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Cinéma - Page 10

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento – 18 – Désirs meurtriers

     

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    « […] nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres »

    Aristote, Poétique  

     

    Le « travail du film » développé précédemment, qui invoque – pour mieux les contrôler – les fantasmes personnels du sepctateur, plonge ce dernier dans les abîmes psychopathologiques de l’assassin. Ténèbres tisse une inextricable trame avec les peurs et les désirs de l’auteur, ceux des personnages et ceux du spectateur, et l’expérience absolue, le meurtre considéré comme un acte sexuel, constitue la pierre angulaire de cette toile. Le spectateur, complaisant – mais, en théorie du moins, moralement disculpé par quelque alibi intellectuel, par exemple une étude comme celle-ci –, prend volontairement part aux assassinats, protégé par son immunité ontologique, et prend acte du consentement latent de la victime, qui gémit, qui hurle, qui halète, et c’est tout naturellement qu’il en jouit. Cette excitation, cette jouissance, vont d’ailleurs crescendo au cours du film, tant le sujet regardant est fasciné par ces crimes qui n’accomplissent son désir que partiellement ; et cet assouvissement frustré – la mécanique est connue – attise encore le désir. Dario Argento a pleinement réussi son pari : la fin de son film, brutale, sanglante, se vit comme la libération d’un orgasme trop longtemps réprimé, procure enfin au spectateur ce plaisir, inavouable mais irrépressible, qu’il n’avait jusqu’alors qu’entrevu – nous pensons alors aux prétresses prostituées de Babylone, bien plus qu’aux passes furtives et coupables de nos cités modernes. Avec le sang qui jaillit des corps, ce sont aussi les désirs morbides du spectateur qui s’écoulent. Le déluge de violence qui s’abat soudain sur l’écran, ce miroir, devient saturateur, déborde le spectateur de tous côtés, l’éclaboussant au passage, c’est pour cette raison que l’ultime accident, Peter Neal cloué à la porte d’entrée par un cône métallique, phallus échappé d’une sculpture moderne, suscite à la fois nos derniers spasmes de jouissance, en même temps qu’un intense soulagement. Ce soulagement, bien réel, ne doit cependant pas être confondu avec l’apaisement du sang à l’issue du coït, qui, à travers l’expérience du visionnement, n’est que partiel ; il est plutôt celui de l’âme qui, après avoir cédé à des pulsions jugées immorales, reprend le dessus et les refoule – c’est-à-dire, ce que Freud appelle la conscience, dans Malaise dans la civilisation. « Argento a réussi le premier film qui se nourrit du désir du spectateur et l’analyse tout à la fois » écrivait Christophe Gans dans Starfix en mai 1983 (n°4). Le spectateur s’approprie les fantasmes du cinéaste, comme Berti s’approprie ceux de Neal. La soif de sang est apaisée par le cataclysme final, comme Neal est apaisé par sa propre mort. Ténèbres est une vertigineuse mise en abyme.

    La nature commerciale du film d’horreur, ce qu’était Ténèbres à sa sortie (il aurait plutôt tendance, à l’époque postmoderne qui est la nôtre, à susciter l’hilarité d’un jeune public pollué par un « second degré »), lui impose, en échange d’une somme plutôt modique, de donner au spectateur ce qu’il désire. Or que désire-t-il, sinon tuer son semblable à peu de frais, se faire peur sans se mettre en danger, voir le sang couler sans en être responsable ? Que désire-t-il, ce spectateur majoritairement mâle et occidental, sinon jouir de voir ses victimes, des filles provoquantes, de préférence, suffoquer sous ses assauts scopiques, et hurler sous les coups de boutoir de ses pulsions ? Il veut voir, obscènes, le rasoir écarter les chairs, le couteau percer les corps, mais avec Ténèbres il est dupé, piégé de la plus habile manière. La femme troublante des flash-backs n’est pas une « vraie » femme, ou du moins, pas au sens primaire (primitif ?) où nous l’entendons généralement ; Eva n’est qu’un songe, a dit quelque part Argento, une apparence. Ces désirs amoraux ne sont qu’imparfaitement réalisés, les faux-semblants sont trop nombreux pour que nous en tirions une jouissance sans frein. L’humiliation, consciente ou non, subie par Peter Neal, est en effet « projetée » sur le spectateur. Le public s’identifie évidemment au personnage principal, par réflexe, puis par empathie lorsque celui-ci est menacé par un dangereux psychopathe, mais Peter Neal renverse les rôles et prend la place de l’assassin, à l’insu d’un spectateur qui est alors forcé, lorsque la duplicité de l’écrivain est révélée, de l’accompagner dans sa folie, comme dans sa détresse. La rencontre des fantasmes du réalisateur avec ceux d’autrui est ici sciemment provoquée, dirigée, orchestrée, ce qui  nécessite une réelle connaissance du public et de ses réactions. On sait qu’Argento s’est intéressé à la psychanalyse jungienne ; il semble s’appuyer dans Ténèbres sur l’inconscient collectif de son public : la peur primitive engendrée par les froides surfaces du paysage urbain, la violence latente des villes modernes, mais aussi les tabous judéo-chrétiens… Une étude des archétypes utilisés par le cinéaste, parfois subvertis, serait sans doute riche en enseignements, mais tel n’est pas notre objet, présentement. Bien plus retors qu’il n’y paraît, Ténèbres nous renvoie inconsciemment à ce que nous sommes au-delà, ou, devrions-nous dire, en-deça, de nos protections morales et intellectuelles. Cette forme inhabituelle de prise de conscience, troublante expérience de cénesthésie mentale – nous sommes invités à regarder au-dedans, à observer nos pulsions les plus inavouables comme nos instances morales, nos névroses comme nos inhibitions –, stimule notre sens moral et favorise une gestion profitable et bénéfique de notre « part d’ombre ». Pour la première fois, Dario Argento créait une œuvre modeste mais démiurgique, et au refoulement forcé des pulsions dans une société répressive, opposait un simple mais efficace défoulement. Avec moins de complaisance que beaucoup de films de genre, Ténèbres révèle donc au public sa vraie nature, celle qui affleure sous le vernis social et culturel, celle, en d’autres termes, d’un animal mû par des forces invisibles aussi bien que par sa conscience d’Être pensant, mais il le fait sans l’insupportable hypocrisie, sans le cynisme, qui semblent caractériser aujourd’hui bon nombre de productions « extrêmes » dont le sens revendiqué haut et fort par ses thuriféraires, n’est souvent qu’un alibi couvrant des intentions moins nobles. Comme tous les grands films sur la violence (citons par exemple Benny’s video de Michael Haneke, Autriche, 1992, ou A History of Violence de David Cronenberg, Etats-Unis, 2005), Ténèbres renvoie le spectateur, en même temps qu’à son inconscient, à sa responsabilité individuelle, et assume ainsi pleinement son rôle de divertissement cathartique. Les perversions, les névroses et les psychoses sont des manifestations éminemment humaines.

