) et film sur la naissance de l'amour et du désir (chapitre 1) et sur leur délitement (chapitre 2). Autrement dit, Abdellatif Kechiche n'avait pas besoin de nous montrer les deux femmes au lit mais, après l'électricité des premières rencontres et de la montée du désir, de nous exposer non seulement leur dévoration mutuelle, mais aussi la voracité d’ogresse d'Adèle. Il fallait absolument que les spectateurs saisissent quelque chose de cet insatiable appétit, de cet irréel lâcher-prise (comme il leur fallait saisir, avec les scènes de sexe suivantes, logiquement plus courtes, l'éloignement imminent des amantes) dont procèdent, avec un réalisme qu'on aurait tort de tourner en ridicule [1], certains gestes purement sexuels, comme ces fesses empoignées avec empressement [2].

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    Dès lors la logique, est-on en droit de penser, aurait voulu que le réalisateur adoptât pour cette scène cruciale le même filmage en plans serrés qui prévalait depuis le début du film. Aurait-il dû alors, gloutonnerie adélienne oblige, montrer les organes génitaux en gros plan ?... Il est vrai que l'un des problèmes du sexe à l'écran est plutôt qu'il est généralement caché – sauf, dans les circuits spécialisés, à des fins explicitement pornographiques et masturbatoires – alors même qu'il occupe une place cardinale dans nos vies. Mais la vue d'un organe génital sexualisé – contexte érotique –, d'autant plus lorsqu'il est insularisé par le gros plan, détaché du corps auquel il appartient, phagocyte l'attention, technicise l'organe alors réduit à sa fonction et, indirectement, met notre pulsion scopique en lumière. Le sexe n'est pas lévinassien mais freudien – la contemplation d'une bite ou d'une vulve n'ouvre pas comme un visage sur l'infini mais, au mieux, sur nos propres désirs, fantasmes et névroses. C'est le régime mécaniste de la pornographie.

    Pas de gros plans sexuels, donc. Mais on ne fait pas l'amour avec son seul visage. Il faut montrer les corps et leur friction. Filmer les corps en plans serrés, c'est précisément ce qu'a fait Kechiche avec la (splendide) scène du rêve érotique, choix justifié parce que nous sommes encore avec Adèle, et avec elle seule. Depuis le début du film nous voyons Adèle, nous sentons Adèle, nous sommes Adèle. Quand un professeur de français parle, c'est à travers le visage d'Adèle que nous l'écoutons. Quand la fille aux cheveux bleus croise sa route, nous la regardons avec les yeux d'Adèle. Le monde n'existe que par ses interactions avec Adèle, et c'est le gros plan en scope qui nous permet de vivre une telle expérience, dans un mouvement de déterritorialisation partielle, qui certes concentre le regard sur la jeune femme, mais sans jamais la déconnecter de son environnement (scolaire, familial, culturel, social…). Le gros plan de La Vie d'Adèle n'est pas celui de La Passion de Jeanne d'Arc.

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    Avec la scène de sexe, cependant, Kechiche ne cherche plus à capter l'intériorité, l'attente, le désir, mais le corps à corps presque inquiétant des deux jeunes femmes qui s'entre-dévorent et ne font plus qu'une. Ce qui se passe en vérité avec notre séquence – dont les suivantes, qui ferment le premier chapitre, ne sont que le prolongement –, ce qui se joue devant nos yeux, c'est une déflagration, pur hapax d'une portée qu'on ne mesure pas assez : Adèle, qui emplissait tout notre champ de vision, s'abandonne totalement à son amante et s'unit avec Emma sous la forme d'un double corps indifférencié et hermétique au monde extérieur. Et si leur étreinte évoque les statues aperçues quelques minutes plus tôt lors d’une visite au musée ou les silhouettes fantomatiques des toiles d’Emma, c’est qu’elle vise à la même immortalité, témoin pétrifié d’une création originelle. A-t-on jamais vu plus juste, plus troublante représentation de la ligne de crête psychotique sur laquelle dansent tous les amants que la passion consume ? Le couple formé par Adèle et Emma est une singularité gravitationnelle autour de laquelle s'orbitent et s'abolissent aussi bien l'espace (il n'y a plus de famille, plus de lycée, plus de bar gay) que le temps, indéfiniment étiré.

    Et quand, au terme d'une ellipse kubrickienne, Adèle est recrachée par le trou noir, quand elle regagne le monde réel et se réveille de l'hallucination passionnelle, ce ne peut être qu'avec la nostalgie de cet événement pivotal de son existence, définitivement inaccessible. La relation ne peut qu’évoluer, lentement se métamorphoser en une forme d'amitié certes encore sexuée, mais plus du tout exclusive : Emma se consacre à son art et convoite une autre femme, Adèle s'épanouit dans son métier d'institutrice (les séquences de classe sont incroyables) et flirte avec un collègue – l’amour n’est pas mort mais sa flamme est trop ténue pour réchauffer encore les corps et les âmes. Même la caméra s'éloigne imperceptiblement, le cadre se fait moins serré, signe qu'Adèle est à nouveau seule, avec sa frustration, mais reconnectée à un monde où Emma n’occupe plus tout l’espace. Et nous aussi, nous vivons ce second chapitre avec le bouleversant souvenir, vite enfoui mais tenace, de cet instant fusionnel suspendu comme une bulle dans la trame du réel, jardin statuaire qu’on visite comme une galerie muséale, ému par ces empreintes d’un paradis perdu.