    L’inconscient du spectateur se nourrit de la mise en scène de la violence. Ses désirs propres et ses fantasmes entrent en résonance avec le film, et donc avec les désirs et fantasmes du cinéaste : c’est l’amorce de régrédience évoquée par Christian Metz. Le « travail du film » façonne ce spectacle de façon à ce qu’il soit perçu, même inconsciemment, comme l’univers mental, le « paysage intérieur » de Peter Neal. Le travail du rêve, appliqué au film, permet un dialogue plus ouvert avec les strates souterraines de l’esprit du spectateur. Ténèbres peut alors aussi, in fine, se voir comme un manifeste en faveur d’un certain cinéma d’horreur : jouir de la peur – la sienne propre et celle des autres –, du meurtre par procuration et de la souffrance d’autrui, au cinéma, peut être bénéfique tant pour l’individu que pour la communauté – mieux se connaître pour mieux se contrôler. L’inocuité des spectacles dits « cathartiques » reste à prouver, de même, a contrario, que leur caractère criminogène : c’est donc au critique, à l’exégète, de révéler les systèmes et dispositifs mis en place par les créateurs, et leurs effets à la réception. Précisons, à toutes fins utiles, que c’est précisément parce que nous sommes opposés à la censure et parce que nous défendons la liberté de l’artiste, que la vigilance critique – la résistance – nous semble de mise, plus que jamais.

     

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 17 - Régrédience

     

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    « Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. »

    H. Sachs, cité par S. Freud, L’interprétation des rêves 

     

    Peter Neal mort, le film peut prendre fin, doit prendre fin, avec lui ce sont ses angoisses, ses pulsions de mort qui disparaissent, précisément celles qui sous-tendent l’esthétique du film ; ce sont aussi celles du spectateur qui, apaisées, sont provisoirement enterrées. Autrement dit la jouissance qu’éprouve le spectateur (mâle, essentiellement) à violer, avec la complicité de la caméra, les corps féminins du tranchant d’une lame, lui permet de se délivrer, momentanément, de ses propres désirs (amoraux, car inconscients). Ici, le spectateur, sujet d’une expérience, est bien plus qu’une simple cible commerciale, bien plus qu’un esprit à contenter ou à manipuler : il est une pièce indispensable de la mécanique du film, qui se nourrit de son inconscient pour mieux le neutraliser. À cet égard Ténèbres agit comme le rêve ou le fantasme, soupapes de sécurité de notre santé mentale. Dans son essai L’homme ordinaire du cinéma[56], Jean-Louis Schefer estime avec justesse que le film n’est pas l’accomplissement du désir, mais qu’il « ne fait que le légitimer ». Cette distinction essentielle permet à la fois de saisir les limites du film comme catharsis, mais aussi, pour nous, de mieux appréhender la réussite de Ténèbres (pour J.-L. Schefer encore, le cinéma n’opère-t-il pas une suspension du monde ?).

    Christian Metz a relevé dans Le film de fiction et son spectateur (Étude métapsychologique)[57] les différences et similarités entre film et rêve, ainsi que leur apport dans la compréhension de la relation film / spectateur. Ainsi pour l’auteur, contrairement au spectateur dont la vision du film est un acte conscient et volontaire, le rêveur ne sait pas qu’il rêve[58], par conséquent le rêve est un processus psychique endogène. Le leurre est donc plus efficace mais le rêve, produit pendant le sommeil, s’adresse directement à l’inconscient. Un film, en revanche, n’est vu qu’à l’état de veille : le leurre est donc consenti, et pour cela n’en n’est que plus redoutable (Christian Metz considère le cinéma classique comme une « pratique d’assouvissement affectif »[59]). Par ailleurs un film est le produit du fantasme d’autrui : l’accomplissement du désir du spectateur est donc moindre que s’il s’agissait de son propre fantasme, l’esprit ne peut modeler les images et les sons en fonction de ses désirs. Ceci tient évidemment au caractère exogène et progrédient du film, c’est-à-dire qu’il nous fait progresser normalement, car en état de veille, de la perception à l’inconscient (ou au préconscient), tandis que le rêve est régrédient, de l’inconscient à la perception. L’état filmique n’en amorce pas moins une régrédience partielle, grâce à la prise en compte par le spectateur du signifié comme réalité, et donc à l’éviction du signifiant (l’aspect technique). Comme le rêveur, le spectateur est en outre en état de sur-réceptivité, objet d’un arrêt, certes partiel, mais réel, de sa motricité, mais au contraire du rêveur, qui, répétons-le, ne sait pas qu’il rêve, l’élaboration secondaire (mise en forme logique), une des forces déterminantes dans la création du contenu manifeste du rêve (c’est-à-dire, la reconstruction du rêve à l’état d’éveil), est dominante lors de la réception du film. Le spectateur sait pertinemment que le film n’est qu’un film, mais il est victime d’une baisse institutionnalisée de sa vigilance (comme pendant le sommeil, mais partiellement seulement). : le film ressemble alors plus au fantasme, dont la régrédience est inachevée puisque n’atteignant pas la perception, qu’au rêve proprement dit. Comme le fantasme, le film naît de la contemplation et se regarde dans la solitude. Fantasme d’un étranger, le film admet la possibilité du dé-plaisir, mais lorsqu’il s’impose comme « bon objet » – le terme de « projection » n’est pas anodin –, au sens kleinien, alors la jonction s’opère.