      

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    [1] Profitons-en pour régler son compte à l'idée répandue, exprimée par Julie Maroh sur son blog et reprise par plusieurs critiques, selon laquelle les scènes de sexe de La Vie d'Adèle seraient « hétéronormées » et peu conformes à la prétendue réalité d'une étreinte entre filles. Que l'auteur du Bleu est une couleur chaude, qui reconnaît par ailleurs la cohérence esthétique du film, ait été gênée par ces scènes, n'est évidemment pas à discuter. Qu'elles soient éloignées de son vécu personnel, je le crois volontiers. Mais, qu'on sache, il n'existe aucun code Bushido sexuel, même lesbien. Tout au plus, des kamasutras. Je suis toujours surpris, du reste, de constater à quel point les gens ont généralement tendance à juger les pratiques sexuelles d'autrui à l’aune de leur propre expérience (qu’on imagine souvent assez pauvre mais, et that is the point, dont rien ne prouve qu’elle ne soit pas, au contraire, des plus libres et débridées).

     

    [2] Chacun devrait savoir que le secret d’une sexualité épanouie réside (entre autres) dans la mise entre parenthèse librement consentie de toute bienséance.

     

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  • La Faute à Voltaire d'Abdellatif Kechiche

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    Si le premier long-métrage d'Abdellatif Kechiche n'a pas la densité des films ultérieurs du réalisateur, ce n'est pas la faute à Voltaire mais plutôt celle d'une versatilité focale : par excès d'empathie sans doute, comme émerveillée par la découverte d'une constellation de personnalités, ou peut-être par peur que nous ne les regardions pas vraiment, la caméra se fait un devoir de s'attarder sur chaque personnage secondaire, soudain coupé de son rôle précis dans la trame qui le lie à Jallel (Sami Bouajila). Et cet effet-galerie jette une lumière d'autant plus crue sur le jeu légèrement théâtral des comédiens qui, à quelques exceptions près (Carole Franck, Virginie Darmon et surtout Bouajila, formidables) oscillent tous entre instants de grâce – la séquence festive et alcoolisée dans le troquet de Nassera (Aure Atika), la partie de pétanque à deux doigts de tourner au jeu de massacre, la cuite de Franck (Bruno Lochet) – et numéros d'acteurs parfois amusants (la gouaille attendrissante de Franck/Lochet, la charmante vulgarité de Nacera/Attica, les dingueries douces des pensionnaires de l'hôpital psychiatrique), parfois agaçants (les gimmicks et minauderies professionnelles d'Elodie Bouchez, dont le personnage de nymphomane infantile n'émeut que de loin en loin, lorsque la comédienne se dépouille enfin de sa technique, le temps d'un moment de détresse ou de complicité charnelle), mais toujours à contretemps.

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    Ne nous méprenons pas, cependant. Réalisé en 2000 (on y paie encore en francs !) La Faute à Voltaire est déjà une franche réussite, notamment grâce à un remarquable Sami Bouajila et à une mise en scène qui fait plus qu'esquisser les magistrales réalisations à venir. Une scène en particulier, parmi les plus belles du film, synthétise à elle seule l'essence et la forme du projet kechichien. Sous l'oeil du caméscope d'un ami, Jallel et Nassera, qui s'apprêtent à contracter un mariage plus ou moins blanc dans une mairie d'arrondissement, surjouent avec leur joyeuse troupe de bras cassés une liesse un peu artificielle – impression justifiée quelques instants plus tard quand Nassera, rattrapée par ses fantômes, s'enfuit avec son enfant – mais où se révèle tout un continent d'émotions, de blessures, d'espoirs, de désirs et de désillusions, fragments bouleversants de leurs vies minuscules. Voici résumée – et, comme dans les films suivants, redoublée par une mise en abyme réflexive – l'ambition singulière du cinéma d'Abdellatif Kechiche : se glisser au plus près des acteurs, mêler, dans une veine réaliste dont on connaît les prédécesseurs, leur substance à la diégèse, mais aussi montrer l'envers du décor et transformer un sujet-thème (l'immigration clandestine, la banlieue dans L'Esquive, le chômage dans La Graine et le Mulet, l'obscénité coloniale dans Vénus Noire, l'homosexualité et la lutte des classes dans La Vie d'Adèle) en sujet-individu (un visage, un corps, un environnement, un passé, des désirs), débarrassé de toute scorie didactique ou misérabiliste. Il suffit d'ailleurs que son statut de sans-papier rattrape brutalement Jallel dans l'un des derniers plans pour que soudain la caméra s'éloigne, figée, distante, pudique ou impuissante.