     



    [56] P. Schaeffer, L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard, 1980.

    [57] C. Metz, Le Film de fiction et son spectateur (Etude métapsychologique) in Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois (choix / essais), 1993.

    [58] Sigmund Freud fait toutefois remarquer à ce propos, dans la Traumdeutung, que parfois le rêveur est parfaitement conscient d’être dans un songe.

    [59] Op. cit.,p.134.

  • Au cœur de Ténèbres de Dario Argento - 16 - Chronique d’une mort annoncée

     

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    « Pah, ils sont tranquilles, je suis emmuré de leurs vociférations, personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, pour ne pas avoir vécu en vain, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence, qui décident du silence, toujours les mêmes, de mèche, de mèche, tant pis, je m’en fous du silence, je dirai ce que je suis, pour ne pas ne pas être né inutilement, je le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n’importe quoi, tout ce qu’ils voudront, avec joie, pendant l’éternité, enfin avec philosophie. »

     

    S. Beckett, L’innommable

     

     

    Le talon obscène de la fille de la plage, phallus d’un homme devenu femme, autrement dit, qui a littéralement perdu son pénis, est sinon la cause première, du moins l’objet symbolique du traumatisme subi par le personnage dont l’univers mental nous est projeté. Nous ne nous étonnerons donc pas qu’un autre substitut phallique, une sculpture, délivre Peter Neal de son angoisse et des désirs meurtriers qui en découlent : c’est en effet embroché par une œuvre plastique avant-gardiste, composée d’un assemblage de cônes métalliques acérés, que finit Peter Neal, cloué à la porte d’entrée de la maison d’Elsa. Mais avant cela, Ténèbres est parsemé de symboles phalliques et/ou de castration, dont nous allons citer quelques exemples. Lorsque Bullmer est assassiné, le gros plan montrant son chapeau tombé au sol n’est évidemment pas fortuit : la perte du couvre-chef est manifestement un simulacre de décapitation, dont on sait qu’elle est souvent une castration symbolique ; or Peter Neal avait de bonnes raisons, de son point de vue, de s’en prendre à la virilité de son agent. Autre exemple, le violent coup de genou qu’assène Elsa Manni dans les parties d’un clochard lubrique ; Peter Neal est certes étranger à cette scène, sur le plan strictement narratif, mais ne perdons pas de vue que l’espace filmique de Ténèbres n’est ni l’œil, ni le monde : seulement un entre-mondes esthétique, interzone qui à la manière détournée des rêves nous (re)présente le monde tel qu’il est perçu par l’écrivain psychotique, ou plutôt, tel qu’il serait perçu par lui si ce dernier était une caméra. L’inspecteur Giermani, quant à lui, avoue à son assistante Altieri, à la suite d’une course-poursuite avortée, qu’il aurait préféré bénéficier de la collaboration d’un collègue masculin, plus puissant, plus rapide : il souligne ainsi, en même temps que ses faiblesses la féminité même de la jeune femme, c’est-à-dire : son absence de pénis. Et pensons encore au cas, déjà étudié, des armes des assassins, éminemment phalliques et castratrices. Par ailleurs, le faux rasoir que Peter Neal utilise pour simuler son suicide peut être envisagé, par sa facticité même, comme l’aveu d’une impuissance sexuelle : le rasoir symbolise en effet le pénis, mais aussi son impuissance (puisqu’il est un substitut), par conséquent un rasoir factice, donc incapable de tuer, est un substitut lui-même inefficace, déficient – le substitut d’un substitut. En d’autres termes, la véritable raison d’être de la fameuse scène du faux suicide, est qu’elle annonce par son tour de passe-passe l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé Peter Neal et, bien sûr, sa mort imminente…

    Cette impasse, du reste, était son objectif initial. Ténèbres est un monde de faux-semblants où chaque personnage est berné par l’illusion. L’espace diégétique lui-même, et non plus seulement le cadre, est subjectif (ni l’œil, ni le monde) : voilà qui explique pourquoi l’écrivain, un américain à Rome, s’approprie si bien la ville, contre toute logique (et surtout contre les lois régissant le giallo). Le héros est coupable mais aussi victime (Berti est assassiné, Neal fut humilié adolescent). Le texte lu en prologue, tiré du roman Tenebrae de Peter Neal, dit ceci : « L’impulsion était devenue irrésistible. Il y avait une seule réponse à la violence qui le torturait. Alors il commit son premier meurtre. Il avait brisé le tabou le plus profondément enraciné en lui. Il ne se sentait ni coupable, ni angoissé, ni effrayé, il se sentait libre. (…) ». Neal, le véritable sujet de ces quelques lignes, ne se sentirait donc pas coupable – seulement libre. Les repères habituels du spectateur sont pervertis : si l’écrivain s’avère effectivement coupable, on ne peut en revanche affirmer avec certitude que les flash-back, qui constituent la matrice de l’univers esthétique du film, sont ses propres souvenirs. La dernière phrase du prologue, qui fait suite au passage mentionné ci-dessus, est la suivante : « Toutes les humiliations qu’il avait subi pouvaient être balayées par cet acte très simple d’annihilation : le MEURTRE ! ». L’annihilation en question n’est pas seulement celle de la société mais aussi, et surtout, celle de sa propre personne. Ténèbres est en effet le récit plastique d’un suicide, d’une tragique autodestruction.

  • Au cœur de Ténèbres 15 - Rouge profond

     

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    « Le film n’est pas exhibitionniste. Je le regarde, mais il ne me regarde pas le regarder. Pourtant, il sait que je le regarde. Mais il ne veut pas le savoir. C’est cette dénégation fondamentale qui a orienté tout le cinéma classique dans les voies de l’« histoire », qui en a gommé sans relâche le support discursif, qui en a fait (dans le meilleur des cas) un bel objet fermé dont on ne peut jouir qu’à son insu (et, littéralement, à son corps défendant), un objet dont la périphérie est sans faille et qui ne peut donc pas s’éventrer en un intérieur-extérieur, en un sujet capable de dire « Oui ! ». »

    C. Metz, Le signifiant imaginaire.

     

    Le système chromatique de Ténèbres, dont la matrice est la série de flash-back, est peut-être la manifestation la plus ostentatoire du travail du film, au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire de la façon dont le cinéaste, par l’esthétique, représente le surgissement des pulsions de mort des personnages dans le cadre – le spectateur ayant l’avantage sur le personnage de pouvoir analyser en temps réel cette « censure non censurée ».

    Si les escarpins rouges, dans le présent diégétique, n’apparaissent qu’à vingt minutes de la fin du métrage, on en trouve néanmoins divers équivalents métonymiques. Par les effets conjugués du déplacement (la chaussure adopte les formes d’un camion, d’un bouquet de fleurs, d’un vêtement…) et de la condensation (une tache de sang exprime à la fois beauté artistique, expulsion des pulsions mauvaises, et rappelle les escarpins, donc l’événement traumatisant), tout l’univers esthétique de Ténèbres subit la surdétermination de ses éléments clés. Tel système est perceptible très tôt, dès l’arrivée de Peter Neal à l’aéroport de New York : lorsque Neal est au téléphone (rouge), deux passantes traversent le cadre au premier plan : l’une est habillée en rouge53, l’autre en blanc – tenues anecdotiques pour le quidam, mais objet inconscient de tension pour le psychotique.

    Ce fétichisme évoque directement un autre film, célèbre pour son utilisation dramatique de la psychanalyse : Pas de printemps pour Marnie / Marnie [Alfred Hitchcock, Etats-Unis, 1964]. La jeune héroïne éponyme éprouve une phobie aiguë de la couleur rouge. La révélation finale – dans un flash-back terrifiant – nous révéle que la pathologie de Marnie était la conséquence d’un traumatisme subi dans son enfance : victime d’une agression sexuelle de la part d’un client de sa mère qui se prostituait pour subvenir à leurs besoins, elle assassina cet homme dans un bain de sang. Cette séquence d’anthologie détermine le comportement de Marnie (phobie du rouge, aversion envers les hommes…) ; le scénario est alors écrit avec précision et intelligence, sur la base de cette matrice. Dans Ténèbres la détermination de l’espace est plus transparente – plus insidieuse aussi. Le premier flash-back arrivant beaucoup plus tôt (à la vingt et unième minute), Argento ne peut se reposer sur le mystère.

     

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    Ce sont ainsi principalement les escarpins qui font office de lien. Fétiches incontestables, figures du manque, ils protègent aussi l’écrivain de ses propres pulsions meurtrières. Neal a subtilisé les chaussures de sa toute première victime, Eva ; si les escarpins, en tant que fétiches, sont l’objet de l’arrêt du regard avant le sexe manquant54, ils sont également l’objet du regard avant la plaie sanguinolente occasionnée par le couteau. Les chaussures, témoins menaçants de son crime oblitéré, représentent donc pour le tueur, d’une certaine manière, la sauvegarde de son intégrité mentale. Nous l’avons vu, Peter Neal ne tue à nouveau que parce que les événements en décident autrement : redevenu assassin, il n’a dès lors plus besoin de ces escarpins, qu’il envoie d’ailleurs à Jane, par mimétisme – Jane le trompe, elle l’humilie (sous-entendu : sexuellement, comme Eva) : il doit logiquement la tuer. Mais cette séparation du fétiche annonce sa mort prochaine.

    Les chaussures rappellent alors celles de Moira Shearer dans Les chaussons rouges (dont le titre original, The Red Shoes, aurait pu aussi bien être celui du film d’Argento). Dans les deux œuvres elles sont liées à la mort. Une scène, surtout, les  rapproche: dans le film de Michael Powell et Emeric Pressburger, Julian Craster (Marius Goring) enlève à Vicki Page les chaussons en question, comme dans le conte d’Andersen. Vicki s’est jetée sous un train et agonise. Nous voyons ses jambes (blanches) en plan rapproché, et des mains (celles de Craster) lui prendre les chaussons de danse (rouges évidemment). Au plan suivant la caméra cadre la paire de souliers en gros plan. Le dernier flash-back de Ténèbres, situé dix minutes avant la fin, présente des images très similaires. Dans les deux cas, les chaussures sont symboles du désir : désir de danser, assouvi mais au seul prix de la mort, et désir sexuel, qui ne se réalise qu’au travers du meurtre.