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  • Gravity d’Alfonso Cuaron

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    Gravity c'est un scénario minimaliste (trois astronautes sont surpris par un nuage de débris à haute vitesse, l’un d’eux meurt sur le champ, les deux autres tentent de survivre), stéréotypé (deux acteurs seulement, une succession de problèmes à résoudre, quelques épisodes intimistes, un happy end) et cousu de fil blanc, sans suspense (nous ne doutons jamais de la réussite de Ryan/Sandra Bullock), un grand écart entre la promesse d’un nouvel horizon plastique entrevu dans la séquence inaugurale et le respect d'un scrupuleux cahier des charges hollywoodien, une héroïne en 3D mais sans relief, qui ne suscite aucune émotion, et une absence totale de tout enjeu métaphysique ou cosmique manifeste.

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    Mais Gravity c'est aussi une première séquence absolument magistrale, valse en apesanteur d’une beauté à couper le souffle, un montage qu’on espérait contemplatif mais qu’on découvre intelligent, un parcours initiatique et symbolique avec l’épreuve des éléments (l’air qui vient régulièrement à manquer ; le feu qui se propage dans le Soyouz et celui de l’entrée de l'oeuf/module chinois en atmosphère ; l’eau de l’amerrissage/accouchement) pour la fille de la terre Ryan Stone, nouvelle Ève sans doute appelée à renaître dans un monde neuf (ou à lui donner naissance). C’est encore une 3D étourdissante (j'en suis sorti littéralement vacillant), un George Clooney impeccable en ange ésotérique et bienveillant (il est Kowalsky, alias le forgeron, celui qui comme l’alchimiste transforme la matière et féconde la Terre-Mère), de belles trouvailles visuelles (comme cette larme qui flotte vers nous en 3D), un survival amniotique et une efficacité de série B, concentré purement spectaculaire dont le potentiel métaphysique est dissimulé en langage symbolique.

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    C’est que l’écrit – et même l’écrit imprimé – joue un rôle majeur, primordial même, dans Gravity, comme en témoignent muettement les stylos qui dérivent sans fin dans les cabines. C’est en effet grâce à la lecture des manuels d’urgence que Ryan Stone parvient à fuir le maelstrom des débris métalliques propulsés dans la zone d’Explorer par la destruction volontaire d’un satellite par un missile russe. Comment peut-on louer la poésie du silence stellaire tout en nous assénant une bande son illustrative et tonitruante ? Technologie infernale d’un côté, terre sacrée, lois de la physique et puissance du verbe de l’autre – telle est l’ironique et naïve leçon d’un film qui n’a, lui, jamais renoncé aux artifices numériques pour nous embarquer dans son ébouriffant spectacle. 

     

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  • Jeanne d’Arc à l’écran - 6 - Victor Fleming (1948)

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    Soyons francs : si l’on excepte son technicolor franchement somptueux, la Jeanne d’Arc de Victor Fleming, dont ce sera le dernier film, n’a pas d’autre intérêt que d’avoir plus ou moins figé dans l’imaginaire collectif un certain choix des événements de la vie de la Pucelle (la mission confiée par les voix – qui ne sont d’ailleurs jamais représentées –, Vaucouleurs, la scène de la reconnaissance de Charles VII, Orléans, Reims, la capture, le procès, le bûcher), au détriment d’épisodes d’une importance pourtant capitale, historiquement d’une part (la bataille de Patay par exemple), symboliquement d’autre part (la période des échecs, de Paris à Compiègne).

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    Sauvons tout de même du naufrage le Dauphin José Ferrer (ci-dessus ; futur Toulouse-Lautrec chez John Huston), absolument parfait en Charles VII, sur le visage duquel passent successivement et simultanément la lâcheté, l’honneur, l’exaltation ou la veulerie, et soulignons aussi l’intelligence d’une mise en scène qui n’envisage pas la couleur comme un simple élément décoratif, mais bien comme un atout esthétique à part entière : le feu qui emporte l’Anglais à Orléans, par exemple, et le sang versé par les soldats, sont métaphorisés quelques secondes plus tard par un ciel sanglant et enflammé – comme un sinistre présage, seule présence, si l’on veut, de l’invisible, dans un film par ailleurs dénué de la moindre nuance mystique.

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    Pour le reste, donc, ce n’est que chromos sulpiciens (le scénario, tiré d’une pièce de Maxwell Anderson, fut expurgé de son potentiel subversif par le père Doncoeur, mandaté par le Vatican) et une prestation catastrophique d’Ingrid Bergman, maquillée, tête à claque et qui porte l’armure avec l’élégance de l’homme de fer blanc dans Le Magicien d’Oz.

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    La pauvre Ingrid, qui campe une Jeanne pieuse mais qu’aucun feu n’anime sinon celui de son bûcher, s’en sort mieux pendant la séquence du procès, plus propice à l’introspection, mais il vaut la voir et l’entendre se dandiner sur le champ de bataille en époumonant son charmant accent suédois, pour mesurer la distance infranchissable qui sépare les chefs d’œuvres johanniques des biopics gesticulants dont Hollywood s’est longtemps fait une spécialité. Visuellement très beau, mais substantiellement indigent.

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    Tu n'en fais pas un peu trop, là, ma petite Ingrid ?