    L’inspecteur Giermani, ayant découvert Peter Neal chez Jane McKerrow, répète la phrase de Sherlock Holmes déjà citée : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, même l’improbable, est forcément la vérité. ». La vérité est que l’écrivain est complètement fou ! Cette démence dirige le film, justifie et même exige ce que l’on pourrait, dans d’autres circonstances, taxer d’incohérences – « l’hyperréalisme » des décors par exemple, ou la grotesque beauté filmique des meurtres. L’atmosphère de folie et de paranoïa, impressionnée par la prégnance du blanc et du rouge, affecte bien entendu le récit lui-même : les soupçons du spectateur (qui se trouve alors dans la même position que l’inspecteur Giermani) se portent tour à tour sur chaque personnage, ne pouvant croire à l’improbable – mais pas impossible – culpabilité de Neal. Le transfert en cours d’intrigue de la culpabilité de Berti sur Neal est un artifice insensé : c’est en réalité la traduction à l’échelle du film du nihilisme de Peter Neal, ce qui apparente une nouvelle fois Ténèbres au film noir – lequel repose toujours sur l’inéluctabilité du destin et la logique du pire. Maitland McDonagh, dans son ouvrage, remarque à ce propos que Ténèbres rappelle, par la révélation en plein film de la culpabilité du héros, Black Angel [Roy William Neal, Etats-Unis, 1946] et L’invraisemblable vérité / Beyond a reasonnable doubt [Fritz Lang, Etats-Unis, 1956], deux films noirs auxquels on pourrait également ajouter L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock, ou encore Psychose – dans lequel l’improbable coupable s’avère être non pas la mère de Norman Bates, comme il nous est d’abord laissé entendre, mais Norman Bates lui-même.

    L’espace filmique de Ténèbres est exhibitionniste – il provoque notre regard. Commence alors, dit Jacques Lacan55, le sentiment d’étrangeté…

     

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    53 On peut d’ailleurs remarquer une petite anomalie, dont les internautes cinéphiles sont friands : cette femme blonde, en jupe et tailleurs rouges, passe une seconde fois près de l’écrivain alors que selon toute logique, elle ne devrait pas se trouver là.

    54 cf. infra, 11 -  Fétiche, rituel.

    55 J. Lacan, « La schize de l’œil et du regard » in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, « Points », Paris, 1973, p. 88.

  • Un couple parfait de Nobuhiro Suwa (ou le miracle de l’amour conjugal)

     

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    « Quelque chose de l'atmosphère du purgatoire vit dans cette oeuvre. Un ciel est proche, mais il n'est pas encore atteint : un enfer est proche, mais il n'est pas encore oublié. »

    Rainer Maria Rilke, cité dans Un couple parfait.

     

     

    Après une courte trêve et l’excellente (comme toujours) analyse de A History of Violence de David Cronenberg par Sébastien Wojewodka, je vous propose cette semaine un article critique (initialement paru dans la Revue du Cinéma n°1) consacré au beau film de Nobuhiro Suwa, Un couple parfait.

     

     

    Dans M/Other (Japon, 1999), son deuxième film après 2/Duo (Japon, 1997), Nobuhiro Suwa auscultait déjà le couple moderne le long de ses liens, mais aussi au creux de ses failles et de ses béances. Tourné en dix-sept jours sans aucun dialogue écrit, M/Other et sa caméra fixe s’invitaient chez Aki et Tetsuro, épinglant leur désarroi avec une froideur d’entomologiste, jusqu’au malaise. L’insistance de la caméra à ne saisir au détriment des acteurs que des cadres, des surfaces et des angles – nous en trouverons quelque écho dans la chambre d’hôtel d’Un couple parfait –, la longueur des plans, l’éclairage naturel et les décors froids, héritages de la modernité, dénotaient alors une grande maîtrise aussi bien formelle que théorique – confirmée ensuite par l’élégante sophistication de H Story (Japon, 2001) avec Béatrice Dalle, hommage appuyé à Hiroshima, mon amour –, mais un tel minimalisme, une telle ostentation éloignaient légèrement l’œuvre de son ambition initiale ; Nobuhiro Suwa, sans doute l’un des deux ou trois réalisateurs japonais les plus passionnants, impressionnait mais nous tenait à distance.

     

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    Avec Un couple parfait (France/Japon, 2006), tourné en français en onze jours à Paris, Nobuhiro Suwa épure encore sa mise en scène et marche humblement sur les traces d’Antonioni, Bergman ou encore (et surtout) Rossellini, qui tous ont filmé la rupture amoureuse, qui tous ont cherché de nouvelles solutions formelles à la représentation – et à la résolution – du délitement conjugal. Après son impossible remake d’Hiroshima, mon amour, Suwa réalise en effet un grand film moderne sur la crise conjugale, subtile variation du Voyage en Italie de Roberto Rossellini[1], dont il détourne la trame : un couple sur le point de se séparer profite d’un voyage obligé – ici un héritage, là un mariage – pour faire le point sur leur relation ; la situation, en terre étrangère, se détériore soudain et chacun se recueille de son côté ; quand ils se retrouvent les tensions sont apaisées : les époux, jusqu’alors sur la brèche, choisissent in extremis de rester ensemble. Cet exil du couple – venu de Lisbonne – est aussi celui du film. Nobuhiro Suwa, « lost in translation », n’a que faire des clichés de la France et de son cinéma : s’attachant moins aux paroles, par lui incomprises, qu’à l’universalité du corps, des gestes, du regard, il atteint avec Un couple parfait une certaine pureté cinématographique, non pas originelle mais antérieure au « déluge » postmoderne, un peu à l’image de qu’avait réussi le cinéaste taiwanais Hou Hsiao-hsien dans Café lumière, réalisé au Japon en hommage à Yasujiro Ozu. Un couple parfait s’impose comme un film éminemment moderne, où comme chez Rossellini l’essentiel se joue non dans la psychologie des personnages ou dans la méticuleuse construction d’un récit, mais dans cette façon qu’ont les corps des modèles de s’incarner – de se réincarner – sous nos yeux, et de hanter la mise en scène par leur présence surnaturelle ; dans cette tension, cette attente, pour reprendre le mot de Rivette, qui conduit à la Révélation finale.

    Contrairement à ce que d’aucuns ont pu écrire[2], c’est débarrassé de tout formalisme, de tout dispositif encombrant, c’est sans empathie ostensible mais avec compréhension, qu’Un  couple parfait capte les derniers fils, invisibles mais encore tendus, qui relient Marie et Nicolas. En une heure quarante-cinq et une trentaine de plans seulement, entre une chambre d’hôtel, le musée Rodin et quelques lieux choisis – sans oublier la gare finale, hautement symbolique –, le film propose la traduction esthétique idéale de la crise que traversent Marie et Nicolas – manière élégante et fort intelligente de faire le point sur les rapports du cinéma et de l’art.

     

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    Marie (Valéria Bruni-Tedeschi) et Nicolas (Bruno Todeschini) échangent quelques mots sur la banquette arrière d’un taxi, où déjà perce la fatigue et peut-être une pointe d’agacement. La prise de son nous fait partager l’ambiance de l’habitacle, tandis que la caméra filme la scène de l’extérieur. Il s’agit du premier plan d’Un couple parfait. Rien d’essentiel n’est dit : Marie s’amuse ou s’inquiète des feux rouges grillés par le chauffeur ; Nicolas, avec son téléphone mobile, laisse un message sur le répondeur de son ami. Sur la vitre qui nous sépare des deux protagonistes glissent de nombreux reflets. Le couple nous apparaît à la fois uni dans une même indistinction, et prisonnier d’une cage de verre – identifié comme une entité indivisible, idéale, et en même temps trop floue. L’image numérique en Haute Définition, ainsi que le suggère Emmanuel Burdeau dans Les Cahiers du cinéma[3], est d’emblée recouverte du voile des contingences. Sauf en de rares occasions – les deux visites de Marie au musée Rodin, la séquence finale –, ce voile ne se lèvera guère. Ne nous étonnons pas, dès lors, que par deux fois des clés  (de voiture, de chambre d’hôtel) soient égarées… Marie et Nicolas sont absorbés par la grisaille de lieux sous-exposés – et par la rumeur du monde –, au point que nous devons continuellement fournir l’effort nécessaire au déchiffrage de l’image, de même qu’à celui de dialogues quelquefois inaudibles. Le titre s’affiche alors sur ce premier plan, en discrètes lettres de couleur rouge : UN COUPLE PARFAIT. Si son ironie en forme d’anti-phrase n’a échappé à personne, il faut noter que son sens véritable réside plutôt dans ce décalage subtil mais peut-être irréversible qui existe entre la comédie sociale à laquelle se livre le couple idéalisé par ses proches, et la triste réalité de la relation intime. Il ne s’agit pas tant en effet d’ôter les masques, de mettre à jour une double personnalité du couple, que de révéler combien les engagements, les obligations familiales, sociales ou professionnelles, dévorent le temps et l’espace réservés à l’amour – combien l’ombre l’emporte sur la lumière. Autrement dit Marie et Nicolas ne sont pas le contraire d’un « couple parfait » ; ils le sont tant en fait, qu’ils ont fini par être phagocytés par leurs rôles, littéralement épuisés – jusqu’à n’avoir plus la force de se battre ou même de faire l’amour – par quinze ans de conventions, de mécanique bien huilée et de vie commune… Le couple et son image projetée en société se confondent ; à l’écran, le Réel et l’image – soutenue par la Haute Définition – deviennent pareillement indiscernables.

    Fatigués, Marie et Nicolas le sont aussi physiquement : dans la chambre d’hôtel où nous les retrouvons en plan fixe, Nicolas, mal rasé, s’affale sur un lit d’appoint apporté à la demande du couple par le personnel de l’établissement. Ce deuxième plan-séquence entérine spatialement la séparation du couple : chacun investit une pièce qui deviendra son territoire, frontalement opposé à l’autre. Filmée sans fard, sans affèterie – c’est-à-dire, seule face à la mort comme seule perspective finale –, Marie/Valéria Bruni-Tedeschi nous apparaît usée tandis qu’elle rassemble ses affaires, physiquement marquée par le voyage, mais aussi très désirable. Ces deux-là ne se voient plus, ne se regardent plus – et, lorsque l’épuisement[4] perce leurs dernières défenses, quand leur regard ne se perd plus dans l’espace indistinct mais s’attache enfin aux corps et aux âmes, ils se trouvent doux et beaux… Le couple, disions-nous, fait chambre à part. Nous observons Nicolas en plan fixe, à travers l’encadrement de la porte qui sépare les deux pièces ; Marie, plus ou moins hors champ, est inévitablement assimilée au spectateur : pour elle, Nicolas n’est qu’un objet d’amusement, aux geste mille fois répétés, aux attitudes familières, sans surprise. Plus qu’une séparation en effet, c’est un face-à-face qui nous est proposé par cette disposition spatiale, aussi las en soient les adversaires. La caméra d’Ozu, dans ses scènes d’intérieurs, était presque toujours située à hauteur d’homme assis, ou à genoux, c’est-à-dire au même niveau que ses acteurs ; dans un autre registre, la caméra de Terence Malick accompagnait les soldats de La Ligne rouge dans leur marche, toujours à leur hauteur. Dans les séquences d’hôtel d’Un couple parfait, où les territoires sont bien délimités, c’est de chacun des deux lits, à hauteur d’homme ou de femme allongé(e), que l’autre sera cadré – ou expulsé(e) du plan –, comme pour mieux restituer leur lassitude.

     

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    Ainsi, au retour d’un dîner au restaurant avec un couple d’amis – où Valéria Bruni-Tedeschi est bouleversante d’émotions refoulées et de fausse légèreté –, la caméra, cette fois située sur le territoire de Nicolas, fixe-t-elle Marie, assise sur son lit, à travers la porte grande ouverte, contre-champ tardif de la première séquence de l’hôtel (que nous venons d’évoquer). « Tu es superficiel », « bourgeois » et « mondain », lui reproche-t-elle, sans qu’aucune image ne vienne confirmer ses propos (c’est même l’inverse qui survient, sous l’insistance de cet examen, jusqu’à ce que Marie, excédée par le silence de Nicolas, troublée aussi, sans doute, par ce qu’elle entrevoit d’elle-même, ferme la porte). Libérée, croit-elle, du jeu amoureux, Marie prétend soudain ne voir en Nicolas qu’une coquille vide, brillante en société mais fondamentalement fausse. Nous avons vu combien cette distinction est trompeuse. Nicolas, blessé, trop harassé pour répondre aux récriminations de sa compagne, s’enferme dans le mutisme. C’est alors Marie qui se dévoile, qui se révèle dans ses fantasmes, ses frustrations et ses regrets. Pour vaincre la peur, confiera plus tard un vieil homme à Nicolas dans un bar, « une solution est de tuer l’autre », à la guerre comme en amour. On ne sent que trop bien, à contempler Marie et à écouter ses doléances, à observer Nicolas touché au cœur par le discours du vieil homme, combien est grande leur terreur du vide et de la mort – et l’on pense alors au vieux couple de Voyage à Tokyo. Ce n’est pas à la fausseté de Nicolas ou de son épouse que nous sommes confrontés, mais bien à cette stupéfiante révélation : rien ne distingue vraiment la représentation sociale de l’intimité – le couple comme l’individu est aussi, fondamentalement, l’image qu’il donne de lui-même. Plusieurs fois, de fébriles gros plans de visages – souvent celui de Valéria Bruni-Tedeschi – filmés en mini-DV, rompent la distance induite par l’usage du plan fixe. Les quelques notes de piano qui les accompagnent ne suffisent pas à nous faire pénétrer dans l’univers intérieur des personnages ; la caméra DV a beau coller au plus près des visages, ces gros plans ne font jamais que perpétuer leur rôle pernicieux de trou noir spéculaire : le visage, territoire nihiliste, efface le monde, mais à l’opposé du gros plan bergmanien, qui nous faisait communier avec l’humanité non sans crainte et tremblement, le gros plan d’Un couple parfait, bien plus cruel, n’est que le brutal révélateur du lien qui unit l’individu au monde.

    L’intérêt du film réside précisément dans l’articulation très cohérente de la forme et de cette inquiète indétermination du couple dont la rupture annoncée, contrairement au 5x2 de François Ozon – également interprété par Valéria Bruni-Tedeschi –, reste incertaine. Non seulement les deux époux, de passage à Paris pour célébrer des noces, prétextent leur extrême lassitude pour éviter de se lancer leur désamour comme une injure, mais de surcroît, les confrontations les plus âpres sont systématiquement ponctuées par un geste, par une parole d’affection – surtout de la part de Marie, plus forte que son mari souvent considéré avec tendresse, comme on regarde un enfant (Esther, dans le bar). Comprendre les différentes allusions aux incertitudes du mariage comme une condamnation, serait donc un fameux contresens ! Lorsqu’un convive, au restaurant, envisage le mariage comme un contrat qu’il faudrait renouveler tous les cinq ans, quand le personnage joué par Jacques Doillon évoque la nécessité, pour l’adulte, de retrouver le pays de l’enfance (ce que permet avant tout l’enfantement), ou quand Marie reproche à Nicolas d’avoir annoncé leur rupture à leurs amis, ce n’est pas l’inéluctabilité de la séparation, mais bien la possibilité, même infime, d’une renaissance, d’un recommencement – d’une île –, qui est ménagée. La fêlure, informulée – explicite dans Voyage en Italie – mais clairement désignée par les sculptures sur lesquelles s’attarde Marie au musée Rodin (c’était au musée également que Katherine, chez Rossellini, était bouleversée par la vision de femmes enceintes), est l’absence d’enfant dans leur couple. Sans famille, l’homme et la femme sont condamnés à errer dans les espaces indécis du purgatoire.

     

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    A l’optimisme béat du cinéma classique aussi bien qu’à la complaisance narcissique du cinéma post-moderne, Nobuhiro Suwa oppose une vision beaucoup plus juste et responsable : le bonheur durable d’une vie conjugale ne réside pas tant dans la vive lumière de l’instant – que l’on peut assimiler à une performance sociale –, que dans la pénombre quotidienne, celle, précisément – en vidéo Haute Définition –, où sont littéralement plongés les personnages, celle encore de l’inintelligibilité de certains dialogues. Le bonheur du couple, comme celui du spectateur de cinéma, ne se mérite qu’au prix de quelque effort – tendre l’oreille, scruter avec attention. Les rares mouvements d’appareil, aussi discrets et fonctionnels soient-ils, ne surgissent pas au hasard des obstacles : aux panoramiques du musée Rodin – qui en nous faisant partager l’émotion de Marie devant quelques sculptures très charnelles, offraient une bénéfique respiration au film comme à la jeune femme –, répondront à la fin du film les panoramiques qui tenteront de suivre, et de réunir, les deux membres du couple. Dans la nouvelle chambre louée par Marie, après une journée occupée séparément à arpenter les allées du musée Rodin et à dormir (Marie) ou à ne rien faire (Nicolas), la caméra s’extirpe lentement de sa coupable fixité et daigne enfin timidement porter son attention sur les êtres, comme si quelque grâce, même infime, était libérée.

    Aucun bonheur, toutefois, ne saurait résister au temps par la seule force d’attraction des contraintes matérielles. Les mouvements d’appareil évoqués coïncident avec le soudain désir de Nicolas de faire l’amour, mais l’étreinte tourne court, sans que l’on sache vraiment pourquoi (désarroi, fatigue…). Marie et Nicolas, pour exister à nouveau comme couple amoureux, ont absolument besoin de communier, de transcender ces contingences, de retrouver le sens profond de leur relation. Si Nicolas refuse d’écouter les mots de Rilke que lui lit son épouse, chacun cherchera néanmoins le salut de leur ménage à l’extérieur, séparément, auprès d’étrangers ou d’anciennes connaissances. Nicolas, déboussolé aura besoin du recours d’un pilier de bar et de la séduction d’une jeune femme pour retrouver ses esprits. Le discours nostalgique du vieil homme, lisant dans son verre de vin le passé comme l’avenir, constitue une rupture notable avec les mondanités jusqu’ici échangées. Dans la lumière crue de ce bar nocturne, Nicolas accède sans doute à une salutaire prise de conscience. Et Esther (Nathalie Boutefeu, excellente), la troublante architecte venue le rejoindre, un peu ivre, achève de le renvoyer à ses regrets, à l’insouciance de sa jeunesse et à la naissance de l’amour. S’il ne se passe rien entre eux, je veux dire, rien de physique, c’est que Nicolas n’est pas tant grisé par la découverte d’une nouvelle histoire, qu’introduit au recommencement d’une autre. Marie, de son côté, qui songe sans trop y croire à reprendre la photographie, se ressource dans les allées du musée Rodin – écho du Capodimonte de Naples et des Catacombes, dans Voyage en Italie. Les sculptures de mains qui s’effleurent, de deux amants unis pour l’éternité dans la pierre (L’éternelle idole), renvoient Marie à son propre corps, si désirable, nous l’avons dit, et pourtant transparent aux yeux de l’homme aimé, mais dans le même temps elles la préparent, avec nous, au miracle final. C’est donc auprès de Patrick (Alex Descas), un ami perdu de vue depuis quinze ans, que Marie trouve l’écoute nécessaire à sa survie – Patrick, dont le jeune fils, comme la conversation téléphonique de Natacha (Joana Preiss) dans la séquence du restaurant, la rappelle à son inaccomplissement maternel. Ces conversations, d’une part entre Esther et Nicolas, d’autre part entre Patrick et Marie, sont aussi banales que salvatrices. « Je te trouve beau », dira Marie dans un souffle, après une nouvelle dispute à l’hôtel. Sans doute Nicolas n’entend-il pas cette déclaration d’amour ordinaire, et bouleversante.

     

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    Voyage en Italie s’achevait sur le sauvetage inespéré du couple formé par Katherine (Ingrid Bergman) et Alexander (George Sanders) : les époux discutent en voiture des modalités de leur divorce quand leur véhicule est forcé de s’immobiliser au beau milieu d’une procession ; ils sortent de la voiture, et Katherine est entraînée par le mouvement ; quand enfin ils parviennent à se rejoindre, ils s’enlacent et décident sur le champ qu’ils s’aiment encore. Le dénouement – qui serait plutôt renouement – d’Un couple parfait, est moins démonstratif, mais néanmoins très semblable. Sur le quai de la gare, Marie, ses bagages déjà installés dans le wagon, s’apprête à rentrer. Les partenaires se font face, mais ni le cadrage, très large, ni les paroles prononcées, noyées par la rumeur de la gare, ne nous permettent de saisir ce qui se trame, là, au grand jour, en-dehors des espaces confinés des chambres d’hôtel qui conféraient au film des airs de huis-clos. Autour du couple immobile, les derniers voyageurs sautent dans le train dont le départ est imminent. Figés comme les amants de Rodin, échappant à nos yeux comme à nos oreilles, Marie et Nicolas ne réagissent pas lorsque s’ébranle le convoi. Ils s’enlacent. Écran noir. On entend leurs rires étouffés, fragiles. D’ultimes notes de piano retentissent, minimalistes. Auguré mais inattendu, le miracle a lieu, magnifique.



    [1] Pour une étude, concise mais fort pertinente, des liens entre Voyage en Italie et Un couple parfait, lire l’analyse de J.-L. Lacuve sur le site Web du Ciné-club de Caen : http://www.cineclubdecaen.com/materiel/ctfilms.htm. La lecture du texte (non signé) du même site consacré au film de Rossellini est également recommandée. Le présent article s’en inspire à plusieurs reprises.

    [2] La palme de la critique la plus ridicule revient à Éric Libiot, médiocre journaliste  qui, dans L’Express du 09/02/06, démolit le film en 747 caractères (espaces compris). Mon Dieu ! tant d’incompétence en si peu de mots !

    [3] E. Burdeau, « Traits d’union (Un couple parfait de Nobuhiro Suwa) » in Les Cahiers du cinéma, numéro 609, février 2006, pp. 9-12.

    [4] L’article d’Emmanuel Burdeau dans les Cahiers du cinéma (cf. op. cit.) étudie Un couple parfait essentiellement sous l’angle de la fatigue des personnages, et de son articulation avec les choix formels du réalisateur.